Nations Unies

CCPR/C/130/D/2429/2014

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

4 février 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2429/2014 * , **

Communication présentée par :

Kurmanbek Chynybekov (représenté par un conseil, Utkir Djabbarov)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Kirghizistan

Date de la communication :

20 décembre 2012 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 20 juin 2014 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

30 octobre 2020

Objet :

Torture ; détention arbitraire

Question(s) de procédure :

Aucune

Question(s) de fond :

Torture ; absence d’enquête effective ; détention arbitraire ; présomption d’innocence

Article(s) du Pacte :

7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 2 et 3 a)), 9 (par. 1, 3 et 4), 10 (par. 1) et 14 (par. 2 et 3 g))

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Kurmanbek Chynybekov, de nationalité kirghize, né en 1980. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 2 et 3 a)), ainsi que des articles 9 (par. 1, 2 et 4), 10 (par. 1) et 14 (par. 2 et 3 g)) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 7 janvier 1995. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 22 avril 2007, à 11 heures, l’auteur a été arrêté par des agents de la police du district d’Aksiy qui le soupçonnaient d’avoir volé du bétail. Au moment de son arrestation, il a avoué de son plein gré avoir volé une vache le 17 avril 2007, avec l’aide d’un complice. Au poste de police du district d’Aksiy, il a été battu par quatre policiers parce qu’il refusait d’avouer plusieurs autres vols de bétail qui avaient eu lieu auparavant dans la région. Les policiers ont tout d’abord conduit l’auteur dans le bureau de l’enquêteur B., où ils lui ont mis les mains dans le dos et l’ont menotté, et lui ont donné plusieurs coups à la tête. Ils lui ont ensuite mis un sac en plastique sur la tête, l’empêchant ainsi de respirer. L’auteur a perdu connaissance et est tombé au sol, et les policiers lui ont donné des coups de pied dans le ventre et les reins. L’auteur a ensuite été emmené dans la salle de sport du poste de police, où les policiers ont continué de lui donner des coups de pied et de poing et lui ont frappé les pieds avec des matraques. L’un des policiers, D., a ensuite forcé l’auteur à mâcher un piment très fort. Après cela, l’auteur a été conduit dans une autre pièce, proche du bureau de l’enquêteur, où les policiers lui ont enlevé son pantalon, l’ont mis en position accroupie avec un sac en plastique sur la tête, lui ont attaché les mains et les pieds et lui ont introduit un objet métallique dans l’anus, ce qui a provoqué une nouvelle perte de connaissance. La douleur étant devenue intolérable, l’auteur a avoué six vols de bétail.

2.2Le 23 avril 2007, la police a fait venir une équipe de télévision au poste et a forcé l’auteur à avouer les six vols de bétail devant les caméras. Une semaine plus tard, un programme reprenant les aveux de l’auteur a été diffusé à la télévision nationale.

2.3Le 25 avril 2007, l’auteur a été officiellement inculpé de toutes les infractions qu’il avait avouées. L’inculpation reposait uniquement sur ses aveux. Le même jour, le procureur du district d’Aksiy a ordonné que l’auteur soit placé en détention provisoire pendant deux mois.

2.4Le 26 avril 2007, l’akim du district d’Aksiy (le maire) a envoyé une lettre au procureur du district dans laquelle il disait qu’il voulait que les services de ce dernier résolvent davantage d’affaires de vol de bétail, que l’auteur et son complice devraient faire l’objet d’une sanction appropriée et qu’il suivrait personnellement l’affaire de l’auteur.

2.5Le 25 avril 2007, l’auteur a reçu la visite de son frère et lui a dit qu’il avait été torturé et qu’on l’avait forcé à avouer des infractions qu’il n’avait pas commises. Il lui a aussi dit qu’il dénoncerait les actes de torture pendant son procès, parce qu’il avait peur de le faire tant qu’il était en détention.

