Nations Unies

CCPR/C/131/D/2558/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

30 septembre 2022

Français

Original : espagnol

Comité des droits de l’homme

Décision adoptée par le Comité au titre du Protocole facultatif, concernant la communication no 2558/2015*,**,***

Communication présentée par :

M. I. A. P. (représentée par un conseil, Diego Fernández Fernández)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteure

État partie :

Espagne

Date de la communication :

18 décembre 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 30 janvier 2015 (non publiée sous la forme de document)

Date de la décision :

15 mars 2021

Objet :

Discrimination fondée sur la catégorie d’emploi

Question(s) de fond :

Droit à une procédure régulière ; droit à un jugement motivé ; droit à l’égalité

Question (s) de procédure :

Affaire déjà soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement ; non‑épuisement des recours internes ; abus du droit de présenter une communication

Article(s) du Pacte :

14 (par. 1) et 26

Article(s) du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 a) et b))

1.1L’auteure de la communication est M. I. A. P., de nationalité espagnole, née le 22 mai 1975. Elle affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 14 (par. 1) et 26 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 25 avril 1985. L’auteure est représentée par un conseil.

1.2Le 15 juin 2015, le Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires a rejeté la demande de l’État partie tendant à ce que la recevabilité de la communication soit examinée séparément du fond. En conséquence, la recevabilité et le fond seront examinés ensemble.

Exposé des faits

2.1L’auteure a commencé à servir dans l’armée de terre en qualité de militaire sous contrat spécialiste du génie et de l’artillerie le 7 décembre 1999. Selon elle, son engagement était certes temporaire, mais néanmoins de longue durée puisque, à l’âge de 45 ans, elle deviendrait réserviste et, en tant que telle, continuerait de percevoir une rémunération jusqu’à l’âge de la retraite, conformément à la loi no 8/2006 du 24 avril sur les forces armées.

2.2Le 16 février 2007, l’auteure a été mise en congé parce qu’elle souffrait d’un trouble dépressif finalement diagnostiqué comme un trouble mixte de l’adaptation et dont elle estime qu’il était lié à son environnement de travail en ce qu’elle était harcelée par ses supérieurs directs. Elle soutient que cette relation de cause à effet est établie dans un rapport médical établi par la psychiatre qui la soignait.

2.3Le Sous-Secrétariat de la défense a demandé une évaluation des aptitudes psychologiques et physiques de l’auteure afin de déterminer si la pathologie diagnostiquée était une maladie professionnelle et si l’intéressée était apte à reprendre le travail, et donc si son engagement pouvait se poursuivre, conformément aux dispositions de la loi no 8/2006 et du décret royal no 1186/2001, qui vient préciser les dispositions de l’article 52 bis du décret‑loi royal no 670/1987 du 30 avril portant approbation du texte consolidé de la loi sur les fonctionnaires civils et militaires. Ces textes régissent les conditions de travail des militaires d’active, y compris le droit aux pensions et allocations d’invalidité.

2.4Le 26 juin 2008, le conseil de médecins experts de Valence a conclu que l’auteure souffrait d’un trouble anxieux qui n’avait aucun lien de cause à effet avec son activité professionnelle en ce qu’il était « dispositionnel », c’est-à-dire endogène, et n’était donc pas dû à un événement particulier. Le 22 octobre 2008, un rapport du bureau du conseiller juridique dans lequel il était dit que l’auteure n’était plus sous contrat avec l’armée est venu compléter l’évaluation susmentionnée.

2.5L’évaluation des aptitudes physiques et psychologiques de l’auteure a été établie le 11 novembre 2008. Les médecins y concluaient que l’intéressée ne disposait pas de toutes les facultés nécessaires pour être apte au service, mais que le trouble dépressif dont elle souffrait n’avait aucun lien de cause à effet avec l’exercice de ses fonctions et rien ne permettait d’établir qu’il était survenu pendant qu’elle était sous contrat avec l’armée, en conséquence de quoi la situation n’entrait pas dans le champ d’application des dispositions du décret royal no 1186/2001 relatives à l’obtention d’une pension ou d’une allocation d’invalidité. Le Sous-Secrétariat à la défense a décidé que la situation de l’auteure relevait du décret royal no 1971/1999, qui concerne la déclaration et la reconnaissance de l’invalidité et la détermination du taux d’invalidité, et a estimé le taux d’invalidité de l’intéressée à 5 %. L’auteure affirme que, concrètement, ces conclusions signifient qu’elle n’a droit à aucune pension ou allocation pour son invalidité.

