Nations Unies

CCPR/C/133/D/2796/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

18 février 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2796/2016*,**,***

Communication présentée par :

J. O. Zabayo (représentée par un conseil, Judith Pieters)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteure et E., sa fille

État partie :

Pays-Bas

Date de la communication :

16 juillet 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 10 août 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

13 octobre 2021

Objet :

Expulsion vers le Nigéria

Question(s) de procédure :

Néant

Question(s) de fond :

Risque pour la fille de l’auteure de subir une excision en cas de renvoi au Nigéria

Article(s) du Pacte :

1, 2 (par. 3 a)), 7, 9 (par. 1) et 24 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.1L’auteure de la communication est J. O. Zabayo, de nationalité nigériane, née en 1984. Elle soumet la communication en son nom propre et au nom de sa fille mineure, E., de nationalité nigériane, née à Amsterdam le 24 juin 2014. L’auteure affirme que son renvoi au Nigéria avec sa fille porterait atteinte aux droits qu’elles tiennent des articles 1, 2 (par. 3 a)), 7, 9 (par. 1) et 24 (par. 1) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour les Pays‑Bas le 11 mars 1979. L’auteure est représentée par un conseil.

1.2La communication a été enregistrée le 10 août 2016 et, en application de l’article 94 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a demandé à l’État partie de ne pas expulser l’auteure et sa fille vers le Nigéria tant qu’elle serait à l’examen.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1L’auteure est une Nigériane de confession chrétienne, dont la mère a choisi de ne pas l’exciser. Elle a épousé un chrétien originaire de l’Owan Est selon les rites traditionnels et, lorsqu’elle est tombée enceinte, sa belle-mère, de confession musulmane, a tenté de la faire exciser de force pendant sa grossesse. L’auteure affirme qu’après avoir subi des violences verbales et physiques pendant sa première année de mariage, elle a décidé de fuir le Nigéria de crainte d’être excisée de force. Elle a bénéficié de l’aide d’un trafiquant d’êtres humains, qui l’a emmenée en France, mais qui entendait la forcer à se prostituer une fois qu’elle aurait accouché. S’y refusant, l’auteure s’est enfuie et a pris le train pour les Pays-Bas. Elle y est entrée le 26 avril 2014 et a obtenu un permis de séjour temporaire en tant que victime de la traite le 6 août 2014, après avoir déposé plainte contre les personnes qui voulaient la soumettre à la traite. Lors d’un entretien, l’auteure a expliqué les raisons qui l’avaient poussée à fuir le Nigéria à la police, mais celle-ci ne l’a pas orientée vers la procédure d’asile.

2.2Par la suite, l’auteure s’est vu retirer son permis de séjour et a demandé l’asile. Le 24 septembre 2015, le Service néerlandais de l’immigration et de la naturalisation a rejeté la demande de l’auteure au motif que l’identité de celle-ci ne pouvait être clairement établie, que ses explications concernant son mariage et sa peur d’être contrainte par sa belle‑famille de subir une excision n’étaient pas crédibles, et qu’elle avait une possibilité de fuite interne au Nigéria. Le 25 septembre 2015, l’auteure a fait part de ses observations concernant la décision du Service, affirmant que les autorités n’avaient pas pris la mesure de la crainte qu’elle-même et E. éprouvaient à l’idée d’être excisées de force à leur retour au Nigéria. Elle expliquait que, comme elle s’était mariée selon les rites traditionnels, elle ne pouvait produire un certificat de mariage, et qu’elle n’avait eu aucun contact avec son mari depuis qu’elle avait fui le Nigéria. En ce qui concerne la possibilité de fuite interne, elle affirmait être une mère célibataire traumatisée souffrant de troubles psychiatriques et que sa mère, veuve, n’était pas en mesure de la protéger contre sa belle-famille. L’auteure renvoie à un rapport du Haut‑Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) indiquant que, dans les pays où la pratique des mutilations génitales féminines est quasi universelle, il n’est pas envisageable de se réinstaller ailleurs dans le pays, et que même dans les pays où les mutilations génitales féminines sont pénalement réprimées, les autorités peuvent ne pas être en mesure d’offrir une protection contre des actes perpétrés par des acteurs privés dans un cadre familial.

2.3Le 28 septembre 2015, le Service de l’immigration et de la naturalisation a rejeté les griefs de l’auteure. Le 2 octobre 2015, l’auteure a fait appel de la décision du Service, affirmant que son certificat de naissance et une lettre que lui avait adressée l’ambassade du Nigéria prouvaient son identité, et qu’en application du droit nigérian, son mari obtiendrait la garde de E. au retour de celle-ci, ce qui exposerait cette enfant au risque d’être excisée. Le 20 octobre 2015, le tribunal régional d’Utrecht a déclaré l’appel infondé, estimant que les juridictions précédentes avaient considéré à tort que les affirmations de l’auteure concernant son mariage manquaient de crédibilité, mais que celle-ci avait des possibilités de fuite interne et n’avait pas démontré qu’ainsi qu’elle l’affirmait, elle avait besoin d’un réseau de connaissances pour survivre dans un milieu différent du sien. Le 9 mars 2016, le Conseil d’État a rejeté l’appel interjeté par l’auteure contre la décision du tribunal.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure soutient que les Pays-Bas ont violé les articles 1, 2 (par. 3 a)), 7, 9 (par. 1), et 24 (par. 1) du Pacte.

3.2L’auteure renvoie à la jurisprudence du Comité dans l’affaire Kaba et Kaba c. Canada, dans laquelle le Comité a constaté que les mutilations génitales féminines constituaient une violation de l’article 7 du Pacte. Elle affirme en outre que E., parce qu’elle est très jeune puisqu’elle n’a que 2 ans, risque d’autant plus de subir des mutilations génitales sans son consentement si elle est expulsée vers le Nigéria, en violation des articles 7 et 24 (par. 1) du Pacte.

3.3L’auteure soutient que son expulsion vers le Nigéria la priverait de son droit de disposer d’elle-même, ce qui constituerait une violation de l’article premier (par. 1) du Pacte. En ce qui concerne l’article 9 (par. 1) du Pacte, elle affirme que, même si elle essayait de se réinstaller ailleurs dans le pays, elle ne serait pas capable de survivre et risquerait d’être accusée d’avoir enlevé E. et privée de liberté. Elle affirme en outre que si l’État partie l’expulsait avec E. vers le Nigéria, où toutes deux seraient exposées à un risque réel de subir des mutilations génitales, il commettrait une violation de l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte.

