Nations Unies

CCPR/C/130/D/3810/2020

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

22 juin 2021

Français

Original : espagnol

Comité des droits de l ’ homme

Décision adoptée par le Comité en vertu du Protocole facultatif, concernant la communication no 3810/2020 * , **

Communication présentée par :

F. E. C. (représentée par des conseils, Manuel Ollé Sesé et Jacinto J. Lara Bonilla)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteure

État partie :

Espagne

Date de la communication :

19 novembre 2019 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 14 août 2020 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision :

6 novembre 2020

Objet :

Droit à un recours utile en cas de violation de l’interdiction de la torture

Question(s) de procédure :

Recevabilité ratione temporis ; abus du droit de présenter une communication ; fondement des allégations

Question(s) de fond :

Néant

Article(s) du Pacte :

2 (par. 1 et 3), 7, 14 (par. 1) et 15 (par. 2)

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 3

1.L’auteure de la communication est F. E. C., de nationalité espagnole, née le 18 janvier 1948. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 2 (par. 1 et 3) et 14 (par. 1) du Pacte, lus conjointement avec l’article 7, et de l’article 15 (par. 2), lu conjointement avec les articles 2 (par. 3) et 14 (par. 1). Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 25 avril 1985. L’auteure est représentée par des conseils.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1L’auteure explique que les événements qui font l’objet de la communication ont eu lieu à l’époque de la dictature sous laquelle l’Espagne a vécu de 1939 à 1975, qui a vu le jour par suite du coup d’État militaire du 18 juillet 1936 dirigé contre le Gouvernement de la Seconde République espagnole. L’opposition entre les putschistes et la résistance a conduit à une violente guerre civile, qui a à son tour abouti à l’instauration de la dictature du général Francisco Franco. La répression et le recours à la violence étaient des piliers fondamentaux, indispensables tant au succès du coup d’État qu’à la survie du régime franquiste lui-même. L’auteure joint à la communication un rapport d’experts dont il ressort que la torture était une pratique courante jusqu’à la fin de la dictature et pendant les années de transition politique vers la démocratie qui ont suivi et que les agents de la force publique y recouraient, en particulier les membres des brigades régionales d’information de la police, qui faisaient office de services de police politique du régime. Selon le même rapport, entre 1975 et 1982, 12 personnes sont mortes des suites des tortures qui leur avaient été infligées par des agents de l’État.

2.2Le 5 octobre 1974, l’auteure a été arrêtée par des membres de la brigade régionale d’enquête sociale au motif qu’elle avait participé à une assemblée de travailleurs organisée dans une paroisse de Madrid, mais a été libérée le jour même. Elle avait assisté à l’assemblée en question en sa qualité de membre de la Ligue communiste révolutionnaire, parti politique auquel elle adhérait depuis 1972.

2.3Le 8 octobre 1974, l’auteure a été arrêtée une deuxième fois, chez elle. Des policiers ont enfoncé la porte de son domicile et l’ont menacée avec une arme et, après l’avoir tirée par les cheveux, l’ont rouée de coups sur l’ensemble du corps. De stress et de peur, l’auteure s’est uriné dessus. Une fois au poste de police, elle a été interrogée et torturée à de nombreuses reprises, notamment par Antonio González Pacheco, alias « Billy el Niño », et d’autres policiers qu’elle n’a pas réussi à identifier. Antonio González Pacheco était connu des membres de l’opposition au régime pour être un tortionnaire particulièrement cruel qui révélait fièrement son identité à ceux qu’il torturait, brandissant son nom pour effrayer les détenus, qui avaient en général entendu parler de ses méthodes.

