Nations Unies

CCPR/C/130/D/2547/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

3 février 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2547/2015*,**

Communication présentée par  :

Arman Kulumbetov (représenté par le conseil de l’organisation non gouvernementale Ar.Rukh.Khak)

Victime(s) présumée(s)  :

L’auteur

État partie  :

Kazakhstan

Date de la communication  :

2 septembre 2014 (date de la lettre initiale)

Références  :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 11 décembre 2014 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations  :

6 novembre 2020

Objet  :

Application d’une sanction à l’auteur en raison de l’expression d’une opinion ; procès inéquitable

Question(s) de procédure  :

Épuisement des recours internes ; fondement des griefs

Question(s) de fond  :

Liberté de réunion ; liberté d’expression ; procès équitable

Article(s) du Pacte  :

14 (par. 3, al. d) et g)), 19 et 21

Article(s) du Protocole facultatif  :

2 et 5 (par. 2, al. b))

1.L’auteur de la communication est Arman Kulumbetov, de nationalité kazakhe, né en 1984. Il affirme que le Kazakhstan a violé les droits qu’il tient des articles 14 (par. 3, al. d) et g)), 19 et 21 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Kazakhstan le 30 juin 2009. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur est entrepreneur et vit à Almaty. Le 15 février 2014, il a participé à une manifestation pacifique à Almaty contre la dévaluation de 30 % de la monnaie nationale du Kazakhstan (le tenge). Il se trouvait par hasard à proximité de la manifestation, qu’il a décidé spontanément de rejoindre en apprenant quel en était l’objet, sans avoir auparavant prévu de le faire. Des manifestants, dont l’auteur, ont été appréhendés par la police.

2.2Le même jour, le tribunal administratif interdistrict spécialisé d’Almaty a déclaré l’auteur coupable sur le fondement de l’article 373 (par. 1) du Code des infractions administratives, qui vise les infractions à la législation sur l’organisation et la tenue de rassemblements, de défilés, de réunions, de processions, de piquets et de manifestations pacifiques, et l’a condamné à une amende de 37 040 tenge (environ 200 dollars). L’auteur affirme que, malgré sa demande, il n’a pas bénéficié des services d’un avocat après son arrestation et que ni sa famille, ni les journalistes, ni les observateurs d’organisations de défense des droits de l’homme n’ont pu assister à l’audience.

2.3L’auteur a fait appel devant le tribunal de la ville d’Almaty le 25 février 2014, mais il a été débouté le 6 mars 2014.

2.4L’auteur a introduit une demande de réexamen de la décision du tribunal de première instance au titre de la procédure de contrôle juridictionnel devant le parquet d’Almaty le 31 mars 2014 et devant le Bureau du Procureur général du Kazakhstan le 5 mai 2014. Ces demandes ont été rejetées le 11 avril 2014 et le 10 juin 2014 respectivement.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur soutient que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 19 et 21 du Pacte en le condamnant à raison de sa participation à une manifestation pacifique visant à protester contre la dévaluation de la monnaie.

3.2L’auteur affirme que ses droits au titre de l’article 14 (par. 3, al. d))du Pacte ont été violés parce qu’il n’a pas bénéficié des services d’un avocat après son arrestation, et que sa famille, les journalistes et les observateurs d’organisations de défense des droits de l’homme se sont vu refuser l’accès à l’audience. Il affirme également qu’il y a eu violation des droits qu’il tient de l’article 14 (par. 3, al. g)) du Pacte, sans toutefois donner d’explication.

3.3L’auteur demande au Comité de recommander à l’État partie : de traduire en justice les responsables de la violation de ses droits ; de l’indemniser pour le préjudice moral et matériel subi, au moins à hauteur du montant de l’amende ; d’adopter des mesures visant à abroger, dans sa législation, les dispositions restreignant l’exercice du droit à la liberté de réunion pacifique et à mettre fin aux violations du droit à un procès équitable, tel qu’il est consacré par l’article 14 (par. 3, al. d) et g)) du Pacte ; de faire en sorte, au plus tôt, que les manifestations pacifiques ne donnent pas lieu à des ingérences injustifiées de la part des autorités publiques et que les personnes qui y participent ne soient pas poursuivies.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note verbale datée du 26 mars 2015, l’État partie a adressé ses observations sur la recevabilité de la communication et a prié le Comité de déclarer celle-ci irrecevable pour défaut de fondement.