3.4L’auteure affirme que l’incrimination des mutilations génitales féminines n’empêche pas nécessairement que cette pratique soit généralisée et que, dans une société patriarcale, la famille du père arrive à l’imposer. Elle fait valoir que les autorités de l’État partie n’ont pas contesté que les mutilations génitales féminines étaient une pratique courante dans l’État d’Edo, qu’elle vivait dans une société fortement patriarcale et que sa belle-famille exerçait un contrôle sur elle et sa fille.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note en date du 3 février 2017, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication.

4.2L’État partie soutient que la communication est irrecevable. Il fait valoir que l’article premier du Pacte ne relève pas du champ d’application du Protocole facultatif, et que le Comité a fait observer à de nombreuses reprises qu’un particulier ne pouvait prétendre être victime d’une violation du droit de disposer de soi-même consacré par l’article premier du Pacte, puisque c’est aux peuples que cet article garantissait des droits. Tout en admettant que l’article 2 (par. 1) du Pacte puisse être invoqué dans certains cas particuliers, l’État partie affirme qu’étant de caractère général et énonçant des obligations générales à la charge des États parties, l’article 2 devrait être lu conjointement avec d’autres articles, ce qui donne à penser qu’il n’est pas destiné à être appliqué par le Comité dans le cadre d’une procédure engagée au titre de l’article 2 du Protocole facultatif.

4.3L’État partie affirme que l’auteure n’a pas suffisamment étayé le grief qu’elle tire des articles 9 (par. 1) et 24 (par. 1) du Pacte. Elle n’a pas expliqué de manière motivée pourquoi elle croit que son retour au Nigéria entraînerait une violation de son droit à la liberté ou du droit de son enfant d’être protégée.

4.4Pour ces raisons, l’État partie estime que la communication devrait être déclarée irrecevable en ce qui concerne les articles 1, 2, 9 et 24 du Pacte.

4.5L’État partie soutient que les demandes d’asile déposées au nom de l’auteure et de E. ont été instruites dans le cadre de la procédure d’asile néerlandaise en tenant dûment compte de l’article 7 du Pacte. Il fait valoir que l’auteure a été interrogée à plusieurs reprises pendant la procédure de demande d’asile engagée en son nom et au nom de E., notamment sur les faits et les circonstances entourant son départ du Nigéria et sur les raisons qui l’amenaient à penser qu’elle-même ou sa fille pourraient être victimes d’un traitement contraire à l’article 7 du Pacte si elles devaient être renvoyées au Nigéria.

4.6En ce qui concerne la situation des droits humains des femmes et des filles au Nigéria, l’État partie affirme que, même si la persistance de la pratique des mutilations génitales féminines, notamment dans l’État d’Edo, reste préoccupante, rien ne laisse supposer que chaque femme ou chaque fille originaire de cet État ou d’ailleurs qui n’a pas subi de mutilation génitale sera soumise à des traitements contraires à l’article 7 du Pacte à son retour au Nigéria.

4.7Il appartient à l’auteure d’avancer des arguments convaincants, fondés sur des faits et des éléments personnels, pour justifier sa crainte d’être victime d’une violation de l’article 7 du Pacte si elle-même et sa fille sont renvoyées au Nigéria. Le risque d’une telle violation doit être établi en se fondant sur des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons. L’auteure doit démontrer qu’elle court personnellement un risque prévisible et réel.

4.8L’État partie reconnaît que soumettre une enfant ou une adulte à des mutilations génitales constitue un traitement proscrit par l’article 7 du Pacte. Un nombre considérable de filles et de femmes vivant au Nigéria ont de tout temps été, et continuent d’être, victimes de cette pratique, bien que l’État l’ait interdite. Cependant, l’État partie affirme qu’il est nécessaire d’apprécier si l’auteure et sa fille courraient personnellement un risque réel de subir des mutilations génitales à leur retour au Nigéria.

4.9L’État partie indique que le Service de l’immigration et de la naturalisation a estimé que les déclarations de l’auteure concernant son mariage avec un homme originaire de l’Owan Est n’étaient pas crédibles et que de ce fait ses explications selon lesquelles elle avait fui son pays pour éviter de subir des mutilations génitales manquaient également de crédibilité. Le mariage de l’auteure et, partant, la menace que représentent les membres de la belle-famille de celle-ci n’étant pas jugés crédibles, la menace qui pèse sur E. ne l’est pas non plus. Le Service a estimé que, même si l’on devait considérer le récit de l’auteure comme crédible, ce n’est pas pour autant que l’intéressée et sa fille obtiendraient des titres de séjour, car elles ont des possibilités de fuite ou de réinstallation interne au Nigéria.

4.10L’État partie reconnaît que le tribunal de district a jugé que le Service de l’immigration et de la naturalisation n’avait pas suffisamment expliqué les raisons qui l’avaient amené à considérer que les allégations de l’auteure concernant son mariage n’étaient pas crédibles. Le tribunal a convenu avec l’auteure que le Service avait posé peu de questions à ce sujet. Il a toutefois fait sien l’autre argument du Service, à savoir que même si les déclarations de l’auteure devaient être considérées comme crédibles, l’auteure et sa fille pouvaient retourner au Nigéria et s’y réinstaller ailleurs.

4.11L’État partie soutient que l’auteure et sa fille n’ayant pas établi de façon satisfaisante qu’elles courraient personnellement un risque réel d’être forcées de subir des mutilations génitales au Nigéria, elles peuvent y retourner. Il rappelle que cette pratique est maintenant interdite par le droit fédéral nigérian, et que toute personne déclarée coupable d’un acte prohibé par la loi est passible d’une peine d’amende ou d’emprisonnement ou de ces deux peines. En outre, plusieurs organisations non gouvernementales sont engagées dans la lutte contre les mutilations génitales féminines au Nigéria. Il reconnaît toutefois qu’en dépit de l’adoption d’une législation en la matière, la pratique traditionnelle des mutilations génitales féminines perdure en raison des pressions sociales. Même s’il semble que ces mutilations soient plus répandues dans le sud, où se situe l’État d’Edo, leur taux pour l’ensemble du pays en 2015 était de 27 % − en baisse par rapport à ce qu’il était dix ans auparavant.

