Nations Unies

CCPR/C/133/D/2916/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

17 janvier 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2916/2016*, ** , ***

Communication présentée par :

Evgeny Pirogov (représenté par un conseil, Sergei Poduzov)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Fédération de Russie

Date de la communication :

31 octobre 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 28 décembre 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

20 octobre 2021

Objet :

Détention arbitraire ; procès équitable

Questions de procédure :

Non-épuisement des recours internes ; fondement des griefs

Questions de fond :

Détention arbitraire ; procès équitable − tribunal impartial ; procès équitable − assistance d’un avocat ; procès équitable − témoins

Article(s) du Pacte :

9 (par. 1 et 5), 14 (par. 1 et 3 d) à e)) et 15 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Evgeny Pirogov, citoyen de la Fédération de Russie, né en 1982. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 9 (par. 1 et 5), 14 (par. 1, 3 d) et 3 e)) et 15 (par. 1) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 1er janvier 1992. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur affirme être un défenseur des droits de l’homme et organiser fréquemment des protestations et des manifestations pour critiquer l’action du Gouvernement, ce qui lui a valu d’être poursuivi et même agressé physiquement par le passé.

2.2Le 9 juillet 2015, une enquête visant l’auteur a été ouverte au titre de l’article 282 (par. 1) du Code pénal (incitation à la haine fondée sur la race, l’appartenance ethnique ou l’origine). Il était accusé d’avoir publié, sur un média social, 12 photos accompagnées de commentaires antisémites et de commentaires dirigés contre des groupes ethniques d’Asie centrale et du Caucase.

2.3Dans les premières phases de son procès, qui a débuté en décembre 2015, l’auteur est resté en liberté mais ses déplacements étaient restreints. Cependant, le 24 mars 2016, le tribunal municipal d’Iochkar-Ola a ordonné son placement en détention et il a été immédiatement incarcéré au centre de détention provisoire (SIZO) no 1. Dans sa décision, le tribunal a fait observer que l’auteur avait perturbé à plusieurs reprises l’audience, avait été grossier à l’égard des témoins et du tribunal, avait ignoré les avertissements du juge et avait donc enfreint les règles de bonne conduite à suivre pendant qu’il était en examen. Le tribunal a considéré que l’auteur avait montré par son comportement qu’il pourrait menacer des témoins de l’affaire et l’a donc placé en détention.

2.4À une date non précisée, l’auteur a fait appel de la décision du tribunal municipal d’Iochkar-Ola. Le 6 avril 2016, la Cour suprême de la République de Mari El a annulé la décision du tribunal de première instance et a ordonné la libération de l’auteur. Elle a jugé que le tribunal avait commis une erreur en ordonnant le placement en détention de l’auteur pour outrage à magistrat. Elle a rappelé que, selon l’article 258 du Code de procédure pénale différentes sanctions pouvaient s’appliquer à un prévenu, dont l’expulsion de la salle d’audience, pour outrage. Cela étant, la Cour suprême de la République de Mari El a constaté que l’auteur avait reçu trois avertissements du juge pour son comportement mais n’avait jamais été expulsé de la salle d’audience. Elle a également établi qu’aucun élément de preuve montrant que l’auteur aurait menacé des témoins n’avait été produit.

2.5Le 29 avril 2016, l’auteur a été condamné à deux ans de prison. Le 22 juin 2016, la Cour suprême de la République de Mari El a confirmé cette condamnation. Le 12 août 2016, elle a rejeté le recours en cassation de l’auteur. Ce dernier affirme par conséquent avoir épuisé tous les recours internes utiles.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que sa détention provisoire était arbitraire en ce qu’elle n’avait aucun fondement juridique. Il soutient que, même si la décision du tribunal municipal d’Iochkar‑Ola a été annulée en appel, il continue d’être victime de cette violation puisque les treize jours qu’il a passés en détention ont été inclus dans sa peine finale. De plus, cette période ayant été comptabilisée dans sa peine finale, il ne pouvait plus prétendre à une indemnisation pour préjudice moral du fait d’une détention arbitraire. Il affirme donc que l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 9 (par. 4 et 5) du Pacte.

3.2L’auteur affirme que son procès n’a pas été conduit par un tribunal impartial, en violation de l’article 14 (par. 1) du Pacte. Le tribunal de première instance a pris l’initiative de le placer en détention, alors que c’est habituellement un enquêteur ou un procureur qui invite le tribunal à placer le prévenu en détention. L’auteur affirme que le tribunal a ordonné son placement en détention uniquement sur la base des témoignages de moralité et de la gravité de l’infraction dont il était inculpé, ce qui montre les préjugés que le tribunal nourrissait à son égard.

3.3L’auteur affirme également qu’en lui faisant payer les honoraires de ses deux avocats commis d’office et le coût de l’analyse linguistique légale, malgré son indigence, l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 14 (par. 3 d)).

3.4L’auteur affirme en outre que le tribunal a violé les droits garantis à l’article 14 (par. 3 e)) du Pacte en ce qu’il a rejeté la requête de la défense tendant à ce qu’elle puisse faire citer et contre-interroger les experts qui avaient réalisé les analyses psycholinguistique et linguistique légales, dont les résultats étaient des éléments de preuve à charge. Il a ensuite rejeté la requête de la défense visant à faire exclure ces résultats, sans tenir compte de ses arguments selon lesquels les analyses avaient été effectuées en violation du Code de procédure pénale et elle n’avait pas été autorisée à interroger les experts.