2.4Pendant les interrogatoires, l’auteure était systématiquement rouée de coups sur l’ensemble du corps, et Antonio González Pacheco mettait un acharnement particulier à la frapper de ses poings. Les policiers lui demandaient si elle connaissait d’autres membres de la Ligue communiste révolutionnaire et tentaient de lui faire donner des noms, lui disant que certains de ses camarades l’avaient dénoncée. Ils la traitaient de « putain », de « salope » et de « rouge » et, à un moment donné, Antonio González Pacheco lui a dit que son mari « s’en tapait une autre ». Les interrogatoires duraient des heures, mais l’auteure n’était pas autorisée à boire de l’eau ou quoi que ce soit d’autre. Pendant son séjour au poste de police, l’intéressée a eu ses règles, et elle s’est uriné dessus à plusieurs reprises au cours des interrogatoires. Pourtant, à aucun moment on ne lui a permis de se laver. L’auteure dit qu’elle a souvent voulu mourir. Le deuxième jour de sa détention dans les geôles de la Direction générale de la sécurité, Antonio González Pacheco s’est à ce point acharné sur elle en l’interrogeant que son système nerveux s’est effondré. Les muscles de son corps se sont raidis et elle s’est retrouvée paralysée avec les bras tendus, les paumes des mains tournées vers le bas et les poings recroquevillés comme des griffes, doigts écartés et phalanges semi-fléchies, tête penchée en arrière en hyperextension cervicale. Cette crise a été provoquée par les souffrances physiques et psychologiques extrêmes causées par les longues heures d’interrogatoire, les volées de coups et les humiliations infligées, le manque de nourriture adéquate et la privation de sommeil. Immédiatement après qu’elle s’est effondrée, l’auteure a été examinée par un médecin, qui lui a administré par voie orale un médicament dont elle ne se souvient plus très bien. À partir de ce moment, les interrogatoires sont devenus moins violents, et chaque fois qu’Antonio González Pacheco entrait dans la pièce, ses collègues lui disaient de partir car sa seule présence provoquait chez l’auteure un stress énorme.

2.5Par une décision du 10 octobre 1974, la Direction générale de la sécurité, qui relevait du Ministère de l’intérieur, a imposé à l’auteure une amende de 200 000 pesetas (environ 1 200 euros) payable à la date de la notification, soit le 11 octobre 1974. Comme l’intéressée n’avait pas les moyens de s’acquitter de cette somme, elle a dû, comme prévu dans la décision, purger une peine d’emprisonnement de soixante jours à compter de son arrestation. Le 11 octobre 1974, elle a été traduite devant le tribunal de l’ordre public no2 et, le 14 octobre 1974, en exécution de la décision susmentionnée, elle a été écrouée au centre pénitentiaire pour femmes de Madrid, où elle est restée jusqu’au 6 décembre 1974.

2.6Le 25 septembre 1975, le tribunal de l’ordre public no2 a condamné l’auteure à deux ans, quatre mois et un jour d’emprisonnement pour association illicite.

2.7Le 23 novembre 1975, le général Franco meurt. Deux jours plus tard, Juan Carlos de Bourbon est proclamé roi d’Espagne et, à cette occasion, une grâce générale est accordée. Le 3 juillet 1976, l’auteure est donc mise en liberté sur ordonnance du tribunal de l’ordre public no 2. Elle n’est jamais retournée en prison.

2.8Le 26 octobre 1977, le Parlement a adopté la loi d’amnistie 46/1977, donnant corps à la politique de l’oubli adoptée par l’État, qui souhaitait tirer un trait sur les crimes internationaux commis pendant la dictature.

2.9Le 14 avril 2010, plusieurs associations ont déposé plainte en Argentine devant le tribunal pénal et correctionnel fédéral no1 pour les crimes contre l’humanité commis pendant la dictature, invoquant le principe de la justice universelle. En 2012, l’auteure s’est associée à la plainte. Le 18 septembre 2013, s’appuyant notamment sur les faits qu’elle avait rapportés, le tribunal argentin a déclaré Antonio González Pacheco coupable de torture, un crime puni par l’article 144 ter (par. 1) du Code pénal. Le tribunal a jugé que les actes commis constituaient des crimes contre l’humanité et que, partant, ils étaient imprescriptibles et soumis au principe de la justice universelle. Le 23 septembre 2013, le tribunal central d’instruction no 5 de l’Audience nationale espagnole a émis un avis positif sur l’extradition demandée par la justice argentine et, le 29 novembre 2013, le Conseil des ministres a donné son accord pour que la procédure soit lancée. Le 30 avril 2014, toutefois, la chambre pénale de l’Audience nationale a rejeté la demande d’extradition au motif que, selon la législation interne, l’action publique était prescrite et la responsabilité pénale de l’intéressé ne pouvait donc plus être engagée.

