Nations Unies

CCPR/C/137/D/2723/2016

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

19 mai 2023

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2723/2016 * , **

Communication soumise par :

Kuluypa Tashtanova, mère de la victime présumée (représentée par un conseil, Utkir Djabbarov)

Victime(s) présumée(s) :

Belek Kurmanbekov

État partie :

Kirghizistan

Date de la communication :

11 janvier 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 5 février 2016 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

14 mars 2023

Objet :

Actes de torture infligés par les forces de l’ordre pour obtenir des aveux ; utilisation dans la procédure judiciaire d’aveux obtenus par la contrainte

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Interdiction de la torture ; droit à un recours utile ; arrestation et détention arbitraires ; aveux obtenus par la contrainte

Article(s) du Pacte :

2 (par. 3), 7, 9 (par. 1, 3 et 4), 10 (par. 1 et 2) et 14 (par. 3 g))

Article(s) du Protocole facultatif :

5 (par. 2 b))

1.L’auteure de la communication est Kuluypa Tashtanova, de nationalité kirghize, née en 1966. Elle présente la communication au nom de son fils, Belek Kurmanbekov, de nationalité kirghize, né en 1993, qui purgeait une peine d’emprisonnement au moment où la communication a été soumise. Elle affirme que l’État partie a violé les droits que son fils tient de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), et des articles 9 (par. 1, 3 et 4), 10 (par. 1 et 2) et 14 (par. 3 g)) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Kirghizistan le 7 janvier 1995. L’auteure est représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1Le 21 juillet 2012, vers 21 h 30, un groupe de 10 à 15 hommes armés (dont certains portaient des cagoules) a fait irruption dans l’appartement de M. Kurmanbekov à Djalalabad. Après lui avoir tordu les bras derrière le dos, ces hommes ont commencé à frapper M. Kurmanbekov au visage et à l’abdomen au moindre signe de résistance de sa part. L’auteure, sa sœur et l’épouse de M. Kurmanbekov, qui se trouvaient alors dans l’appartement et ignoraient que les hommes armés étaient des policiers, ont essayé de les empêcher de l’emmener et ont elles-mêmes reçu des coups de poing.

2.2M. Kurmanbekov a d’abord été conduit au commissariat provincial de Djalalabad, où il a été jeté dans une pièce, face contre terre, et a reçu des coups de pied dans les côtes et les reins. Il a ensuite été emmené au commissariat du district d’Aksy, à Kerben, à 280 kilomètres de Djalalabad. En chemin, les policiers lui ont donné des coups de poing à la tête et des coups de pied à l’abdomen. Ils ont tenté de lui faire avouer un meurtre et le vol de 15 têtes de bétail. Les policiers lui ont ensuite mis un sac en plastique sur la tête et n’ont cessé de le torturer que lorsqu’il était sur le point de perdre connaissance.

2.3Au commissariat du district d’Aksy, il a vu sa femme en larmes dans l’une des pièces. Il n’a pas été autorisé à lui parler. Il a ensuite été emmené dans une pièce au deuxième étage, où il a reçu des coups de poing dans les reins et l’abdomen et a été roué de coups par les policiers.

2.4Pendant ce temps, deux policiers ont menacé la femme de M. Kurmanbekov, lui disant qu’elle aurait la tête rasée et qu’elle serait jetée en prison et violée si elle refusait de témoigner que son époux avait commis un meurtre. Les policiers ont torturé M. Kurmanbekov, lui mettant un sac sur la tête, sous ses yeux ; ils l’ont menacée du même traitement. Elle a fini par incriminer son mari, sous la dictée d’un des policiers.