3.5Enfin, l’auteur fait valoir que lorsque les faits qui lui sont reprochés ont été commis en 2012, l’article 282 (par. 1) du Code pénal ne faisait pas mention d’Internet, alors qu’il a été accusé d’incitation à la haine fondée sur la race, l’appartenance ethnique ou l’origine par l’intermédiaire de ses pages de médias sociaux sur Internet. La mention d’Internet a été ajoutée le 5 juin 2014 ; avant cet ajout, il était question, à l’article 282 (par. 1) du Code pénal, uniquement des médias traditionnels, par exemple les journaux. L’auteur affirme qu’en l’inculpant en vertu de cette disposition, introduite après la publication des photos et des commentaires sur Internet, l’État partie a violé les droits garantis par l’article 15 (par. 1). L’auteur fait également valoir que jusqu’au 5 juin 2014, les infractions visées à l’article 282 (par. 1) du Code pénal étaient considérées comme de gravité mineure et passibles d’une peine maximale de deux ans d’emprisonnement et le délai de prescription était de deux ans. De ce fait, au moment où il a été condamné, en avril 2016, il était exonéré de toute responsabilité pénale du fait de l’expiration du délai de prescription.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1L’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité dans une note verbale datée du 20 mars 2017. Il affirme que les griefs que l’auteur soulève au titre de l’article 9 (par. 4) du Pacte devraient être déclarés irrecevables pour défaut de fondement. Il fait observer que la décision du tribunal municipal d’Iochkar-Ola a été réexaminée et annulée en appel par la Cour suprême de la République de Mari El, et qu’il n’y a donc pas violation de l’article 9 (par. 4) du Pacte.

4.2L’État partie fait observer que l’interdiction de l’arrestation arbitraire est établie par l’article 9 (par. 1) du Pacte. Il renvoie à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme selon laquelle un requérant peut perdre la qualité de victime lorsque deux conditions sont réunies : les autorités doivent avoir, premièrement, reconnu explicitement ou en substance la violation de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne de droits de l’homme) et, deuxièmement, réparé celle-ci. Ce n’est que lorsque ces deux conditions sont réunies que le caractère subsidiaire du mécanisme de protection de la Convention fait obstacle à l’examen d’une requête. Dès lors que la perte par le requérant de la qualité de victime est alléguée, il faut examiner la nature du droit en cause et la motivation des décisions rendues par les autorités nationales et déterminer si les conséquences défavorables pour l’intéressé persistent après ces décisions. L’État partie fait observer que l’article 1100 du Code civil permet l’indemnisation du préjudice moral en cas de détention illégale, indépendamment de la culpabilité de la personne qui a causé la détention illégale. Étant donné que l’auteur n’a pas intenté d’action en réparation du préjudice moral, l’État partie soutient que l’intéressé n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles et que son grief de détention arbitraire, ainsi que le grief qu’il soulève au titre de l’article 9 (par. 5) du Pacte, devraient être déclarés irrecevables.

4.3S’agissant du grief que l’auteur soulève au titre de l’article 14 (par. 1), l’État partie fait observer que l’exigence d’impartialité des tribunaux revêt deux aspects. Premièrement, les juges ne doivent pas avoir d’idées préconçues au sujet de l’affaire dont ils sont saisis ni agir de manière à favoriser les intérêts de l’une des parties. Deuxièmement, le tribunal doit être impartial aux yeux d’un observateur raisonnable. Un procès entaché par la participation d’un juge qui, en application des lois nationales, aurait dû être récusé, ne peut normalement pas être considéré comme équitable ou impartial au sens de l’article 14. L’État partie affirme que le fait d’avoir changé la mesure de contrainte imposée à l’auteur − en ordonnant son placement en détention alors qu’il faisait auparavant l’objet d’une restriction de déplacement −, d’avoir prononcé une déclaration de culpabilité ou d’avoir rejeté des requêtes de la défense n’est pas l’expression de préjugés du tribunal à l’égard de l’auteur. Selon l’État partie, le fait que le juge de première instance ait déjà pris des décisions préalables au procès dans l’affaire, y compris des décisions relatives à la détention, ne peut en soi justifier des craintes quant à son impartialité ; seules des circonstances particulières pourraient justifier que l’on tire une conclusion différente. L’État partie affirme que le grief de l’auteur porte en l’espèce sur l’appréciation des faits et des éléments de preuve par les tribunaux de l’État partie. Il cite la jurisprudence du Comité, dont il ressort qu’il appartient aux juridictions des États parties au Pacte d’apprécier les faits et les éléments de preuve ou l’application de la législation nationale dans un cas d’espèce, sauf s’il peut être établi que l’appréciation des éléments de preuve ou l’application de la législation ont été de toute évidence arbitraires, qu’elles ont été manifestement entachées d’erreurs ou qu’elles ont représenté un déni de justice. Sur la base de ce qui précède, l’État partie affirme que les griefs que l’auteur soulève au titre de l’article 14 (par. 1) du Pacte devraient être déclarés irrecevables car insuffisamment étayés.

4.4L’État partie affirme que le recouvrement des honoraires des avocats commis d’office auprès des prévenus ne devrait pas être considéré comme une violation de l’article 14 (par. 3 d)) du Pacte. S’agissant de la fourniture d’une aide juridictionnelle gratuite telle qu’elle est garantie par les principes et les normes universellement reconnus du droit international, l’État partie fait observer que l’accent est mis sur la fourniture de cette aide lorsque la procédure pénale est en cours. Il fait également observer que l’article 14 du Pacte ne semble pas exclure la possibilité de mettre à la charge du condamné les frais d’un avocat qui avait été mis gratuitement à sa disposition pendant la procédure pénale.