4.2L’État partie rappelle les faits de l’espèce et fait observer que l’auteur a participé à une manifestation de masse non autorisée. Les participants troublaient l’ordre public, scandaient des slogans et incitaient d’autres personnes à se joindre à eux. La police leur a demandé de mettre un terme à la manifestation, en vain.

4.3L’État partie explique que l’auteur a été sanctionné pour non-respect des règles relatives à la tenue des manifestations de masse, ce qui constitue une infraction administrative, définie par l’article 373 (par. 1) du Code des infractions administratives. Il soutient que l’auteur n’a pas demandé l’assistance d’un avocat ou d’un autre représentant.

4.4L’État partie conteste les arguments de l’auteur, qui affirme qu’il n’a pas commis d’infraction puisqu’il a agi de manière spontanée et ne pouvait donc pas demander d’autorisation préalable, et qu’il se trouvait par hasard dans les environs quand il a décidé de rejoindre la manifestation. L’État partie rappelle que les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte font l’objet de certaines restrictions. Il explique que l’exercice de la liberté de réunion pacifique n’est pas interdit au Kazakhstan, mais qu’il existe une procédure à suivre pour organiser un rassemblement. À ce propos, il renvoie à l’article 32 de la Constitution et aux articles 2 et 9 de la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, processions, piquets et manifestations pacifiques, qui disposent que l’organisation d’un rassemblement doit être soumise à l’autorisation préalable des autorités locales, faute de quoi la responsabilité des organisateurs pour violation de cette règle est engagée.

4.5L’État partie considère que le droit à la liberté de réunion doit impérativement faire l’objet de certaines restrictions. Comme le montrent les événements récents survenus en Europe, l’exercice du droit à la liberté de réunion par une certaine partie de la population peut entraîner des dommages, notamment aux biens publics et privés et aux transports, même lorsque la manifestation a débuté dans le calme. Il est donc nécessaire de réglementer (et non d’interdire) la tenue des manifestations de masse.

4.6L’État partie précise que la manifestation à laquelle l’auteur a participé pouvait entraîner une riposte d’autres personnes non disposées à se voir imposer un point de vue différent du leur. La manifestation troublait l’ordre et la sécurité et perturbait le fonctionnement des transports publics et des infrastructures étant donné qu’elle se déroulait dans un lieu non prévu à cet effet, destiné à la détente et à la circulation des transports en commun. Les personnes qui souhaitent exercer leur droit de participer à de telles manifestations ont des obligations et des responsabilités particulières, puisque leurs actes peuvent avoir de graves conséquences. Ainsi, les restrictions imposées par la législation constituent une réponse adaptée. En l’espèce, la police est parvenue à réprimer à temps le comportement illicite de l’auteur et d’autres personnes et a ainsi pu éviter des conséquences graves.

4.7L’État partie fait observer que des lieux précis ont été désignés pour la tenue de manifestations publiques, le but étant de garantir la protection des droits et libertés d’autrui et la sécurité de la population, le fonctionnement normal des transports en commun et des infrastructures, ainsi que la protection des espaces verts et des objets architecturaux. Il rappelle que le droit international des droits de l’homme reconnaît que la liberté de réunion doit être soumise à certaines restrictions.

4.8L’État partie affirme par conséquent que l’exercice du droit à la liberté de réunion au Kazakhstan est pleinement conforme à la Déclaration universelle des droits de l’homme et au Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

4.9L’État partie argue que l’auteur n’a pas été déclaré coupable d’avoir exprimé son opinion, mais bien d’avoir, ce faisant, enfreint les règles relatives à la tenue de manifestations de masse.