2.10Le 14 novembre 2017, l’auteure a saisi le tribunal d’instruction de Madrid d’une plainte pour actes de torture constitutifs de crime contre l’humanité visant Antonio González Pacheco et toutes les personnes qui avaient directement ou indirectement participé aux faits dénoncés. La requête était assortie d’un rapport d’experts indiquant que l’auteure avait été soumise, sans aucun doute possible, à des actes de torture physique et psychologique, compte tenu : a) des méthodes utilisées pendant la détention ; b) des indicateurs pertinents ; et c) des normes juridiques applicables. Selon les experts, en outre, les propos de l’intéressée étaient crédibles.

2.11Le 7 février 2018, le tribunal d’instruction no 39 de Madrid a jugé que la responsabilité pénale d’Antonio González Pacheco ne pouvait plus être mise en cause. L’auteure a interjeté appel de cette décision, mais l’Audience provinciale de Madrid l’a déboutée le 1er octobre 2018 motif pris de ce que : a) le principe de légalité emportant la non-rétroactivité de la loi, les faits reprochés à l’intéressé ne pouvaient pas être qualifiés de crimes contre l’humanité alors que ce type de crimes n’était prévu par le droit espagnol que depuis l’adoption de la loi organique 15/2003 du 25 novembre 2003, entrée en vigueur le 1er octobre 2004 ; b) conformément aux articles 131.6 et 132 du Code pénal, l’action publique était prescrite ; c) les faits reprochés relevaient de la loi d’amnistie 46/1977, adoptée le 15 octobre1977 ; et d) ils ne pouvaient pas être constitutifs de crime contre l’humanité car il n’avait pas été démontré qu’ils s’inscrivaient dans le cadre d’une attaque généralisée et systématique, personne d’autre que l’intéressé n’ayant été mis en accusation à raison d’actes similaires.

2.12Le 27 novembre 2018, l’auteure a présenté un recours en amparo contre la décision de l’Audience provinciale de Madrid. Le 18 mars 2019, le Tribunal constitutionnel a refusé d’examiner ce recours au motif qu’il ne soulevait pas de question constitutionnelle particulièrement importante.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure soutient que, en ne menant pas d’enquête et en refusant d’extrader Antonio González Pacheco, l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 2 (par. 1 et 3) et 14 (par. 1) du Pacte, lus conjointement avec l’article 7, et de l’article 15 (par. 2), lu conjointement avec les articles 2 (par. 3) et 14 (par. 1).

3.2L’auteure avance que, en rejetant sa requête au motif que le principe de légalité, la prescription de l’action publique et la loi d’amnistie empêchaient toutes poursuites, l’État partie a porté atteinte aux articles 2 (par. 1 et 3) et 14 (par. 1) du Pacte, lus conjointement avec l’article 7. Selon elle, les faits dénoncés n’ont jamais fait l’objet d’une enquête de la part de la justice espagnole, alors pourtant qu’ils sont constitutifs des crimes internationaux de génocide et de crimes contre l’humanité punis par le Statut de Rome de la Cour pénale internationale du 17 juillet 1998, sur la base des Principes du droit international consacrés par le Statut du Tribunal de Nuremberg et dans le jugement de ce Tribunal. L’obligation de poursuivre en justice les auteurs de crimes contre l’humanité est aussi inscrite dans la résolution 3074 (XXVIII) de l’Assemblée générale. De surcroît, l’Espagne a accepté d’être liée par de nombreux instruments en application desquels elle est tenue de poursuivre les auteurs de crimes internationaux commis sur son territoire. L’auteure estime que les faits dénoncés participent d’actes commis par des agents de l’État constitutifs de crimes au regard des normes impératives du droit international conventionnel et du droit international coutumier, normes qui s’appliquent erga omnes. Elle soutient que, indépendamment de la date de la perpétration des actes reprochés et de celle de l’adoption des instruments internationaux applicables, ces derniers donnent effet aux règles et principes coutumiers internationalement acceptés et reconnus par les États, y compris l’obligation d’enquêter sur les actes de torture. En outre, elle rappelle que, dans des observations finales, le Comité contre la torture s’est déclaré préoccupé par le fait qu’aucune enquête n’a été menée sur les crimes commis pendant la guerre civile et le franquisme parce que ces crimes étaient considérés comme étant soit prescrits, soit couverts par la loi d’amnistie.