2.6Le 26 avril 2007, le frère de l’auteur a pris contact avec Espérance et paix, une organisation non gouvernementale locale de défense des droits de l’homme, afin que celle‑ci le représente en justice. Le jour même, cette organisation a déposé une plainte auprès du procureur du district d’Aksiy concernant les actes de torture dont l’auteur avait été victime le 22 avril 2007. Toujours le même jour, les services du procureur du district d’Aksiy ont ouvert une enquête sur les allégations de l’auteur. Ayant eu vent de la situation, les agents de la police du district d’Aksiy ont de nouveau passé l’auteur à tabac et l’ont averti que s’il ne niait pas avoir subi des mauvais traitements devant les services du procureur, il en subirait les conséquences. Le 27 avril 2007, l’auteur a été interrogé par le procureur adjoint du district à propos de ses allégations et a été invité à se soumettre à un examen médico-légal. Toutefois, craignant des représailles de la part de la police, il a nié avoir été torturé, a refusé l’examen médico-légal et a attribué ses blessures à une chute de cheval. Le 4 mai 2007, le procureur adjoint a refusé d’ouvrir une enquête pénale au motif qu’il n’y avait pas eu d’infraction.

2.7Les sévices subis par l’auteur lui ont occasionné des douleurs aiguës aux reins. Au début du mois de mai, l’auteur a pu envoyer à son frère plusieurs lettres dans lesquelles il décrivait ses douleurs et donnait le nom des policiers responsables de ses blessures. Le 18 mai 2007, en raison des douleurs rénales dont il souffrait, une ambulance a été appelée. Les ambulanciers ont conseillé au personnel du centre de détention de faire le nécessaire pour que l’auteur soit soumis à une échographie des reins et à des analyses d’urine. Toutefois, aucun de ces examens n’a été réalisé.

2.8Le 31 mai et le 1er juin 2007, l’avocate de l’auteur a déposé auprès du procureur du district d’Aksiy des demandes tendant à ce que l’auteur soit d’urgence examiné par un médecin et hospitalisé en raison des blessures résultant des actes de torture qu’ils avait subis. Le 1er juin 2007, l’auteur a été examiné à l’hôpital du district d’Aksiy, où des contusions des tissus mous des avant-bras, de la tête et du corps ont été constatées, ainsi que des lésions rénales qui auraient pu être causées par un objet contondant. En dépit du fait que les médecins avaient recommandé de l’hospitaliser afin qu’il soit soigné, l’auteur a été reconduit dans les locaux de détention.

2.9Le 6 juin 2007, l’avocate de l’auteur a déposé auprès du procureur du district d’Aksiy une autre plainte dans laquelle elle décrivait en détail les actes de torture que l’auteur avait subis aux mains de la police. Elle a joint à la plainte les résultats de l’examen médical auquel l’auteur s’était soumis, une déclaration sous serment de son compagnon de cellule qui avait été témoin de ses souffrances et des copies des lettres que l’auteur avait pu envoyer à son frère depuis son lieu de détention. L’avocate a déposé une autre plainte auprès du même procureur le 7 juin 2007. Le 15 juin 2007, le substitut du procureur du district d’Aksiy a refusé d’ouvrir une enquête pénale, au motif que rien ne prouvait que les blessures avaient été infligées par la police et que l’auteur lui-même avait précédemment nié avoir été torturé. Il a fondé son refus sur le témoignage de l’auteur en date du 27 avril 2007 et sur les explications données par trois des quatre policiers accusés de torture par l’auteur.

2.10Le 12 juin 2007, à la suite d’un recours déposé par l’auteur, le tribunal du district d’Aksiy a ordonné la remise en liberté de celui-ci. Toutefois, une demi-heure plus tard, sous la pression des victimes des infractions présumées, le juge a annulé sa propre décision et ordonné que l’auteur soit replacé en détention provisoire. Le 13 juin 2007, l’avocate de l’auteur a fait appel de la décision du tribunal du district d’Aksiy et s’est plainte des agissements du juge auprès du Président du tribunal régional de Djalal-Abad. Le 14 juin 2007, l’auteur a été transféré à l’hôpital du district d’Aksiy pour y être soigné. Le 25 juin 2007 il est sorti de l’hôpital, dans l’attente de son procès.

2.11Le 31 juillet 2007, le tribunal du district d’Aksiy a déclaré l’auteur coupable du chef de vol de bétail et l’a condamné à une amende.