4.12L’État partie estime qu’étant donné que la mère de l’auteure est opposée aux mutilations génitales féminines, il est probable qu’elle fera tout pour protéger sa fille et sa petite-fille. La mère de l’auteure a pu protéger sa fille contre cette pratique pendant la jeunesse de celle-ci bien que vivant dans une région où le taux des mutilations génitales féminines était relativement élevé (41,6 %). L’État partie estime par conséquent que l’on peut s’attendre à ce que l’auteure et sa fille s’installent ailleurs au Nigéria. Il n’a pas été prouvé que l’auteure ou les femmes de sa famille étaient victimes d’exclusion sociale parce qu’elles n’étaient pas excisées. L’auteure a suivi un enseignement secondaire et travaillé en tant qu’apprentie coiffeuse. La coiffure est un métier qui peut s’exercer partout et qui permettrait à l’auteure de gagner sa vie. En outre, l’auteure n’a pas été contrainte de se marier contre son gré.

4.13L’État partie conteste l’argument de l’auteure selon lequel E. court un risque réel de subir des mutilations génitales parce qu’en application du droit autochtone de l’État d’Edo, elle serait soumise à l’autorité parentale de son père. Il ressort en effet de l’article présenté par l’auteure, intitulé « Women’s rights and status under Edo native law and custom − myths and realities », que le père n’est pas automatiquement titulaire de l’autorité parentale sur ses enfants. En ce qui concerne les enfants en bas âge comme E., le principe est que chaque cas doit être examiné en fonction des circonstances qui lui sont propres. Ce principe est également consacré par la législation nationale. Il convient surtout de souligner que, même si le père de E. obtenait l’autorité parentale sur celle-ci en application du droit autochtone de l’État d’Edo, cela ne signifie pas qu’il lui ferait subir des mutilations génitales. De plus, on ne saurait tenir pour assuré à cet égard que E. courrait personnellement un risque réel d’être enlevée. On peut également douter que le père serait même informé du retour de l’auteure ou de l’existence de E.. L’auteure s’est mariée avec le père de E. selon les rites traditionnels et cette union n’a pas été enregistrée auprès des autorités nigérianes. En outre, E. est née aux Pays-Bas et l’auteure a déclaré qu’elle-même n’était plus en contact avec le père, dont le nom ne figure d’ailleurs pas sur le certificat de naissance de E.

4.14En ce qui concerne la comparaison établie par l’auteure avec l’affaire Kaba et Kaba c. Canada, l’État partie affirme qu’à la différence de Diene et Fatoumata Kaba, qui étaient guinéennes, l’auteure et sa fille sont originaires du Nigéria, où la pratique des mutilations génitales féminines est beaucoup moins répandue qu’en Guinée, et même rare dans de nombreuses régions. L’auteure affirme qu’étant une femme sans instruction, elle ne pourra pas trouver du travail, mais elle n’a fourni aucune information objective à l’appui de cette allégation. Ce n’est pas parce que la vie ne sera pas facile pour elle en tant que mère célibataire de retour au pays qu’elle sera exposée à un risque réel de violation d’un article du Pacte.

4.15En outre, l’État partie soutient que l’auteure pourrait prendre toutes les dispositions voulues pour bien préparer son retour et, ce faisant, obtenir une aide financière et matérielle d’organisations telles que l’Organisation internationale pour les migrations, de sorte que son retour et sa réinsertion se déroulent le mieux possible. Des organisations non gouvernementales peuvent également venir en aide à l’auteure et à sa fille au cas où elles rencontreraient des problèmes. L’État partie estime par conséquent que l’auteure et sa fille ne courraient personnellement aucun risque réel et prévisible de subir des mutilations génitales en cas de renvoi au Nigéria.

4.16Compte tenu de ce qui précède, l’État partie estime que la communication devrait être déclarée irrecevable en ce qui concerne les articles 1, 2, 9 et 24 du Pacte, et qu’il n’a pas été établi de façon satisfaisante que l’auteure et sa fille seraient soumises à un traitement contraire à l’article 7 du Pacte en cas d’expulsion vers le Nigéria. La communication est donc entièrement dénuée de fondement.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Dans une note en date du 26 mai 2017, l’auteure a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond de la communication.

5.2L’auteure convient avec l’État partie que la communication est irrecevable au titre des articles 1 et 9 du Pacte, mais maintient qu’elle a suffisamment étayé les griefs qu’elle tire de l’article 7, lu conjointement avec les articles 2 (par. 3) et 24, du Pacte.

5.3En ce qui concerne l’article 7, l’auteure affirme qu’il existe des motifs sérieux de croire qu’elle-même et E. courraient personnellement un risque réel de subir des mutilations génitales en cas d’expulsion vers le Nigéria et qu’elles ne disposent d’aucune possibilité de fuite pour se prémunir contre ce risque. Elle soutient que les mutilations génitales féminines peuvent être considérées comme une forme de traitement inhumain ou dégradant, et que l’État partie doit s’abstenir de l’expulser vers un pays où elle-même et sa fille risquent réellement d’être excisées. Pour ce qui est de l’article 24, lu conjointement avec l’article 7 du Pacte, l’auteure soutient que la communication porte sur le cas d’une jeune enfant qui a besoin d’être placée sous la protection spéciale de l’État pour se prémunir contre le risque d’être excisée qu’elle courrait en cas d’expulsion vers le Nigéria. Étant donné le taux relativement élevé de mutilations génitales féminines au Nigéria, E., qui n’est âgée que de 2 ans, risque réellement de subir de telles mutilations sans son consentement si elle devait être expulsée vers le Nigéria.

5.4L’auteure fait observer que, dans ses observations, l’État partie admet que le tribunal de district avait jugé que le Service de l’immigration et de la naturalisation n’avait pas suffisamment expliqué les raisons qui l’avaient amené à considérer que les allégations de l’auteure concernant son mariage n’étaient pas crédibles. L’auteure note en outre que l’État partie reconnaît que la persistance des mutilations génitales féminines, notamment dans l’État d’Edo, reste préoccupante en dépit de l’interdiction de cette pratique au Nigéria par la loi réprimant les violences contre les personnes. Les auteurs de tels faits sont encore rarement poursuivis.