2.5Au matin du 22 juillet 2012, M. Kurmanbekov était toujours retenu au commissariat du district d’Aksy, dans la même pièce. À un moment donné, un avocat commis d’office, K., a été invité par l’enquêteur à entrer dans la pièce. Lorsque M. Kurmanbekov a commencé à lui parler des coups et des actes de torture qu’il avait subis, l’avocat lui a donné des coups de pied et a essayé de le convaincre de signer des aveux. M. Kurmanbekov a tenté en vain de refuser les services de l’avocat. Il a été contraint de signer des aveux lorsque les policiers ont menacé d’accuser sa femme de meurtre et de la torturer à sa place. Ils lui ont promis de la libérer s’il passait aux aveux.

2.6Le 22 juillet 2012, entre 10 heures et 12 h 50, des policiers ont rédigé un procès‑verbal à l’issue d’une reconstitution des faits, à laquelle M. Kurmanbekov avait participé, en présence de l’avocat commis d’office. Le placement en garde à vue de M. Kurmanbekov a été enregistré le 22 juillet 2012 à 16 heures, avec dix-huit heures de retard, au cours desquelles il a subi des actes de torture. Le même jour, après avoir été transféré au centre de détention temporaire de Kerben, il a été interrogé par un policier en l’absence d’un avocat. Il a alors refusé de signer la notification des accusations de meurtre portées contre lui.

2.7Le 24 juillet 2012, le tribunal du district d’Aksy a approuvé le placement de M. Kurmanbekov en détention provisoire. L’auteure affirme que le juge qui a pris cette décision n’a pas dûment examiné si des motifs raisonnables justifiaient qu’une telle mesure soit prise à l’égard de son fils. Le 21 septembre 2012, le même juge du tribunal du district d’Aksy a prolongé la mesure de détention, considérant que, sur le plan de la procédure, l’affaire était prête à être jugée.

2.8Le 24 juillet 2012, un avocat engagé par l’auteure a demandé au procureur et au chef du commissariat du district d’Aksy de soumettre M. Kurmanbekov à un examen médico‑légal. Le 25 juillet 2012, dans le rapport no 115, un expert médico-légal a confirmé que M. Kurmanbekov présentait des lésions corporelles mineures. Le 3 août 2012, M. Kurmanbekov a déposé plainte contre les policiers pour actes de torture, donnant la liste des personnes qui l’avaient torturé. Il a également dénoncé les mauvaises conditions dans lesquelles il avait été retenu au centre de détention temporaire, notamment le manque de nourriture et d’eau, l’impossibilité de recevoir des colis de sa famille, l’absence de draps et de matelas et le fait de devoir dormir sur un sol en béton. Le 6 août 2012, à la demande du Bureau du Procureur, le même expert médico-légal a conclu, dans son rapport no 123 daté du 8 août 2012, qu’aucune trace de coup n’avait pu être détectée sur le corps de M. Kurmanbekov. Le 9 août 2012, la docteure K., de Justice, organisation de défense des droits de l’homme, a examiné M. Kurmanbekov, conformément aux normes énoncées dans le Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Protocole d’Istanbul). Elle a indiqué dans son rapport du 10 août 2012 qu’il ne présentait pas de traces visibles de torture. Elle a noté toutefois qu’il ressentait des douleurs au niveau de la fosse iliaque gauche, dans la région épigastrique et au niveau des reins. Ces douleurs étaient le signe de lésions des tissus mous de l’abdomen qui pouvaient avoir été causées par des coups.

2.9L’auteure indique que, le 8 août 2012, le Bureau du Procureur du district d’Aksy a décidé de ne pas engager de poursuites pénales pour actes de torture puisque, d’après le rapport médico-légal du 8 août 2012, M. Kurmanbekov ne présentait aucune lésion sur le corps.