2.12Le 9 août 2007, l’auteur a saisi le tribunal du district d’Aksiy d’un recours contre la décision du substitut du procureur du district d’Aksiy, en date du 15 juin 2007, de ne pas ouvrir d’enquête pénale. Le 20 août 2007, le tribunal du district d’Aksiy a rejeté le recours de l’auteur. Dans sa décision, le tribunal a indiqué qu’il n’y avait aucune preuve que des actes de torture aient été commis car les policiers avaient nié avoir torturé l’auteur et l’auteur lui-même avait imputé ses blessures à une chute de cheval. Le 30 août 2007, l’auteur a fait appel de cette décision devant le tribunal régional de Djalal-Abad. Le 1er octobre, celui-ci a confirmé la décision rendue par le tribunal de district. Le 6 février 2008, la Cour suprême a confirmé les décisions des juridictions inférieures.

2.13L’auteur affirme qu’il a épuisé tous les recours internes disponibles.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que des membres des forces de l’ordre lui ont infligé des actes de torture et des mauvais traitements et que l’État partie n’a pas pris de mesures pour donner effet aux droits reconnus dans le Pacte ni mené d’enquête effective concernant les plaintes déposées, en violation de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 2 et 3 a)) du Pacte.

3.2L’auteur dénonce une violation des droits qu’il tient de l’article 9 (par. 3 et 4) du Pacte, étant donné que son placement en détention provisoire a été ordonné par le procureur du district, qui n’était pas habilité à rendre cette décision judiciaire. Bien que, dans ses observations finales en date du 24 juillet 2000, le Comité ait recommandé à l’État partie de faire en sorte que tout individu arrêté soit traduit dans le plus court délai devant un juge, les modifications en ce sens qui devaient être apportées à la loi n’ont été approuvées par le Président que le 25 juin 2007.

3.3L’auteur affirme que les droits qu’il tient de l’article 10 (par. 1) du Pacte ont été violés car il a été placé en détention provisoire et n’a pas eu accès à une assistance médicale de qualité, en dépit de la détérioration évidente de son état de santé et bien que les médecins aient recommandé de l’hospitaliser. Il soutient qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas respecté les normes minima relatives à l’accès des détenus malades à des soins médicaux et à un traitement, à savoir la règle 22 de l’Ensemble de règles minima pour le traitement des détenus.

3.4L’auteur affirme que les droits qu’il tient de l’article 14 (par. 2) du Pacte ont été violés par la diffusion de ses aveux forcés à la télévision nationale et par la lettre que l’akim du district d’Aksiy a envoyée au procureur du district. Selon l’auteur, la lettre, dans laquelle l’akim affirmait que l’auteur devrait faire l’objet d’une sanction appropriée et soulignait qu’il suivrait personnellement l’affaire, a eu pour effet de dissuader les services du procureur du district d’engager une enquête adéquate sur les allégations selon lesquelles l’auteur avait été torturé.

3.5Enfin, l’auteur affirme que les droits qu’il tient de l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte ont été violés, étant donné qu’il a été contraint, par la torture, à avouer sa culpabilité.

3.6L’auteur demande au Comité : a) de prier l’État partie de faire procéder à une enquête efficace et transparente sur ses allégations de torture et, si celles-ci sont confirmées, de poursuivre les responsables ; b) de prier l’État partie de lui accorder une indemnisation adéquate ; c) de recommander à l’État partie de créer un mécanisme indépendant chargé d’enquêter sur les allégations de torture ; d) de recommander à l’État partie de modifier sa législation afin que les enquêtes concernant les violations des droits de l’homme soient menées dans le respect des principes et garanties énoncés dans le Pacte ; e) d’exiger de l’État partie que celui-ci prenne toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1Dans une note verbale datée du 6 février 2015, l’État partie a soumis ses observations sur le fond de la communication. Il affirme que l’auteur a été arrêté le 22 avril 2007 parce qu’il était soupçonné d’avoir volé du bétail. Le 31 juillet 2007, l’auteur a été déclaré coupable et condamné à une amende de 10 000 soms. Il n’a pas fait appel du jugement.

4.2L’État partie fait observer que, pendant l’enquête du procureur sur les allégations de torture, l’auteur a refusé de se soumettre à un examen médico-légal et nié avoir été torturé. À l’issue de l’enquête, le substitut du procureur du district a refusé d’ouvrir une enquête pénale. Cette décision a ensuite été confirmée par le tribunal du district d’Aksiy, le tribunal régional de Djalal-Abad et la Cour suprême.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant le fond

5.1Le 7 mai 2015, l’auteur a soumis ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il réaffirme qu’il a refusé de se soumettre à un examen médico-légal parce qu’il craignait que les policiers ne le frappent à nouveau en représailles, d’autant plus qu’il était à portée de main de ceux-ci tant qu’il était détenu au poste de police du district d’Aksiy. En outre, afin de le dissuader de porter plainte, les policiers l’ont menacé et l’ont battu juste avant qu’il soit interrogé par le procureur adjoint le 27 avril 2007. L’auteur note qu’en tout état de cause, il s’est soumis à un examen médical à une date ultérieure et que celui-ci a attesté l’existence de lésions.