4.5Selon l’État partie, des points de vue juridiques exprimés par des titulaires de mandat au titre des procédures spéciales du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme sont de nature à étayer indirectement la possibilité de recouvrer les frais de justice auprès d’un prévenu. Dans un rapport sur l’aide juridictionnelle publié en 2013, le Rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats écrit que la législation nationale devrait aussi définir des critères spécifiques pour déterminer l’admissibilité à l’aide juridictionnelle, en particulier en ce qui concerne le plafond de ressources financières en dessous duquel il est possible d’y prétendre. En outre, les personnes qui se voient refuser une telle aide sur la base des critères énoncés dans la législation nationale devraient pouvoir faire appel de la décision. Dans les affaires pénales, par exemple, les personnes qui ont besoin d’une aide juridictionnelle d’urgence, comme celles détenues dans un poste de police ou un centre de détention, devraient en bénéficier d’emblée pendant l’examen de leur situation eu égard aux critères d’octroi de l’aide. Bien qu’il incombe à l’accusé de prouver qu’il n’a pas les moyens nécessaires, il n’a cependant pas à le faire « au-delà de tout doute » ; il suffit qu’il existe « quelques indices » en ce sens. Il appartient au tribunal, en tenant dûment compte des circonstances particulières de l’affaire et de la situation de l’accusé, de déterminer si celui-ci doit bénéficier de l’aide juridictionnelle et s’il est dans l’intérêt de la justice que cette aide soit fournie. Par conséquent, l’État partie considère que le grief de l’auteur est incompatible avec les dispositions de l’article 14 (par. 3 d)) du Pacte et devrait être déclaré irrecevable.

4.6S’agissant du grief que l’auteur tire de l’article 14 (par. 3 e)), l’État partie fait observer que le droit d’interroger des témoins ou d’obtenir leur comparution pendant le procès n’est pas absolu. Il renvoie à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, qui a dit à plusieurs reprises que le droit de citer des témoins à décharge n’était pas absolu et pouvait être restreint dans l’intérêt de la bonne administration de la justice. En règle générale, il appartient aux juridictions nationales d’apprécier les éléments de preuve dont elles disposent ainsi que la pertinence des éléments de preuve que les parties défenderesses cherchent à produire. Plus précisément, l’article 6 (par. 3 d)) de la Convention européenne des droits de l’homme laisse principalement à l’accusé le soin d’apprécier s’il convient de faire citer des témoins ; cette disposition n’exige pas la présence et l’audition de tous les témoins de l’accusé : son but essentiel, comme l’indiquent les mots « dans les mêmes conditions », est la parfaite égalité des moyens en la matière. L’État partie réaffirme qu’il ressort de la jurisprudence du Comité qu’il appartient aux juridictions des États parties au Pacte d’apprécier les faits et les éléments de preuve ou l’application de la législation nationale dans un cas d’espèce, sauf s’il peut être établi que l’appréciation des éléments de preuve ou l’application de la législation ont été de toute évidence arbitraires, qu’elles ont été manifestement entachées d’erreurs ou qu’elles ont représenté un déni de justice. Selon l’État partie, l’auteur n’a pas été en mesure de montrer que le refus du tribunal d’appeler, comme il le demandait, les experts à témoigner pendant l’audience constituait une erreur manifeste ou un déni de justice ; par conséquent, les griefs que l’auteur tire de l’article 14 (par. 3 e)) devraient être déclarés irrecevables pour défaut de fondement.

4.7L’État partie fait observer qu’une interprétation littérale des dispositions de l’article 15 du Pacte donne à penser que cet article régit les relations interétatiques en ce qui concerne la responsabilité pénale d’une personne dans la mesure où l’acte en question ne constituait pas une infraction au regard du droit pénal d’un État ou des règles universellement reconnues du droit international au moment des faits. L’article 15 ne traite pas de l’exonération de la responsabilité pénale, y compris eu égard à l’expiration du délai de prescription. En même temps, l’État partie fait observer que l’auteur fonde son grief de violation de l’article 15 sur l’allégation selon laquelle les tribunaux nationaux ne l’ont pas exonéré de sa responsabilité pénale à la suite de l’expiration du délai de prescription. Par conséquent, l’État partie considère que ce grief est également incompatible avec les dispositions de l’article 15 (par. 1) du Pacte et devrait être déclaré irrecevable.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Le 5 juin 2017, l’auteur a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité. Il fait remarquer la présence d’une faute de frappe et demande que son allégation de violation soit traitée comme une allégation de violation de l’article 9 (par. 1) du Pacte, et non de l’article 9 (par. 4) comme indiqué. Les faits tels qu’ils ont été présentés montrent que le tribunal municipal d’Iochkar-Ola l’a arbitrairement placé en détention, en violation du Pacte. L’auteur cite les deuxième et troisième phrases de l’article 9 (par. 1), selon lesquelles nul ne peut faire l’objet d’une arrestation ou d’une détention arbitraire et nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n’est pour des motifs, et conformément à la procédure prévus par la loi. Il fait observer que l’adjectif « arbitraire » n’est pas synonyme de « contraire à la loi » mais doit recevoir une interprétation plus large, intégrant le caractère inapproprié, l’injustice, le manque de prévisibilité et le non-respect des garanties judiciaires.

5.2S’agissant du grief qu’il tire de l’article 9 (par. 5), l’auteur réaffirme qu’il n’a pas pu présenter de demande d’indemnisation pour sa détention du 24 mars au 6 avril 2016 car cette période a été comptabilisée dans sa peine de deux ans de prison. Il fait observer qu’après sa condamnation il a intenté une action civile en vue d’obtenir une indemnisation pour préjudice moral, mais que le tribunal municipal d’Iochkar-Ola a rejeté cette demande. Étant donné qu’il purgeait déjà sa peine de prison, l’auteur n’a pas pu faire appel de cette décision. Il n’a donc pas pu demander d’indemnisation pour sa détention arbitraire.

5.3S’agissant du grief qu’il tire de l’article 14 (par. 1) du Pacte, l’auteur fait observer que le juge de première instance a pris lui-même l’initiative de changer la mesure de contrainte qui le visait (en ordonnant son placement en détention alors qu’il faisait auparavant l’objet d’une restriction de déplacement) sans que l’accusation en ait fait la demande. En l’incarcérant au milieu du procès, le juge a montré qu’il s’était déjà fait une idée de la culpabilité de l’auteur et avait décidé qu’il était trop dangereux pour la société pour être libre. Selon l’auteur, l’article 282 du Code pénal prévoit d’autres peines que la privation de liberté. Toutefois, le tribunal avait déjà montré ses préjugés et ne pouvait plus le juger de manière impartiale.