3.3L’auteure estime que le rejet de la demande d’extradition constitue une violation des articles 2 (par. 1 et 3) et 14 (par. 1) du Pacte, lus conjointement avec l’article 7. Invoquant l’obligation d’extrader ou de poursuivre (aut dedere aut judicare) inscrite dans le droit international, elle soutient que l’État partie était tenu d’enquêter expressément sur les tortures alléguées et de poursuivre les auteurs. De fait, dans une autre affaire dans laquelle l’Argentine avait demandé l’extradition de personnes reconnues coupables de crimes commis sous le franquisme, un groupe d’experts de l’Organisation des Nations Unies spécialisés dans les droits de l’homme a fait observer que l’État partie était tenu d’extrader les responsables de violations graves des droits de l’homme jusqu’à ce qu’elle prenne des mesures permettant de garantir l’accès à la justice et le droit à la vérité des victimes devant ses propres tribunaux. Partant, l’auteure réaffirme que l’obligation faite aux États de poursuivre les auteurs des crimes internationaux commis sur leur territoire relève du jus cogens et est applicable erga omnes en ce qu’elle trouve son origine non seulement dans les instruments adoptés par la communauté internationale, mais aussi dans la coutume internationale, qui impose sans équivoque aux États de prendre toutes les mesures appropriées pour enquêter sur ces crimes et traduire les responsables en justice. En refusant d’enquêter sur le crime international dénoncé, l’Espagne a donc gravement manqué à l’obligation mise à sa charge.

3.4L’auteure examine ensuite chacun des arguments invoqués par la justice espagnole pour justifier l’absence d’enquête sur les faits et de poursuites ultérieures. En ce qui concerne le principe de légalité, elle souligne que, si les actes constitutifs de crimes contre l’humanité, punis par l’actuel article 607 bis du Code pénal, n’étaient pas encore incriminés en droit interne au moment des faits, ils l’étaient néanmoins déjà en droit pénal international, et il était donc satisfait au principe de la lex certa, qui veut que la loi soit précise, accessible et prévisible. À cet égard, l’auteure rappelle que l’article 15 (par. 2) du Pacte, qui pose le principe de légalité en matière pénale, prévoit que toute personne peut être poursuivie pour des actes considérés comme criminels en droit international. De surcroît, elle avance que, dans le jugement no 16/2005, rendu le 19 avril 2005 dans l’affaire Scilingo, la troisième section de la chambre pénale de l’Audience nationale a dit que l’article 607 bis du Code pénal s’appliquait même aux actes commis avant son entrée en vigueur en ce qu’il visait des comportements punis par le droit pénal international depuis des dizaines d’années et dont l’interdiction faisait partie des normes impératives du droit international (jus cogens), applicables à tous les États. Concernant les faits reprochés à l’accusé, les juges ont de surcroît estimé qu’on ne pouvait considérer que la loi était incertaine ou imprévisible, que ce soit du point de vue de leur interdiction ou de celui de la sanction dont ils étaient passibles. Adolfo Scilingo a été reconnu coupable de crimes contre l’humanité pour l’assassinat de 30 personnes, ainsi que pour des faits de détention illégale et de torture. L’auteure trouve contradictoire que la justice de l’État partie ait appliqué la disposition susmentionnée pour enquêter sur des crimes internationaux donnés et poursuivre et condamner leur auteur, mais ait adopté une démarche inverse en ce qui concerne les crimes dont elle a été victime, à l’égard desquels elle a choisi d’interpréter strictement le principe de légalité au lieu de dûment tenir compte des dispositions de l’article 15 (par. 2) du Pacte. Cette incohérence est d’autant plus grave que les crimes qu’elle dénonce ont été commis sur le territoire espagnol. En conclusion, l’auteure soutient que l’État partie agirait dans le respect du principe de légalité s’il enquêtait sur ces crimes car les dispositions du droit international coutumier et du droit international conventionnel relatives aux crimes contre l’humanité étaient déjà en vigueur au moment des faits.

