Nations Unies

CCPR/C/132/D/2711/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

24 février 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2711/2015 * , **

Communication présentée par :

Olga Pichugina (représentée par un conseil, Roman Kisliak)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteure

État partie :

Bélarus

Date de la communication :

6 mars 2009 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 23 décembre 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

7 juillet 2021

Objet :

Traitement inhumain et dégradant ; conditions de détention

Questions de procédure :

Ratione personae

Questions de fond :

Torture ; peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant ; conditions de détention

Article(s) d u Pacte :

2, 3, 7, 10 (par. 1) et 14 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

3

1.L’auteure de la communication est Olga Pichugina, de nationalité polonaise, née en 1962. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 2, 3, 7, 10 (par. 1) et 14 (par. 1) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 30 décembre 1992. L’auteure est représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1Le 20 avril 2002, l’auteure voyageait à bord d’un train de nuit reliant Moscou à Varsovie lorsqu’à 6 h 30, elle a été arrêtée à Brest (Bélarus) par un agent des douanes pour avoir tenté de faire passer une importante somme d’argent non déclarée d’un côté à l’autre de la frontière. Elle a été placée dans les locaux de garde à vue des services de police du district Lénine, à Brest. Le 22 avril 2002, un enquêteur a ordonné qu’elle soit placée en détention provisoire, mesure qui a été approuvée par le procureur de la province de Brest le jour même. Le même jour, Mme Pichugina a été transférée dans un centre de détention du Comité de sécurité de l’État, où elle a été détenue pendant quelques heures avant d’être transférée de nouveau au centre de détention provisoire no 7 de Brest. Elle a été libérée le 30 avril 2002.

2.2L’auteure affirme avoir été détenue, du 20 au 22 avril 2002, dans les locaux de garde à vue des services de police du district Lénine, dans une cellule de béton située au sous-sol et partagée par cinq autres personnes. La porte de la cellule avait un œilleton par lequel les gardes, tous de sexe masculin, pouvaient les observer, elle et ses compagnons de cellule. L’auteure n’avait ni matelas, ni oreiller ni couverture et devait dormir sur son manteau, étalé sur la grille métallique d’un cadre de lit. La cellule, où il faisait froid, était éclairée d’une lumière rouge allumée vingt-quatre heures sur vingt-quatre, qui empêchait l’auteure de dormir. Elle avait une unique fenêtre, recouverte d’un film plastique qui ne laissait pas passer la lumière du jour. Il y faisait trop sombre pour lire. En outre, la cellule était équipée, pour toutes toilettes, d’un trou dans le sol, sans cloison si bien que l’auteure devait uriner devant les autres détenus. Ces latrines étaient surmontées d’un robinet d’eau froide sans lavabo. L’auteure n’avait ni serviette ni savon. Après le prélèvement de ses empreintes, ses doigts étaient recouverts d’encre noire, mais elle n’a pas pu se laver les mains. La cellule était infestée de rats et d’araignées. Elle n’était pas ventilée et sentait le renfermé.

2.3L’auteure explique en outre avoir été détenue, du 22 au 30 avril 2002, au centre de détention provisoire no 7 dans les conditions suivantes : elle a été placée au rez-de-chaussée dans une cellule de 2,2 sur 6,5 mètres et de 3 mètres de haut ; il y faisait froid ; tout au long de la journée, dans l’ensemble du centre, des fanfares assourdissantes l’empêchaient de parler aux autres détenus ; les compagnons de cellule de l’auteure fumaient en permanence et, la cellule étant mal aérée, l’auteure, qui souffre d’asthme, avait des difficultés respiratoires ; l’auteure avait un matelas, mais pas d’oreiller ni de couverture ; la cellule avait une fenêtre équipée de stores en fer impossibles à ouvrir ; et la lumière bleue qui était allumée en permanence empêchait l’auteure de dormir tout en étant trop faible pour lui permettre de lire. L’auteure avait droit à une heure de promenade par jour, dans une cellule à ciel ouvert. Les gardes qui l’accompagnaient poursuivaient les détenus avec de gros chiens ; l’auteure craignait qu’ils ne les lâchent et qu’elle ne se fasse mordre. L’auteure, parce qu’elle ne cessait de demander à s’entretenir avec un agent du consulat de Pologne et insistait pour que l’on respecte ses droits, a été placée à trois reprises dans un box spécial de 0,7 mètre carré, où il faisait un froid glacial et où elle ne pouvait pas tenir correctement assise. Chaque fois, elle a été forcée d’y rester pendant deux heures. Le 22 avril 2002, elle est tombée malade et les gardes ont dû appeler une ambulance. Les ambulanciers ont constaté qu’elle souffrait d’hypertension (180/110) et d’une hémorragie cérébrale, qu’elle attribue à ses conditions de détention.