5.4L’auteur fait observer que les tribunaux nationaux n’ont pas tenu compte de sa situation financière lorsqu’ils lui ont ordonné de payer les honoraires de ses avocats commis d’office. Selon lui, en mettant les frais de justice à sa charge, les tribunaux lui ont infligé une peine supplémentaire, puisque les coûts étaient disproportionnément élevés par rapport à sa situation financière et qu’il lui était devenu pratiquement impossible de demander une libération anticipée en raison de cette dette impayée.

5.5En ce qui concerne la recevabilité du grief qu’il soulève au titre de l’article 14 (par. 3 e)), l’auteur rejette l’argument de l’État partie selon lequel il s’agit d’une question d’appréciation des faits et des éléments de preuve. Il fait observer que les conclusions des deux analyses linguistiques légales en question ont constitué les principaux éléments de preuve à charge, sur lesquels le tribunal de première instance s’est fondé pour conclure que ses messages avaient un caractère criminel. Par conséquent, le fait que le tribunal ait rejeté la demande de l’auteur de faire comparaître les auteurs de ces analyses, pour les interroger, ne peut être considéré que comme une violation des droits que le Pacte lui garantit.

5.6De même, l’auteur rejette les arguments de l’État partie concernant la recevabilité de son grief au titre de l’article 15 (par. 1) du Pacte. Il fait observer qu’il a été condamné pour des actes qui, au moment de leur commission, n’étaient pas considérés comme des infractions.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Le 14 juillet 2017, l’État partie a fait part de ses observations sur le fond. Il affirme qu’entre le 19 mars 2012 et le 10 septembre 2014, l’auteur a publié sur l’une des pages de ses médias sociaux, plusieurs messages qui incitaient à la haine contre les Juifs et les groupes ethniques d’Asie centrale et du Caucase. Pendant le procès, le 24 mars 2016, le tribunal a modifié la mesure de contrainte qui visait l’auteur, ordonnant son arrestation alors qu’il faisait auparavant l’objet d’une restriction de déplacement. En appel, la Cour suprême de la République de Mari El n’a pas approuvé cette décision et a ordonné la libération de l’auteur le 6 avril 2016. Le 29 avril 2016, le tribunal municipal d’Iochkar-Ola a déclaré l’auteur coupable d’incitation à la haine contre plusieurs groupes ethniques et l’a condamné à deux ans de prison. Selon le jugement, le temps passé en détention par l’auteur entre le 24 mars et le 6 avril 2016 a été comptabilisé dans la peine de deux ans de prison. L’auteur a également été obligé de rembourser les honoraires de deux avocats commis d’office et le coût de l’analyse linguistique légale, pour un montant de 13 980 roubles. L’appel interjeté par l’auteur contre ce jugement a été rejeté par la Cour suprême de la République de Mari El le 22 juin 2016. L’État partie affirme que la culpabilité de l’auteur a été établie au cours du procès sur la base des dépositions de plusieurs témoins, des résultats des analyses psycholinguistique et linguistique légales et d’autres éléments de preuve.

6.2S’agissant du grief que l’auteur tire de l’article 9 (par. 4) du Pacte, l’État partie affirme que la décision du tribunal de modifier la mesure de contrainte imposée à l’auteur, en ordonnant son placement en détention alors qu’il faisait auparavant l’objet d’une restriction de déplacement, n’était pas arbitraire mais bien fondée sur les normes de procédure pénale en vigueur. L’article 255 (par. 1) du Code de procédure pénale permet au tribunal de définir, modifier ou révoquer les mesures de contrainte imposées au prévenu. Selon l’État partie, le tribunal n’a pas pris sa décision de façon spontanée mais a été amené à considérer, au vu des actes de l’auteur pendant le procès, que le comportement de ce dernier était inapproprié et violait les termes de son obligation de ne pas quitter la zone et de se conduire correctement. L’article 108 (par. 1) du Code de procédure pénale permet d’ordonner une arrestation pour remplacer une mesure de contrainte antérieure lorsque les conditions de celle-ci ne sont pas respectées. L’État partie fait observer que, selon la loi, la modification de la mesure de contrainte imposée au prévenu ne doit pas nécessairement être demandée par l’accusation ; le tribunal peut l’ordonner de sa propre initiative. Il fait également observer qu’une telle décision de modifier la mesure de contrainte imposée au prévenu ne préjuge aucunement de la culpabilité de l’intéressé ni du type ou de la sévérité de la sanction qui pourrait être infligée.

6.3.L’État partie fait remarquer que la défense n’a à aucun moment du procès déposé une demande de récusation du tribunal au motif de l’existence d’un parti pris. Il fait en outre observer que même si elle n’a pas approuvé la décision du tribunal de première instance de placer l’auteur en détention, la Cour suprême de la République de Mari El a confirmé que l’intéressé avait eu un comportement inapproprié pendant le procès. Étant donné que la juridiction d’appel a fait libérer l’auteur très rapidement, il apparaît que les droits qui sont garantis à l’intéressé par l’article 9 (par. 4) du Pacte ont été pleinement respectés.

6.4L’État partie rejette l’argument de l’auteur selon lequel il n’a pas pu introduire une demande d’indemnisation parce que la période de sa détention provisoire avait été comptabilisée dans sa peine de deux ans de prison. Il affirme que l’article 72 du Code pénal impose que toute détention préalable au jugement soit comptabilisée dans le calcul de la peine finale. Cela n’empêche toutefois pas l’auteur d’intenter une action en justice pour obtenir la réparation du préjudice moral. L’État partie réaffirme que le Code civil prévoit la réparation du préjudice en cas de condamnation illégale, de détention illégale lorsqu’elle sert de mesure de contrainte, d’arrestation administrative illégale ou de procédure administrative illégale contre une personne morale. Les indemnités sont payées sur les budgets fédéraux ou locaux. L’État partie affirme que rien dans les observations de l’auteur ne donne à penser qu’il a essayé d’obtenir une indemnisation ; les recours internes disponibles n’ont donc pas été épuisés.