5.5L’auteure conteste l’argument de l’État partie selon lequel elle-même et E. ont la possibilité de fuir dans une autre partie du Nigéria. Les mutilations génitales féminines sont une pratique répandue dans tout le sud du pays. L’auteure ne pourrait donc se prémunir contre ce risque et être en sécurité dans aucune région du Nigéria. Elle n’est pas capable de survivre seule et ne peut s’appuyer sur un réseau de connaissances dans le pays pour être protégée contre l’excision. À l’appui de ses affirmations, elle renvoie à une note d’orientation du HCR sur les demandes d’asile relatives aux mutilations génitales féminines, dans laquelle le HCR indique que pour établir s’il existe une alternative de fuite ou de réinstallation interne dans les cas impliquant des mutilations génitales féminines, il est nécessaire de déterminer dans quelle mesure une telle solution est à la fois appropriée et raisonnable. Le manque de protection réelle par l’État dans une partie du pays illustre l’incapacité et le manque de détermination de cet État à protéger les filles et les femmes dans n’importe quelle autre partie du pays. Dans la même note d’orientation, le HCR déclare que l’alternative de fuite interne est principalement considérée par les personnes chargées de statuer sur la détermination du statut dans des cas où les mutilations génitales féminines ne sont pas pratiquées de façon généralisée dans l’État d’origine ou qu’elles y sont peu répandues. Même dans les pays où les mutilations génitales féminines sont pénalement réprimées, on ne peut pas avancer que la requérante sera protégée par les autorités, dans la mesure où la loi n’est pas appliquée ou qu’elle n’est que partiellement appliquée dans certaines régions.

5.6L’auteure conteste l’argument de l’État partie selon lequel elle-même et E. pourraient trouver refuge chez sa mère. Elle estime que ce n’est pas parce que sa mère a pu la protéger contre le risque d’être excisée que celle-ci sera en mesure de protéger sa petite‑fille contre les pressions exercées par le père de celle-ci et sa famille. Il n’est pas contesté que les membres de la famille du père veulent que la fille de l’auteure soit excisée, étant donné que toutes les autres filles du père ont subi des mutilations génitales. L’auteure ajoute que, selon le droit coutumier de l’État d’Edo, le père a la garde des enfants et peut décider de faire exciser ses filles. Cela signifie que l’auteure n’est pas autorisée à soustraire E. à l’autorité du père de celle-ci. En vertu du droit nigérian, le père se voit généralement attribuer la garde exclusive de ses enfants et, souvent, la mère, qui n’a pas les mêmes droits, se voit refuser celui de déménager avec ses enfants sans le consentement du père.

5.7L’auteure fait valoir qu’il n’est pas possible d’obtenir auprès d’une organisation non gouvernementale une protection contre le risque de subir des mutilations génitales féminines. L’État partie admet qu’au Nigéria les femmes et les filles qui souhaitent échapper à la violence familiale, aux mutilations génitales ou au mariage forcé ont peu de possibilités de trouver un hébergement. C’est pourquoi la majorité des victimes de violence familiale, de mutilations génitales ou de mariage forcé ne sont pas enclines à s’adresser à un centre d’accueil.

5.8L’auteure réitère que, n’ayant pas un niveau d’instruction élevé, elle ne peut survivre seule. Sa situation personnelle doit être prise en compte lorsqu’il s’agit d’envisager une solution réaliste de fuite. Étant donné qu’il est extrêmement difficile pour une femme sans instruction de trouver du travail, il est illusoire de penser qu’elle pourra survivre économiquement dans une autre région du Nigéria sans l’appui d’un réseau de connaissances. Au Nigéria, les femmes sont souvent dépendantes de leur mari ou d’autres hommes de la famille. Par ailleurs, en tant que mère célibataire, l’auteure serait fortement exposée au risque d’être victime de violence et de prostitution forcée. Étant donné sa situation personnelle, la fuite interne n’est donc pas une solution raisonnable. Compte tenu de ce qui précède, l’auteure demande au Comité de déclarer sa communication dûment fondée.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Dans une note en date du 6 février 2018, l’État partie a présenté des observations complémentaires sur la recevabilité et le fond de la communication. Il y maintient qu’il n’a pas été établi de manière satisfaisante que l’auteure et sa fille seraient soumises à un traitement contraire à l’article 7 du Pacte à leur retour au Nigéria.

6.2L’État partie affirme qu’au Nigéria le taux de mutilations génitales chez les femmes jeunes tend nettement à baisser et que, dans le cadre d’une mission d’établissement des faits, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides a constaté que, de nos jours, les parents ne subissaient aucune conséquence s’ils refusaient de faire exciser leur fille. Selon des personnes interrogées par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada, les femmes peuvent solliciter une protection auprès de la police, du Ministère de la protection sociale de l’État de Lagos, du Bureau du défenseur public, de nombreuses organisations non gouvernementales, des églises et mosquées, des dirigeants communautaires, des chefs traditionnels, des prêtres et des pasteurs.

6.3L’État partie réfute l’argument de l’auteure selon lequel le père de E. se verrait automatiquement attribuer la garde de leur fille sans qu’elle y consente. Selon le droit nigérian, et dans l’État d’Edo en application de la loi de 1984 relative aux tribunaux coutumiers applicable dans l’ancien État de Bendel (actuels États d’Edo et du Delta), dans toutes les affaires de garde d’enfants, l’intérêt supérieur et le bien-être de ceux-ci doivent être la considération primordiale6. Les tribunaux nigérians ont tendance à considérer qu’en cas de dissolution du mariage, les filles sont mieux protégées lorsque la garde est confiée à la mère.

