Nations Unies

CCPR/C/130/D/2551/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

19 avril 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2551/2015 * , * * , * * *

Communication présentée par :

Dmitriy Vladimirovich Tikhonov (représenté par l’organisation non gouvernementale Ar.Rukh.Khak)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Kazakhstan

Date de la communication :

2 septembre 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 23 janvier 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

5 novembre 2020

Objet :

Droit de réunion pacifique et liberté d’expression

Questions(s) de procédure :

Non-épuisement des recours internes ; griefs insuffisamment étayés

Questions(s) de fond :

Droit de réunion pacifique ; liberté d’expression ; droit à un procès équitable

Article(s) du Pacte :

14 (par. 3 d) et g)), 19 (par. 2) et 21

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication, datée du 2 septembre 2014, est Dmitriy Vladimirovich Tikhonov, de nationalité kazakhe, né le 12 juin 1987. Il affirme que le Kazakhstan a violé les droits qu’il tient des articles 14 (par. 3 d) et g)), 19 (par. 2) et 21 du Pacte. Le premier Protocole facultatif se rapportant au Pacte est entré en vigueur pour le Kazakhstan le 30 juin 2009. L’auteur est représenté par l’organisation non gouvernementale Ar.Rukh.Khak.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est journaliste pour le journal en ligne Défense civile (Grajdanskaya Oborona). Le 15 février 2014, son rédacteur en chef lui a demandé de couvrir, en sa qualité de journaliste, une manifestation pacifique spontanée qui se tenait devant le bâtiment du Parlement national. Lorsqu’il a été arrêté par la police, il a montré sa carte de presse et la police l’a laissé partir. Une fois la manifestation terminée, la police est venue le chercher à son domicile pour le conduire au tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty.

2.2Le même jour (le 15 février 2014), le tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty a déclaré l’auteur coupable d’une infraction administrative visée à l’article 373 (par. 1) du Code des infractions administratives, au motif qu’il avait violé la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, piquets et manifestations pacifiques (loi relative aux rassemblements), et l’a condamné à une amende de 5 556 tenge (environ 24 euros). Le tribunal n’a pas tenu compte du fait que l’auteur exerçait son activité professionnelle lors de la manifestation et qu’il n’avait pas pris part aux protestations.

2.3Le 24 février 2014, l’auteur a déposé, devant la Chambre d’appel en matière civile et administrative du tribunal municipal d’Almaty, un recours dans lequel il invoquait l’article21 du Pacte. Son recours a été rejeté le 4 mars 2014.

2.4Le 31 mars 2014, l’auteur a saisi le Procureur de la ville d’Almaty d’une demande de révision de la décision rendue par le tribunal, même s’il estimait que cela ne constituait pas un recours utile. Sa demande a été rejetée le 11 avril 2014. Le 5 mai 2014, il a demandé au Bureau du Procureur général du Kazakhstan de soumettre une requête en réexamen de la décision au titre de la procédure de contrôle, demande dont il a été débouté le 17 juillet 2014. L’auteur affirme avoir épuisé tous les recours internes disponibles.

2.5La même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que les sanctions qui lui ont été infligées alors qu’il exerçait ses fonctions de journaliste en couvrant une manifestation pacifique constituent une violation, par l’État partie, des droits qu’il tient des articles 19 (par. 2) et 21 du Pacte. Il soutient que la restriction de son droit à la liberté d’expression et de son droit de réunion pacifique n’était ni légale ni nécessaire.

3.2L’auteur affirme en outre que les droits qu’il tient de l’article 14 (par. 3 d)) du Pacte ont été violés car les explications qu’il a fournies au tribunal ont été rejetées. Il n’a été représenté par un conseil ni pendant la procédure relative à l’infraction administrative ni pendant le procès. En outre, ses représentants, ses soutiens et des journalistes se sont vu refuser l’accès à l’audience devant le tribunal de première instance, alors que celle-ci était publique par ailleurs. Il dénonce une violation de l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte, parce que le tribunal l’a traité comme s’il avait enfreint la loi, le forçant à faire des déclarations contraires à ses intérêts et négligeant le fait qu’il exerçait ses fonctions de journaliste lors de la manifestation.

3.3L’auteur demande au Comité de recommander à l’État partie a) de traduire en justice les responsables des violations alléguées ; b) de l’indemniser pour le préjudice moral et matériel qui lui a été causé (à hauteur de l’amende qui lui a été infligée et des frais de justice qu’il a engagés) ; c) de prendre des mesures pour éliminer les restrictions imposées à la liberté d’expression et de cesser de persécuter les journalistes qui ne font qu’exercer leurs fonctions ; d) de revoir la législation restreignant l’exercice du droit de réunion pacifique ; e) de prévenir les violations du droit à un procès équitable, visé à l’article 14 (par. 3 d) et g)) du Pacte ; f) de garantir que les manifestations pacifiques ne soient pas suivies d’une ingérence injustifiée des autorités publiques et de poursuites contre les manifestants.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 24 avril 2015, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication.

4.2L’État partie affirme que, le 15 février 2014, entre 14 heures et 15 heures, l’auteur a pris part, avec d’autres personnes, à un rassemblement non autorisé qui était organisé dans le centre d’Almaty pour protester contre la dévaluation de la monnaie nationale, le tenge. Les manifestants ont perturbé la circulation et invité les passants à se joindre à eux. Pendant le rassemblement, l’auteur a scandé : « Pour la nation. Longue vie au Kazakhstan. Liberté d’expression. Liberté de circulation. ». La police a fait savoir aux manifestants que le rassemblement n’était pas autorisé, mais ceux-ci ont refusé d’arrêter la manifestation.