6.5En ce qui concerne le grief que l’auteur soulève au titre de l’article 14 (par. 1) du Pacte, l’État partie fait observer que l’affaire pénale visant l’auteur a été examinée par un tribunal compétent, indépendant et impartial établi par la loi, conformément aux dispositions du Pacte. Il réaffirme que la modification de la mesure de contrainte imposée à l’auteur sans que l’accusation l’ait demandée ne saurait être considérée comme le fruit du manque d’impartialité du tribunal. L’État partie fait remarquer que dans sa décision du 22 mars 2005, la Cour constitutionnelle a jugé que les tribunaux pouvaient prendre l’initiative de modifier les mesures de restriction. Il ressort du compte rendu d’audience en première instance que le tribunal a soulevé la question de la mesure de contrainte imposée à l’auteur après que celui‑ci s’est adressé grossièrement au témoin H., lui a crié des remarques et a ignoré les avertissements du juge. L’État partie fait observer que ni l’auteur ni son avocat n’ont remis en question l’impartialité du tribunal ou présenté une requête de récusation du juge du procès après la transformation de la mesure de contrainte en détention.

6.6S’agissant du grief que l’auteur tire de l’article 14 (par. 3 e)), à savoir que ses droits ont été violés parce que le tribunal a rejeté sa requête tendant à faire citer les experts à la barre, l’État partie soutient que les tribunaux ne sont pas tenus de faire droit à toutes les requêtes de la défense. D’après le compte rendu d’audience, le conseil de l’auteur a présenté au procès en première instance deux requêtes visant à faire comparaître les experts qui avaient réalisé deux analyses scientifiques légales pendant l’enquête préliminaire. Le tribunal a rejeté ces deux requêtes pour défaut de fondement. L’État partie affirme que le Pacte garantit le droit d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge et d’obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge. Cela étant, le Code de procédure pénale fait une distinction, aux fins de la procédure, entre un témoin et un expert. Le témoin est une personne qui est susceptible de connaître une quelconque circonstance pertinente pour la résolution d’une affaire pénale et qui a été appelée à témoigner, tandis que l’expert est une personne qui possède des connaissances particulières et a été chargée d’effectuer une analyse scientifique légale. Par conséquent, selon l’État partie, un expert ne peut être considéré comme un témoin au sens de l’article 14 (par. 3 e)) du Pacte ni être appelé à témoigner contre un prévenu puisqu’il peut ne pas avoir connaissance d’une circonstance pertinente pour la résolution de l’affaire pénale. L’État partie fait observer que tous les experts ont été avertis du fait que le parjure engageait la responsabilité pénale. Il fait en outre remarquer que dans sa requête aux fins de comparution des experts, le conseil de l’auteur a motivé celle-ci, non par la nécessité d’obtenir des précisions ou des explications sur leurs conclusions, comme l’exige le Code de procédure pénale, mais par la volonté de vérifier leur compétence et la conformité de leurs conclusions avec ledit Code, ce qui relève de la compétence du tribunal de première instance. De plus, la requête du conseil visant à faire exclure les conclusions des deux analyses a ensuite été rejetée par le tribunal, qui a jugé que ces analyses avaient été effectuées dans le respect de la loi. Le tribunal a constaté qu’à aucun moment de l’enquête préliminaire, le conseil de l’auteur n’avait remis en cause ni la désignation des deux experts ni leurs conclusions. L’État partie fait observer que les conclusions des analyses scientifiques légales concordent avec les dépositions de plusieurs témoins entendus au procès. Il fait en outre remarquer que le conseil de l’auteur a présenté d’autres requêtes non liées aux deux requêtes susmentionnées et que le tribunal en a accueilli certaines. Par conséquent, l’allégation de l’auteur selon laquelle le tribunal aurait manqué d’impartialité n’est pas étayée par les documents versés au dossier.

6.7L’État partie fait valoir que, selon l’article 132 du Code de procédure pénale, les frais de procédure dans les affaires pénales, dont les frais de justice, doivent être payés par le prévenu ou remboursés par le budget fédéral. Le tribunal peut ordonner le remboursement des frais sur le budget fédéral si le prévenu est indigent ou s’il juge que d’autres motifs justifient le remboursement. L’État partie fait observer que la question des frais liés à la procédure engagée contre l’auteur a été examinée au procès et au moment de la détermination de la peine, et que l’auteur a eu la possibilité de s’expliquer. Le ministère public a soutenu qu’il n’y avait aucune raison d’exempter l’auteur du paiement des frais de procédure. Ayant examiné les arguments des deux parties, le tribunal a conclu qu’il n’y avait pas lieu d’exempter l’auteur du remboursement des frais de procédure, puisqu’il n’y avait pas assez d’éléments pour attester son indigence. L’État partie explique que l’absence de moyens financiers au moment du jugement ne signifie pas forcément que le prévenu ne pourra pas payer les frais de procédure à l’avenir. En l’espèce, le tribunal a pris en considération l’âge de l’auteur, son aptitude au travail, le fait qu’il n’avait personne à sa charge, son état de santé et le montant des frais de procédure, et a jugé que l’intéressé serait en mesure de payer lui‑même les frais. L’État partie rejette l’argument de l’auteur selon lequel le fait d’avoir une dette impayée rendrait impossible sa libération anticipée. Il fait observer que, en application de l’article 79 du Code pénal, lorsqu’une libération anticipée est envisagée, il est tenu compte seulement du remboursement des dommages causés par une infraction et non de celui des frais de procédure.

6.8S’agissant du grief que l’auteur tire de l’article 15 (par. 1) du Pacte, l’État partie affirme que l’auteur a publié sur sa page de médias sociaux entre le 19 mars 2012 et le 10 septembre 2014 des documents incitant à la haine fondée sur la race, l’appartenance ethnique ou l’origine. Il fait observer que malgré l’argument de l’auteur selon lequel chaque publication aurait dû être considérée comme une infraction distincte et achevée, les tribunaux nationaux ont considéré toutes les publications comme une seule infraction continue. Selon l’article 9 du Code pénal, la peine est déterminée par la loi en vigueur au moment de la commission de l’infraction. Les modifications de l’article 282 (par. 1) du Code pénal ayant été introduites le 28 juin 2014, c’est-à-dire avant que l’auteur ait achevé son infraction, l’intéressé a été inculpé sur le fondement des dispositions du nouveau Code pénal. De plus, les publications de l’auteur étaient accessibles au public sur sa page de médias sociaux jusqu’au 15 mars 2015, date à laquelle elles ont été portées à l’attention des forces de l’ordre, ce qui, selon l’État partie, prouve que l’infraction de l’auteur avait un caractère continu. De même, par des amendements du 28 juin 2014, les infractions visées à l’article 282 (par. 1) du Code pénal ont été requalifiées en infractions de gravité intermédiaire. Le délai de prescription pour ces infractions étant fixé à six ans, l’auteur n’était pas exonéré de sa responsabilité pénale au moment de son procès.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant le fond

7.1Le 5 juin 2017, l’auteur a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant le fond. S’agissant du grief qu’il tire de l’article 9 (par. 1) du Pacte, il rejette les arguments de l’État partie selon lesquels la décision du tribunal de modifier la mesure de contrainte qui lui était imposée, en ordonnant son placement en détention alors qu’il faisait auparavant l’objet d’une restriction de déplacement, n’était pas arbitraire mais bien fondée sur les normes de procédure pénale en vigueur. L’auteur renvoie à la décision de la Cour suprême de la République de Mari El qui a déterminé que le tribunal de première instance n’avait aucun motif légal pour modifier la mesure de contrainte imposée à l’auteur et placer celui-ci en détention. Il affirme que même si, formellement, le Code de procédure pénale permet de modifier la mesure de contrainte imposée au prévenu, le tribunal de première instance a, en l’espèce, usé de ce droit de manière arbitraire.

7.2S’agissant du grief qu’il tire de l’article 9 (par. 5) du Pacte, l’auteur réaffirme qu’il a essayé d’intenter une action civile en réparation du préjudice moral subi du fait de sa détention arbitraire ; cependant, sa demande n’a jamais été examinée par le tribunal, qui l’a rejetée. Il n’a pas pu faire appel de la décision du tribunal parce qu’il purgeait sa peine de prison. L’auteur soutient que l’État partie n’a pas démontré qu’il avait à sa disposition des recours internes utiles pour demander à être indemnisé de sa détention arbitraire.

7.3De même, l’auteur répète ses arguments concernant les griefs soulevés au titre de l’article 14 (par. 1 et 3 e)) du Pacte et affirme que les tribunaux n’ont pas été impartiaux dans le traitement de l’affaire, comme le montre leur refus de l’autoriser à interroger les experts, auteurs des deux analyses scientifiques légales sur lesquelles reposait tout le dossier pénal à charge. Il affirme que, bien que la procédure pénale intentée sur le fondement de l’article 282 (par. 1) du Code pénal ait été engagée le 9 juillet 2015, ce n’est que le 28 octobre 2015 qu’il a été officiellement mis en cause, alors même que les deux analyses scientifiques légales avaient été pratiquées respectivement les 28 septembre et 26 octobre 2015. On aurait donc dû l’autoriser à interroger les principaux experts qui avaient effectué ces analyses sur leurs qualifications et leurs méthodes d’analyse, et à demander les précisions nécessaires au sujet de leurs conclusions.

7.4En ce qui concerne le grief qu’il tire de l’article 14 (par. 3 d)), l’auteur affirme que les frais de procédure mis à sa charge par le tribunal de première instance comprenaient également le coût d’une analyse linguistique légale ordonnée par l’accusation.

7.5Enfin, en ce qui concerne le grief qu’il tire de l’article 15 (par. 1) du Pacte, l’auteur réaffirme qu’il a été condamné pour des actes qui, au moment des faits, n’étaient pas considérés comme des infractions.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel les griefs de l’auteur concernant son placement en détention ordonné par le tribunal municipal d’Iochkar-Ola devraient être déclarés irrecevables au motif que l’auteur n’a pas épuisé les recours internes disponibles. Il rappelle sa jurisprudence selon laquelle l’auteur d’une communication doit épuiser, aux fins de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif, tous les recours administratifs ou judiciaires qui lui offrent des chances raisonnables d’obtenir réparation. Le Comité prend note des objections de l’État partie selon lesquelles l’auteur n’a pas demandé de réparation en espèces pour le préjudice moral qu’il a subi du fait de sa détention illégale. Il prend note également de l’observation de l’auteur selon laquelle, après sa condamnation, il a intenté une action civile pour obtenir réparation de son préjudice moral, mais qu’elle a été rejetée par le tribunal municipal d’Iochkar-Ola. Le Comité prend également note de l’argument de l’auteur qui affirme ne pas avoir pu faire appel de la décision du tribunal parce qu’il purgeait sa peine de prison. Il estime toutefois que cet argument n’explique pas pourquoi l’auteur n’a pas présenté son recours par l’intermédiaire d’un avocat ou après sa libération. En l’absence d’autres informations ou explications pertinentes dans le dossier, le Comité considère que l’auteur n’a pas épuisé toutes les voies de recours internes qui lui étaient ouvertes concernant les griefs qu’il tire de l’article 9 (par. 1 et 5) du Pacte et juge ces griefs irrecevables au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