4.10L’État partie soutient que les arguments de l’auteur concernant la violation des droits qu’il tient de l’article 14 du Pacte ont été examinés mais ils ont été jugés dépourvus de fondement. L’auteur a été informé de tous ses droits, ce qu’il a confirmé par sa signature. En outre, le dossier administratif ne contient aucun procès-verbal faisant état d’une quelconque demande émanant de l’auteur et tendant à ce que son représentant ou des observateurs soient autorisés à assister à l’audience.

4.11L’État partie soutient également que les mesures prises par la police à l’égard des participants à la manifestation étaient licites puisqu’elles avaient pour but de faire cesser une violation de la loi.

4.12L’État partie explique que la législation kazakhe ne reconnaît pas la notion de manifestation de masse spontanée. Toutes les manifestations de masse doivent être organisées et tenues en application de la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, processions, piquets et manifestations pacifiques.

4.13L’État partie indique en outre que l’examen de la pratique de plusieurs autres États l’a amené à constater que, dans certains pays, les restrictions apportées à l’organisation de manifestations publiques étaient plus sévères qu’au Kazakhstan. Par exemple, à New York, il faut demander une autorisation quarante-cinq jours avant la tenue de la manifestation prévue, et en préciser le trajet exact. Les autorités de la ville ont le droit de modifier le lieu de la manifestation. D’autres pays, comme la Suède, ont une liste noire des organisateurs de manifestations qui ont été interdites ou dispersées. En France, les autorités locales ont le droit d’interdire toute manifestation. Au Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord, les autorités ont le droit de décréter des interdictions temporaires et les manifestations de rue ne sont possibles que sur autorisation préalable de la police. En Allemagne, les organisateurs de toute manifestation ou réunion de grande ampleur, en intérieur ou en extérieur, doivent obtenir l’aval des autorités.

4.14L’État partie soutient que l’auteur n’a pas prié le Procureur général de soumettre une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle juridictionnel et qu’il n’a donc pas épuisé les recours internes.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Le 4 avril 2015, l’auteur a soumis ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il argue que, bien que les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte soient garantis au Kazakhstan et ne puissent être restreints que dans certaines circonstances, l’État partie n’a pas expliqué en quoi sa condamnation à une amende administrative était nécessaire. Il soutient une fois de plus que son droit à un procès équitable n’a pas été respecté et que, malgré sa demande, il n’a pas bénéficié des services d’un avocat lors de son arrestation. Il ajoute qu’il n’a pas pu présenter de requêtes écrites au tribunal et que ses requêtes orales n’ont pas été prises en compte. Le tribunal n’a, au surplus, conservé aucun procès-verbal d’audience.

5.2L’auteur affirme qu’au regard des obligations internationales contractées par l’État partie, toute restriction apportée au droit à la liberté de réunion doit être proportionnée et appliquée compte tenu des circonstances de chaque espèce, et que l’intervention des autorités dans l’organisation de manifestations publiques doit être réduite au minimum. L’auteur soutient que l’État partie a méconnu et violé ces principes.

5.3En réponse à l’argument de l’État partie, qui avance que les recours internes n’ont pas été épuisés, l’auteur argue que le fait de saisir le Procureur général d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle juridictionnel ne constitue pas un recours interne utile. Il fait remarquer qu’il a présenté de telles demandes au parquet d’Almaty et au Bureau du Procureur général, mais que les deux demandes ont été rejetées.