4.3Le 15 février 2014, un procès-verbal relatif à la commission, par l’auteur, d’une infraction visée à l’article 373 (par. 1) du Code des infractions administratives a été établi sur la base des informations fournies par l’auteur et par d’autres manifestants. Le même jour, le tribunal administratif d’Almaty a déclaré l’auteur coupable d’une infraction administrative, en raison de la violation de l’article 373 du Code des infractions administratives, et l’a condamné à une amende de 5 556 tenge. Lorsque le procès-verbal d’infraction administrative a été délivré et lors de son procès, l’auteur n’a pas demandé à être représenté par un conseil, ou que ses représentants et soutiens puissent assister au procès. Il a fait appel de la décision rendue par le tribunal administratif d’Almaty, qui a été confirmée par le tribunal municipal d’Almaty le 4 mars 2014. Conformément à l’article 674 (par. 2) du Code des infractions administratives, l’auteur a demandé au Procureur de la ville d’Almaty et au Procureur général du Kazakhstan que sa condamnation pour infraction administrative soit réexaminée. Ses demandes ont été rejetées et aucune procédure de recours en réexamen aux fins de contrôle n’a été engagée.

4.4L’État partie affirme que la communication de l’auteur devrait être considérée comme irrecevable car manifestement non étayée ou dénuée de fondement. Il soutient que l’auteur a pris part à une manifestation politique non autorisée sur l’avenue Dostyk et dans la rue Satpaev, ce qui a pu être établi par les éléments de preuve et n’a pas été contesté par l’auteur. L’auteur a estimé n’avoir enfreint aucune règle, car le rassemblement était pacifique et spontané, les organisateurs n’ayant pas pu obtenir d’autorisation de la mairie. Il a avancé que le rassemblement ne représentait aucune menace pour la sécurité nationale ou publique, qu’il avait participé à la manifestation par intérêt professionnel, étant journaliste pour le journal en ligne Défense civile et ayant prévu de couvrir l’événement. En outre, il affirme qu’il exerçait son droit de réunion pacifique et son droit à la liberté d’expression, qui sont garantis par le droit international et la législation kazakhe.

4.5L’État partie fait valoir que le droit à la liberté d’expression et le droit de réunion pacifique supposent des responsabilités et des devoirs particuliers, ainsi que le prévoient les articles 19 (par. 3) et 21 du Pacte. Ces deux droits peuvent faire l’objet de restrictions qui sont imposées conformément à la loi et nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé et la morale publiques, ou les droits et libertés d’autrui. L’article 32 de la Constitution consacre le droit de réunion pacifique et énonce les restrictions dont il peut faire l’objet. La loi no 2126 du 17 mars 1995 dispose que tout rassemblement pacifique doit avoir été autorisé par les organes exécutifs locaux. Quiconque organise un rassemblement sans autorisation encourt des poursuites (partie 9 de la loi).

4.6L’État partie rappelle que les rassemblements pacifiques ne sont pas interdits et que le droit d’organiser un rassemblement politique dans un lieu public est garanti. Ces rassemblements doivent cependant respecter les restrictions autorisées et les droits d’autrui. L’État partie fait aussi référence aux pertes économiques que les manifestations pacifiques ont entraîné dans de nombreux pays d’Europe occidentale ces dernières années en entravant, notamment, les activités de production et de transport. Étant donné que les organisateurs n’avaient pas obtenu l’autorisation nécessaire des autorités locales pour le rassemblement du 15 février 2014, la participation de l’auteur à cet événement a été jugée illégale et les autorités ont considéré que le rassemblement constituait une menace pour la liberté de circulation, le fonctionnement des infrastructures et l’ordre public. Dans ce contexte, l’auteur et les autres manifestants n’ont pas eu l’interdiction de se réunir, mais ont dû répondre de leurs actes puisqu’ils n’avaient pas respecté les obligations et assumé les responsabilités liées à l’organisation d’un rassemblement pacifique. Les policiers ont pu repérer ces violations dès le début de la manifestation, empêchant ainsi que des dommages importants ne soient causés.

4.7L’article 10 de la loi relative aux rassemblements dispose que les manifestations civiles et politiques organisées par des acteurs privés doivent se tenir dans des lieux spécialement désignés et adaptés, l’objectif étant de garantir une coexistence pacifique. Cette exigence ne contrevient à aucune obligation découlant du droit international. Ce sont les autorités locales qui désignent les lieux qui peuvent accueillir des rassemblements dans les différentes régions du Kazakhstan et en publient la liste. En vue d’une libéralisation de la législation applicable, le Procureur général a examiné les lois et pratiques qui régissent l’exercice du droit de réunion pacifique dans plusieurs pays. L’une de ses conclusions est que, dans la plupart des pays développés, la liberté de réunion est régie par la Constitution ou des lois ordinaires qui fixent les conditions applicables en la matière. Dans certains pays, les normes prévues par la loi et les politiques publiques concernant l’organisation d’une manifestation ou d’un défilé sont beaucoup plus strictes qu’au Kazakhstan. Par exemple, à New York, pour pouvoir organiser un défilé, il faut déposer une demande quarante-cinq jours avant l’événement et indiquer l’itinéraire qui sera suivi. Les autorités ont le droit de modifier le lieu de rassemblement si celui qui est proposé n’est pas jugé approprié. Parmi les autres normes appliquées, on peut citer un délai d’examen des demandes plus long dans les grandes villes (États-Unis d’Amérique), l’existence de listes noires d’organisateurs ou de manifestations précédemment interdites ou dispersées (Suède), le droit discrétionnaire des autorités locales d’interdire la tenue d’une manifestation (France) et la pratique des moratoires temporaires et l’obligation d’obtenir l’autorisation des autorités locales avant d’organiser un rassemblement public (Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord et Allemagne). L’État partie soutient que le droit de réunion pacifique est effectivement garanti par la législation nationale, qui est conforme au droit international et à la pratique suivie par d’autres pays dotés de systèmes démocratiques développés.