3.5L’auteure souligne que le principal instrument relatif à la prescription est la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité, adoptée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 26 novembre 1968. Elle ajoute que le Statut de Rome de la Cour pénale internationale prévoit, en son article 29, que les crimes relevant de la compétence de la Cour ne se prescrivent pas. Selon elle, la Convention de 1968 cristallise un principe général qui existe au moins depuis le Statut de Nuremberg. En outre, la Cour européenne des droits de l’homme a confirmé que les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles quelle que soit la date à laquelle ils ont été commis. Dans l’arrêt Kononov, la Cour a estimé que, en 1944, il existait déjà une base juridique internationale suffisamment claire pour poursuivre les auteurs de crimes de guerre qui n’étaient pas couverts par les dispositions du droit interne relatives à la prescription et n’étaient pas non plus prescrits par le droit international. Dans l’arrêt Mocanu et autres c. Roumanie, la Grande Chambre a rappelé que, « en matière de torture ou de mauvais traitements infligés par des agents de l’État, l’action pénale ne devrait pas s’éteindre par l’effet de la prescription, de même que l’amnistie et la grâce ne devraient pas être tolérées dans ce domaine », et « que les obligations procédurales (...) de la Convention peuvent difficilement être considérées comme respectées lorsqu’une enquête s’achève, comme en l’espèce, par l’effet de la prescription de la responsabilité pénale due à l’inactivité des autorités ».

3.6L’auteure rappelle que l’application de la loi d’amnistie a été critiquée par différents mécanismes de l’Organisation des Nations Unies, à savoir le Comité des disparitions forcées, le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires, le Rapporteur spécial sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non‑répétition et le Comité des droits de l’homme. Elle fait observer que, dans son arrêt du 27 février 2012, le Tribunal suprême a conclu que les lois d’amnistie, en ayant pour effet d’exclure la responsabilité pénale des auteurs des faits visés, peuvent être considérés comme restreignant, voire niant, le droit des victimes à un recours utile en cas de violation de leurs droits. En outre, elle rappelle que, selon l’arrêt rendu par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Mocanu et autres c. Roumanie (par. 346), l’amnistie ne devrait pas s’appliquer aux actes de torture commis par des agents de l’État.

3.7Pour toutes les raisons qui précèdent, l’auteure estime que l’État partie était tenu d’enquêter sur les allégations de torture et de poursuivre son tortionnaire présumé et que, en n’enquêtant pas sur les faits dénoncés et en refusant d’extrader l’intéressé, il a porté atteinte aux articles 2 (par. 1 et 3) et 14 (par. 1) du Pacte, lus conjointement avec l’article 7 du Pacte, ainsi qu’à l’article 15 (par. 2), lu conjointement avec les articles 2 (par. 1) et 14 (par. 1).

3.8L’auteure prie le Comité de recommander à l’État partie : a) de mener une enquête effective sur les violations graves des droits de l’homme dénoncées, qui remontent à 1974, et d’établir la responsabilité pénale des auteurs ; b) d’appliquer véritablement, en l’espèce, les dispositions de l’article 15 (par. 2) du Pacte ; c) de dire que les crimes reprochés sont imprescriptibles ; d) de dire que la loi d’amnistie de 1977 n’a pas pour effet d’empêcher les autorités d’enquêter sur ces crimes et de juger les responsables ; e) de publier ses conclusions dans les journaux officiels.