5.4L’auteur renvoie au rapport du Rapporteur spécial sur les droits à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association concernant la visite qu’il a effectuée au Kazakhstan en janvier 2015, dans lequel le Rapporteur spécial critique l’approche restrictive de la liberté de réunion adoptée dans le pays. Il fait également référence aux Lignes directrices sur la liberté de réunion pacifique, élaborées en 2007 par l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), et rappelle que l’État partie s’est engagé à les suivre. Si l’article 10 de la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, processions, piquets et manifestations pacifiques permet aux autorités locales de réglementer la procédure applicable aux rassemblements pacifiques, l’auteur soutient que cette disposition ne leur confère pas le pouvoir de fixer de manière permanente les sites où ces rassemblements doivent avoir lieu, et en particulier de cantonner ces rassemblements en un seul lieu. À cet égard, il ajoute que les restrictions apportées au droit à la liberté de réunion devraient être proportionnées, ne devraient pas être imposées de manière automatique et devraient être envisagées au cas par cas, compte tenu des circonstances.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Par une note verbale datée du 31 mars 2016, l’État partie a présenté ses observations sur le fond. Il soutient qu’il n’y a pas eu de violation des droits garantis à l’auteur par l’article 21 du Pacte. Il répète également son argumentation sur la recevabilité et souligne que l’exercice de la liberté de réunion n’est pas interdit au Kazakhstan, mais fait l’objet de certaines restrictions.

6.2L’État partie conteste l’affirmation de l’auteur selon laquelle aucune explication n’a été donnée sur les raisons pour lesquelles ses droits devaient être restreints. Il rappelle que les droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte peuvent être soumis à certaines restrictions. S’il n’est pas interdit au Kazakhstan, l’exercice du droit à la liberté de réunion peut néanmoins être restreint dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d’autrui. Au Kazakhstan, le maintien de l’ordre public est l’élément le plus important du respect des droits de l’homme garanti par la loi. Les fonctionnaires habilités doivent empêcher les troubles à l’ordre public et les infractions administratives.

6.3L’État partie fait observer que les restrictions dont fait l’objet le droit à la liberté de réunion, en particulier en ce qui concerne le lieu où peuvent se tenir les manifestations de masse, sont conformes aux dispositions du Pacte. La décision no 167 de l’akimat a été prise en toute légitimité, par un organisme habilité. L’État partie soutient qu’elle n’établit aucune discrimination fondée sur des motifs politiques ; elle contient seulement une recommandation quant aux lieux où peuvent se tenir les manifestations de masse. Ainsi, l’akimat peut désigner le lieu − la place derrière le cinéma « Sary-Arka » − où doivent se tenir les manifestations officielles et toutes les autres manifestations selon les circonstances.

6.4L’État partie soutient également que la communication de l’auteur devrait être déclarée irrecevable au motif qu’elle est incompatible avec les dispositions du Pacte, les violations alléguées devant porter sur les droits qui sont protégés par celui-ci. En principe, il n’appartient pas au Comité de réexaminer une décision rendue par les tribunaux nationaux, ni de se prononcer sur l’innocence ou la culpabilité des parties. Le Comité ne peut pas non plus revoir l’appréciation des faits et des éléments de preuve effectuée par les autorités et tribunaux nationaux ni l’interprétation de la législation nationale, sauf si l’auteur de la communication peut démontrer que cette appréciation a été arbitraire, qu’elle a manifestement été entachée d’erreur ou a constitué un déni de justice, ou que les tribunaux ont d’une quelconque autre façon manqué à leur obligation d’indépendance et d’impartialité.

6.5L’État partie soutient que les griefs de l’auteur ne sont pas compatibles avec les principes susmentionnés. L’auteur a demandé au Comité d’outrepasser sa compétence et d’intervenir dans les affaires intérieures d’un État indépendant, et d’influer directement sur les politiques publiques dans le domaine des droits de l’homme. Dans le même temps, il n’a fourni aucune déclaration motivée ni opinion d’expert de nature à démontrer que la législation nationale sur la liberté d’association et la liberté d’expression était contraire aux normes internationales.

6.6L’État partie soutient également que la saisine du Procureur général constitue un recours utile. Il cite trois exemples de cas dans lesquels ce recours a abouti.

6.7L’État partie affirme que la communication devrait être déclarée irrecevable au regard de l’article 3 du Protocole facultatif et de l’article 99 (al. b)) du règlement intérieur, au motif que l’auteur n’a fourni aucune information sur les raisons pour lesquelles il n’a pas pu présenter la communication lui-même.

