Nations Unies

CCPR/C/133/D/2726/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

17 janvier 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Décision adoptée par le Comité au titre du Protocole facultatif, concernant la communication no 2726/2016 * , ** , ***

Communication soumise par :

A. P. (représentée par un conseil, Leila Ramazanova)

Victime(s) présumée(s) :

S. P.

État partie :

Kazakhstan

Date de la communication :

5 janvier 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 12 février 2016 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision :

29 octobre 2021

Objet :

Peine ou traitement inhumain ou dégradant ;enquête efficace

Question(s) de procédure :

Recevabilité ratione temporis

Question(s) de fond :

Peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant

Article(s) du Pacte :

6 (par. 1) et 7, lus seuls et conjointement avec les articles 2 (par. 3), 9, 10 (par. 1), 14 (par. 1 et 2) et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

1er

1.L’auteure de la communication est A. P., de nationalité kazakhe, née en 1964, mère de S. P. (décédé). Elle affirme que l’État partie a violé les droits qui étaient reconnus à son fils par les articles 6 (par. 1) et 7 lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3), et par l’article 9, l’article 10 (par. 1), l’article 14 (par. 1 et 2) et l’article 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 30 septembre 2009. L’auteure est représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1Le 25 avril 2004 vers 6 heures du matin, le fils de l’auteure a été arrêté par des policiers, qui souhaitaient contrôler son identité. À 11 h 15 le même jour, l’intéressé, escorté par des policiers, a été admis aux urgences d’un hôpital, où il a été examiné par un médecin, qui a constaté qu’il présentait un traumatisme crânien et des hématomes au front. Une analyse de sang n’a révélé aucun signe d’alcoolisation.

2.2Le 28 avril 2004, le fils de l’auteure a été inculpé de coups et blessures graves sur le fondement de l’article 103 (par. 1) du Code pénal kazakh. Le 24 mai 2004, M. P. a porté plainte pour torture auprès des services de police et du parquet du district Almalinsky. Il affirmait avoir été frappé à la tête immédiatement après avoir été placé en détention. Le 23 juin 2005, le conseil de M. P. a déposé une plainte du même ordre.

2.3Le 18 mai 2005, M. P. ayant précédemment été déclaré schizophrène, l’enquêteur a ordonné qu’il soit soumis à un examen psychiatrique. L’examen a permis d’établir que le fils de l’auteure souffrait d’une maladie mentale grave au moment où les faits présumés avaient été commis.

2.4Le 6 juin 2005, l’enquêteur a demandé au tribunal d’ordonner l’internement d’office de M. P. en service de psychiatrie pour traitement. Le 27 juillet 2005, lors d’une audience à huis clos, le tribunal du district Almalinsky a fait droit à la demande. Il a exonéré le fils de l’auteure de sa responsabilité pénale et a ordonné qu’il soit transféré d’office dans un service de psychiatrie pour y être soigné. Le 1er septembre 2005, le tribunal municipal d’Almalinsky a confirmé la décision. Le 8 mai 2007, le tribunal de district de Talgar a ordonné la poursuite des soins, estimant que M. P. représenterait certainement un danger pour lui-même et pour autrui s’il était libéré.

2.5Le 24 septembre 2007, M. P. est décédé dans les locaux du service de psychiatrie. L’acte de décès indiquait qu’il était mort d’une embolie pulmonaire et d’un infarctus du myocarde. L’auteure a demandé à l’hôpital de lui fournir un compte rendu des antécédents médicaux de son fils avant sa mort, ainsi que le rapport d’autopsie, mais il n’a pas été donné suite à sa demande.

2.6Le 31 juillet 2009, à la demande de l’auteure, le tribunal de district de Talgar a ordonné que le corps de M. P. soit exhumé. Il n’a toutefois pas été procédé immédiatement à l’exhumation. Il a fallu attendre le 15 janvier 2013 pour que le corps soit exhumé, après qu’il eut été décidé à maintes reprises de classer et de rouvrir l’enquête menée sur les circonstances exactes du décès de M. P.. En raison du temps écoulé entre le décès de M. P. et l’exhumation celle-ci n’a pas permis de déterminer la cause de sa mort.