4.8Les modalités d’organisation et de tenue des rassemblements qui visent à exprimer un point de vue ou une opinion sont prévues par la loi relative aux rassemblements. Conformément à l’article2 de cette loi, une demande doit être présentée aux autorités municipales. Il ressort des éléments de preuve relatifs à la présente affaire que la mairie d’Almaty n’a pas délivré d’autorisation pour le rassemblement du 15 février 2014 et qu’aucune demande émanant des organisateurs n’avait été reçue. Les allégations de l’auteur selon lesquelles il n’a commis aucune infraction en prenant part à un rassemblement non autorisé ont fait l’objet de plusieurs examens par les juridictions de première instance et d’appel, qui ont jugé les griefs infondés. L’auteur a fait l’objet de poursuites non pas pour avoir exprimé son opinion mais pour avoir enfreint la loi régissant l’organisation et la tenue d’une manifestation politique privée, manifestation au cours de laquelle il a exprimé son opinion.

4.9Les allégations de l’auteur selon lesquelles son droit à un procès équitable a été violé au motif qu’il n’était pas représenté par un conseil et que ses représentants et soutiens n’ont pas été autorisés à participer à son procès ont, elles aussi, été examinées et jugées infondées. L’État partie affirme que l’auteur a été informé, tant pendant la procédure administrative que pendant la procédure judiciaire, de son droit d’être représenté par un avocat, mais qu’il ne s’en est pas prévalu (art. 584 du Code des infractions administratives). Ce fait n’a pas été contesté lors de l’examen de son dossier par la juridiction supérieure. De surcroît, la présence d’un avocat n’était pas obligatoire dans le cadre de la procédure relative à l’infraction administrative commise par l’auteur (art. 589 du Code des infractions administratives). En outre, les parties prenantes à une procédure relative à une infraction administrative peuvent demander que des représentants ou des observateurs prennent part à l’audience. Toutefois, aucune demande de participation de représentants, d’observateurs ou de journalistes au procès de l’auteur ne figure dans les dossiers du tribunal. Aucune preuve venant étayer les dires de l’auteur à ce sujet n’a été présentée.

4.10En ce qui concerne les arguments relatifs à l’arrestation illégale de l’auteur et d’autres manifestants par la police, l’État partie estime que ces allégations sont infondées, tous les manifestants ayant été traités conformément à l’arrêté no 665 relatif aux règles de sécurité applicables aux réunions publiques, adopté par le Ministère de l’intérieur le 6 décembre 2000. Étant donné qu’ils ont porté atteinte à l’ordre public en commettant une infraction administrative, les manifestants ont été placés en détention administrative (art. 618 et 69 du Code des infractions administratives) afin qu’ils ne puissent pas participer illégalement à un rassemblement et à un défilé non autorisés. L’État partie rappelle que le tribunal a déclaré les manifestants coupables d’une infraction administrative. Étant donné que le Code des infractions administratives prime l’arrêté ministériel, la détention des manifestants a été jugée légale. En outre, l’auteur a été arrêté non pas pendant mais après le rassemblement. L’État partie indique que la législation nationale n’autorise pas les réunions et rassemblements spontanés, réfutant les allégations de l’auteur selon lesquelles il couvrait l’événement en tant que journaliste. La loi relative aux rassemblements énonce la marche à suivre pour organiser et tenir une réunion pacifique, et les sanctions encourues en cas de non-respect de ses dispositions sont prévues à l’article 373 du Code des infractions administratives. En vertu de l’article 20 (par. 4) de la loi sur les médias, les journalistes ont le droit d’assister à des événements et à des réunions publiques au cours desquels des opinions et des protestations sont exprimées. Cependant, l’auteur ne s’est pas borné à couvrir une manifestation politique non autorisée, mais y a activement participé et a scandé des slogans.

4.11Pour conclure, l’État partie affirme que la communication est irrecevable au motif que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles. Comme l’a indiqué le Procureur général adjoint dans sa décision, l’auteur pouvait demander au Procureur général du Kazakhstan un réexamen de la décision définitive du tribunal au titre de la procédure de contrôle. L’État partie soutient que les forces de l’ordre et les autorités judiciaires ont respecté les obligations mises à leur charge par le Pacte lorsqu’elles ont établi la responsabilité administrative de l’auteur. La communication devrait donc être considérée comme irrecevable, parce qu’elle n’est pas suffisamment étayée et que les recours internes n’ont pas été épuisés, ou dénuée de fondement.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Le 6 août 2015, l’auteur a fait savoir qu’il considérait que les observations de l’État partie étaient trompeuses, étant donné qu’il n’avait pas activement participé à un rassemblement non autorisé mais était présent à la manifestation en tant que journaliste.