2.6Le 29 juin 2009, l’auteure a saisi le Tribunal supérieur de justice de la Communauté de Valence d’un recours contre la décision administrative la concernant. Elle faisait valoir que c’était à tort que le conseil de médecins experts de Valence avait diagnostiqué chez elle un trouble anxieux de nature endogène et qu’elle souffrait en réalité d’un trouble d’adaptation mixte provoqué par son environnement professionnel, notamment par le harcèlement psychologique, les humiliations et le manque de considération qu’elle avait subis de la part de ses supérieurs dans le dernier poste qu’elle avait occupé, ce qui était confirmé par sa psychiatre ainsi que par plusieurs éléments de preuve figurant dans son dossier. Elle soutenait de surcroît que, pour que les militaires ne puissent pas demander une pension ou une allocation d’invalidité, les autorités s’efforçaient de les exclure du champ d’application du décret royal no 1186/2001 en interprétant l’article 1 (par. 2) de ce texte de manière restrictive, c’est-à-dire en estimant que la maladie à l’origine de l’incapacité devait être provoquée par un événement concret, ce qui excluait les maladies considérées comme endogènes. Enfin, elle avançait que son droit à l’égalité avait été violé car, si les militaires sous contrat − comme elle − avaient droit à une pension ou une allocation uniquement lorsqu’ils souffraient d’une maladie professionnelle, ce n’était pas le cas des militaires de carrière et des fonctionnaires civils, ni même des travailleurs espagnols en général. L’auteure demandait l’annulation de la décision attaquée, faisant valoir que sa maladie était directement imputable à son travail et était survenue pendant sa période de service dans l’armée, et priait le Tribunal de lui accorder une pension d’invalidité pour incapacité permanente. À titre subsidiaire, elle demandait à se voir accorder toute autre pension ou allocation jugée appropriée compte tenu de son taux d’invalidité général, indépendamment de la question de savoir si sa maladie était ou non une maladie professionnelle.

2.7Le 21 mai 2012, la chambre du contentieux administratif du Tribunal supérieur de justice de la Communauté de Valence a rejeté le recours formé par l’auteure, estimant que la question à trancher était celle de savoir si la maladie qui était à l’origine de l’invalidité de l’intéressée était ou non une maladie professionnelle. La chambre s’est référée à l’expertise demandée par l’auteure, qui indiquait que celle-ci souffrait d’un trouble dépressif mixte dû à son environnement de travail et indépendant de tout facteur endogène ou lié à la personnalité. Cela étant, elle a estimé que cette expertise négligeait de tenir compte de certains éléments mentionnés dans un rapport établi par un psychologue militaire en octobre 2007, à savoir que l’auteure avait contacté le psychologue de l’armée en 2004 pour des symptômes dépressifs et avait dû être mise en congé en 2007 après avoir souffert de crises d’angoisse en 2005 et 2006. La chambre a conclu qu’il ressortait de l’ensemble des éléments de preuve recueillis au cours de la procédure que les événements que l’auteure jugeait constitutifs de mauvais traitements psychologiques (notation sévère par un supérieur en 2006 et mise en congé en 2007) n’étaient pas des facteurs déterminants de sa maladie, laquelle était liée non pas au travail, mais à un cumul de considérations externes.

2.8Le 18 juin 2012, l’auteure a soulevé une exception de nullité devant la chambre administrative du Tribunal supérieur de justice de la Communauté de Valence, arguant que le jugement du 21 mai 2012 portait atteinte au droit à une protection judiciaire effective qu’elle tenait de l’article 24 de la Constitution au motif qu’il n’était pas dûment motivé car le Tribunal ne s’était pas prononcé sur le grief de violation du droit à l’égalité. L’auteure avançait que le Tribunal avait également porté atteinte à son droit à une protection judiciaire effective au motif qu’il avait uniquement examiné la question de savoir si sa maladie était une maladie professionnelle et entrait dans le champ d’application de l’article 1 (par. 2) du décret royal no 1186/2001 et n’avait pas envisagé la possibilité qu’elle relève des articles 6 et 7 de ce texte, qui prévoient le versement de pensions et d’allocations d’invalidité en cas de maladie non professionnelle survenue entre la date de l’acquisition de l’état de militaire et celle de l’expiration ou de la résiliation de l’engagement.