6.8L’État partie rappelle que l’auteur a été déclaré coupable non pas d’avoir exercé son droit à la liberté de réunion, mais de n’avoir pas respecté la procédure encadrant l’exercice de ce droit telle que prescrite par la loi. La manifestation de masse à laquelle l’auteur a participé ayant porté atteinte à l’ordre public, les mesures mises en œuvre étaient proportionnées et justifiées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2, al. a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.3Le Comité note que l’État partie conteste la recevabilité de la communication au motif que, selon lui, l’auteur n’a pas saisi le Procureur général d’une demande de réexamen des décisions judiciaires le concernant au titre de la procédure de contrôle. Or, il constate que, le 5 mai 2014, l’auteur a saisi le Bureau du Procureur général d’une demande de réexamen de la décision administrative le concernant au titre de la procédure de contrôle. Toutefois, le 10 juin 2014, cette demande a été rejetée par un Procureur général adjoint. Le Comité rappelle sa jurisprudence, dont il ressort que l’introduction auprès du ministère public d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle de décisions de justice devenues exécutoires, demande dont l’issue relève du pouvoir discrétionnaire du procureur, ne constitue pas un recours qui doit être épuisé aux fins de l’article 5 (par. 2, al. b)) du Protocole facultatif. En conséquence, le Comité considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2, al. b)) ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

7.4Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est irrecevable au motif qu’elle lui a été soumise par le conseil de l’auteur. Sur ce point, il rappelle que l’article 99 (al. b)) de son règlement intérieur prévoit qu’une communication doit être présentée par le particulier lui-même ou par son représentant, mais qu’une communication présentée au nom d’une victime présumée peut toutefois être acceptée lorsqu’il appert que celle-ci est dans l’incapacité de présenter elle-même la communication. En l’espèce, le Comité observe que la victime présumée a déposé la plainte elle-même. Elle s’est ensuite fait représenter par un conseil, qui a présenté une procuration dûment signée l’habilitant à agir en son nom devant le Comité. En conséquence, le Comité considère que les dispositions de l’article premier du Protocole facultatif ne font pas obstacle à l’examen de la communication.

7.5En ce qui concerne le grief formulé par l’auteur au titre de l’article 14 (par. 3, al. d)), selon lequel ses représentants n’ont pas été autorisés à entrer dans la salle d’audience, le Comité prend note de l’argument de l’État partie, qui affirme que l’auteur n’a demandé à être assisté d’un avocat ni au poste de police ni au tribunal. Compte tenu des informations dont il dispose, le Comité considère que l’auteur n’a pas suffisamment étayé cette partie de la communication aux fins de la recevabilité et la déclare donc irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.6Le Comité constate que l’auteur n’a fourni aucun élément de nature à étayer les griefs soulevés au titre de l’article 14 (par. 3, al. g)) du Pacte. Il considère dès lors que cette partie de la communication n’est pas suffisamment étayée aux fins de la recevabilité et qu’elle est donc irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

7.7Le Comité observe que les autres griefs de l’auteur, qui soulèvent des questions au regard des articles 19 et 21 du Pacte, ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. En conséquence, il les déclare recevables et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