5.2Avec d’autres journalistes, l’auteur s’est tenu à l’écart du rassemblement principal, n’a pas pris part aux protestations et n’a scandé aucun slogan, comme en témoignent la vidéo de l’ensemble de l’événement qu’il a lui-même réalisée et les enregistrements vidéo réalisés par les forces de l’ordre. L’absence de toute faute est également attestée par le fait que les vidéos que la police a enregistrées et qu’elle a visionnées après l’arrestation de l’auteur ne lui ont pas permis d’établir que l’intéressé avait eu un comportement illicite, raison pour laquelle il a été libéré. L’auteur a toutefois été arrêté une nouvelle fois par la suite et déclaré coupable d’une infraction administrative au motif qu’il avait participé à un rassemblement non autorisé. Concernant l’affirmation de l’État partie selon laquelle la police a expliqué aux participants à la manifestation non autorisée les dispositions de la loi relative aux rassemblements et ceux‑ci n’ont pas mis un terme à la manifestation comme cela leur avait été demandé, l’auteur affirme qu’aucun des journalistes présents n’a reçu d’avertissement ou de précisions de la part de la police. Ce qui précède est étayé par les enregistrements vidéo réalisés pendant l’événement par un système de vidéosurveillance en circuit fermé et par d’autres journalistes.

5.3L’État partie fonde son argument concernant la responsabilité de l’auteur sur le fait que, le 15 février 2014, le tribunal administratif d’Almaty l’a reconnu coupable d’une infraction visée à l’article 373 (par. 1) du Code des infractions administratives et lui a infligé une amende de 5 556 tenge. Cet argument n’est pas recevable étant donné que l’auteur a fait appel de sa condamnation et de l’amende devant une juridiction supérieure.

5.4L’auteur ajoute que les allégations de l’État partie selon lesquelles il n’a pas demandé par écrit à être représenté par un conseil pendant la procédure administrative ou à ce que ses représentants ou des observateurs puissent assister au procès ne sont pas crédibles, étant donné que lui-même et les autres détenus n’ont été informés qu’en termes généraux de la possibilité de présenter des demandes écrites ou autres, sans que leur droit d’être représenté par un conseil ne leur soit clairement signifié. Étant donné qu’à la demande de la police, l’audience devant le tribunal s’est tenue en dehors des heures de travail, aucun avocat n’a pu être désigné et être en mesure d’y prendre part. Pendant le procès, l’auteur a présenté des demandes et des arguments qui n’ont pas été pris en considération par les juges, ce qui signifie que son droit à un procès équitable n’a pas été respecté. L’auteur conteste en outre l’affirmation de l’État partie selon laquelle ses déclarations, ainsi que d’autres éléments figurant sur le procès‑verbal d’infraction administrative établi le 15 février 2014, prouvaient qu’il avait commis une faute. Pendant l’audience, le procureur n’a présenté aucun élément prouvant que l’auteur avait activement participé à un « rassemblement et un défilé non autorisés » et aucune faute n’a donc été établie. Qui plus est, le tribunal n’a pas pris en considération la demande de l’auteur tendant à ce que l’enregistrement vidéo du rassemblement, qui aurait prouvé qu’il n’avait pas commis l’infraction alléguée, soit examiné. Le tribunal n’a pas non plus donné suite à la demande de l’auteur visant à ce que la copie de sa carte de presse, jointe au procès-verbal d’arrestation, et les instructions de son employeur le chargeant de suivre le rassemblement et d’établir un compte rendu soient prises en compte. Cela prouve que le tribunal n’a pas pleinement examiné tous les documents versés au dossier, en violation de l’article 20 (par. 4) de la loi relative à l’information de masse, qui garantit la liberté de la presse, y compris la liberté de rechercher et d’obtenir des informations sur le terrain.

5.5De surcroît, l’argument selon lequel l’auteur ne couvrait pas le rassemblement et a participé activement à la manifestation n’est pas valable, comme le prouve l’article sur le rassemblement publié sur le site Web de l’organisation qui l’avait chargé de rendre compte de l’événement.

5.6L’auteur affirme que le droit de réunion pacifique et le droit à la liberté d’expression sont garantis par l’article 32 de la Constitution kazakhe et par les articles 19 et 21 du Pacte. L’exercice de ces droits peut être restreint conformément à la loi et lorsque cela est nécessaire. Toutefois, les restrictions applicables à la liberté d’expression n’ont été ni justifiées ni expliquées, et les autorités de l’État partie n’ont pas non plus précisé comment elles avaient déterminé que le rassemblement était devenu un défilé qu’il fallait disperser. L’emploi de la force et le placement en détention des manifestants ont violé à la fois le droit national et le droit international.

5.7L’auteur juge infondé l’argument de l’État partie selon lequel il n’a pas épuisé les recours internes disponibles, étant donné que les demandes de réexamen au titre de la procédure de contrôle soumises au Procureur général ne semblent pas constituer un recours utile au Kazakhstan. En outre, l’auteur a présenté des demandes au Procureur de la ville d’Almaty et a porté ces demandes à l’attention du Procureur général. Le fait que ce soit le Procureur général adjoint qui ait répondu à la seconde demande ne saurait signifier que la réponse donnée ne reflète pas la position du Bureau du Procureur général. Aussi, tous les recours internes disponibles ont été épuisés. L’auteur estime en outre que l’État partie ne souhaite pas examiner sur le fond les allégations de violation des droits qu’il tient des articles 21, 19 (par. 2) et 14 du Pacte.