5.2L’auteur fait valoir qu’au Kirghizistan, il n’existe pas de recours internes permettant d’établir une violation de la présomption d’innocence, raison pour laquelle il n’a pas fait appel du jugement et considère qu’il a épuisé tous les recours internes.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’argument de l’auteur selon lequel l’État partie n’a pas respecté les obligations que lui impose l’article 2 (par. 2) du Pacte, lu conjointement avec l’article 7. Il réaffirme que, dans une communication soumise en vertu du Protocole facultatif, les dispositions de l’article 2 ne peuvent pas être invoquées en conjonction avec d’autres articles du Pacte, sauf lorsque le non-respect par l’État partie des obligations mises à sa charge par l’article 2 est la cause immédiate d’une violation distincte du Pacte portant directement préjudice à la personne qui se dit victime. Le Comité observe que l’auteur dénonce une violation de l’article 2 (par. 2) du Pacte, lu conjointement avec l’article 7, parce que l’État partie n’a pas pris les mesures nécessaires pour empêcher la torture ni pour mener une enquête effective sur ses plaintes et lui assurer un recours utile. Toutefois, au vu des informations figurant au dossier, le Comité considère que l’auteur n’a pas, aux fins de la recevabilité, étayé suffisamment ce grief de manière à ce qu’il se distingue de ceux qu’il soulève au titre de l’article 7, et le déclare irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.4Le Comité note que l’auteur affirme avoir épuisé tous les recours internes disponibles. Il note aussi que, s’il ne prétend pas que les griefs de l’auteur sont irrecevables en raison du non-épuisement des recours internes, l’État partie souligne que l’auteur n’a pas fait appel du jugement prononcé le 31 juillet 2007 par le tribunal du district d’Aksiy, rendant ainsi son grief tiré de la violation de l’article 14 (par. 2) irrecevable. Le Comité rappelle que l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif a notamment pour objet d’engager les victimes éventuelles de violations des dispositions du Pacte à s’efforcer dans un premier temps d’obtenir satisfaction auprès des autorités compétentes de l’État partie, tout en permettant aux États parties d’examiner, sur la base d’une plainte donnée, la mise en œuvre, sur leur territoire et par leurs instances, des dispositions du Pacte et, si nécessaire, de remédier aux violations éventuelles, avant qu’il ne soit saisi de la question. Le Comité note que l’auteur affirme qu’il n’existe pas, au Kirghizistan, de recours internes permettant d’établir une violation de la présomption d’innocence, inscrite à l’article 14 (par. 2) du Pacte (voir par. 3.4 et 5.2 ci‑dessus), mais constate que ce grief n’a été soulevé ni pendant le procès, ni à aucun moment par la suite et qu’en conséquence, les organes internes n’ont pas eu la possibilité d’examiner, au regard de ce grief, si leur position était compatible avec les dispositions du Pacte. Il rappelle que de simples doutes quant à l’efficacité des voies de recours internes n’exonèrent pas l’auteur d’une communication de l’obligation d’épuiser ces recours et que les auteurs sont tenus de respecter les règles de procédure, sous réserve qu’elles soient raisonnables. Par conséquent, le Comité considère que le grief que l’auteur tire de l’article 14 (par. 2) du Pacte est irrecevable au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

6.5Bien que l’auteur n’ait pas soulevé directement ces points, la communication, en particulier l’argument par lequel l’auteur dénonce le caractère arbitraire de sa détention et la façon dont celui-ci a été examiné, semble également soulever des questions au regard de l’article 9 (par. 1) du Pacte.

6.6S’agissant des griefs que l’auteur tire de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3 a)), et des articles 9 (par. 3 et 4), 10 (par. 1) et 14 (par. 3 g)) du Pacte, le Comité considère que, même s’il n’a pas fait appel de sa condamnation pénale, l’auteur a cherché à obtenir satisfaction auprès des autorités compétentes de l’État partie et à obtenir réparation des violations en déposant des plaintes auprès des services du procureur et des tribunaux, jusqu’à la Cour suprême. Par conséquent, le Comité conclut que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne font pas obstacle à l’examen des griefs, considère que ceux-ci sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité, et passe à leur examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité note que l’auteur affirme que, le 22 avril 2007 à 11 heures, il a été arrêté par des agents de la police du district d’Aksiy qui le soupçonnaient d’avoir volé du bétail. Au poste de police du district d’Aksiy, il a été battu par quatre policiers parce qu’il refusait d’avouer plusieurs vols de bétail qui avaient eu lieu auparavant dans la région. Il a été menotté, a reçu des coups de poing à la tête et des coups de pied dans le ventre et les reins, un sac en plastique lui a été mis sur la tête, ce qui l’a privé d’air et lui a fait perdre connaissance, il a reçu des coups de matraques sur les pieds et a été forcé de mâcher du piment, et un objet métallique a été introduit dans son anus. Incapable de supporter la douleur, il a avoué six vols de bétail. Le Comité constate que l’auteur a fait un compte rendu détaillé du traitement qu’il affirme avoir subi et qu’il a produit des rapports médicaux pour étayer ses dires. D’après l’examen médical réalisé à l’hôpital du district d’Aksiy le 1er juin 2007, cinq semaines après son arrestation, l’auteur présentait toujours des contusions des tissus mous des avant-bras, de la tête et du corps, ainsi que des lésions rénales qui auraient pu être causées par un objet contondant. Le 14 juin 2007, il a été transféré à l’hôpital du district d’Aksiy pour y être soigné. Le Comité prend aussi note de l’argument de l’État partie selon lequel, le 27 avril 2007, dans le cadre de l’enquête menée par le procureur sur les actes de torture allégués, l’auteur a refusé de se soumettre à un examen médico-légal et nié avoir été torturé. Sur ce point, l’auteur explique qu’il a refusé de se soumettre à un examen médico-légal parce qu’il craignait que les policiers ne le frappent à nouveau en représailles, d’autant plus qu’il était à portée de main de ceux-ci tant qu’il était détenu au poste de police du district d’Aksiy. En fait, il soutient avoir été battu par les policiers juste avant d’être entendu par le procureur adjoint le 27 avril 2007 (voir par. 2.6 et 5.1).

7.3Le Comité rappelle qu’un État partie est responsable de la sécurité de toute personne placée en détention et que, lorsqu’une personne en détention présente des lésions, il incombe à l’État partie de produire des éléments de preuve l’exonérant de toute responsabilité. Le Comité a affirmé à plusieurs reprises qu’en pareil cas la charge de la preuve ne saurait incomber uniquement à l’auteur de la communication, d’autant que l’État partie est souvent le seul à disposer des renseignements voulus. L’État partie n’ayant pas avancé d’arguments particuliers pour réfuter les dires de l’auteur, le Comité considère qu’il faut accorder à ceux‑ci le crédit qu’ils méritent.

7.4En ce qui concerne l’obligation qu’a l’État partie de faire procéder à une enquête en bonne et due forme sur les allégations de torture formulées par l’auteur, le Comité renvoie à sa jurisprudence selon laquelle l’ouverture d’une enquête pénale suivie de l’engagement de poursuites judiciaires doivent faire partie des recours disponibles en cas de violations de droits de l’homme tels que ceux qui sont protégés par l’article 7 du Pacte. Il rappelle en outre que toute plainte pour mauvais traitements infligés en violation de l’article 7 qui est déposée doit faire l’objet d’une enquête rapide et impartiale de la part des autorités de l’État partie pour que les recours soient efficaces.