2.10Le 4 octobre 2012, le procès de M. Kurmanbekov s’est ouvert devant le tribunal du district d’Aksy. M. Kurmanbekov a demandé au tribunal de réexaminer la légalité de sa détention provisoire et de déclarer irrecevables les aveux qu’il avait faits sous la torture. Le tribunal a rejeté la première demande, sans donner d’explication. Il a également rejeté la seconde, se fondant sur la décision du Bureau du Procureur qui avait conclu à l’absence de signes de mauvais traitements. Saisi à l’audience d’une nouvelle plainte concernant la même question, le tribunal a interprété cette requête comme une tentative de M. Kurmanbekov de se soustraire à sa responsabilité pénale. Le 6 novembre 2012, il a déclaré M. Kurmanbekov coupable d’avoir commis un meurtre avec une « cruauté particulière », circonstance définie à l’article 97 (par. 2) du Code pénal kirghize, et l’a condamné à une peine d’emprisonnement de vingt ans, à purger dans une prison à régime sévère. Dans ses conclusions, le tribunal s’est appuyé sur les aveux que M. Kurmanbekov avait faits sous la torture. Le 13 novembre 2012, M. Kurmanbekov a fait appel du jugement devant la Cour régionale de Djalalabad, demandant, notamment, que la légalité de sa détention provisoire soit réexaminée et que les déclarations à charge qu’il avait faites sous la torture soient déclarées irrecevables. Le 12 juillet 2013, la Cour régionale de Djalalabad, après avoir supprimé l’élément de « cruauté particulière », a requalifié les faits imputés à M. Kurmanbekov en meurtre tel que défini par l’article 97 (par. 1) du Code pénal, et l’a condamné à une peine d’emprisonnement de douze ans, à exécuter dans une prison à régime sévère. Aucun autre élément du jugement rendu par le tribunal du district d’Aksy n’a été modifié. À une date non précisée, M. Kurmanbekov a formé un recours contre l’arrêt de la Cour devant la Cour suprême du Kirghizistan au titre de la procédure de contrôle. Il a été débouté par la Cour suprême le 27 octobre 2014.

2.11Le 1er novembre 2012, l’auteure a contesté la décision du Bureau du Procureur du district d’Aksy du 8 août 2012 de ne pas ouvrir d’enquête pénale sur les actes de torture que son fils affirmait avoir subis. Elle a soutenu notamment que son fils avait été détenu illégalement au centre de détention temporaire pendant deux jours, au cours desquels il avait été violemment battu. Le 9 novembre 2012, le tribunal du district d’Aksy l’a déboutée. À une date non précisée, l’auteure a fait appel de cette décision devant la Cour régionale de Djalalabad qui, le 11 décembre 2012, a conclu que M. Kurmanbekov avait effectivement été placé en garde à vue le 21 juillet 2012 et que cette mesure était contraire à l’article 95 du Code de procédure pénale et donc illégale. La Cour a également conclu que la décision initiale avait été rendue sans qu’il soit tenu compte du rapport médico-légal de la docteure K., selon lequel M. Kurmanbekov présentait, au niveau des tissus abdominaux mous, des lésions mineures qui auraient pu être causées par des coups. La Cour a observé que le Procureur n’avait pas interrogé M. T., l’épouse de M. Kurmanbekov, sa tante et sa mère, qui avaient pourtant été témoins des faits. La décision du Bureau du Procureur du district d’Aksy du 8 août 2012 de ne pas engager de poursuites pénales pour des faits de torture a été jugée illégale. La Cour a renvoyé l’affaire au Bureau du Procureur régional de Djalalabad pour qu’il rende une décision fondée en droit.

2.12Le 19 décembre 2012, le Bureau du Procureur régional de Djalalabad a fait appel de la décision de la Cour régionale devant la Cour suprême au titre de la procédure de contrôle. Le 9 avril 2013, la Cour suprême a fait droit à ce recours et a rétabli le jugement du tribunal du district d’Aksy du 9 novembre 2012.

2.13Le Bureau du Procureur du district d’Aksy a toutefois diligenté une autre enquête préliminaire et, le 18 janvier 2013, a de nouveau décidé de ne pas engager de poursuites pénales contre les policiers pour les actes de torture perpétrés contre M. Kurmanbekov. Le 12 septembre 2013, l’auteure a fait appel de cette décision devant le tribunal du district d’Aksy, demandant que l’ensemble des juges de cette juridiction soient dessaisis de l’affaire concernant son fils. Le 25 septembre 2013, le tribunal a fait droit à sa requête et le dossier de M. Kurmanbekov a été transmis au tribunal municipal de Maïli-Saï.