6.4L’État partie affirme qu’au Nigéria la pratique des mutilations génitales féminines n’est pas universelle. C’est à tort que l’auteure renvoie à des passages de la note d’orientation du HCR concernant des pays où la pratique des mutilations génitales féminines est universelle ou quasi universelle. Ces informations ne sont pas pertinentes s’agissant de la situation au Nigéria, où la grande majorité des jeunes femmes ne sont pas victimes de cette pratique et ne le seront pas. Les sources citées indiquent également que le taux de mutilations génitales féminines y est en baisse. Cette information vient encore étayer la conclusion selon laquelle il est peu probable que la société en général fasse pression sur l’auteure pour que celle-ci subisse des mutilations génitales, pratique considérée comme une affaire de famille. Cela va dans le sens de ce que l’auteure a déclaré au cours des divers entretiens, à savoir que, sauf pendant sa grossesse, aucune pression n’avait été exercée sur elle ou sur sa mère pour la contraindre à subir une excision.

6.5L’État partie maintient que l’auteure connaît des personnes qui peuvent l’aider à refaire sa vie. L’auteure est une femme adulte qui a vécu, étudié et travaillé dans divers endroits au Nigéria jusqu’à l’âge de 30 ans. Elle est capable de gagner sa vie. En outre, elle a de la famille au Nigéria, dont sa mère et cinq frères et sœurs, qui peuvent lui venir en aide.

Commentaires de l’auteure sur les observations complémentaires de l’État partie

7.1Dans une note en date du 19 février 2019, l’auteure a présenté de nouveaux commentaires. Elle y réaffirme que l’État partie ne devrait pas renvoyer une enfant dans un pays où il y a des motifs sérieux de croire que celle-ci sera exposée à un risque réel de préjudice irréparable. Elle ajoute que les mutilations génitales féminines peuvent avoir plusieurs conséquences immédiates ou à long terme sur la santé.

7.2L’auteure souligne avec force que, même si le père de E. n’en obtient pas officiellement la garde, il peut néanmoins décider de la faire exciser. À l’appui de son affirmation, elle renvoie à un rapport de juin 2017 du Bureau européen d’appui en matière d’asile dans lequel il est indiqué que, de manière générale, les pères décident de faire exciser leurs filles malgré l’opposition des mères.

7.3L’auteure affirme qu’il ressort des informations communiquées que l’État partie n’a ni la capacité ni la volonté de protéger les femmes et les filles contre la violence et l’excision, en particulier celles qui sont issues de milieux socioéconomiques défavorisés, et que dans 12 États du Nigéria, les mutilations génitales féminines sont encore considérées comme une pratique légale. Sa situation de mère célibataire est rendue plus difficile encore par le fait que son niveau d’instruction est faible et qu’elle n’est pas en mesure de trouver un travail convenable.

7.4L’auteure soutient que le bien-être de son enfant ne saurait dépendre de la capacité de sa mère à résister aux pressions exercées par la famille du père de E. pour faire subir à cette enfant des mutilations génitales. L’État partie a l’obligation positive de faire en sorte que l’enfant ne soit pas victime de cette pratique néfaste. L’auteure affirme que l’État partie doit tenir compte de l’intérêt supérieur de l’enfant lorsqu’il évalue le risque de subir des mutilations génitales auquel sa fille serait exposée si elle est renvoyée au Nigéria.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas et n’avait pas déjà été examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité relève que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la communication au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif. Il considère par conséquent qu’il a été satisfait aux conditions énoncées dans cet article.

8.4Le Comité note que l’État partie affirme que l’auteure ne saurait invoquer l’article premier du Pacte parce que cet article a trait au droit de disposer de soi-même, qui est conféré aux peuples. Il note également que l’État partie fait valoir que l’article 2 étant de caractère général et énonçant des obligations générales à la charge des États, il ne peut pas être invoqué de manière isolée mais seulement conjointement avec d’autres articles. Il note de plus que l’État partie soutient que les griefs que l’auteure tire des articles 9 (par. 1) et 24 (par. 1) ne sont pas étayés parce que celle-ci n’a pas démontré en quoi un retour au Nigéria entraînerait une violation de son droit à la liberté et du droit de son enfant à une protection.

8.5Le Comité note que l’auteure convient avec l’État partie que la communication est irrecevable pour ce qui est des articles 1 et 9 du Pacte. Il note toutefois que l’auteure soutient avoir suffisamment étayé les griefs qu’elle tire de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 24, du Pacte.

8.6Le Comité relève que l’État partie ne conteste pas la recevabilité de la communication pour ce qui est de l’article 7 du Pacte.

8.7Le Comité relève également qu’en l’absence d’autres informations, l’auteure n’a pas suffisamment étayé le grief qu’elle tire de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec l’article 7, du Pacte, et déclare donc cette partie de la communication irrecevable. Il note que l’auteure soulève des griefs au titre de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 24, du Pacte, et il considère qu’elle les a suffisamment étayés aux fins de la recevabilité.

8.8Compte tenu de ce qui précède, le Comité déclare la communication recevable en ce qu’elle soulève des questions au titre de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 24 du Pacte, et va procéder à son examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2Le Comité rappelle son observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans laquelle il fait référence à l’obligation qui est faite aux États parties de ne pas extrader, déplacer ou expulser une personne ou la transférer par d’autres moyens de leur territoire s’il existe des motifs sérieux de croire qu’il y a un risque réel qu’elle subisse un préjudice irréparable tel que celui envisagé aux articles 6 et 7 du Pacte. Le Comité a également indiqué qu’un tel risque devait être personnel, et qu’il fallait des motifs sérieux pour conclure à l’existence d’un risque réel de préjudice irréparable. Tous les faits et circonstances pertinents doivent être pris en considération, notamment la situation générale des droits de l’homme dans le pays d’origine de l’auteure. Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle il convient d’accorder un poids considérable à l’appréciation effectuée par l’État partie et que, d’une manière générale, c’est aux organes des États parties qu’il appartient d’examiner les faits et les éléments de preuve dans une affaire donnée afin de déterminer l’existence d’un tel risque, sauf s’il peut être établi que cette appréciation a été arbitraire ou manifestement erronée ou a représenté un déni de justice.