5.8Enfin, l’auteur soumet, à l’appui de ses griefs, la décision rendue par le Comité dans l’affaire Toregozhina c. Kazakhstan, dans laquelle celui-ci a examiné des griefs similaires et formulé des recommandations qui n’ont pas été appliquées. Le Bureau du Procureur général n’a engagé aucun réexamen ni pris aucune autre mesure corrective dans cette affaire. Le Comité avait notamment recommandé à l’État partie de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas et de revoir sa législation, en particulier la loi relative aux rassemblements, afin que les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte puissent être exercés sur son territoire. Malheureusement, l’État partie n’a pas révisé cette loi et continue de violer le droit de réunion pacifique, notamment par sa politique agressive consistant à arrêter les organisateurs de rassemblements, les personnes qui y participent, les journalistes et les passants, et à leur infliger des amendes. À cet égard, l’auteur recommande que l’État partie adopte une nouvelle loi sur les réunions pacifiques qui porterait abrogation de l’article 10 de la loi actuelle.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Le 8 janvier 2016, l’État partie a réitéré ses observations du 24 avril 2015, arguant que l’auteur avait été condamné par un tribunal pour une infraction administrative, en raison de la violation de l’article373 (par. 1) du Code des infractions administratives, sur le fondement des déclarations de témoins et d’enregistrements vidéo. L’auteur a fait l’objet de poursuites administratives, non pas parce qu’il avait exercé sa liberté d’expression ou ses fonctions de journaliste, mais parce qu’il avait pris part à un défilé illégal et non autorisé.

6.2L’État partie soutient en outre que le Comité ne peut pas examiner les conclusions des autorités nationales concernant la responsabilité administrative ou pénale d’une personne, et que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ses allégations selon lesquelles son droit à un procès équitable, garanti par l’article 14 du Pacte, n’a pas été respecté. Ces griefs devraient donc être déclarés irrecevables.

6.3Sur la base de la réponse du Procureur général adjoint, l’auteur aurait pu demander au Procureur général qu’il soumette à la Cour suprême une demande de réexamen de la décision définitive au titre de la procédure de contrôle. L’auteur n’a donc pas épuisé tous les recours internes disponibles et n’a pas montré en quoi la demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle devrait être jugée inefficace. L’État partie rappelle qu’avoir des doutes quant à l’utilité de recours internes ne dispense pas l’auteur d’épuiser les recours en question.

6.4En conclusion, l’État partie réaffirme que la présente communication devrait être jugée irrecevable ou dénuée de fondement.

Nouveaux commentaires de l’auteur

7.1Le 31 janvier 2016, l’auteur a une nouvelle fois affirmé qu’il avait pris part, le 15 février 2014, à la demande de son rédacteur en chef, à un rassemblement pacifique spontané en sa qualité de journaliste, et que son droit de participer à une réunion pacifique était garanti par l’article 21 du Pacte.

7.2L’auteur se considère comme un journaliste indépendant qui couvre les rassemblements et manifestations de l’opposition. Il a été placé en détention administrative à plusieurs reprises à l’occasion de tels événements, dans le cadre desquels des journalistes et d’autres participants se sont vu infliger des sanctions administratives. La condamnation de l’auteur pour une infraction visée à l’article 373 du Code des infractions administratives constitue une violation de la liberté de la presse, de son droit à la liberté d’expression et de son droit de réunion pacifique. L’auteur rappelle la décision du Comité dans l’affaire Toregozhina c. Kazakhstan et considère que les références de l’État partie aux autres décisions du Comité sont trompeuses.

Nouvelles observations de l’État partie

8.Le 28 mars 2016, l’État partie a indiqué, entre autres choses, que la dispersion du rassemblement illégal du 15 février 2014 était justifiée au vu de la menace qu’il constituait pour la sécurité publique et les droits d’autrui. En outre, il conteste les allégations de l’auteur selon lesquelles les recours internes disponibles ont été épuisés puisque la dernière réponse reçue était signée par le Bureau du Procureur général. Il réitère sa demande tendant à ce que la présente communication soit considérée comme irrecevable ou dénuée de fondement.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

9.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

9.3Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’auteur doit faire usage de tous les recours internes pour satisfaire à la prescription énoncée à l’article5 (par.2b)) du Protocole facultatif, dans la mesure où de tels recours semblent être utiles en l’espèce et sont de facto ouverts à l’auteur. Il note que l’État partie conteste la recevabilité de la communication pour non-épuisement des recours internes disponibles, au motif que l’auteur n’a pas demandé au Procureur général qu’il soumette à la Cour suprême une demande de réexamen de la décision définitive au titre de la procédure de contrôle. Le Comité rappelle sa jurisprudence, selon laquelle le dépôt d’une demande au titre de la procédure de contrôle en vue d’obtenir le réexamen de décisions judiciaires devenues exécutoires, auprès d’un procureur dont le pouvoir est discrétionnaire, ne constitue pas un recours devant être épuisé aux fins de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif. En l’espèce, il prend note de l’argument de l’auteur selon lequel les demandes de réexamen au titre de la procédure de contrôle soumises au Procureur général ne constituent pas un recours utile, et du fait que l’auteur a déjà soumis une demande de réexamen au Procureur de la ville d’Almaty, qui l’en a débouté en faisant observer que, dans les affaires administratives, il n’était pas possible de saisir la Cour suprême d’une demande de réexamen. Cette demande a également été portée à l’attention du Procureur général, mais a été rejetée par le Procureur général adjoint. Le Comité estime que l’État partie n’a pas montré en quoi une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle, soumise à la Cour suprême par l’intermédiaire du Bureau du Procureur général, aurait constitué un recours utile en l’espèce. Par conséquent, le Comité considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