8.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2Le Comité note que l’auteur affirme avoir été victime d’une violation de son droit à la liberté de réunion, garanti par l’article 21 du Pacte, lorsque, le 15 février 2014, il a été arrêté, jugé et condamné à une amende pour avoir participé à une manifestation de masse non autorisée pour protester contre la dévaluation, par le Gouvernement, de la monnaie nationale. Il rappelle que le droit de réunion pacifique, garanti par l’article 21 du Pacte, est un droit fondamental, essentiel à l’expression publique des points de vue et opinions de chacun et indispensable dans une société démocratique. Ce droit permet aux individus d’exprimer collectivement une opinion et de participer à l’édification de la société dans laquelle ils vivent. Le droit de réunion pacifique est important en lui-même, car il protège la capacité de chacun à exercer son autonomie tout en étant solidaire d’autrui. Associé à d’autres droits connexes, il forme le socle même des systèmes de gouvernance participative fondés sur la démocratie, les droits de l’homme, l’état de droit et le pluralisme. Étant donné que les réunions sont par essence un lieu d’expression, les participants doivent, dans la mesure du possible, pouvoir tenir celles-ci à portée de vue et d’ouïe du public visé, et l’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions imposées conformément à la loi, nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique ou de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques ou les droits et les libertés d’autrui. Le droit de réunion pacifique peut, dans certains cas, être restreint mais il incombe aux autorités de justifier toute restriction. Les autorités doivent être en mesure de démontrer que toute restriction satisfait au critère de légalité, et qu’elle est à la fois nécessaire et proportionnée à l’un au moins des motifs de restriction autorisés, énumérés à l’article 21. Lorsque cette preuve n’est pas faite, il y a violation de l’article 21. Lorsque des restrictions sont imposées, il convient de chercher à faciliter l’exercice du droit visé et non de s’employer à le restreindre par des moyens qui ne sont ni nécessaires ni proportionnés. Les restrictions ne doivent pas être discriminatoires, ni porter atteinte à l’essence du droit visé ; elles ne doivent pas non plus avoir pour but de décourager ou de dissuader la population de participer à des réunions.

8.3Le Comité fait observer que le fait de soumettre la tenue de réunions à un régime d’autorisation obligeant à demander l’approbation ou l’accord des autorités remet en cause l’idée selon laquelle le droit de réunion pacifique est un droit fondamental. Lorsqu’un tel régime continue d’être appliqué, il doit, dans la pratique, fonctionner comme un système de notification et l’autorisation doit être accordée automatiquement dès lors qu’aucune raison impérieuse ne s’y oppose. Qui plus est, les formalités administratives ne devraient pas être excessivement lourdes. À l’inverse, un système de notification ne doit pas se transformer dans la pratique en régime d’autorisation. Le Comité observed’ailleurs que les rassemblements spontanés, coordonnés ou non, quise tiennent généralement en réaction directe à des événements en cours, sont également protégés par l’article 21.

8.4Le Comité observe quel’obligation de respecteret de garantir le droit de réunion pacifique impose aux États des obligations tant négatives que positives dont ils doivent s’acquitter avant, pendant et après les rassemblements. Ils ont l’obligation négative de ne pas compromettre sans justification la tenue de rassemblements pacifiques. Ils sont tenus, notamment, de ne pas interdire, limiter, entraver, disperser ou perturber un rassemblement pacifiqueen l’absence de toute nécessité impérieuse, ni en sanctionner les participants ou les organisateurs sans motif légitime. Les États parties onten outre l’obligation positive defaciliter les réunions pacifiques et de permettre aux participants d’atteindre leurs objectifs. Les États doivent donc promouvoir un environnement propice à l’exercice du droit de réunion pacifique sans discrimination et instaurer un cadre juridique et institutionnel au sein duquel ce droit puisse être exercé effectivement. Dans certains cas, des interventions particulières peuvent être requises de la part des autorités. Celles-ci peuvent par exemple être contraintes de bloquer l’accès à certaines rues, de dévier la circulation ou d’assurer la sécurité. Si besoin, les États doivent aussi protéger les participants contre d’éventuels abus de la part d’acteurs non étatiques, notamment contreles perturbationssusceptibles d’être causées par d’autres membres du public, des contre-manifestants ou des prestataires privés de services de sécurité et les éventuels actes de violence que ceux-ci peuvent commettre. Ils onten outre l’obligation de protéger les participants contre toutes les formesde traitements et d’attaques discriminatoires. La possibilité qu’une réunion pacifique puisse provoquer des réactions négatives, voire violentes, de la part de certains membres du public ne constitue pas un motif suffisant pour interdire ou restreindre la réunion en question. Les États sont tenus de prendre toutes les mesures raisonnables qui ne leur imposent pas une charge disproportionnée pour protéger tous les participants et permettre à de telles réunions de se dérouler sans interruption.