7.5Le Comité note qu’en l’espèce, la première plainte relative aux actes de torture subis par l’auteur a été soumise au procureur du district d’Aksiy le 26 avril 2007. Il constate que les services du procureur du district ont rapidement ouvert une enquête à ce sujet, mais que celle‑ci a été close le 4 mai 2007 après que l’auteur, par peur des représailles, a nié avoir été torturé et a refusé de faire examiner ses blessures par un médecin. Il note aussi que, le 31 mai et les 1er, 6 et 7 juin 2007, l’avocate de l’auteur a soumis plusieurs demandes au procureur du district d’Aksiy dans lesquelles elle donnait des détails sur les allégations de l’auteur au sujet de la torture et demandait que celui-ci soit rapidement examiné par un médecin et hospitalisé en raison des blessures que lui avaient causées les actes de torture. Le Comité note également que l’avocate a joint à l’une des plaintes les résultats de l’examen médical qui avait révélé des lésions infligées à l’auteur, une déclaration sous serment du compagnon de cellule de l’auteur qui avait été témoin des souffrances que l’auteur endurait, et des copies des lettres que celui‑ci avait pu envoyer à son frère depuis son lieu de détention. Toutefois, le 15 juin 2007, le substitut du procureur du district d’Aksiy a de nouveau refusé d’ouvrir une enquête pénale sur les allégations de l’auteur, fondant sa décision uniquement sur le témoignage forcé que l’auteur avait donné le 27 avril 2007 par crainte de représailles, et sur les explications de trois des quatre policiers qui avaient été accusés de torture par l’auteur. Rien dans le dossier de l’affaire ne permet d’affirmer que le réexamen ultérieur par le tribunal du refus d’ouvrir une enquête pénale au motif qu’il n’y avait pas eu d’infraction, opposé par le substitut du procureur du district d’Aksiy, est allé plus loin que l’enquête menée par les services du procureur. En l’absence de toute autre information pertinente, et dans les circonstances de l’espèce, le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec les articles 2 (par. 3 a)) et 14 (par. 3 g)) du Pacte.

7.6Compte tenu de ce qui précède, le Comité n’entend pas examiner les griefs que l’auteur tire de l’article 10 (par. 1) du Pacte.

7.7L’auteur affirme aussi être victime d’une violation de l’article 9 (par. 3) du Pacte, au motif que son placement en détention provisoire avait été approuvé par un procureur et non par un juge. Le Comité rappelle que, conformément aux dispositions de son observation générale no 35 (2014), tout individu détenu doit être traduit dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires, et qu’il est inhérent au bon exercice du pouvoir judiciaire que l’autorité concernée soit indépendante, objective et impartiale. À cet égard, le Comité rappelle qu’un procureur ne peut pas être considéré comme une autorité habilitée à exercer des fonctions judiciaires au sens de l’article 9 (par. 3) du Pacte. Par conséquent, le Comité considère que les faits tels qu’ils ont été présentés font apparaître une violation des droits reconnus à l’auteur par l’article 9 (par. 3) du Pacte.

7.8Le Comité relève aussi l’affirmation non contestée de l’auteur selon laquelle, le 12 juin 2007, le tribunal du district d’Aksiy avait ordonné sa remise en liberté mais, peu après, sous la pression des victimes des infractions présumées, le juge avait annulé oralement sa décision et ordonné que l’auteur soit replacé en détention provisoire. Sur ce point, le Comité rappelle que l’article 9 (par. 4) du Pacte exige que la juridiction chargée du réexamen ait la faculté d’ordonner la libération en cas de détention illégale et que, lorsqu’une décision judiciaire ordonnant la remise en liberté en vertu de l’article 9 (par. 4) devient exécutoire, elle doit être appliquée immédiatement ; le maintien en détention serait arbitraire, en violation de l’article 9 (par. 1). Compte tenu des éléments dont il dispose, le Comité constate que la décision par laquelle le tribunal du district d’Aksiy a ordonné la remise en liberté de l’auteur, qui se trouvait en détention provisoire, n’a jamais été officiellement annulée et que celui-ci a été maintenu en détention jusqu’au 14 juin 2007, date de son transfert à l’hôpital. En l’absence d’explications de l’État partie à ce sujet, le Comité conclut que les faits tels qu’ils sont présentés font apparaître une violation des droits reconnus à l’auteur par l’article 9 (par. 1) du Pacte. Ayant ainsi conclu, le Comité n’examinera pas séparément les griefs que l’auteur tire de l’article 9 (par. 4) du Pacte.

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que l’auteur tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec les articles 2 (par. 3 a)) et 14 (par. 3 g)), ainsi que de l’article 9 (par. 1 et 3) du Pacte.

9.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures nécessaires afin de faire rapidement procéder à une enquête impartiale sur les allégations de torture de l’auteur et, si celles-ci sont confirmées, de poursuivre les responsables, et d’accorder à l’auteur une indemnisation adéquate. Il est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.