9.3Pour ce qui est du grief de l’auteure selon lequel, en cas d’expulsion, E. risquerait d’être contrainte par son père ou des membres de la famille de celui-ci de subir une excision, le Comité rappelle que les États parties ont l’obligation de ne pas extrader, expulser ou refouler une personne vers un pays où celle-ci court un risque réel d’être tuée ou soumise à la torture ou à une peine ou un traitement cruel, inhumain ou dégradant. À cet égard, il est indéniable que faire subir des mutilations génitales à une femme ou une fille équivaut à un traitement prohibé par l’article 7 du Pacte, comme il est indéniable qu’au Nigéria, les femmes faisaient traditionnellement l’objet de mutilations génitales et que, dans une certaine mesure, elles en font encore l’objet. La question qui se pose est celle de savoir si l’appréciation effectuée par l’État partie a été clairement arbitraire ou manifestement erronée ou a constitué un déni de justice. Le Comité relève que les arguments avancés à cet égard portent sur les points suivants : a) la crédibilité des déclarations de l’auteure concernant son mariage ; b) le risque pour l’auteure et sa fille de subir des mutilations génitales ; c) la situation générale au Nigéria, où les mutilations génitales féminines continuent d’être pratiquées ; d) la possibilité pour l’auteure de trouver refuge ou de se réinstaller dans un autre lieu, compte tenu de son état psychologique.

9.4En ce qui concerne la crédibilité des déclarations de l’auteure concernant son mariage, le Comité note que celle-ci fait valoir que le tribunal régional d’Utrecht a jugé que les juridictions précédentes avaient considéré à tort que ces déclarations manquaient de crédibilité. Il constate que, tout en admettant que le Service néerlandais de l’immigration et de la naturalisation n’a pas suffisamment expliqué les raisons qui l’ont amené à considérer que les déclarations de l’auteure concernant son mariage n’étaient pas crédibles, l’État partie indique que le tribunal de district a retenu l’argument subsidiaire du Service, à savoir que, même si les déclarations de l’auteure devaient être considérées comme crédibles, celle-ci et sa fille pouvaient aller se réinstaller ailleurs au Nigéria. Le Comité fait observer qu’une évaluation complète des déclarations faites par l’auteure pendant la procédure d’asile aurait pu être d’une grande utilité pour déterminer dans quelle mesure le mari de celle-ci pouvait demander la garde de sa fille et faire subir à celle-ci des mutilations génitales. Il note que l’auteure soutient qu’en rejetant ses arguments à cet égard sur la base d’une appréciation négative de sa crédibilité, l’État partie a manqué à l’obligation procédurale qui lui incombait de dûment apprécier le risque auquel E. et elle-même seraient exposées, sans tenir compte du fait que le tribunal de district avait estimé que le Service n’avait pas suffisamment expliqué les raisons qui l’avaient amené à considérer que ses allégations concernant son mariage manquaient de crédibilité et qu’un examen plus approfondi de la situation aurait permis aux autorités de déterminer si E. courrait personnellement un risque réel de subir une excision à son retour au Nigéria.

9.5En ce qui concerne le risque que l’auteure et sa fille fassent l’objet de mutilations génitales, le Comité note que l’auteure affirme en se fondant sur divers rapports que, bien que le père de E. n’ait pas officiellement la garde de celle-ci, il peut décider de la faire exciser malgré l’opposition de la mère, et que la protection de E. ne devrait pas dépendre de la capacité de l’auteure de résister aux pressions exercées par la famille de son mari pour faire subir à cette enfant des mutilations génitales. Le Comité note que l’État partie fait valoir qu’au Nigéria, notamment dans l’État d’Edo, les tribunaux coutumiers considèrent l’intérêt supérieur et le bien-être de l’enfant comme la considération primordiale lorsque la garde d’enfants est en cause, et que les tribunaux nigérians ont tendance à considérer qu’en cas de dissolution du mariage, les filles sont mieux protégées lorsque la garde est confiée à la mère. La situation personnelle de la mère doit également être prise en compte.

9.6En ce qui concerne la possibilité de fuir ou de se réinstaller dans une autre partie du pays, le Comité note que l’auteure fait valoir que les mutilations génitales féminines sont pratique courante dans tout le sud du Nigéria et qu’il n’y a aucune région du pays où elle ne courrait aucun risque à cet égard, et qu’en tant que mère célibataire elle ne peut survivre seule, qu’elle souffre de troubles psychiatriques graves et qu’elle ne peut s’appuyer sur un réseau de personnes qui pourraient la protéger et protéger E. contre la pratique des mutilations génitales féminines. Le Comité note également que l’État partie soutient que la pratique des mutilations génitales féminines n’est pas universelle au Nigéria, où la grande majorité des jeunes Nigérianes n’en sont pas victimes, mais reconnaît que, bien que les mutilations génitales féminines soient interdites par la loi, cette pratique perdure partout dans le pays et que ceux qui s’en rendent coupables sont rarement poursuivis. Il prend de plus note de l’argument de l’État partie selon lequel, sauf pendant la grossesse de l’auteure, aucune pression n’a été exercée sur celle-ci ou sur sa mère pour qu’elle subisse des mutilations génitales.

9.7Le Comité note que l’auteure fait valoir qu’étant donné que le taux de mutilations génitales féminines est relativement élevé au Nigéria et que E. n’était âgée que de 2 ans lorsqu’elle a présenté la communication, E. serait exposée à un risque réel de subir des mutilations génitales si elle devait être expulsée vers le Nigéria, ce qui constituerait une violation de l’article 7, lu conjointement avec l’article 24, du Pacte, que même si l’excision est interdite au Nigéria, elle continue d’être pratiquée dans tout le pays, notamment dans l’État d’Edo, et que ceux qui s’en rendent coupables ne sont pas poursuivis. Le Comité note également que l’État partie affirme que la tendance dominante en matière de mutilations génitales féminines au Nigéria ne porte pas à croire que les femmes et les filles subissent généralement une excision à leur retour dans le pays, et que l’auteure n’a pas étayé son allégation selon laquelle l’appréciation faite par les autorités à cet égard a été clairement arbitraire ou manifestement erronée ou a constitué un déni de justice. Il constate que les deux parties conviennent que soumettre une fille ou une femme à des mutilations génitales constitue un traitement proscrit par l’article 7 du Pacte. Il constate également que les deux parties conviennent qu’au Nigéria, les femmes et les filles continuent d’être victimes de telles mutilations en dépit de l’interdiction promulguée par l’État. Le Comité relève de plus que l’État partie reconnaît que cette pratique est plus répandue dans le sud, où se situe l’État d’Edo, et que le taux de mutilations génitales féminines pour l’ensemble du pays était de 27 % en 2015, ce qui montre que cette pratique est encore assez fréquente. Il souligne que ce dernier élément constitue un facteur important pour déterminer dans quelle mesure E. risquerait d’être excisée à son retour au Nigéria.