8.5Le Comité note que l’auteur affirme que ni les autorités ni les tribunaux de l’État partie n’ont expliqué en quoi l’amende administrative qui lui a été infligée en raison de sa participation à un rassemblement pacifique quoique non autorisé était justifiée. Il relève également que, selon l’État partie, la restriction en cause a été imposée à l’auteur en application du Code des infractions administratives et des dispositions de la loi relative à l’organisation et à la tenue de rassemblements, réunions, défilés, processions, piquets et manifestations pacifiques. Il prend aussi note de l’argument de l’État partie selon lequel l’obligation de demander une autorisation vise à protéger l’ordre public ainsi que les droits et libertés d’autrui. Il observe par ailleurs que, selon l’auteur, bien que la restriction ait pu être légale au regard du droit interne, son arrestation et sa déclaration de culpabilité étaient inutiles dans une société démocratique aux fins des objectifs légitimes invoqués par l’État partie. L’auteur affirme en outre que la manifestation à laquelle il a participé en réaction à un problème important − la dévaluation de 30 % de la monnaie nationale, décidée par le Gouvernement − était pacifique et qu’aucune personne ni aucun bien n’a subi de dommage ou n’a été mis en danger.

8.6Le Comité note que l’État partie s’est appuyé sur les dispositions de la loi sur les manifestations publiques prévoyant qu’une demande d’autorisation doit être présentée dix jours avant la manifestation et que l’autorisation doit être obtenue auprès des autorités exécutives locales, deux conditions qui restreignent le droit de réunion pacifique. Il rappelle que la liberté de réunion est un droit, et non un privilège. Pour être conformes au Pacte, les restrictions apportées à ce droit, même si elles sont autorisées par la loi, doivent également satisfaire aux conditions énoncées dans la deuxième phrase de l’article 21 du Pacte. Le Comité prend note de l’observation de l’État partie, qui considère qu’il fallait procéder à l’arrestation de l’auteur pour préserver l’ordre public puisque les participants au rassemblement dérangeaient la population et entravaient la circulation des transports publics. À ce propos, il fait observer que les restrictions imposées pour protéger « les droits et les libertés d’autrui » peuvent avoir trait à la protection des droits garantis par le Pacte ou d’autres droits de l’homme dont jouissent les personnes qui ne participent pas au rassemblement. Dans le même temps, les rassemblements constituent une utilisation légitime de l’espace public et d’autres types de lieux, et s’ils peuvent, de par leur nature, perturber dans une certaine mesure la vie ordinaire, les perturbations causées doivent être tolérées, à moins qu’elles ne représentent une charge disproportionnée, auquel cas les autorités doivent être en mesure de justifier toute restriction de façon détaillée. Le Comité souligne en outre que l’« ordre public » désigne la somme des règles qui assurent le bon fonctionnement de la société ou l’ensemble des principes fondamentaux sur lesquels repose la société, dont fait également partie le respect des droits de l’homme, et notamment le droit de réunion pacifique. Les États parties ne devraient pas se fonder sur une définition vague de la notion d’« ordre public » pour justifier des restrictions trop larges du droit de réunion pacifique. Il peut arriver qu’en raison de l’effet perturbateur recherché ou inhérent à la nature même de certains rassemblements pacifiques, un degré de tolérance important soit nécessaire. L’« ordre public » et le « maintien de l’ordre » ne sont pas synonymes, et l’interdiction des « troubles à l’ordre public » en droit interne ne devrait pas être utilisée indûment dans le but de restreindre le droit de réunion pacifique. Le Comité constate au surplus que l’État partie n’a fourni aucune précision quant à la nature de la gêne occasionnée par le rassemblement en cause, ni aucune information sur la manière dont ce rassemblement avait, de ce point de vue, franchi les limites de l’acceptable.