3.9L’auteure explique que le laps de temps qui s’est écoulé entre la commission des faits et la saisine de la justice argentine, puis de la justice espagnole, est dû à plusieurs éléments, au premier rang desquels la loi d’amnistie 46/1977 et la politique de « réconciliation nationale », que l’État a imposée à la société tout entière en la présentant comme un élément indispensable à la transition démocratique et au développement du pays. À cet égard, l’auteure déclare qu’elle a toujours eu l’impression que l’État n’était pas le moins du monde disposé à offrir réparation pour les crimes commis pendant la dictature. Vingt ans après la chute du régime seulement, lorsque la société civile a commencé à revendiquer la pleine reconnaissance des crimes commis sous le franquisme, les conditions étaient réunies pour que certaines victimes, comme elle, déposent plainte en Espagne ou à l’étranger en vertu du principe de justice universelle. Or, en 2006, quand le juge Garzón, qui siégeait alors à l’Audience nationale, a commencé à enquêté sur des allégations de crimes commis pendant la dictature, il a été accusé d’abus de pouvoir, bien qu’il ait été acquitté par la suite. En outre, l’auteure rappelle que la loi d’amnistie continue d’être appliquée aujourd’hui, dans le droit fil de l’arrêt rendu par le Tribunal suprême le 27 février 2012. C’est d’ailleurs cet arrêt qui lui a fait comprendre qu’elle ne pourrait pas obtenir justice dans son pays et qui l’a décidée à s’associer à la plainte déposée devant la justice argentine. L’auteure affirme que sa volonté de dénoncer les faits était claire et sans équivoque, mais ce n’est que lorsque le mouvement de « récupération de la mémoire » a véritablement pris forme au sein de la société civile qu’elle a pu, avec son aide, accéder à la justice. Elle avance qu’elle n’abuse pas du droit de présenter une communication car, s’il s’est effectivement écoulé un certain laps de temps entre la commission des faits et le dépôt de sa plainte initiale, le Comité n’a pas été saisi plus de neuf mois après que les recours internes ont été épuisés. À cet égard, elle rappelle que la décision de juger la communication Hincapié Dávila c . Colombie irrecevable au motif qu’elle avait été présentée trop tardivement a suscité une opinion dissidente, ce qui montre que la question des délais ne fait pas l’unanimité parmi les membres du Comité.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

4.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

4.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

4.3Le Comité note que l’auteure soutient que l’État partie était tenu, en application du Pacte, d’enquêter sur les actes de torture dont elle a été victime en octobre 1974, de poursuivre les responsables et de faire droit à la demande d’extradition de son tortionnaire présumé vers l’Argentine. Il note également, toutefois, que l’intéressée a attendu 2012 pour saisir un tribunal, et de surcroît un tribunal étranger, et n’a pas engagé de procédure dans l’État partie avant le 14 novembre 2017. En outre, il constate que l’auteure tire argument du fait que la loi d’amnistie 46/1977 faisait obstacle à la saisine de la justice espagnole, mais a néanmoins attendu 2019, soit trente-quatre ans après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif, en 1985, pour présenter une communication.

4.4Le Comité rappelle que, s’il n’y a pas de délai officiel pour présenter une communication au titre du Protocole facultatif, l’article 99 (al. c)) de son règlement intérieur dispose : « En principe, un abus du droit de présenter une communication ne peut pas être invoqué pour fonder une décision d’irrecevabilité ratione temporis au motif de la présentation tardive de la plainte. Toutefois, il peut y avoir abus du droit de plainte si la communication est soumise cinq ans après l’épuisement des recours internes par son auteur ou, selon le cas, trois ans après l’achèvement d’une autre procédure internationale d’enquête ou de règlement, sauf s’il existe des raisons justifiant le retard compte tenu de toutes les circonstances de l’affaire [...]. ». Il rappelle également que, selon sa jurisprudence, il y a abus du droit de présenter une communication quand il s’est écoulé une période exceptionnellement longue entre la perpétration des crimes dénoncés ou l’épuisement des recours internes, d’une part, et la présentation de la communication, d’autre part, sans que le délai soit suffisamment justifié.

4.5Le Comité constate que trente-huit années se sont écoulées entre les actes de torture allégués et la première action en justice intentée par l’auteure en Argentine. S’il prend note de l’argument selon lequel l’auteure a toujours eu l’impression que l’État partie n’était pas disposé à réparer les crimes commis pendant la dictature, il estime néanmoins que l’intéressée n’a pas démontré en quoi cela l’avait empêchée de saisir la justice, comme elle a du reste fini par le faire alors que la position des autorités n’avait pas manifestement changé. Il conclut que le délai de quarante ans qui s’est écoulé entre le déroulement des faits, en 1974, et la présentation de la communication n’est pas suffisamment justifié, en conséquence de quoi la communication ne satisfait pas aux conditions de recevabilité ratione temporis posées à l’article 99 de son règlement intérieur et est irrecevable.