9.8Le Comité rappelle qu’en application de l’article 24 du Pacte, tout enfant a droit, de la part de sa famille, de la société et de l’État, aux mesures de protection qu’exige sa condition de mineur. Il rappelle en outre que même si les mesures à adopter ne sont pas précisées dans le Pacte, il appartient à chaque État de les déterminer en fonction des exigences de la protection des enfants qui se trouvent sur son territoire ou relèvent de sa compétence. Les mesures de protection devraient en outre permettre d’éviter que les enfants ne soient victimes d’actes de violence ou de traitements cruels et inhumains. Le Comité conclut en conséquence que l’État partie n’a pas dûment examiné les allégations de l’auteure quant au risque auquel E. serait exposée à son retour au Nigéria.

10.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que le renvoi de l’auteure et de E. au Nigéria, s’il intervient sans qu’une procédure garantissant une appréciation en bonne et due forme du risque réel qu’elles courraient personnellement si elles sont expulsées ait été diligentée, porterait atteinte aux droits qu’elles tiennent de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 24, du Pacte.

11.Conformément à l’article 2 (par. 1) du Pacte, aux termes duquel les États parties s’engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence les droits reconnus dans cet instrument, l’État partie est tenu de réexaminer la situation de l’auteure en tenant compte des obligations que lui impose le Pacte et des présentes constatations. L’État partie est également prié de ne pas expulser l’auteure et sa fille vers le Nigéria tant que leurs demandes d’asile sont en cours de réexamen.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsque l’existence d’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.

Annexe

Opinion conjointe (dissidente) de Furuya Shuichi, Marcia V. J. Kran et Gentian Zyberi

1.Nous ne pouvons souscrire aux constatations de la majorité des membres du Comité selon lesquelles le renvoi de l’auteure et de sa fille, E., au Nigéria, s’il y était procédé, violerait les droits qu’elles tiennent de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 24, du Pacte.

2.Nous convenons pleinement avec la majorité que faire subir des mutilations génitales à une fille ou une femme constitue un traitement proscrit par l’article 7 du Pacte et qu’au Nigéria les femmes et les filles continuent d’être exposées au risque de subir des mutilations génitales. Toutefois, la question qui se pose en l’espèce est de savoir si l’auteure a démontré que l’évaluation faite de sa situation par l’État partie a été clairement arbitraire ou manifestement erronée, ou a constitué un déni de justice.

3.Selon la jurisprudence du Comité, d’une manière générale c’est aux organes de l’État partie qu’il appartient d’examiner les faits et les éléments de preuve dans une affaire donnée afin de déterminer, en procédant à une évaluation individualisée, si une personne serait exposée à un risque réel de dommage irréparable si elle est expulsée du territoire de l’État partie, sauf s’il peut être établi que l’évaluation a été clairement arbitraire ou manifestement erronée, ou qu’elle a représenté un déni de justice. Ce risque doit être personnel et il faut des motifs sérieux pour conclure à l’existence d’un tel risque. De plus, un poids considérable doit être accordé à l’évaluation faite par l’État partie et c’est à l’auteur de la communication qu’il incombe d’établir que cette évaluation a été clairement arbitraire ou manifestement erronée, ou a représenté un déni de justice.

4.Au paragraphe 9.3 des constatations, le Comité énumère les quatre points à examiner avant de décider si l’évaluation a été clairement arbitraire ou manifestement erronée ou a représenté un déni de justice : a) la crédibilité des déclarations de l’auteure concernant son mariage ; b) le risque pour l’auteure et E. de subir des mutilations génitales ; c) la situation générale au Nigéria, où les mutilations génitales féminines continuent d’être pratiquées ; et d) la possibilité de fuite interne, c’est-à-dire une possibilité raisonnable pour l’auteure et sa fille de résider dans un autre endroit du pays où, dans le contexte de la présente affaire, elles ne seraient pas exposées à un risque réel de préjudice irréparable. La majorité, aux paragraphes 9.4 à 9.7, ne fait qu’exposer les arguments des deux parties, sans les évaluer au regard de la jurisprudence du Comité, et conclut soudainement que l’État partie n’a pas dûment évalué les allégations de l’auteure quant au risque auquel E. serait exposée à son retour au Nigéria (par. 9.8). En l’absence de raisons convaincantes ou d’un raisonnement juridique solide permettant de conclure que l’évaluation faite par l’État partie a été clairement arbitraire et manifestement erronée ou a représenté un déni de justice, la majorité des membres du Comité semblent aboutir à une conclusion sans avoir résolu la question juridique centrale qu’elle a définie au paragraphe 9.3.

5.Nous estimons qu’il est crucial pour décider si l’évaluation en cause a été arbitraire ou manifestement erronée ou a représenté un déni de justice de savoir si l’État partie a procédé à une évaluation individualisée de la situation particulière de l’auteure et de E. et n’a pas seulement fait fond sur des rapports concernant la situation générale au Nigéria. À cet égard, l’auteure n’a présenté qu’une description de la situation générale au Nigéria en ce qui concerne les mutilations génitales féminines (par. 3.4, 5.3 et 7.3 des constatations), le pouvoir des pères de faire exciser leurs filles (par. 5.6 et 7.2) et les difficultés auxquelles les mères célibataires font face au Nigéria (par. 5.8 et 7.3).