8.4Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle la procédure judiciaire engagée contre lui n’a pas été menée par un tribunal impartial puisque le tribunal de première instance a pris l’initiative de le placer en détention, alors qu’habituellement c’est un enquêteur ou un procureur qui demande au tribunal de placer un prévenu en détention, et ce même tribunal a ensuite statué sur le fond de l’affaire. Il prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel la Cour constitutionnelle a établi que les tribunaux pouvaient prendre l’initiative de changer les mesures de contrainte et selon lequel les griefs de l’auteur portaient en fait sur l’appréciation des faits et des éléments de preuve par les tribunaux nationaux. Faute d’autres informations pertinentes dans le dossier, le Comité considère que l’auteur n’a pas suffisamment expliqué, aux fins de la recevabilité, en quoi la décision du tribunal de le poursuivre pour outrage viole les droits qu’il tient de l’article 14 (par. 1) du Pacte. En conséquence, il déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.5S’agissant du grief que l’auteur tire de l’article 14 (par. 3 d)), le Comité prend note de l’argument de l’auteur selon lequel le tribunal de première instance a exigé qu’il paie les honoraires de ses deux avocats commis d’office et le coût de l’analyse linguistique légale, malgré son indigence. Le Comité prend également note de l’observation de l’État partie selon laquelle le tribunal peut ordonner le remboursement des frais sur le budget fédéral s’il estime que le prévenu est indigent ou que d’autres motifs justifient le remboursement. Il observe que la question des frais de procédure en l’espèce a été examinée pendant le procès et que l’auteur a eu la possibilité de s’expliquer, mais que le tribunal a conclu qu’il n’y avait aucune raison d’exempter l’auteur du remboursement des frais de procédure. En l’absence de toute autre information à l’appui de ce grief, le Comité considère qu’il n’est pas suffisamment étayé aux fins de la recevabilité et le déclare donc irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.6Le Comité prend en outre note de l’affirmation de l’auteur selon laquelle l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 15 (par. 1) du Pacte en le condamnant pour des actes qui, au moment de leur commission, n’étaient pas érigés en infractions dans le Code pénal. Il prend également note de l’argument de l’État partie, qui affirme que l’infraction de l’auteur avait un caractère continu ; que, selon l’article 9 du Code pénal, la peine est déterminée par la loi en vigueur au moment de la commission de l’infraction ; et que, puisque les modifications de l’article 282 (par. 1) du Code pénal ont été introduites le 28 juin 2014, soit avant que l’auteur ait achevé son infraction, celui-ci a été inculpé sur le fondement de ses dispositions du nouveau Code pénal. En l’absence de toute autre information à l’appui de ses allégations, le Comité considère que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ce grief aux fins de la recevabilité et le déclare donc irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.7Le Comité prend note de l’observation de l’État partie selon laquelle les autres griefs de l’auteur devraient être considérés comme incompatibles avec les dispositions du Pacte parce que l’auteur ne les a pas suffisamment étayés. Il considère cependant que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, ses griefs de violation des droits qu’il tient de l’article 14 (par. 3 e)) du Pacte. En conséquence, le Comité déclare ces griefs recevables et passe à leur examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2Le Comité prend note de l’allégation de l’auteur selon laquelle le tribunal municipal d’Iochkar-Ola a violé les droits qu’il tient de l’article 14 (par. 3 e)) du Pacte, en ce qu’il a rejeté la requête de la défense tendant à ce qu’elle puisse faire citer et contre-interroger les experts qui avaient réalisé les analyses psycholinguistique et linguistique légales, dont les résultats constituaient les principaux éléments de preuve à charge. Le Comité note également que, selon l’État partie, un expert ne peut être considéré comme un témoin au sens de l’article 14 (par. 3 e)) du Pacte et, à aucun moment de l’enquête préliminaire, le conseil de l’auteur n’a soulevé d’objection quant à la désignation des deux experts ou à leurs conclusions (voir par. 6.6). Le Comité note en outre que le refus par le tribunal d’ordonner le témoignage d’un expert peut constituer une violation de l’article 14 (par. 3 e)) du Pacte, étant donné que la fonction des experts dans la procédure peut être assimilable, par analogie, à celle des témoins expressément mentionnés à l’article 14 (par. 3 e)), en ce sens que les premiers comme les seconds peuvent être cités à comparaître afin de fournir des informations pertinentes sur les faits. Il considère par conséquent que c’est à l’État partie qu’il appartient de démontrer que l’auteur, qui était jugé pour un crime grave motivé par la haine, passible d’une peine maximale de cinq années d’emprisonnement, a pu exercer pleinement son droit de faire citer des témoins, d’obtenir leur comparution et de les interroger dans les mêmes conditions que le procureur. À ce propos, il prend note de l’argument de l’État partie, qui dit qu’il appartient aux juridictions des États parties au Pacte d’apprécier les faits et les éléments de preuve ou l’application de la législation nationale dans une affaire donnée, sauf s’il peut être établi que l’appréciation des éléments de preuve ou l’application de la législation ont été de toute évidence arbitraires, qu’elles ont été manifestement entachées d’erreurs ou qu’elles ont représenté un déni de justice. Le Comité prend également note de l’argument de l’État partie selon lequel le Pacte prévoit le droit d’obtenir la comparution et l’interrogatoire de témoins, mais ce droit n’est pas absolu et peut être limité si nécessaire aux fins de l’administration de la justice, dès lors qu’est assurée la parfaite égalité des moyens en la matière (voir par. 4.6). L’État partie affirme également que la culpabilité de l’auteur a été établie au cours du procès sur la base des dépositions de plusieurs témoins, des résultats des analyses psycholinguistique et linguistique légales et d’autres éléments de preuve (voir par. 6.1).