8.7Le Comité rappelle que, selon l’article 21 du Pacte, toute restriction doit être « nécessaire dans une société démocratique ». Les restrictions doivent donc être nécessaires et proportionnées dans une société fondée sur la démocratie, l’état de droit, le pluralisme politique et les droits de l’homme, et ne sauraient être seulement raisonnables ou opportunes. Elles doivent apporter une réponse appropriée à un besoin social impérieux et se rapporter à l’un des motifs légitimes énoncés à l’article 21. Elles doivent également constituer le moyen le moins intrusif d’atteindre l’objectif de protection recherché. Elles doivent aussi être proportionnées, ce qui suppose de porter un jugement de valeur et de mettre en balance, d’une part, la nature de l’ingérence et son effet préjudiciable sur l’exercice du droit et, d’autre part, le résultat bénéfique de cette ingérence au regard du motif invoqué. Si le préjudice causé l’emporte sur le bénéfice obtenu, la restriction est disproportionnée et, partant, inadmissible. Le Comité observe en outre que l’État partie n’a pas démontré que l’amende administrative infligée à l’auteur pour sa participation à une manifestation publique pacifique était, dans une société démocratique, nécessaire à la poursuite d’un but légitime ou proportionnée à ce but, au regard des conditions strictes énoncées dans la deuxième phrase de l’article 21 du Pacte. Il rappelle en outre que toute restriction apportée à la participation à des rassemblements pacifiques devrait se fonder sur une évaluation différenciée ou individuelle du comportement des participants et du rassemblement en question. Les restrictions systématiques imposées aux rassemblements pacifiques sont présumées disproportionnées . Par conséquent, le Comité conclut que l’État partie n’a pas justifié la restriction imposée au droit de l’auteur. L’État partie a donc violé l’article 21 du Pacte.

8.8Le Comité prend également note du grief de l’auteur, qui avance que le droit à la liberté d’expression qu’il tient de l’article 19 du Pacte a été violé. Il doit donc déterminer si les restrictions imposées à l’auteur étaient autorisées car elles correspondaient à l’une des restrictions prévues par l’article 19 (par. 3) du Pacte.

8.9Le Comité constate que la sanction à laquelle l’auteur a été condamné pour avoir exprimé ses opinions en participant à une manifestation a porté atteinte à son droit de répandre des informations et des idées de toutes sortes, garanti par l’article 19 (par. 2) du Pacte. Il rappelle que l’article 19 (par. 3) du Pacte n’autorise certaines restrictions que si elles sont expressément fixées par la loi et nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui ou à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Dans son observation générale no 34 (2011) sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, le Comité souligne que ces libertés sont des conditions indispensables au plein épanouissement de l’individu et sont essentielles pour toute société. Il indique également qu’elles constituent le fondement de toute société libre et démocratique. Les restrictions apportées à leur exercice doivent répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité. Elles doivent être appliquées exclusivement aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire. Le Comité rappelle que c’est à l’État partie qu’il incombe de démontrer que les restrictions imposées aux droits que l’auteur tient de l’article 19 étaient nécessaires et proportionnées.

8.10En ce qui concerne la restriction de la liberté d’expression de l’auteur, le Comité rappelle qu’il importe de préserver un espace pour le discours politique, qui bénéficie d’une protection particulière en tant que forme d’expression. Il note que, selon l’auteur, le rassemblement avait pour objet de protester contre la décision du Gouvernement de dévaluer le tenge, la monnaie nationale, de 30 %. En l’absence d’information pertinente communiquée par l’État partie pour démontrer en quoi la restriction était conforme aux dispositions de l’article 19 (par. 3) du Pacte, le Comité conclut que les droits que l’auteur tient de l’article 19 (par. 2) du Pacte ont été violés.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie de l’article 19 et de l’article 21 du Pacte.

10.Conformément à l’article 2 (par. 3, al. a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures qui s’imposent pour accorder à l’auteur une indemnisation adéquate et lui rembourser l’amende qu’il a dû payer ainsi que tous frais de justice encourus. Il est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas. À cet égard, le Comité rappelle que, conformément aux obligations qui lui incombent au regard de l’article 2 (par. 2) du Pacte, l’État partie devrait réviser sa législation et sa pratique de façon à garantir sur son territoire la pleine jouissance des droits consacrés par les articles 19 et 21 du Pacte, notamment du droit d’organiser et de tenir des rassemblements, réunions, défilés, de processions, piquets et manifestations pacifiques.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.