4.6Le Comité constate que le grief de violation de l’obligation de poursuivre et de punir un tortionnaire présumé et d’extrader l’intéressé vers l’Argentine découle des allégations selon lesquelles l’auteure a été victime de tortures en octobre 1974, soit près de trois ans avant l’entrée en vigueur du Pacte pour l’État partie (le 27 juillet 1977) et près de dix ans avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif (le 25 avril 1985). Il prend note de la thèse de l’auteure selon laquelle les actes dénoncés constituent des crimes au regard du droit international conventionnel et du droit international coutumier et l’absence d’enquête à leur sujet va à l’encontre des normes du jus cogens, qui s’appliquent erga omnes. Selon l’intéressée, indépendamment de la date de la perpétration des actes reprochés et de celle de l’adoption des instruments internationaux applicables, ces derniers donnent effet aux règles et principes du droit coutumier internationalement acceptés et reconnus par les États, parmi lesquels l’obligation d’enquêter sur les actes de torture.

4.7Le Comité fait observer que l’article premier du Protocole facultatif lui donne compétence pour examiner les allégations de violation de l’un quelconque des droits énoncés dans le Pacte, mais qu’il n’est pas de son ressort de se pencher sur les allégations de violation des règles de droit international autres que celles consacrées par cet instrument, ni sur le non-respect de l’obligation d’enquêter sur ces violations. Le Comité rappelle en outre qu’il n’est pas compétent ratione temporis pour examiner les griefs concernant des violations antérieures à l’entrée en vigueur du Pacte pour l’État partie, sauf si les violations en question se poursuivent après l’entrée en vigueur du Pacte et du Protocole facultatif pour l’État partie. Aux termes de l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, les États parties s’engagent à « garantir que toute personne dont les droits et libertés reconnus dans le présent Pacte auront été violés disposera d’un recours utile ». Toutefois, le droit à un recours utile naît lorsque la violation s’est produite, ou a été établie prima facie, après l’entrée en vigueur du Pacte et du Protocole facultatif, et ne peut s’appliquer aux actes survenus avant l’entrée en vigueur de ces instruments que dans certaines circonstances, à savoir lorsque la violation se poursuit ou la qualité de victime de l’auteur a été reconnue après l’entrée en vigueur du Pacte et du Protocole facultatif.

4.8Le Comité constate que l’Espagne est devenue liée par l’article 7 du Pacte en 1977 seulement et qu’un manquement à l’obligation faite par cette disposition n’aurait pas pu faire l’objet d’une communication avant 1985, année où le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie. Étant donné qu’un laps de temps considérable s’est écoulé depuis les événements de 1974 et que l’Espagne n’a jamais depuis lors officiellement reconnu que les droits que l’auteure tient du Pacte avaient été violés, le Comité ne saurait conclure qu’en 1985, après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie, celui-ci avait l’obligation d’enquêter sur les allégations de torture formulées par l’intéressée. Partant, le Comité estime qu’il n’est pas compétent ratione temporis pour examiner le grief que l’auteure tire de l’article 2 (par. 1 et 3) du Pacte, lu conjointement avec l’article 7, à savoir que l’État partie n’a pas dûment enquêté sur les actes de torture dont elle aurait été victime.

4.9Le Comité constate que le grief que l’auteure tire de l’article 14 du Pacte, qui a trait au rejet de la demande de recours en amparo, repose sur des allégations qui sont sensiblement les mêmes que celles qui fondent le grief tiré de l’article 2 (par. 3) du Pacte, lu conjointement avec l’article 7. Partant, il estime que la question de savoir si l’État partie a manqué aux obligations qui lui sont faites par l’article 14 n’est pas distincte de celle de savoir si les droits que l’auteure tient de l’article 2 (par. 3) ont été violés. et qu’il n’est donc pas nécessaire d’examiner séparément le grief fondé sur l’article 14 du Pacte.

4.10Le Comité constate que le grief que l’auteure tire de l’article 15 (par. 2) du Pacte, lu conjointement avec les articles 2 (par. 3) et 14 (par. 1), repose sur l’argument selon lequel les dispositions de l’article 15 (par. 2) s’appliquent à son tortionnaire présumé. Il estime que ce grief ne concerne pas les droits de l’auteure, et le déclare donc incompatible ratione personae avec les dispositions de l’article 2 du Protocole facultatif.

5.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard des articles 1er, 2 et 3 du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteure.