Nations Unies

CCPR/C/132/D/2702/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

12 août 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2702/2015 * , * *

Communication présentée par :

Aleksandr Abramovich (non représenté par un conseil)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Bélarus

Date de la communication :

23 mai 2011 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 10 décembre 2015 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision :

23 juillet 2021

Objet :

Refus d’autoriser une manifestation ; sanction infligée à l’auteur pour avoir organisé une manifestation pacifique non autorisée et y avoir pris part

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Liberté de réunion ; liberté d’opinion et d’expression

Article(s) du Pacte :

19 et 21

Article(s) du Protoco le facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Aleksandr Abramovich, de nationalité bélarussienne, né en 1960. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 19 et 21 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Bélarus le 30 décembre 1992. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 28 mai 2010, l’auteur a demandé au Comité exécutif du district de Borissov l’autorisation d’organiser une manifestation pacifique qui réunirait plusieurs dizaines de personnes pour protester contre la construction d’une station-service dans la ville de Borissov. Le 14 juin 2010, soit le jour de la manifestation, l’auteur a trouvé dans sa boîte aux lettres un avis indiquant qu’une lettre recommandée l’attendait au bureau de poste. L’expéditeur de la lettre n’était pas précisé. L’auteur n’a pas pensé qu’il pouvait s’agir de la réponse du Comité exécutif du district et n’est donc pas allé au bureau de poste pour la retirer.

2.2La manifestation s’est tenue comme prévu, jusqu’à ce que des policiers arrivent et ordonnent aux participant, y compris l’auteur, de se disperser. Les policiers ont demandé à l’auteur de produire l’autorisation de tenir la manifestation. L’auteur refusant de mettre fin à la manifestation et n’étant pas en mesure de produire l’autorisation, il a été conduit au poste de police du district de Borissov, où on l’a accusé de violation des articles 23.4 (refus d’obéir à un ordre licite d’un agent de l’État) et 23.24 (non-respect de la procédure régissant l’organisation et la tenue de manifestations de masse) du Code des infractions administratives.

2.3Le 25 juin 2010, le tribunal du district de Borissov a déclaré l’auteur coupable de l’infraction administrative visée à l’article 23.24 du Code des infractions administratives et l’a condamné à une amende de 875 000 roubles bélarussiens (environ 235 euros). Il a également fait observer que le 8 juin 2010, le Comité exécutif du district avait refusé d’autoriser la manifestation prévue le 14 juin 2010 car l’auteur n’avait pas présenté de garanties relatives à la protection de l’ordre public pendant le rassemblement, alors que la loi no 214-Z du 26 juin 2003 sur la participation des citoyens au maintien de l’ordre public l’exigeait. Le tribunal a aussi fait observer que le Comité exécutif du district avait envoyé sa décision à l’auteur en temps voulu et que celui-ci ne s’était pas enquis de l’état d’avancement de sa demande auprès dudit Comité exécutif de district. Le tribunal a toutefois écarté les accusations portées au titre l’article 23.4 du Code des infractions administratives en raison d’une erreur dans le procès-verbal dressé par la police.

2.4À une date non précisée, l’auteur a déposé un recours auprès du tribunal régional de Minsk, qui l’en a débouté le 20 juillet 2010. L’auteur n’a pas soumis de demande de réexamen de la décision au titre de la procédure de contrôle, et il soutient que selon la jurisprudence du Comité, un tel examen n’est pas considéré comme un recours utile.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que le refus d’autoriser une manifestation pacifique et l’amende qui lui a été infligée pour avoir organisé la manifestation en question constituent une violation des droits qu’il tient des articles 19 et 21 du Pacte. Il affirme également que la raison avancée par le Comité exécutif du district pour refuser d’accorder l’autorisation, à savoir l’absence, dans la demande qu’il a présentée, de garanties relatives à la protection de l’ordre public, ne fait pas partie des motifs de restriction autorisés par les articles 19 et 21 du Pacte.

3.2L’auteur demande au Comité de constater des violations des articles 19 et 21 du Pacte et de recommander à l’État partie de lui assurer un recours utile et de lui verser une indemnisation adéquate.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.L’État partie a fait part de ses observations dans une note verbale datée du 4 février 2016. Il affirme que l’auteur n’a saisi ni le Président du tribunal régional de Minsk, ni la Cour suprême d’une demande de réexamen de la décision au titre de la procédure de contrôle. Ces recours sont garantis par l’article 12.11 du Code de procédure administrative et d’application des sanctions administratives. L’État partie conclut que la communication devrait être jugée irrecevable au regard des articles 2 et 3 du Protocole facultatif, pour non‑épuisement des recours internes et abus du droit de présenter une communication.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.Dans une note en date du 7 mars 2016, l’auteur a fait part de ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il affirme que le réexamen au titre de la procédure de contrôle est de nature discrétionnaire et qu’il ne garantit pas que le recours est transmis à un tribunal pour examen. Si le recours est accepté et transmis, le tribunal ne réexamine pas le fond de l’affaire. L’auteur avance que le critère d’épuisement des recours énoncé à l’article 5 (par. 2 b)) ne s’applique qu’au recours utiles et disponibles. Il soutient que le Comité ne considère pas le réexamen au titre de la procédure de contrôle prévu au Bélarus comme un recours utile.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur n’a pas épuisé les recours internes étant donné qu’il n’a saisi ni le Président du tribunal régional de Minsk, ni la Cour suprême d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle. Le Comité note aussi que l’auteur affirme que ces procédures ne constituent pas un recours. Renvoyant à sa jurisprudence, le Comité rappelle que les demandes de réexamen de décisions judiciaires devenues exécutoires qui sont adressées au président d’un tribunal et subordonnées au pouvoir discrétionnaire du juge constituent un recours extraordinaire, et que l’État partie doit montrer qu’il existe des chances raisonnables qu’une demande de ce type constitue un recours utile dans les circonstances de l’espèce. En l’espèce, en l’absence de telles informations, le Comité estime que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne font pas obstacle à l’examen de la communication.

6.4Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé les griefs qu’il tire des articles 19 et 21 du Pacte aux fins de la recevabilité de la communication et procède à son examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité note que l’auteur affirme que ses droits à la liberté d’expression et de réunion ont été restreints en violation des articles 19 et 21 du Pacte, au motif qu’on ne l’a pas autorisé à organiser une manifestation. Il note également que selon l’auteur, la raison invoquée par les autorités pour justifier leur refus, à savoir l’absence de garanties relatives à la protection de l’ordre public dans la demande d’autorisation de tenir la manifestations qu’il a présentée, ne fait pas partie des motifs autorisés de restriction des droits énoncés aux articles 19 et 21 du Pacte.

7.3En ce qui concerne l’affirmation de l’auteur selon laquelle le Comité exécutif du district a fondé son refus sur l’absence de garanties relatives à la protection de l’ordre public pendant la manifestation, le Comité fait observer que l’obligation faite aux participants ou aux organisateurs d’assurer l’encadrement et le maintien de l’ordre et la fourniture de soins médicaux pendant les rassemblements pacifiques ou le nettoyage du site après la réunion ou tous autres services publics connexes et d’en assumer les coûts n’est généralement pas compatible avec l’article 21 du Pacte.

7.4Le Comité rappelle en outre que le droit à la liberté de réunion pacifique, garanti par l’article 21 du Pacte, est un droit de l’homme fondamental qui est essentiel à l’expression publique des points de vue et opinions de chacun et indispensable dans une société démocratique. Ces réunions peuvent prendre de nombreuses formes, à savoir notamment celles de manifestations, protestations, rassemblements, défilés, sit-in, veillées à la bougie et mobilisations éclair. Elles sont protégées au titre de l’article 21, qu’elles soient statiques, comme les piquets, ou mobiles, comme les défilés ou les marches. L’exercice de ce droit ne peut faire l’objet que des seules restrictions : a) imposées conformément à la loi, et b) nécessaires dans une société démocratique, dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté publique, de l’ordre public ou pour protéger la santé ou la moralité publiques, ou les droits et les libertés d’autrui. Lorsqu’un État partie impose des restrictions au droit de réunion des particuliers afin de concilier ce droit avec l’intérêt général susmentionné, il doit chercher à faciliter l’exercice de ce droit et non s’employer à le restreindre par des moyens qui ne sont ni nécessaires ni proportionnés. L’État partie est donc tenu de justifier la restriction du droit garanti par l’article 21 du Pacte.

7.5En l’espèce, le Comité doit déterminer si les restrictions imposées au droit de réunion pacifique de l’auteur étaient justifiées au regard de l’un quelconque des critères énoncés dans la deuxième phrase de l’article 21 du Pacte. Au vu des éléments versés au dossier, la demande de l’auteur d’organiser une manifestation pacifique a été refusée parce qu’elle ne présentait pas de garanties relatives à la protection de l’ordre public. À cet égard, le Comité note que ni le Comité exécutif du district, ni les tribunaux nationaux n’ont justifié leur décision ou expliqué précisément en quoi, dans la pratique, la manifestation prévue aurait porté atteinte aux intérêts énoncés à l’article 21 du Pacte, à savoir la sécurité nationale, la sûreté publique, l’ordre public, la santé ou la moralité publiques, ou les droits et libertés d’autrui.

7.6Le Comité fait observer qu’il a déjà examiné plusieurs communications similaires concernant les lois et pratiques de l’État partie mises en question en l’espèce.En l’absence d’explication supplémentaire de l’État partie concernant la question soulevée, le Comité conclut que celui-ci a violé les droits que l’auteur tient de l’article 21 du Pacte.

7.7En outre, le Comité note que l’auteur affirme que son droit à la liberté d’expression a été illégalement restreinte, puisqu’il s’est vu refuser l’autorisation d’organiser une manifestation pacifique qui visait à débattre publiquement de la construction d’une nouvelle station-service dans la ville de Borissov et à exprimer son opposition à ce projet. Il prend aussi note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle il a été déclaré coupable d’une infraction administrative et s’est vu infliger une amende de 875 000 roubles bélarussiens (environ 235 euros) pour avoir organisé la manifestation publique en question. Le Comité doit donc déterminer si l’interdiction de tenir une manifestation publique visant à exprimer un point de vue, qui a été imposée à l’auteur par les autorités de l’État partie, et la sanction connexe constituent une violation de l’article 19 du Pacte.

7.8Le Comité rappelle son observation générale no 34 (2011), dans laquelle il a notamment affirmé que la liberté d’expression était essentielle pour toute société et qu’elle constituait le fondement de toute société libre et démocratique. L’article 19 (par. 3) du Pacte autorise certaines restrictions à la liberté d’expression, y compris la liberté de répandre des informations et des idées, pour autant que ces restrictions soient expressément fixées par la loi et nécessaires : a) au respect des droits et de la réputation d’autrui ; ou b) à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public et de la santé ou de la moralité publiques. Qui plus est, toute restriction de la liberté d’expression ne doit pas avoir une portée trop large, c’est‑à‑dire qu’elle doit constituer le moyen le moins perturbateur parmi ceux qui pourraient permettre d’assurer la fonction de protection recherchée et doit être proportionnée à l’intérêt à protéger. Le Comité rappelle aussi qu’il incombe à l’État partie de démontrer que les restrictions imposées aux droits que l’auteur tient de l’article 19 étaient nécessaires et proportionnées.

7.9Le Comité estime que le fait d’imposer l’obligation vague et générale de fournir des garanties relatives à la protection de l’ordre public pour obtenir l’autorisation d’organiser une manifestation pacifique et d’infliger une lourde amende pour avoir tenu une telle manifestation pacifique alors qu’elle n’était pas autorisée fait naître de sérieux doutes quant à la nécessité et à la proportionnalité des restrictions imposées aux droits que l’auteur tient de l’article 19 du Pacte. Il constate à cet égard que l’État partie n’a invoqué aucun des motifs précis justifiant la nécessité de telles restrictions qui sont énoncés à l’article 19 (par. 3) du Pacte. L’État partie n’a pas non plus montré que les mesures choisies constituaient le moyen le moins perturbateur d’obtenir le résultat recherché ou qu’elles étaient proportionnées à l’intérêt à protéger. Le Comité considère que, dans les circonstances de l’espèce, les restrictions imposées, bien que fondées sur la législation interne, n’étaient pas justifiées au regard des critères énoncés à l’article 19 (par. 3) du Pacte. Il conclut par conséquent qu’il y a eu violation des droits que l’auteur tient de l’article 19 du Pacte.

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation, par l’État partie, des droits que l’auteur tient des articles 19 et 21 du Pacte.

9.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, d’accorder à l’auteur une indemnisation appropriée, notamment en lui remboursant l’amende acquittée et les frais de justice engagés dans le cadre des procédures internes. Il est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas, en particulier en révisant sa législation et les modalités d’application de celle-ci de manière à les rendre compatibles avec l’obligation que lui fait l’article 2 (par. 2) d’adopter des mesures propres à donner effet aux droits reconnus par les articles 19 et 21 du Pacte.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent-quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.