9.4En ce qui concerne la violation alléguée des droits que l’auteur tient de l’article 14 (par. 3 d)) du Pacte, le Comité prend note de l’argument de l’État partie, à savoir que l’auteur a été informé, tant pendant la procédure administrative que pendant la procédure judiciaire, de son droit d’être représenté par un avocat, qu’il n’a pas fait de demande écrite en ce sens − ce que l’intéressé n’a pas contesté − et que la présence d’un avocat n’était pas obligatoire dans le cadre de la procédure administrative engagée contre l’auteur au titre de l’article 373 du Code des infractions administratives. Le Comité note que l’auteur conteste l’argument de l’État partie selon lequel il a été correctement informé des droits qui lui sont garantis par l’article 14 (par. 3 d)), puisque son droit d’être représenté par un conseil ne lui a pas été clairement signifié. Le Comité note en outre que le procès s’est tenu en dehors des heures de travail, ce qui a empêché l’auteur d’être représenté, et que les droits que celui-ci tient de l’article 14 (par. 3 g)) ont été violés, dans la mesure où ses propres déclarations ont été utilisées contre ses intérêts par le tribunal, lequel a également négligé le fait qu’il exerçait ses fonctions de journaliste lors de la manifestation. En outre, le Comité note que l’État partie affirme que l’auteur n’a adressé aucune demande au tribunal concernant la participation de ses représentants, de ses soutiens ou d’autres journalistes à son procès en première instance. Le Comité rappelle que le droit à l’égalité devant les tribunaux et cours de justice englobe les principes d’égalité d’accès et d’égalité des armes. Constatant que les deux parties sont en désaccord sur les questions relatives à l’équité du procès et que les déclarations de l’une et de l’autre comportent des incohérences, et compte tenu de l’absence d’informations et d’éléments de preuve supplémentaires, le Comité considère que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ces deux griefs aux fins de la recevabilité. En conséquence, il conclut que cette partie de la communication est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.5Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’il tire des articles19 (par. 2) et 21 du Pacte, étant donné les sanctions dont il a fait l’objet pour avoir exercé ses fonctions de journaliste pendant une manifestation pacifique. En conséquence, le Comité déclare ces griefs recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

10.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

10.2Le Comité note que l’auteur affirme que les autorités ont violé les droits qu’il tient de l’article 19 du Pacte. Il ressort des documents dont dispose le Comité que l’auteur a été arrêté à l’issue d’un rassemblement pacifique qu’il avait été chargé de couvrir en sa qualité de journaliste, qu’il a été déclaré coupable d’avoir participé à un rassemblement non autorisé et qu’il a été condamné à une amende. La déclaration de culpabilité repose sur le fait que l’auteur a scandé des slogans pendant un rassemblement non autorisé, alors que celui-ci a affirmé qu’il était présent sur les lieux en tant que journaliste et qu’il ne faisait qu’exercer ses fonctions, comme le prouvaient sa carte de presse et le document écrit par lequel son rédacteur en chef le chargeait de couvrir ce rassemblement. Que l’auteur ait été présent à la manifestation en tant que journaliste ou en tant que participant, sa déclaration de culpabilité et l’amende qui lui a été infligée constituent des restrictions de sa liberté d’expression. Sur la question de fait concernant le statut de l’auteur, le Comité constate que l’État partie n’a pas expliqué pourquoi les autorités n’avaient pas cru que celui-ci couvrait la manifestation en sa qualité de journaliste, sans utiliser et exploiter l’enregistrement vidéo qu’il présentait à titre de preuve. Il est d’avis que les actes des autorités décrits ci-dessus, y compris le fait qu’elles ont écarté l’enregistrement vidéo de l’événement qui aurait permis de prouver que l’auteur n’avait pas pris part à la manifestation, portent atteinte à la liberté d’expression de l’auteur et à son droit de répandre des informations et des idées de toute espèce, tous deux garantis par l’article 19 (par. 2) du Pacte.

10.3Le Comité doit aussi déterminer si les restrictions imposées à la liberté de l’auteur de répandre des informations et des idées sont justifiées au regard de l’un quelconque des critères énoncés à l’article19 (par.3) du Pacte. Il rappelle à cet égard son observation générale no 34 (2011), dans laquelle il affirme notamment que la liberté d’expression est essentielle pour toute société et constitue le fondement de toute société libre et démocratique. Il rappelle que l’article 19 (par. 3) autorise l’application de restrictions à la liberté d’expression, y compris à la liberté de répandre des informations et des idées, dans la seule mesure où ces restrictions sont expressément fixées par la loi et sont nécessaires a) au respect des droits ou de la réputation d’autrui, ou b) à la sauvegarde de la sécurité nationale ou de l’ordre public, ou de la santé ou de la moralité publiques. Enfin, une restriction imposée à la liberté d’expression ne peut pas avoir une portée trop large, c’est-à-dire qu’elle doit constituer le moyen le moins perturbateur parmi ceux qui pourraient permettre d’obtenir le résultat recherché et être proportionnée à l’intérêt que l’on cherche à protéger.