2.14Le 12 décembre 2013, le tribunal municipal de Maïli-Saï a rejeté le recours de l’auteure et a confirmé la décision rendue par le Bureau du Procureur du district d’Aksy le 18 janvier 2013. Il a conclu que ni le rapport médico-légal ni le rapport de la docteure K. (du 10 août 2012) ne montraient que le fils de l’auteure présentait des lésions. Le 13 janvier 2014, l’auteure a fait appel de cette décision devant la Cour régionale de Djalalabad qui, le 18 février 2014, l’a déboutée et a confirmé le jugement du tribunal municipal de Maïli-Saï.

2.15Le 20 mars 2014, l’auteure a fait appel de la décision de la Cour régionale de Djalalabad devant la Cour suprême au titre de la procédure de contrôle. Elle a été déboutée par la Cour suprême le 12 mai 2014. L’arrêt rendu par la Cour suprême sur la décision de ne pas engager de poursuites contre les policiers pour les actes de torture perpétrés contre M. Kurmanbekov est définitif et n’est pas susceptible d’appel.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme que des policiers ont torturé son fils pour lui soutirer des aveux, en violation de l’article 7 du Pacte. Elle affirme que l’État partie n’a pas ouvert ni mené d’enquête effective sur les allégations de torture formulées par son fils, en violation de l’article 2 (par. 3), lu conjointement avec l’article 7, du Pacte.

3.2L’auteure affirme que son fils a été arrêté sans raison valable, que sa détention n’était pas fondée en droit, qu’il n’a pas été présenté rapidement à un juge et que la Cour n’a pas examiné le recours qu’il avait formé afin que celle-ci statue sur la légalité de son placement en détention. Elle soutient donc que l’article 9 (par. 1, 3 et 4) du Pacte a été violé par l’État partie.

3.3L’auteure affirme que les mauvaises conditions dans lesquelles son fils a été retenu au centre de détention temporaire constituent une violation de l’article 10 (par. 1 et 2) du Pacte.

3.4L’auteure affirme également que l’État partie a violé l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte lorsque les tribunaux ont déclaré son fils coupable sur la foi d’aveux faits sous la contrainte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Le 11 août 2016, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. Il indique que, le 21 juillet 2012, une enquête pénale a été ouverte concernant le meurtre de M. U. Le 22 juillet 2012, M. Kurmanbekov a été placé en garde à vue en tant que suspect dans cette affaire. Il a ensuite été accusé du meurtre de M. U. Le tribunal du district d’Aksy a jugé que sa garde à vue était légale et a ordonné son placement en détention provisoire. L’État partie renvoie à la procédure interne menée dans l’affaire pénale concernant M. Kurmanbekov et affirme que les tribunaux ne se sont pas fondés exclusivement sur les aveux qu’il a faits pendant l’enquête et à l’audience. Sa culpabilité a également été établie par les déclarations de la représentante de la victime, Mme U., des témoins, Mme T., Mme A., M. T. et Mme R., et d’un mineur, M., ainsi que par les déclarations des policiers du district d’Aksy et les résultats d’expertises médico-légales, biologiques et techniques.

4.2L’État partie indique que, le 3 août 2012, l’avocat de M. Kurmanbekov a déposé une plainte auprès du Bureau du Procureur du district d’Aksy, dans laquelle son client affirmait que des policiers l’avaient torturé pour lui faire avouer le meurtre de M. U. Après une enquête préliminaire, le 8 août 2012, le Procureur adjoint du district d’Aksy a décidé de ne pas ouvrir d’enquête pénale sur le comportement des policiers du commissariat du district d’Aksy, conformément à l’article 28 (par. 1 et 2) du Code de procédure pénale, c’est-à-dire faute d’éléments matériels permettant de conclure à une infraction. L’État partie énumère les démarches entreprises par l’auteure pour contester la décision du Bureau du Procureur (voir supra, par. 2.11 à 2.15).