9.3En l’espèce, le Comité observe que, selon les informations figurant dans le dossier, les conclusions des deux analyses scientifiques légales ont été d’une importance cruciale pour l’affaire et le tribunal de première instance a, dans une bonne mesure, fondé sa décision sur ces conclusions. En outre, l’auteur n’a été officiellement mis en cause sur le fondement de l’article 282 (par. 1) du Code pénal qu’après la transmission des conclusions des deux analyses scientifiques légales aux autorités chargées de l’enquête préliminaire. Dans ces circonstances, le Comité considère que le tribunal de première instance était tenu d’exiger la présence des experts et de permettre à l’auteur et son conseil à soumettre ceux-ci à un contre-interrogatoire. Au vu des pièces versées au dossier, il considère que l’auteur n’a pas été jugé dans le respect des garanties de procédure minimales énoncées à l’article 14 (par. 3 e)) du Pacte.

10.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que l’auteur tient de l’article 14 (par. 3 e)) du Pacte.

11.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En l’espèce, l’État partie est tenu, entre autres, d’indemniser adéquatement l’auteur pour les violations dont il a été victime. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsque la réalité d’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.

Annexe

Opinion individuelle (dissidente) de Gentian Zyberi

Introduction

1.Je ne partage pas la conclusion du Comité dans la présente affaire, selon laquelle il y a eu violation de l’article 14 (par. 3 e)) du Pacte. L’auteur était accusé d’avoir publié, sur un média social, 12 photos accompagnées de commentaires antisémites et de commentaires dirigés contre des groupes ethniques d’Asie centrale et du Caucase (par. 2.2). Il a été accusé, au titre de l’article 282 (par. 1) du Code pénal, d’incitation à la haine fondée sur la race, l’appartenance ethnique ou l’origine par l’intermédiaire de ses pages de médias sociaux.

Droit d’appeler des témoins experts

2.Le Comité n’a pas eu l’occasion de traiter la question de l’administration des témoignages d’experts dans sa jurisprudence. Il est donc d’autant plus nécessaire qu’il examine plus avant la jurisprudence d’autres organes chargés des droits de l’homme. La principale question sur le fond de l’affaire était celle de savoir si le tribunal de première instance était tenu d’exiger la présence des experts en linguistique et de permettre à l’auteur et son conseil de les soumettre à un contre-interrogatoire. Selon le Comité, les conclusions des deux analyses scientifiques légales ont été d’une importance cruciale pour l’affaire et le tribunal de première instance a, dans une bonne mesure, fondé sa décision sur ces conclusions (par. 9.3). Ainsi, le Comité a conclu que l’auteur n’avait pas été jugé dans le respect des garanties de procédure minimales énoncées à l’article 14 (par. 3 e)) du Pacte (ibid.).

3.Sans surprise, l’auteur et l’État partie avaient des positions différentes. Selon l’auteur, les conclusions des deux analyses linguistiques légales en question ont constitué les principaux éléments de preuve à charge, sur lesquels le tribunal de première instance s’est fondé pour conclure que ses messages avaient un caractère criminel (par. 5.5). Selon l’État partie, la culpabilité de l’auteur a été établie au cours du procès sur la base des dépositions de plusieurs témoins, des résultats des analyses psycholinguistique et linguistique légales et d’autres éléments de preuve (par. 6.1).

4.Comme l’État partie l’a expliqué, dans sa requête aux fins de comparution des experts, le conseil de l’auteur a motivé celle-ci, non par la nécessité d’obtenir des précisions ou des explications sur leurs conclusions, comme l’exige le Code de procédure pénale, mais par la volonté de vérifier leur compétence et la conformité de leurs conclusions avec ledit Code, ce qui relève de la compétence du tribunal de première instance (par. 6.6). De plus, la requête du conseil visant à faire exclure les conclusions des deux analyses a ensuite été rejetée par le tribunal, qui a jugé que ces analyses avaient été effectuées dans le respect de la loi (ibid.). Ainsi, le Comité a dû se prononcer sur la question plus étroite et plus précise de savoir si la juridiction nationale aurait dû faire droit à la requête de l’avocat de la défense aux fins de contre-interrogatoire des témoins experts sur des questions relevant de leur compétence.

5.Selon la propre jurisprudence du Comité, il appartient aux juridictions nationales d’apprécier les faits et les éléments de preuve ou l’application de la législation nationale dans un cas d’espèce, sauf s’il peut être établi que l’appréciation des éléments de preuve ou l’application de la législation ont été de toute évidence arbitraires, qu’elles ont été manifestement entachées d’erreurs ou qu’elles ont représenté un déni de justice. Outre le Comité, la Cour européenne des droits de l’homme a également dit à plusieurs reprises que le droit de citer des témoins à décharge n’était pas absolu et pouvait être restreint dans l’intérêt de la bonne administration de la justice. Si c’est aux juridictions nationales qu’il appartient de se prononcer sur les questions relatives à l’admissibilité des éléments de preuve, le principe de l’égalité des moyens exige que ces juridictions ne privent pas un défendeur de la possibilité de contester efficacement les conclusions d’un expert, en particulier en produisant ou en obtenant d’autres avis et analyses. La requête de la défense visant à faire exclure les conclusions des deux analyses a été évaluée par le tribunal. Dans le même temps, l’auteur et son conseil ne semblent pas avoir tenté de produire ou d’obtenir d’autres analyses scientifiques légales.

6.L’auteur n’a pas démontré en quoi le refus du tribunal d’appeler les experts à témoigner pendant l’audience constituait une erreur manifeste ou un déni de justice. Il n’a fourni aucune explication plausible au Comité sur les raisons pour lesquelles ces experts étaient incompétents, ou pourquoi leurs rapports d’expertise étaient incorrects ou invalides.

Observations finales

7.Le Comité aurait dû prendre dûment en considération l’évaluation faite par les autorités nationales et constater que la communication n’était pas fondée, ou qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 14 (par. 3 e)) en l’espèce.