2.4Le 11 avril 2008, l’auteure a porté plainte auprès du procureur de la province de Brest, faisant valoir que les conditions dans lesquelles elle avait été détenue, du 20 au 30 avril 2002, dans les locaux de garde à vue des services de police du district Lénine puis au centre de détention provisoire no 7, et la manière dont elle avait été traitée par les gardiens de ces structures avaient violé les droits qui lui étaient reconnus par l’article 7 du Pacte et étaient constitutives de discrimination sexiste. Elle explique que ses griefs ont été rejetés par décision du procureur de la province de Brest, mais ne produit pas de copie de la décision en question.

2.5Toujours le 11 avril 2008, l’auteure a déposé une autre plainte de même nature auprès du chef des services de police de la province de Brest. Dans sa plainte, elle demandait : que l’on ouvre une enquête sur ses conditions de détention et le comportement du personnel des deux établissements concernés ; que l’on améliore les conditions de détention, en particulier des femmes ; que l’on recrute des gardes de sexe féminin pour surveiller les femmes détenues ; qu’on l’indemnise comme il se devait des traitements cruels et inhumains qu’elle avait subis. Le 23 avril 2008, l’auteure a reçu une réponse du chef des services de police du district Lénine ; celui-ci l’informait que la véracité de ses griefs n’avait pas été établie à l’issue de l’enquête interne menée par les services de police et que les conditions de détention dans les locaux de garde à vue étaient conformes aux prescriptions de la législation. Le 7 août 2008, l’auteure a reçu une autre réponse du chef des services de police du district Lénine, qui lui faisait savoir que le centre de garde à vue ne comptait aucune femme au sein de son personnel en 2002 et en 2008. Il ressortait de la lettre que les fouilles corporelles imposées à toutes les nouvelles détenues étaient pratiquées par des policières qualifiées des services de police du district Lénine.

2.6Le 23 mai 2008, l’auteure a saisi le tribunal du district Lénine d’un recours, faisant valoir que les conditions de détention et le comportement des gardes étaient contraires à l’article 7 du Pacte et constitutifs de discrimination sexiste. Le 27 juin 2008, le tribunal a rejeté le recours pour défaut de compétence. Il a fait savoir que, conformément à la loi sur les conditions de détention, les recours concernant des lieux de détention devaient être introduits auprès des services compétents du ministère public.

2.7Le 7 juillet 2008, l’auteure a introduit un recours devant le tribunal de la province de Brest ; le 24 juillet 2008, le tribunal a donné gain de cause à l’auteure et ordonné un nouveau procès.

2.8Le 15 septembre 2008, le tribunal du district Lénine a une nouvelle fois rejeté le recours pour défaut de compétence. Le 20 octobre 2008, le tribunal de la province de Brest, saisi en appel par l’auteure, a confirmé la décision de la juridiction de première instance.

2.9Le 20 novembre 2008, l’auteure a intenté une action en justice contre les services de police du district Lénine et le centre de détention provisoire no 7 pour obtenir réparation des souffrances endurées pendant sa détention, du 20 au 30 avril 2002. Le 29 décembre 2008, le tribunal du district Lénine a conclu que les droits de l’auteure n’avaient pas été violés. Le 2 février 2009, le tribunal de la province de Brest a confirmé la décision du tribunal de première instance.

2.10L’auteure fait observer qu’elle a déposé plusieurs plaintes auprès du parquet pendant sa détention, en 2002, et que ces plaintes sont restées lettre morte. Elle affirme avoir épuisé toutes les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme que les conditions dans lesquelles elle a été détenue du 20 au 30 avril 2002 lui ont causé des souffrances physiques et psychiques et constituent une violation des droits qu’elle tient des articles 7 et 10 (par. 1) du Pacte.

3.2L’auteure affirme également que l’État partie a violé les droits qui lui sont reconnus par les articles 2, 3 et 26 en la plaçant dans un centre où les détenus sont exclusivement surveillés par des gardes de sexe masculin, mesure contraire aux dispositions de la règle 81 de l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (Règles Nelson Mandela).

3.3L’auteure affirme en outre qu’en rejetant ses recours, les tribunaux nationaux ont violé les droits qui lui sont reconnus par l’article 14 (par. 1) du Pacte. Elle fait valoir que les tribunaux bélarussiens ne sont pas indépendants et qu’ils se soumettent à l’exécutif puisque les services judiciaires des autorités municipales sont habilités à enquêter sur des plaintes déposées contre des juges.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.Dans une note verbale datée du 23 février 2016, l’État partie a adressé ses observations sur la recevabilité de la communication. Il affirme reconnaître la compétence du Comité pour recevoir et examiner les plaintes émanant de particuliers relevant de sa juridiction qui se disent victimes de violations des droits qu’ils tiennent du Pacte. Or, l’auteure étant de nationalité polonaise, elle ne relève pas de la juridiction de l’État partie. L’État partie estime donc que la communication de l’auteure est irrecevable.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

5.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2, al. a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.3Le Comité note que, selon l’État partie, la communication est irrecevable, puisque l’auteure, qui est de nationalité polonaise, ne relève pas de sa juridiction. Il rappelle que l’article premier du Protocole facultatif s’applique aux personnes relevant de la juridiction de l’État concerné qui se disent victimes d’une violation par cet État des droits qui leur sont reconnus par le Pacte, quelle que soit leur nationalité. Par conséquent, et puisque pendant la période considérée, l’auteure se trouvait placée dans un centre de détention relevant de la juridiction de l’État partie, il considère que l’article premier du Protocole facultatif ne l’empêche pas d’examiner la présente communication.