4.3L’État partie informe le Comité que l’auteure a la possibilité de demander la réouverture de la procédure judiciaire en raison d’éléments nouveaux ou nouvellement découverts, comme le prévoient les articles 384 et 387 du Code de procédure pénale. M. Kurmanbekov n’a pas saisi le Bureau du Procureur d’une telle demande et n’a donc pas épuisé tous les recours internes. L’État partie conclut que la communication devrait être déclarée irrecevable au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Le 16 novembre 2016, l’auteure a répondu aux observations de l’État partie, affirmant que celui-ci n’avait pas examiné ses allégations au fond. Elle souligne que l’État partie a indiqué que la plainte pour actes de torture a été enregistrée le 3 août 2012 par le Bureau du Procureur du district d’Aksy, mais n’a pas signalé qu’une première plainte avait été déposée le 24 juillet 2012. Comme suite à la première plainte, M. Kurmanbekov a été soumis à un examen médico-légal le 25 juillet 2012. La première plainte étant restée sans réponse du Bureau du Procureur, une seconde plainte a été déposée le 3 août 2012.

5.2L’auteure affirme que l’État partie renvoie à la procédure sur laquelle elle s’est fondée pour contester la décision de ne pas ouvrir d’enquête sur les actes de torture subis par son fils. Elle note que l’État partie ne nie toutefois pas les faits qu’elle a présentés concernant ces actes.

5.3En ce qui concerne le renvoi de l’État partie aux articles 384 et 387 du Code de procédure pénale, l’auteure explique qu’on ne peut pas demander la réouverture d’une procédure judiciaire sur la seule base d’éléments nouveaux ou nouvellement découverts. Une telle demande doit reposer sur des motifs valables.

5.4L’État partie ne répond pas aux allégations de l’auteure concernant les inadéquates dans lesquelles son fils a été détenu. Elle renvoie aux rapports de visite établis par le Centre national pour la prévention de la torture entre 2013 et 2015, qui confirment ces mauvaises conditions de vie, notamment dans le centre de détention temporaire où son fils était détenu.

Observations complémentaires

De l’État partie

6.Le 13 mars 2017, l’État partie a soumis des observations complémentaires. Il maintient sa position selon laquelle l’auteure n’a pas épuisé tous les recours internes. Il soutient que l’affirmation de l’auteure selon laquelle la première plainte concernant les actes de torture subis par son fils a été déposée auprès du Bureau du Procureur de district le 24 juillet 2012 est erronée. Il ressort du dossier que, le 24 juillet 2012, l’avocat de M. Kurmanbekov a demandé au commissariat du district d’Aksy que son client soit soumis à un examen médico-légal, lequel a été réalisé le 25 juillet 2012. L’affirmation de l’auteure selon laquelle il est impossible de vérifier des allégations de torture sans ouvrir une enquête pénale est sans fondement. L’article 150 du Code de procédure pénale dispose qu’une enquête pénale est ouverte lorsqu’il y a suffisamment de preuves démontrant qu’une infraction a été commise. En l’espèce, le dossier pénal de M. Kurmanbekov ne contient, hormis les propres allégations de celui-ci, aucune preuve d’une telle infraction. En ce qui concerne la demande de réouverture de la procédure judiciaire en raison d’éléments nouveaux ou nouvellement découverts, l’État partie précise qu’elle concerne les griefs soulevés par l’auteure selon lesquels certains éléments de preuve liés aux allégations de torture formulées par son fils n’avaient pas été examinés. L’auteure n’a donc pas épuisé les recours internes.