2.9Le 27 décembre 2012, la chambre du contentieux administratif du Tribunal supérieur de justice de la Communauté de Valence a rejeté l’exception de nullité soulevée par l’auteure et complété le jugement du 21 mai 2012. La chambre a estimé qu’elle avait bel et bien tranché le grief principal puisqu’elle avait conclu que la maladie de l’auteure n’était pas une maladie professionnelle et ne relevait donc pas de l’article 1 (par. 2) du décret royalno 1186/2001. Concernant le grief subsidiaire portant sur la reconnaissance du droit à toute pension ou allocation jugée appropriée, elle a dit ne pas s’être prononcée car le conseil de médecins experts n’avait pas expliqué comment il était parvenu à la conclusion que l’auteure était invalide à 5 %. Dans ce contexte, elle a ordonné à l’administration de réévaluer ce taux compte tenu de l’expertise réalisée dans le cadre de la procédure de recours.

2.10Le 1er février 2013, l’auteure a formé un recours en amparodevant le Tribunal constitutionnel contre le jugement du 27 décembre 2012, faisant valoir qu’il portait atteinte au droit à une protection judiciaire effective et au droit à l’égalité qu’elle tenait des articles 24 et14 de la Constitution. L’auteure soutenait que son droit à une protection judiciaire effective avait été violé parce que la chambre n’avait pas expliqué comment elle était arrivée à la conclusion que sa maladie n’était pas une maladie professionnelle, en conséquence de quoi le jugement n’était pas dûment motivé ; n’avait pas statué sur le grief de violation du droit à l’égalité ; et avait incorrectement interprété l’article 1 (par. 2) du décret royal no 1186/2001, en limitant indûment la portée aux maladies professionnelles alors que le texte prévoit clairement que la personne atteinte d’une maladie non professionnelle peut aussi être admissible au bénéfice d’une pension ou d’une allocation pour autant qu’elle ait été sous contrat avec l’armée au moment où la maladie s’est déclarée. Concernant la violation du droit à l’égalité, l’auteure soutenait que l’administration appliquait la réglementation en vigueur de manière discriminatoire à l’égard des militaires sous contrat, privés de pension ou d’allocation d’invalidité même en cas de déclaration d’invalidité et donc placés dans une situation d’inégalité par rapport aux militaires de carrière, et même aux travailleurs en général.

2.11Le 22 avril 2013, le Tribunal constitutionnel a refusé d’examiner le recours en amparo au motif que l’auteure n’avait pas démontré qu’il portait sur une question constitutionnelle d’importance particulière et n’avait donc pas rempli les conditions fixées à l’article 49 (par. 1) de la loi organique sur le Tribunal constitutionnel.

2.12Le 17 octobre 2014, conformément au jugement du 21 mai 2012, complété par le jugement du 27 décembre 2012, le conseil de médecins experts no 41 a réévalué le degré d’invalidité de l’auteure et a estimé qu’il était de 35 %.

2.13Le 16 septembre 2013, l’auteure a saisi la Cour européenne des droits de l’homme. Le 13 février 2014, sa requête a été rejetée après avoir été examinée par un juge unique qui a conclu qu’elle n’était pas recevable au regard des articles 34 et 35 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme).

Teneur de la plainte

3.1L’auteure soutient que l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 14 (par. 1) et 26 du Pacte. Concernant l’article 14 (par. 1), elle croit comprendre que le droit à un procès équitable consacré par cette disposition comprend le droit d’obtenir un jugement dûment motivé dans lequel toutes les questions soulevées par les parties sont tranchées. Par ailleurs, elle souligne qu’il ressort de plusieurs constatations formulées par le Comité au sujet de l’article 14 que l’appréciation des faits et des éléments de preuve dans une affaire donnée doit rester la prérogative des juridictions nationales sauf si l’appréciation qui a été faite est manifestement arbitraire ou constitue un déni de justice, ce qui est le cas en l’espèce.

3.2L’auteure argue d’une violation du droit à un procès équitable garanti à l’article 14 du Pacte, soutenant que les décisions rendues par le Tribunal supérieur de justice de la Communauté de Valence ont porté atteinte à son droit d’obtenir un jugement fondé en droit et adéquatement motivé car le Tribunal a rejeté l’exception de nullité soulevée contre le jugement du 21 mai 2012 sans se prononcer sur le grief de violation du droit à l’égalité, pourtant dûment fondé. Partant, elle prie le Comité de se pencher sur la question de savoir si les décisions rendues par le Tribunal sont motivées comme il se doit et si elles sont arbitraires. Elle le prie également de dire si, en ne se prononçant pas sur le grief de violation du droit à l’égalité, le Tribunal a porté atteinte aux droits qu’elle tient du Pacte.