6.L’État partie a procédé à une évaluation individualisée des risques auxquels l’auteure pourrait être personnellement exposée à son retour au Nigéria. La procédure d’évaluation suivie par l’État partie garantissait l’individualisation de cette évaluation. Au paragraphe 4.5 des constatations, l’État partie fait valoir que l’auteure a été interrogée à plusieurs reprises pendant la procédure de demande d’asile engagée en son nom et au nom de E. et a été spécifiquement questionnée sur les faits et les circonstances entourant son départ du Nigéria et sur les raisons qui l’amenaient à penser qu’elle-même ou sa fille pourraient être victimes d’un traitement contraire à l’article 7 du Pacte si elles étaient renvoyées au Nigéria, et que ces entretiens ont été menés dans le cadre de la procédure néerlandaise d’examen des demandes d’asile en tenant dûment compte de l’article 7 du Pacte. L’évaluation a notamment abouti aux conclusions suivantes : a) il est peu probable que la société en général fasse pression sur l’auteure pour que celle-ci subisse des mutilations génitales, une pratique considérée comme une affaire de famille, ce qui correspond aux déclarations faites par l’auteure lors des divers entretiens, à savoir que, sauf pendant sa grossesse, aucune pression n’avait été exercée sur elle ou sur sa mère pour la contraindre à subir une excision (par. 6.4) ; b) on pouvait douter que le père serait même informé du retour de l’auteure ou de l’existence de sa fille, étant donné que E. est née aux Pays-Bas et que l’auteure a déclaré qu’elle n’était plus en contact avec le père de E., dont le nom ne figure d’ailleurs pas sur le certificat de naissance de celle-ci (par. 4.13) ; c) l’auteure a suivi un enseignement secondaire et travaillé en tant qu’apprentie coiffeuse, et la coiffure est un métier qui peut s’exercer partout et permettrait à l’auteure de gagner sa vie (par. 4.12) ; et d) l’auteure est une femme adulte qui a vécu, étudié et travaillé en divers endroits du Nigéria jusqu’à l’âge de 30 ans ; elle est capable de gagner sa vie et, en outre, elle a de la famille au Nigéria, dont sa mère et cinq frères et sœurs, qui peuvent lui venir en aide (par. 6.5). L’auteure fait valoir que le Service néerlandais de l’immigration et de la naturalisation n’a pas suffisamment expliqué pourquoi il a estimé que ses déclarations concernant son mariage n’étaient pas crédibles, mais elle n’a pas démontré en quoi cette carence : a) fait que l’évaluation du risque menée par l’État partie n’a pas été individualisée ; ou b) rend cette évaluation clairement arbitraire ou manifestement erronée ou assimilable à un déni de justice.

7.L’auteure a pu faire appel de la décision du Service néerlandais de l’immigration et de la naturalisation et, en appel, le tribunal a examiné sa situation personnelle, notamment la possibilité de fuite interne, à savoir que l’auteure pouvait résider ailleurs au Nigéria même si ses déclarations concernant son mariage étaient jugées crédibles (par. 2.3 des constatations). Le tribunal a donc procédé à une évaluation des possibilités de fuite interne de l’auteure qui a été suffisamment individualisée pour que nous concluions que l’auteure n’a pas démontré que cette évaluation a été clairement arbitraire ou manifestement erronée ou a représenté un déni de justice.

8.L’auteure n’a pas réfuté quant au fond l’évaluation de l’État partie. Pour ce faire, elle doit établir de manière rigoureuse qu’il existe des raisons de croire qu’elle-même ou E. seraient personnellement exposées à un risque réel de subir des mutilations génitales parce qu’elles seraient expulsées vers le Nigéria. L’auteure n’a pas suffisamment étayé ses allégations au regard du critère juridique établi par le Comité. Elle a évoqué de manière générale le caractère patriarcal de la société nigériane et affirmé que E. risquerait de subir des mutilations génitales sous l’autorité de son père et de la famille de celui-ci si elle était expulsée vers le Nigéria. L’auteure n’a pas démontré qu’il lui serait impossible de se réinstaller avec E. dans un autre endroit du Nigéria pour éviter le risque de mutilations génitales.

9.L’auteure invoque l’affaire Kaba et Kaba c. Canada, dans laquelle le Comité a conclu que l’auteure, qui avait fui la Guinée pour le Canada, avait établi que son renvoi en Guinée l’exposerait à un risque réel de mutilations génitales. La présente affaire est différente à au moins trois égards. Premièrement, en l’espèce, la fille de l’auteure n’a jamais rencontré son père, alors que dans l’affaire Kaba et Kaba c. Canada ,Fatoumata Kaba avait grandi chez son père. Deuxièmement, dans l’affaire Kaba et Kaba c. Canada, l’auteure et sa fille allaient être expulsées vers la Guinée, où il était certain que le père de la fille, titulaire de l’autorité parentale complète sur celle-ci puisque le Code civil guinéen stipule que la garde d’un enfant âgé de plus de 7 ans est automatiquement attribuée au père,la ferait exciser. En l’espèce, l’État partie fait valoir qu’il n’y a aucune raison de croire que les tribunaux nigérians accorderaient automatiquement la garde de E. au père sans le consentement de l’auteure, et celle-ci n’a fourni aucune information pour réfuter cet argument (par. 6.3 des constatations). Troisièmement, dans l’affaire Kaba et Kaba c. Canada,les preuves produites indiquaient qu’en Guinée jusqu’à 90 % des filles étaient excisées alors qu’en l’espèce, le taux de mutilations génitales féminines au Nigéria est beaucoup plus bas. Plus précisément, l’État partie fait valoir qu’il n’y a guère de preuves que la société en général fait pression sur les femmes et les filles pour qu’elles subissent des mutilations génitales et que le taux de ces mutilations est en baisse (par. 6.2 et 6.4). De plus, l’auteure ne conteste pas l’affirmation de l’État partie selon laquelle la fréquence des mutilations génitales féminines diminue et est bien moindre que ce qu’elle était en Guinée lorsque le Comité a connu de l’affaire Kaba et Kaba c. Canada. Cette différence est importante parce qu’elle montre que contrairement à la situation qui existait dans l’affaire Kaba et Kaba c. Canada, il n’y a en l’espèce aucune raison de considérer que l’auteure et E. risqueraient personnellement de subir des mutilations génitales au motif que cette pratique serait quasi universelle dans le pays.

10.Sans qu’il faille sous-estimer les préoccupations suscitées par la pratique des mutilations génitales féminines au Nigéria, l’auteure n’a pas démontré que l’évaluation faite par les autorités de l’État partie a été clairement arbitraire ou manifestement erronée ou a représenté un déni de justice. En conséquence, nous concluons que le renvoi de l’auteure et de sa fille au Nigéria, s’il y était procédé, ne constituerait pas une violation de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 24, du Pacte.