De l’auteure

7.1Le 23 juin 2017, l’auteure a fait part de ses commentaires sur les observations complémentaires de l’État partie. Elle réaffirme que tous les recours internes qui lui étaient ouverts ont été épuisés en ce qui concerne les allégations de torture formulées par son fils, lesquelles sont décrites en détail dans sa lettre initiale. Elle soutient que l’examen médico-légal du 25 juillet 2012 a montré que son fils présentait des lésions, ce qui, au regard de l’article 150 du Code de procédure pénale, était un motif suffisant pour ouvrir une enquête pénale. Elle rappelle qu’une enquête préliminaire ne peut apporter une réponse complète et adéquate à des allégations de torture.

7.2Comme suite aux observations de l’État partie concernant le non-épuisement des recours internes, le 15 mai 2017, l’auteure a saisi la Cour suprême et le Bureau du Procureur général d’une demande de réouverture de la procédure judiciaire en raison d’éléments nouvellement découverts. Le 2 juin 2017, la Cour suprême a rejeté cette demande, n’ayant trouvé aucun éléments nouveaux dans les observations présentées par l’auteure. Le 5 juin 2017, le Bureau du Procureur du district d’Aksy a également débouté l’auteure.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

8.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.3Le Comité note que l’État partie affirme que l’auteure n’a pas épuisé tous les recours internes utiles qui lui étaient ouverts, étant donné que son fils n’a pas été en mesure de présenter d’éléments nouveaux ou nouvellement découverts à l’appui de sa demande de réouverture de la procédure judiciaire concernant l’enquête sur ses allégations de torture. À cet égard, il rappelle qu’aux fins de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif, les recours internes doivent être à la fois utiles et disponibles, et ne doivent pas excéder des délais raisonnables. Il prend note des affirmations de l’auteure selon lesquelles, le 15 mai 2017 (voir supra, par. 7.2), celle-ci a effectivement demandé à la Cour suprême et au Bureau du Procureur général de rouvrir la procédure judiciaire en raison d’éléments nouvellement découverts. Le Comité note toutefois qu’il ressort des décisions de la Cour suprême du 2 juin 2017 et du Bureau du Procureur du district d’Aksy du 5 juin 2017 qu’une telle réouverture suppose que le tribunal ou procureur concerné dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour décider si les affirmations de l’auteure constituent effectivement des éléments nouveaux ou nouvellement découverts. Le Comité ne considère donc pas qu’un tel recours soit utile aux fins de la recevabilité au regard de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif. En l’absence d’autres objections concernant l’épuisement des recours internes par l’auteure, le Comité estime que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

8.4Le Comité considère que les griefs que l’auteure tire de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), et des articles 9 (par. 1, 3 et 4), 10 (par. 1 et 2) et 14 (par. 3 g)) du Pacte ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Il déclare donc cette partie de la communication recevable et passe à son examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteure selon laquelle l’État partie a violé les droits que son fils tient de l’article 7 du Pacte lorsque les policiers lui ont infligé des mauvais traitements le 21 juillet 2012 afin d’obtenir des aveux forcés concernant un meurtre. À cet égard, le Comité note que l’auteure fournit un compte rendu détaillé des mauvais traitements que son fils a subis. Elle a elle-même été témoin des coups portés à son fils par des policiers lors de son arrestation dans leur appartement (voir supra, par. 2.1). La femme de son fils a été témoin des mauvais traitements qui lui ont été infligés au commissariat (voir supra, par. 2.4). L’auteure fournit une copie du rapport médico-légal no 115, daté du 25 juillet 2012, qui confirme que M. Kurmanbekov présentait des lésions mineures. Elle fournit également le rapport de la docteure K., daté du 10 août 2012, selon lequel M. Kurmanbekov ressentait des douleurs au niveau de la fosse iliaque gauche, dans la région épigastrique et au niveau des reins. Ces douleurs étaient le signe de lésions dans la zone des tissus mous abdominaux qui pouvaient avoir été causées par des coups (voir supra, par. 2.8).