2.7L’auteure affirme qu’elle et son conseil, agissant en son nom et en celui de son fils, ont déposé, tant avant qu’après le décès de M. P., de nombreuses plaintes auprès du parquet et des tribunaux. Ceux-ci n’ont tenu compte d’aucune de ces plaintes, auxquelles ils n’ont pas donné suite. L’auteure estime donc avoir épuisé toutes les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme que son fils a subi de mauvais traitements au moment de son arrestation, qu’on ne lui a pas garanti des conditions de détention sûres pendant son internement au service de psychiatrie, et qu’il a été arbitrairement privé de la vie, en violation des articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte, lus seuls et conjointement avec l’article 2 (par. 3).

3.2L’auteure avance que les conditions de détention de son fils dans le service de psychiatrie constituaient une violation de l’article 10 (par. 1) du Pacte.

3.3L’auteure soutient en outre que les tribunaux nationaux n’ont pas examiné les faits de l’espèce, en violation des articles 14 (par. 1 et 2) et 26 du Pacte, et ont choisi d’ordonner l’internement d’office de son fils pour traitement sans apprécier s’il était ou non coupable.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note verbale datée du 29 mars 2016, l’État partie a transmis ses observations sur la recevabilité de la communication.

4.2L’État partie avance que, dans son ensemble, la communication est irrecevable ratione temporis. Il fait observer que ni M. P. ni son conseil ne se sont plaints de mauvais traitements dans le cadre de la procédure pénale intentée devant les tribunaux nationaux. Il affirme en outre que les documents ayant trait à la procédure pénale engagée contre M. P. ont été détruits une fois expiré le délai légal de conservation, fixé à trois ans.

4.3L’État partie fait valoir en outre que l’autopsie pratiquée le 23 octobre 2007 sur le corps du fils de l’auteure n’a pas permis d’établir que celui-ci n’était pas mort de cause naturelle. Il est indiqué dans l’acte de décès que le décès a été causé par une embolie pulmonaire et un infarctus du myocarde à la phase aiguë. Entre 2008 et 2013, plusieurs enquêtes et examens médicaux ont été réalisés comme suite aux plaintes déposées par l’auteure concernant les traitements médicaux inadaptés qui auraient été administrés à son fils. Le rapport médical du 11 mars 2013 n’indique pas la cause exacte de la mort, qui n’a pas pu être établie compte tenu du temps écoulé depuis le décès. Il y est néanmoins indiqué que le corps du défunt ne présente pas de lésions corporelles, et que l’on n’y a décelé aucune présence d’alcool ni de drogue. Le 17 avril 2013, les autorités nationales ont refusé d’ouvrir une enquête judiciaire sur le décès de M. P.. Cette décision a été confirmée par les tribunaux nationaux les 24 juin et 12 juillet 2013. L’État partie fait observer qu’une enquête préliminaire a été ouverte le 18 mars 2016 sur les mauvais traitements dont M. P. aurait été victime. Il soutient en outre que l’auteure et son conseil ont été informés qu’ils pouvaient accéder au dossier médical de M. P. et le consulter.

4.4L’État partie conclut que la communication de l’auteure est irrecevable au regard de l’article 3 du Pacte et de l’article 99 (al. d) et f)) du Règlement intérieur du Comité.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Le 31 janvier 2017, l’auteure a fait parvenir ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication.

5.2L’auteure avance que la communication est recevable ratione temporis puisque la décision la plus récente de ne pas engager de poursuites pénales comme suite au décès de M. P. a été rendue le 17 avril 2013. Elle fait observer que les violations présumées du Pacte ont un caractère continu et qu’elles ont continué d’avoir des conséquences plus de quatre ans après la ratification du Protocole facultatif par l’État partie.

5.3L’auteure réaffirme que l’avocat de son fils a porté plainte pour mauvais traitements auprès des autorités nationales. Elle fait valoir également que l’État partie ne peut réfuter ses allégations concernant les mauvais traitements dont son fils a été victime, puisque le corps de celui-ci a été exhumé sept ans après son décès et que le dossier judiciaire concernant les poursuites pénales intentées contre lui a été détruit.

Observations complémentaires de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

6.1Dans une note verbale datée du 7 juillet 2017, l’État partie a fait parvenir ses observations concernant la recevabilité et le fond de la communication. Il rappelle les faits, ainsi que sa position quant à l’irrecevabilité ratione temporis de la communication.