5.4Le Comité prend note de l’argument de l’auteure selon lequel, en la déboutant de sa plainte, les tribunaux nationaux ont violé les droits qui lui étaient reconnus par l’article 14 (par. 1) du Pacte. Il relève que l’auteure a soulevé un grief au titre de l’article 14 (par. 1) du Pacte au regard des mêmes événements que ceux dont il était question dans la communication précédente qu’elle avait soumise au Comité en 2007 au motif que les autorités internes ne l’avaient pas déférée devant un juge pendant sa détention, grief qui avait été examiné en 2013 et jugé irrecevable. Le Comité trouve regrettable que l’auteure ne l’ait pas informé d’emblée qu’elle avait précédemment soumis une autre communication concernant les mêmes événements, même si les griefs formulés dans la communication à l’examen et les faits qui y sont présentés diffèrent de ceux soulevés dans sa précédente communication.

5.5Pour ce qui est des allégations de violation des droits que l’auteure tient des articles 2, 3 et 26 du Pacte, le Comité estime que ces griefs n’ont pas été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. En l’absence d’autres éléments utiles dans le dossier, il conclut que cette partie de la communication est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

5.6Le Comité estime que les griefs soulevés par l’auteure au titre des articles 7 et 10 (par. 1) du Pacte concernant ses conditions de détention ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Il les déclare donc recevables et passe à présent à leur examen quant au fond.

Examen au fond

6.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

6.2Le Comité note que l’auteure dit avoir été détenue, du 20 au 22 avril 2002, dans les locaux de garde à vue des services de police du district Lénine, dans une cellule située au sous-sol. L’auteure explique : qu’il y faisait froid et que les conditions d’hygiène y étaient déplorables, puisque la cellule était notamment infestée de rats et d’araignées, n’était pas aérée et sentait le renfermé ; que la cellule était également équipée d’un éclairage allumé en permanence, qui, bien qu’il fût insuffisant, l’empêchait de dormir ; qu’elle n’avait ni matelas, ni oreiller, ni couverture ; que la cellule était également équipée, pour toutes toilettes, d’un trou dans le sol, sans cloison et surmonté d’un robinet d’eau froide sans lavabo. Le Comité note également que, du 22 au 30 avril 2002, l’auteure a été détenue dans le centre de détention provisoire no 7, où les conditions matérielles étaient semblables à celles décrites plus haut. De plus, à trois reprises, et chaque fois pendant deux heures, l’auteure a été placée dans un box de 0,7 mètre carré, trop petit pour qu’elle puisse s’y asseoir le dos droit et où il faisait un froid glacial, parce qu’elle réclamait de voir un représentant du consulat de Pologne. L’auteure affirme que ses conditions de détention lui ont causé des souffrances physiques et psychiques. Plus précisément, le 22 avril 2002, elle est tombée malade, les gardiens ont dû appeler une ambulance et on lui a diagnostiqué une hypertension artérielle et une hémorragie cérébrale, qu’elle attribue à ses conditions de détention.

6.3Le Comité constate que ces allégations concordent avec les observations finales que le Comité contre la torture a adoptées concernant le quatrième rapport périodique de l’État partie, dans lesquelles il se disait profondément préoccupé par la persistance d’informations relatives aux conditions déplorables de détention dans les lieux de privation de liberté, notamment le surpeuplement, la mauvaise qualité de la nourriture, le défaut d’accès à des installations sanitaires de base et l’insuffisance des soins médicaux. Le Comité rappelle que les personnes privées de leur liberté ne doivent pas subir de privations ou de contrainte autres que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté ; elles doivent être traitées avec humanité, conformément aux Règles Nelson Mandela. Il note que l’État partie n’a pas contesté les informations données par l’auteure sur ses conditions de détention, ni communiqué de renseignements à ce sujet. Partant, il accordera le crédit voulu aux allégations de l’auteur, en ce qu’elles sont étayées. Le Comité estime, comme il l’a conclu à maintes reprises au sujet de plaintes similaires dûment étayées, que la détention dans les conditions décrites par l’auteure constitue une violation de son droit d’être traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à l’être humain et est par conséquent contraire aux dispositions de l’article 10 (par. 1) du Pacte, qui traite spécialement de la situation des personnes privées de liberté et étend à ces personnes les garanties générales énoncées à l’article 7. Pour ces raisons, le Comité estime que la détention de l’auteure dans les circonstances décrites constitue une violation des articles 7 et 10 (par. 1) du Pacte.

7.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les éléments dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des articles 7 et 10 (par. 1) du Pacte.

8.Conformément à l’article 2 (par. 3, al. a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteure un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. Le Comité estime qu’en l’espèce, ses constatations sur le fond de la plainte constitue une réparation suffisante de la violation constatée. L’État partie est également tenu de faire le nécessaire pour qu’à l’avenir, des violations analogues ne se produisent pas.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.