9.3Le Comité rappelle qu’un État partie est responsable de la sécurité de toute personne placée en détention et que, lorsqu’une personne en détention présente des lésions, c’est à l’État partie qu’il incombe de produire des preuves établissant qu’il n’est pas responsable desdites lésions. Le Comité a affirmé à plusieurs reprises qu’en pareil cas, la charge de la preuve ne saurait incomber uniquement à l’auteur de la communication, d’autant que l’État partie est souvent le seul à disposer des renseignements voulus. L’État partie n’ayant apporté aucune preuve plausible pour réfuter les allégations de l’auteure relatives aux actes de torture infligés par les policiers à son fils, ainsi que les éléments soumis à l’appui desdites allégations, le Comité estime qu’il convient d’accorder le poids voulu aux allégations détaillées formulées par l’auteure sur la cause des lésions présentées par son fils. En conséquence, il décide que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que M. Kurmanbekov tient de l’article 7 du Pacte.

9.4Pour ce qui est de l’obligation qu’a l’État partie de faire procéder à une enquête en bonne et due forme sur les allégations de torture formulées par l’auteure, le Comité renvoie à sa jurisprudence, dont il ressort qu’une enquête judiciaire suivie de poursuites est indispensable pour remédier aux violations des droits de l’homme, y compris ceux qui sont protégés par l’article 7 du Pacte. De plus, il rappelle que toute plainte concernant des mauvais traitements infligés en violation de l’article 7 doit faire l’objet d’une enquête rapide et impartiale de l’État partie afin de garantir l’efficacité des recours.

9.5En l’espèce, le Comité note qu’une plainte concernant des actes de torture subis par M. Kurmanbekov et une demande d’examen médico-légal ont été déposées le 24 juillet 2012 au commissariat du district d’Aksy. L’examen médico-légal a été réalisé le 25 juillet 2012. Le 5 août 2012, une plainte de M. Kurmanbekov pour actes de torture a été déposée auprès du Bureau du Procureur du district d’Aksy. Une enquête préliminaire a été menée sans tarder, notamment un nouvel examen médico-légal et, le 8 août 2012, le Bureau du Procureur a décidé de ne pas ouvrir d’enquête pénale faute d’éléments matériels permettant de conclure à une infraction.

9.6Le Comité fait observer que, dans sa décision du 8 août 2012 de ne pas ouvrir d’enquête pénale concernant les faits de torture allégués par M. Kurmanbekov, le Procureur du district d’Aksy s’est appuyé sur deux rapports médico-légaux datés du 25 juillet et du 8 août 2012. D’après cette décision, aucun de ces rapports ne contenait d’informations sur les lésions présentées par M. Kurmanbekov. Le Comité note toutefois que le rapport no 115 du 25 juillet 2012, fourni par l’auteure, indique que M. Kurmanbekov présentait des lésions mineures (voir supra, par. 2.8). Il note également que, dans sa décision rendue en appel le 11 décembre 2012, la Cour régionale de Djalalabad a expressément indiqué qu’il n’avait pas été tenu compte de ce rapport dans la décision initiale. Il constate enfin que les conclusions de ce rapport n’ont pas été prises en compte par le Bureau du Procureur du district d’Aksy. Il prend note de l’affirmation de l’auteure selon laquelle le Procureur n’a pas interrogé M. Kurmanbekov pendant l’enquête préliminaire. Selon les conclusions de la Cour régionale de Djalalabad datées du 11 décembre 2012, d’autres témoins potentiels, notamment l’épouse et la mère de M. Kurmanbekov, n’ont pas non plus été interrogés (voir supra, par. 2.11). Faute d’informations détaillées de l’État partie concernant l’enquête préliminaire, le Comité estime que celle-ci n’a pas été menée de manière efficace et n’a pas permis d’assurer au fils de l’auteure un recours utile. Compte tenu de ce qui précède, il conclut que l’État partie a violé les droits que M. Kurmanbekov tient de l’article 2 (par. 3) du Pacte, lu conjointement avec l’article 7.