10.4Le Comité fait observer que l’État partie doit expliquer dans quelle mesure le placement de l’auteur en détention administrative et l’amende qui lui a été infligée constituaient, en l’espèce, des restrictions nécessaires et proportionnées des droits de l’auteur. Même en admettant que l’auteur ait pris une part active à une manifestation non autorisée, le Comité constate que l’État partie se contente d’affirmer que le droit à la liberté d’expression tel que garanti par l’article 19 (par. 2) du Pacte peut être soumis à des restrictions prévues par la loi. Il observe, sur ce point, que l’État partie n’a pas donné de motif précis pour justifier la nécessité des restrictions imposées à l’auteur, alors que l’article 19 (par. 3) du Pacte l’exige. L’État partie n’a pas non plus démontré que les mesures choisies étaient les moins intrusives possibles pour obtenir le résultat recherché ou étaient proportionnées à l’intérêt à protéger. Le Comité rappelle que les journalistes, les défenseurs des droits de l’homme et les observateurs électoraux, notamment, qui surveillent et rendent compte du déroulement des réunions, jouent un rôle particulièrement important pour ce qui est de permettre la pleine jouissance du droit de réunion pacifique. Ces personnes ont droit à la protection offerte par le Pacte. Même si une réunion est déclarée illégale et est dispersée, il n’est pas mis fin au droit de la surveiller. Le Comité considère que, dans les circonstances de l’espèce, il n’a pas été démontré que les restrictions imposées aux droits de l’auteur, bien que fondées sur la législation interne, étaient justifiées et proportionnées au regard des conditions énoncées à l’article 19 (par. 3) du Pacte. Il conclut donc que les droits que l’auteur tient de l’article 19 (par. 2) du Pacte ont été violés.

10.5En ce qui concerne le grief de violation de l’article 21 du Pacte, le Comité rappelle que le droit de réunion pacifique, garanti par cet article, est un droit de l’homme fondamental qui est essentiel à l’expression publique des points de vue et opinions de chacun et indispensable dans une société démocratique. Ce droit comprend la possibilité d’organiser une réunion pacifique dans un lieu public et d’y participer. Les organisateurs d’une réunion ont en général le droit de choisir un lieu à portée de vue et d’ouïe du public visé par la manifestation, et l’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions a) imposées conformément à la loi et b) qui sont nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale ou de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d’autrui. Lorsqu’ils imposent des restrictions au droit de réunion des particuliers afin de concilier ce droit avec l’intérêt général, les États parties doivent chercher à faciliter l’exercice de ce droit et non s’employer à le restreindre par des moyens qui ne sont ni nécessaires ni proportionnés. Les restrictions ne doivent pas être discriminatoires ni porter atteinte à l’essence du droit visé ; elles ne doivent pas non plus avoir pour but de décourager la participation à des réunions ni avoir un effet dissuasif. L’État partie est donc tenu de justifier la limitation du droit garanti à l’article 21 du Pacte.

10.6Le Comité constate qu’il y a un désaccord entre les parties sur la question de savoir si l’auteur assistait à la manifestation en tant que journaliste ou comme participant. Cependant, même s’il était établi que l’auteur a pris une part active à une manifestation non autorisée, le Comité considère que l’État partie, qui a considéré que l’auteur était un participant, n’a pas démontré que les restrictions imposées aux droits de celui-ci, à savoir le placement en détention administrative et l’amende dont il a fait l’objet pour avoir pris part au rassemblement pacifique et spontané qui s’était tenu le 15 février 2014 sans autorisation et dans un lieu non prévu à cet effet, étaient proportionnées et nécessaires dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique ou de l’ordre public, ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui. Par conséquent, le Comité conclut que les faits dont il est saisi ont aussi entraîné une violation des droits que l’auteur tient de l’article 21 du Pacte.

11.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe4 de l’article5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation, par l’État partie, des droits que l’auteur tient des articles19 (par.2) et 21 du Pacte.

12.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre des mesures pour accorder à l’auteur une indemnisation adéquate, dont le remboursement de l’amende infligée et des frais de justice engagés. L’État partie est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent, notamment de revoir sa législation, telle qu’elle a été appliquée en l’espèce, afin que les droits garantis par les articles 19 et 21 du Pacte puissent être pleinement exercés sur son territoire, s’agissant notamment de la protection des journalistes et la possibilité pour eux d’accomplir leur travail.

13.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsque la réalité d’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent-quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles‑ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.

Annexe

Opinion individuelle (partiellement concordante et partiellement dissidente) de Christof Heyns

1.Je souscris à l’avis de la majorité des membres du Comité selon lequel il y a eu une violation de l’article 19 (par. 2), mais pas à celui selon lequel il y a eu une violation de l’article 21.

2.Cette affaire soulève la question de savoir si l’article 21 du Pacte protège uniquement les participants à une réunion pacifique, ou si la portée de ce droit s’étend également aux journalistes indépendants (et autres observateurs), qui devraient être traités comme des participants. À mon avis, le champ d’application de l’article 21 ne recouvre que les personnes ayant le statut de participant à une réunion pacifique.

3.Il est indiqué au paragraphe 11 de l’observation générale no 37 (2020) que la portée du droit recouvre « la participation à une “ réunion pacifique” ». La participation est définie comme étant le fait « d’organiser ou de prendre part à un rassemblement de personnes dans le but, par exemple, de s’exprimer » (par. 12, voir aussi le paragraphe 33). Il ne fait donc pas de doute que les journalistes ne sont pas des participants, mais sont-ils des non-participants protégés ?