6.2L’État partie fait observer en outre que, le 27 juillet 2005, le tribunal du district Almalinsky a dûment examiné les accusations portées contre le fils de l’auteure. Il a retenu que, le 25 avril 2005, M. P. avait agressé un groupe de personnes et grièvement blessé l’une d’entre elles à l’arme blanche.

6.3L’État partie conteste les allégations de l’auteure selon lesquelles M. P. aurait porté plainte pour mauvais traitements le 24 mai 2004. Ni cette plainte ni aucune décision qui aurait été prise à son sujet n’est consignée dans les registres des autorités nationales compétentes. Les registres des courriers reçus en 2004 et 2005 ont été détruits. Le 18 mars 2016, le parquet du district d’Almaty a ouvert une enquête sur les mauvais traitements dont M. P. aurait été victime. Le 18 mai 2016, l’enquête a été classée sans suite. L’État partie fait valoir qu’à l’audience, le fils de l’auteure ne s’est pas plaint de ces mauvais traitements et a refusé de s’exprimer. Qui plus est, une enquêtrice chargée de l’affaire qui a été interrogée par le tribunal de première instance a déclaré que M. P. s’était volontairement cogné la tête contre une porte en métal au moment de son arrestation.

Commentaires de l’auteure sur les observations complémentaires de l’État partie

7.Le 6 août 2017, l’auteure a transmis ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond de la communication. Elle rappelle les faits de l’espèce et ses déclarations antérieures. Elle fait valoir, en particulier, que ses griefs sont recevables ratione temporis, les violations présumées ayant un caractère continu.

Observations complémentaires des parties

De l’État partie

8.Dans une note verbale datée du 2 octobre 2017, l’État partie a réaffirmé sa position concernant l’irrecevabilité ratione temporis de la communication. Il a fait valoir, en outre, que l’auteure n’avait produit aucun élément crédible à l’appui de ses allégations au sujet des mauvais traitements dont son fils aurait été victime. Il affirme que M. P. a été correctement pris en charge par le service de psychiatrie et qu’il est mort de causes naturelles. Il affirme également que l’auteure n’a pas introduit de recours contre la décision, prise le 18 mai 2016, de classer sans suite l’enquête judiciaire sur le décès de son fils.

De l’auteure

9.Le 9 août 2018, l’auteure a réaffirmé sa position. Elle fait valoir que, bien que le décès de son fils ait eu lieu avant la ratification du Protocole facultatif par l’État partie, elle a cherché activement à faire en sorte qu’une enquête judiciaire soit ouverte jusqu’en août 2013. Elle avance également que les autorités ont délibérément retardé l’autopsie de son fils et détruit les pièces du dossier pour dissimuler les mauvais traitements qu’il avait subis. Enfin, l’auteure affirme n’avoir reçu la décision de classement sans suite du 18 mai 2016 que le 10 juillet 2017. Du reste, elle juge inutile d’introduire un recours contre cette décision étant donné qu’à ce stade, une enquête ne donnerait rien, trop de temps s’étant écoulé depuis le décès de son fils.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

10.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

10.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

10.3Le Comité note que la violation présumée des articles 14 (par. 1 et 2) et 26 du Pacte, concernant la procédure pénale intentée contre le fils de l’auteure, a eu lieu avant le 30 septembre 2009, date d’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie. Il fait observer qu’il est incompétent ratione temporis pour examiner des allégations de violations du Pacte qui se seraient produites avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour un État partie, sauf si ces violations ont persisté après cette date ou ont continué à produire des effets qui en eux-mêmes constituent une violation du Pacte ou la reconnaissance d’une violation antérieure. À ce propos, il prend note des allégations formulées par l’auteure au titre des articles 14 (par. 1 et 2) et 26 du Pacte, allégations selon lesquelles les tribunaux nationaux n’ont pas examiné les faits de l’espèce et ont choisi d’ordonner l’internement d’office du fils de l’auteure pour traitement sans apprécier s’il était ou non coupable. Il note cependant que ladite procédure interne a été conduite à son terme avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie et, en conséquence, il conclut que ces allégations sont irrecevables ratione temporis au regard de l’article premier du Protocole facultatif.

10.4Le Comité prend note des griefs soulevés par l’auteure au titre des articles 6 (par. 1), 7, 9 et 10 (par. 1) du Pacte au sujet des mauvais traitements dont son fils aurait été victime lors de son arrestation, des conditions insuffisantes dans lesquelles il était interné au service de psychiatrie et des soins médicaux inadaptés qui lui étaient prodigués, lesquels seraient à l’origine de son décès. Il prend note de l’argument de l’État partie selon lequel les faits se sont déroulés avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie et ne relèvent donc pas de la compétence ratione temporis du Comité. Le Comité rappelle à nouveau sa jurisprudence dont il ressort qu’il ne peut examiner des allégations de violations du Pacte survenues avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie concerné que si ces violations se poursuivent après cette date ou continuent de produire des effets qui en eux‑mêmes constituent une violation du Pacte. Il considère qu’une violation présumée a un caractère continue lorsqu’il y a « perpétuation, par des actes ou de manière implicite, après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif, de violations commises antérieurement par l’État partie ». Le Comité ne considère pas que des faits isolés de mauvais traitements entraînent une violation continue du Pacte, même lorsque ces faits continuent d’avoir des conséquences au‑delà de la date d’entrée en vigueur du Pacte ou du Protocole facultatif. En l’espèce, il observe que les mauvais traitements allégués et la détention du fils de l’auteure au service de psychiatrie, où il est finalement décédé en septembre 2007, ont eu lieu avant le 30 septembre 2009, date à laquelle le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie. En conséquence, le Comité considère que les allégations formulées par l’auteure sont irrecevables ratione temporis au regard de l’article premier du Protocole facultatif.

10.5Enfin, le Comité prend note des griefs soulevés par l’auteure au titre de l’article 2 (par. 3) du Pacte, invoqué conjointement avec les articles 6 (par. 1) et 7, dont il croit comprendre qu’ils concernent la violation continue découlant du fait que les mauvais traitements qui auraient été infligés à son fils et le décès de celui-ci n’ont pas donné lieu à une enquête digne de ce nom. Le Comité rappelle que les événements qui sont susceptibles d’avoir constitué des violations graves des articles 6 (par. 1) et 7 du Pacte et à l’égard desquels des recours auraient pu être introduits ne relèvent pas de sa compétence ratione temporis. Cela étant, l’article 2 (par. 3) du Pacte peut, dans certaines circonstances, donner lieu à une obligation continue d’enquêter sur des violations commises avant l’entrée en vigueur du Pacte. Le Comité doit déterminer si de telles circonstances existent en l’espèce. Pour ce faire, il juge nécessaire de déterminer si la plupart des principaux actes d’enquête ont eu lieu ou auraient dû avoir lieu avant ou après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie.

10.6Le Comité prend note des allégations de l’auteure selon lesquelles son fils aurait été frappé à la tête lors de son arrestation en avril 2004 et n’aurait pas porté plainte pour mauvais traitements avant le 24 mai 2004. L’État partie conteste ces allégations et affirme que ni M. P. ni son conseil ne se sont plaints de mauvais traitements dans le cadre de la procédure pénale intentée contre l’intéressé devant les autorités nationales. Le Comité prend note en outre des arguments de l’État partie selon lesquels il n’existe pas trace de plaintes concernant les événements qui se sont produits en 2004 et 2005, et qu’entre 2008 et 2013, plusieurs enquêtes et examens médicaux ont été réalisés et les enquêtes ont finalement été abandonnées. Or, qu’une plainte ait été ou non effectivement formulée auprès des autorités compétentes, le Comité observe que celles-ci étaient tenues d’agir d’office pour déterminer l’origine des blessures visibles que présentait le fils de l’auteure. Il note toutefois que tous les principaux actes de procédure auraient dû être effectués peu après les faits et donc plusieurs années avant la ratification du Protocole facultatif par l’État partie. Il relève à ce propos que, si certains actes de procédure ont été accomplis après 2009, ces actes étaient vains, puisque toutes les preuves et tous les documents ayant trait à l’affaire avaient été détruits, comme l’auteure l’indique dans sa lettre. Le Comité considère également, concernant les griefs que l’auteure tire des conditions insuffisantes dans lesquelles son fils aurait été interné au service de psychiatrie et des soins médicaux inadaptés qui lui auraient été prodigués, que seule la première autopsie, pratiquée sur le corps de M. P. en 2007, avait donné des résultats crédibles, mais que la conclusion à laquelle elle avait abouti était que M. P. était décédé de causes naturelles. Le Comité note que les examens pratiqués par la suite sur la dépouille de M. P. n’avaient pas permis d’apporter des éléments nouveaux dignes de foi, compte tenu du temps écoulé depuis le décès. Au vu des éléments versés au dossier, le Comité n’est pas en mesure, dans les circonstances particulières de l’espèce, de conclure que les violations présumées ont donné lieu, pour l’État partie, à une obligation continue d’enquêter après la ratification du Protocole facultatif. Le Comité déclare donc cette partie de la communication irrecevable ratione temporis au regard de l’article premier du Protocole facultatif.