9.7Le Comité note que l’auteure affirme que son fils a été arrêté par des policiers dans son appartement le 21 juillet 2012 et que selon les registres de la police, l’arrestation a eu lieu le 22 juillet 2012. Il note également que plusieurs témoins ont assisté à l’arrestation de M. Kurmanbekov le 21 juillet 2012. Il note en outre que ni les tribunaux nationaux ni l’État partie dans ses observations n’ont examiné les allégations de détention illégale formulées par l’auteure, à l’exception de la Cour régionale de Djalalabad, qui a conclu, le 11 décembre 2012, que M. Kurmanbekov avait été détenu de manière illégale. Cette décision a toutefois été annulée par la Cour suprême le 9 avril 2013. Le Comité renvoie à son observation générale no 35 (2014), selon laquelle il peut y avoir arrestation au sens de l’article 9 sans que l’intéressé soit officiellement arrêté selon la législation nationale. Il note que l’État partie n’a fourni aucune explication sur les circonstances de l’arrestation de M. Kurmanbekov, dont les membres de sa famille ont été témoins le 21 juillet 2012, et de sa détention non enregistrée, les 21 et 22 juillet 2012. Il considère qu’il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations détaillées de l’auteure concernant la détention illégale et arbitraire subie par son fils pendant dix-huit heures, du 21 au 22 juillet 2012. Il conclut par conséquent que M. Kurmanbekov a été détenu illégalement en violation de l’article 9 (par. 1) du Pacte. Compte tenu de ce qui précède, le Comité ne juge pas nécessaire d’examiner le grief de violation de l’article 9 (par. 3 et 4) du Pacte soulevé par l’auteure.

9.8Le Comité note que l’auteure affirme que les tribunaux ont pris en compte les aveux que les policiers ont extorqués par la torture à son fils, en violation de l’article 14 (par. 3 g) du Pacte. Il constate que, bien que M. Kurmanbekov ait affirmé lors de son procès que ses aveux avaient été faits sous la torture, le tribunal s’est appuyé sur la décision du Bureau du Procureur du district d’Aksy du 8 août 2012, qui n’a pas confirmé les affirmations de l’auteure selon lesquelles son fils avait été torturé. Les tribunaux ont estimé que les allégations de torture étaient une stratégie de défense employée par M. Kurmanbekov pour se soustraire à sa responsabilité pénale. Le Comité note que, selon les documents soumis par l’auteure, les cours d’appel et les juridictions de contrôle n’ont pas examiné les allégations de torture formulées par M. Kurmanbekov et ont continué à se fonder sur ses premiers aveux. Il prend note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle les tribunaux ne se sont pas appuyés exclusivement sur les aveux de M. Kurmanbekov, dont la culpabilité a été confirmée par des témoins et des rapports médico-légaux, biologiques et techniques. Il note toutefois que, dès lors que les tribunaux nationaux ont pris en compte ses aveux forcés pour rendre un verdict de culpabilité, sans avoir dûment examiné ses allégations de torture, il y a eu violation de l’article 14 (par. 3 g)) du Pacte.

9.9Ayant conclu à une violation de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), le Comité décide de ne pas examiner séparément les griefs que l’auteure tire de l’article 10.

10.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que l’auteure tient de l’article 7 du Pacte, lu seul et conjointement avec l’article 2 (par. 3), et des articles 9 (par. 1) et 14 (par. 3 g)).

11.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteure un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, il est tenu, entre autres, de prendre les mesures voulues pour faire procéder sans délai à une enquête efficace sur les actes de torture subis par le fils de l’auteure et, si ces actes sont avérés, poursuivre et sanctionner les responsables ; si les allégations de torture sont avérées, prendre les mesures voulues pour libérer immédiatement le fils de l’auteure, annuler sa condamnation et, si nécessaire, organiser un nouveau procès, en respectant les principes d’une procédure régulière et les autres garanties procédurales ; accorder au fils de l’auteure une indemnisation appropriée pour les violations de ses droits. L’État partie a également l’obligation de prendre toutes les mesures nécessaires pour que de telles violations ne se reproduisent pas.

12.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsque la réalité d’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.