4.Selon le paragraphe 30 de l’observation générale no 37, les journalistes « ont droit à la protection offerte par le Pacte ». Lors de l’élaboration de cette observation générale, le Comité a délibérément décidé de ne pas affirmer que les journalistes avaient expressément droit à une protection au titre de l’article 21. Le Comité a donc tendu à considérer la participation comme étant un élément essentiel du champ d’application du droit.

5.On pourrait faire valoir que la force d’un rassemblement dépend souvent de sa couverture médiatique et que les journalistes doivent donc être protégés par l’article 21 au même titre que les participants pour que le droit soit pleinement protégé.

6.Dans l’observation générale no 37, le Comité souligne le rôle important des journalistes s’agissant des réunions (par. 30), mais il ne dit pas que ceux-ci entrent dans le champ d’application de l’article 21, et ce, pour de bonnes raisons.

7.Les journalistes sont les garants de nombreux droits et sont donc protégés par l’article 19, mais ils ne bénéficient pas nécessairement de la protection conférée par les autres droits. Par exemple, lorsqu’ils couvrent des événements tels que des élections, ils ne sont pas automatiquement protégés par l’article 25. Il en va de même pour les articles 6 et 7 s’agissant de rendre compte du recours excessif à la force.

8.En outre, soutenir que les journalistes qui couvrent des réunions doivent être traités comme des participants implique qu’ils ne sont pas considérés comme des observateurs indépendants, ce qui met en danger la liberté d’expression. Qui plus est, reconnaître à une personne le bénéfice de la protection d’un droit donné a pour conséquence que les restrictions applicables à ce droit pourraient aussi lui être imposées. Par exemple, lorsqu’un rassemblement devient violent et qu’il est légitimement dispersé, les autorités ont le droit de renvoyer les participants chez eux. Si les journalistes sont traités comme des participants, il en va de même pour eux. Les États ont le devoir de ne pas traiter les journalistes comme des participants. L’utilisation bien intentionnée mais contre-productive du droit de réunion pacifique pourrait mettre en danger la liberté de la presse.

9.On pourrait faire valoir (voir le paragraphe 10.6 ci-dessus) que la question de savoir si les journalistes entrent dans le champ d’application de l’article 21 dépend de s’ils ont été accusés d’une violation d’une loi nationale sur les réunions. Cependant, le point de savoir si un acte entre dans le champ d’application de l’article 21 est une question objective, qui doit être tranchée par le Comité et ne saurait être réglée arbitrairement par les États.

10.Prenons l’exemple d’une situation où toutes les personnes présentes sur une place sont arrêtées au motif qu’elles ont violé une loi locale sur les rassemblements. Une personne qui boit son café sur la place sans prendre part au rassemblement ne pourrait en aucun cas être en train d’exercer son droit à la liberté de réunion. Il en va de même pour le manifestant isolé qui tient une affiche : il n’est pas couvert par l’article 21.

11.Dans des cas tels que celui qui nous occupe, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu à une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression, et non dans celui du droit de réunion pacifique.

12.Cela nous amène à la question de savoir comment considérer la décision majoritaire du Comité en l’espèce. Premièrement, la majorité des membres du Comité jugent recevables les griefs tirés des articles 19 et 21, au motif que l’auteur « exer[çait] ses fonctions de journaliste pendant une manifestation pacifique » (par. 9.5 ci-dessus). Dans cette optique, il s’ensuit que les journalistes entrent dans le champ du droit.

13.J’estime qu’à ce stade de la procédure, le grief aurait dû être jugé irrecevable ratione materiae, car les journalistes n’entrent pas dans le champ d’application du droit. Il n’y a pas de non-participants protégés.

14.Deuxièmement, le Comité passe à l’examen au fond. Ici, le constat de la majorité concernant le statut de l’auteur est moins clair : « Que l’auteur ait été présent à la manifestation en tant que journaliste ou en tant que participant, sa déclaration de culpabilité et l’amende qui lui a été infligée constituent des restrictions de sa liberté d’expression. » (par. 10.2 ci-dessus). Le Comité poursuit ainsi : « Même en admettant que l’auteur a pris une part active à une manifestation non autorisée [...] », les restrictions n’étaient pas justifiées. Il y a donc eu violation de l’article 19 (par. 2) (par. 10.4 ci-dessus).

15.Cette approche ambivalente ne crée pas de difficulté dans le contexte de l’article 19. Que l’auteur ait agi en tant que journaliste ou que participant n’a pas d’importance en ce qui concerne la portée de ce droit précis. Il faut donc bien passer à la deuxième étape, à savoir déterminer si la restriction était justifiée, ce que l’État n’a pas démontré. Je conviens donc avec la majorité des membres du Comité qu’il y a eu violation de l’article 19 (par. 2).

16.Cependant, le statut de l’auteur est déterminant lorsque l’article 21 entre en jeu, eu égard à la portée des conditions qui y sont énoncées. Toutefois, là encore, la majorité fait valoir que, que l’auteur ait été un participant ou un journaliste, il y a eu violation car l’État partie n’a pas justifié les restrictions imposées (par. 10.6 ci-dessus).

17.Ce raisonnement, cependant, saute une étape. Avant de se poser la question de savoir si les restrictions étaient justifiées, il faut d’abord déterminer si l’auteur entrait dans le champ d’application du droit, ce qui n’était pas le cas s’il était journaliste. On ne peut donc pas conclure que, dans un cas comme dans l’autre, il y aurait eu une violation. Je ne partage donc pas l’avis selon lequel la réalité d’une violation de l’article 21 a été établie.