11.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard de l’article premier du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteure de la communication.

Annexe

Opinion conjointe (dissidente) de Arif Bulkan, Marcia V. J. Kran et Hélène Tigroudja

1.Nous regrettons de ne pas pouvoir souscrire à l’opinion de la majorité des membres du Comité, qui a conclu à l’irrecevabilité de la communication, en particulier concernant le grief soulevé par l’auteure au titre de l’article 6 (par. 1), lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), au sujet des conditions insuffisantes dans lesquelles son fils a été interné au service de psychiatrie et des soins médicaux inadaptés qui lui ont été prodigués, qui ont entraîné son décès le 24 septembre 2007. Si le principe général de non-rétroactivité des traités codifié par l’article 29 de la Convention de Vienne sur le droit des traités s’applique, il est clair également qu’il existe des exceptions bien établies à l’incompétence ratione temporis. Nous ne sommes pas d’accord avec le refus de la majorité d’appliquer ces exceptions aux faits de l’espèce ; un refus qui pourrait avoir pour conséquence d’amoindrir l’obligation incombant aux États d’enquêter sur les mauvais traitements et les décès, en particulier lorsque les victimes sont des personnes en situation de vulnérabilité, comme c’est le cas des personnes handicapées.

2.La position habituelle du Comité, que celui-ci rappelle dans ses constatations chaque fois qu’il l’a juge pertinente et applicable, est qu’il est empêché ratione temporis d’examiner des allégations de violations du Pacte qui se seraient produites avant l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour un État partie (la « date critique »). Cette incompétence temporelle ne vaut pas lorsqu’une violation se poursuit après la date critique ou continue à avoir des effets qui, en eux-mêmes, constituent une violation du Pacte, ou lorsqu’il y a perpétuation, après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif, d’une violation commise antérieurement. Dans la décision rendue en l’espèce, la majorité a estimé que tant les mauvais traitements allégués que l’internement du fils de l’auteure au service de psychiatrie, où il est finalement décédé en septembre 2007, étaient antérieurs à la date pertinente (voir supra, par. 10.4). Elle en a conclu que le grief était irrecevable ratione temporis. Dans cette analyse, il n’a pas été envisagé que l’une de ces exceptions puisse s’appliquer, et la question n’a pas été posée de savoir, en particulier, si l’État partie avait une obligation continue d’enquêter sur les allégations de mauvais traitements et sur le décès du fils de l’auteure, survenu alors que celui‑ci était interné dans un établissement psychiatrique.

3.La majorité a jugé que ne s’appliquait pas en l’espèce une exception bien établie au principe de non-rétroactivité de la compétence du Comité découlant d’une obligation procédurale continue et détachable d’enquêter sur les violations survenues avant l’entrée en vigueur du Pacte. Pour statuer ainsi, la majorité a fait valoir (supra, par. 10.6) que tous les principaux actes de procédure « auraient dû être effectués peu après les faits » et donc certainement « plusieurs années » avant que l’État partie ne ratifie le Protocole facultatif en septembre 2009 ; les actes de procédure accomplis après septembre 2009 ont été considérés comme vains et n’ont pas été pris en considération par la majorité. Le raisonnement suivi par la majorité ne concorde pas avec l’examen des faits. La communication n’a été jugée irrecevable que parce qu’il n’a pas été tenu compte de certains éléments pertinents soumis par l’auteure, que l’État partie n’a pas commentés, mais qui précisément placent cette communication dans le champ de la compétence du Comité.

4.En ce qui concerne la nature de la violation elle-même, il est loin d’être établi que les mauvais traitements qu’a subis le fils de l’auteure ont été des faits isolés et uniques. Outre les circonstances de son arrestation le 25 avril 2004, qui l’ont conduit à être admis, plus tard le même jour, aux urgences d’un hôpital, où il a été constaté qu’il présentait « un traumatisme crânien et des hématomes au front » (supra, par. 2.1), à compter d’une certaine date en 2005 et jusqu’à sa mort, le fils de l’auteure a été interné d’office dans un service de psychiatrie dans des circonstances douteuses. L’auteure s’est plainte que la sécurité de son fils n’avait pas été garantie pendant son internement en psychiatrie. Elle avait déjà commencé à dénoncer cette situation avant que son fils décède, mais en vain. Après la mort de son fils, l’auteure a demandé à avoir accès à son dossier médical et au rapport d’autopsie, mais ses demandes ont été rejetées et les dossiers ne lui ont pas été communiqués. L’auteure a persisté dans ses demandes et, à compter du décès de son fils et jusqu’en 2013, c’est-à-dire sur une période débutant avant la date critique et s’étendant au-delà de cette date, il a été décidé « à maintes reprises » de classer et de rouvrir l’enquête menée sur les circonstances exactes de la mort de son fils. Ainsi, la décision de procéder à une enquête a été entravée et finalement bloquée pendant plus de cinq ans, de sorte que lorsque le corps du fils de l’auteure a finalement été exhumé, il n’a pas été possible de procéder à un examen médico-légal approprié, en raison du temps qui s’était écoulé.

5.Comme il est dit plus haut, lorsqu’une violation présumée a lieu avant la date critique, le Comité se déclare néanmoins compétent si, après cette date, il y a « perpétuation » de la violation commise antérieurement. Dans l’affaire Tyan c. Kazakhstan, l’auteur a été arrêté, jugé et condamné avant l’entrée en vigueur du Pacte pour l’État partie ; après cette date, cependant, ses griefs de torture ont été soulevés devant les tribunaux nationaux, qui les ont rejetés d’une manière qui a aggravé la violation antérieure. Pour cette raison, le Comité a conclu qu’il était compétent pour examiner les allégations, même si elles portaient sur des événements survenus avant la date critique. Cette position se justifie par le fait que les décisions administratives ou judiciaires prises après la date critique peuvent faire entrer la communication dans le champ de la compétence de l’organe car, lorsque ces procédures sont invoquées, les juridictions nationales ont alors la possibilité d’examiner le griefs et « de mettre fin aux violations alléguées et, éventuellement, de les réparer ». S’ils ne le font pas, cela aggrave, ou « perpétue », la violation commise antérieurement. La situation était précisément celle-ci dans la présente affaire, où l’auteure a à maintes reprises demandé réparation au nom de son fils. Cependant, par les décisions qu’elles ont rendues entre 2009 et 2013, les autorités nationales, y compris les tribunaux, tout en reconnaissant que le décès devrait faire l’objet d’une enquête, n’ont jamais donné de suites concrètes ni accordé réparation à l’auteure. Comme ces décisions ont été rendues après la date critique, elles constituent une perpétuation de la violation commise antérieurement et le Comité n’est donc pas empêché d’examiner les allégations de l’auteure.

6.L’autre motif sur lequel est potentiellement fondée l’admissibilité est encore plus évident. Le droit à la vie garanti par l’article 6 du Pacte a été interprété comme comprenant un volet procédural séparé, à savoir l’obligation d’enquêter sur tout décès survenu dans des circonstances suspectes ou dans d’autres circonstances non naturelles. Dans son observation générale no 36 (2018), le Comité indique que le devoir d’enquête suppose que les mesures prises soient indépendantes, promptes, approfondies, efficaces, crédibles et transparentes, de manière à « établir la vérité sur les faits ayant abouti à la privation de la vie » (par. 28). Comme l’a précisé également la Cour européenne des droits de l’homme, l’obligation procédurale d’enquêter « est devenue une obligation distincte et indépendante », qui « peut être considérée comme une obligation détachable résultant de l’article 2 et pouvant s’imposer à l’État, même lorsque le décès est survenu avant la date critique ». Cela n’impose pas une obligation illimitée à l’État partie, car le devoir d’enquêter ne s’applique que lorsqu’il existe un « lien véritable » entre le moment du décès en question et l’entrée en vigueur de l’obligation, par exemple lorsque cette période est raisonnablement courte. L’obligation de diligence raisonnable incombant à l’État est d’autant plus importante lorsque la personne qui a subi les mauvais traitements allégués et dont la mort est suspecte présente un handicap, comme c’était le cas du fils de l’auteure. Ces personnes ont « droit à des mesures spécifiques de protection » en vertu de l’article 6 du Pacte.

7.Lorsqu’ils sont examinés à l’aune de cette norme, les faits de cette communication font apparaître une obligation continue d’enquêter, qui n’a pas été honorée. Le fils de l’auteure se trouvait sous la protection de l’État au moment de son décès en 2007. Avant même cet événement, l’auteure avait soulevé des questions quant à ses conditions de détention. Selon la version officielle, le fils de l’auteure serait mort de causes naturelles, mais les demandes de l’auteure d’accéder à son dossier médical et aux résultats de l’autopsie ont été rejetées, sans explication. Les autorités nationales ont reconnu un dysfonctionnement, tenant au fait que des décisions judiciaires d’exhumation et d’enquête ont été prises (mais n’ont pas été appliquées) pendant plusieurs années. Il est à noter que dans son observation générale no 36 (2018), le Comité indique que toute enquête sur un décès doit, entre autres, être « prompte » et « transparente », et que l’autopsie du corps de la victime devrait être réalisée en présence d’un représentant des proches de la victime (par. 28) ; ces exigences ont été totalement ignorées en l’espèce. À la lumière de ces faits, nous ne sommes pas d’accord avec le raisonnement de la majorité selon lequel tous les actes de procédure auraient dû être effectués « plusieurs années avant » la date critique et que les actes accomplis postérieurement étaient vains, car ce raisonnement ne cadre pas avec la chronologie des événements et le secret maintenu autour de la version officielle.

8.En outre, le temps écoulé entre le décès de M. P. et l’entrée en vigueur du Protocole facultatif a été assez court − deux ans seulement. Pendant cette période, l’auteure a continué à réclamer qu’une enquête soit menée, mais ses efforts ont constamment été contrecarrés par les autorités nationales. En juillet 2009, deux mois seulement avant la date critique, une juridiction (le tribunal de district de Talgar) a ordonné que le corps du fils de l’auteure soit exhumé. Le refus, ou l’omission, de se conformer à cette décision de justice a été entièrement le fait des autorités nationales et ne peut guère être rejeté sous prétexte que l’obligation a expiré après seulement deux mois. L’auteure a persisté dans ses démarches et nous savons que, par la suite, il a été décidé « à maintes reprises de classer et de rouvrir l’enquête menée sur les circonstances exactes » de la mort (supra, par. 2.6), décisions auxquelles il n’a été donné suite qu’en 2013. Le fait que ces démarches aient été vaines dès le départ est dû au fait que les autorités ont refusé ou omis de se conformer à la décision judiciaire initiale. Invoquer cela à ce stade, comme le fait la majorité pour rejeter la compétence, donne la possibilité à l’État partie de tirer avantage de ses propres manquements. Compte tenu de tous ces éléments, il ne fait aucun doute que l’État partie n’a pas honoré son obligation d’enquêter dans le cas présent. Puisque cette obligation a persisté (et a été reconnue) après la date critique, nous estimons que le Comité n’est pas empêché ratione temporis et qu’il est compétent pour examiner cette communication.

9.Nous conclurions donc que cette communication est recevable et constaterions également que les droits que le fils de l’auteure tenait de l’article 6 (par. 1) du Pacte ont été violés, ainsi qu’elle l’affirmait. Le décès du fils de l’auteure alors qu’il se trouvait sous la protection de l’État, conjugué aux mauvais traitements qu’il a subis antérieurement et au secret maintenu, sans explications, autour de la cause de sa mort, démentent la version officielle selon laquelle il serait décédé de causes naturelles. Toutefois, du fait de la stratégie d’obstruction menée depuis 2007, la vérité restera à jamais cachée. Compte tenu des faits tels qu’ils ont été présentés et examinés à la lumière de la jurisprudence du Comité, et en l’absence d’explications pertinentes de la part de l’État partie, nous conclurions qu’il y a eu violation des droits que le fils de l’auteure tenait de l’article 6 (par. 1), lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3).