3.3Concernant l’article 26 du Pacte, l’auteure soutient que la non-discrimination, l’égalité devant la loi et l’égale protection de la loi sont des principes fondamentaux du droit des droits de l’homme. Faisant référence à plusieurs décisions du Comité qui portent sur cet article, elle avance qu’elle a été victime de discrimination puisque, selon la jurisprudence susmentionnée, il y a discrimination lorsque des situations comparables sont traitées différemment sans que rien ne vienne objectivement et raisonnablement le justifier. Elle allègue que le régime de sécurité sociale applicable aux militaires sous contrat a évolué de telle manière que, dans la majorité des cas, les intéressés n’ont pas droit à une pension ou à une allocation en cas d’invalidité, contrairement aux militaires de carrière et aux autres fonctionnaires, et même aux travailleurs espagnols en général. De fait, actuellement, les militaires sous contrat ont droit à une pension ou à une allocation d’invalidité proportionnelle au taux d’incapacité constaté, mais à certaines conditions seulement, à savoir que l’accident ou la maladie doit résulter d’un événement survenu pendant la période de service, comme prévu à l’article 1 (par. 2) du décret royal no 1186/2001 (voir par. 2.5). L’administration et les tribunaux ont interprété cette disposition de manière restrictive, estimant qu’elle s’appliquait uniquement aux invalidités provoquées par un événement concret et tangible facile à démontrer à l’exclusion de celles résultant, par exemple, de maladies génétiques ou dues à des facteurs « prédispositionnels ».

3.4Il en va tout autrement pour les militaires de carrière et les fonctionnaires civils, admissibles au bénéfice d’une pension ou d’une allocation en cas d’invalidité temporaire ou permanente résultant d’une maladie (professionnelle ou non) ou d’un accident (de service ou non), et ce, quel que soit le moment où l’accident ou la maladie survient. L’auteure soutient de surcroît que le texte consolidé de la loi générale sur la sécurité sociale (décret législatif no 1/1994) ne dit pas que l’accident ou la maladie doit survenir à un moment particulier pour ouvrir droit à allocation pour invalidité temporaire ou permanente : l’allocation pour invalidité temporaire peut bénéficier à l’agent inapte au travail qui perçoit des allocations sociales (art. 128) et l’allocation pour invalidité permanente peut bénéficier à celui ou celle souffrant de lésions anatomiques ou fonctionnelles antérieures à l’affiliation au régime de sécurité sociale (art. 136 (par. 1)).

3.5Ainsi, le militaire de carrière, fonctionnaire civil ou travailleur relevant du régime général de sécurité sociale victime d’une crise cardiaque ou souffrant d’un trouble psychologique − comme c’est le cas de l’auteure − perçoit, contrairement à celle-ci, une pension ou une allocation puisque, selon la législation applicable, il peut bénéficier de ce type de prestation même si la maladie ou l’accident survenu n’est pas lié au travail et ne résulte pas d’un événement concret ou tangible survenu pendant la période de service. Par conséquent, l’auteure estime qu’elle n’a pas bénéficié de l’égale protection de la loi par rapport aux autres travailleurs espagnols et que la différence de traitement dont elle a été victime n’est pas fondée sur des critères raisonnables et objectifs et ne poursuit pas un objectif légitime.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note du 25 mars 2015, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité de la communication. Il soutient que celle-ci est irrecevable au motif que la question a déjà été soumise à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement et l’auteure n’a pas épuisé les recours internes.

4.2L’État partie avance que le grief formulé dans la communication a fait l’objet d’une requête portée devant la Cour européenne des droits de l’homme le 16 septembre 2013. Le 13 février 2014, la Cour a déclaré la requête irrecevable au regard des articles 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme. L’État partie avance que, si la Cour n’a pas motivé sa décision, on peut néanmoins déduire qu’elle s’est appuyée sur l’article 35 (par. 3) et a estimé la requête « incompatible avec les dispositions de la Convention ou de ses protocoles, manifestement mal fondée ou abusive », aucun des autres cas de figure prévus aux articles 34 et 35 ne s’appliquant à la plainte qui lui était soumise.

4.3En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, l’État partie avance que, dans l’exception en nullité soulevée devant le Tribunal supérieur de justice de la Communauté autonome de Valence, l’auteure s’est contentée de faire valoir que le droit à une protection judiciaire effective qu’elle tient de l’article 24 de la Constitution avait été violé car le jugement du 21 mai 2012 était incompatible avec cette disposition, alors que, dans son recours en amparo, elle a de nouveau invoqué l’article 24, mais a de surcroît allégué des violations du droit à l’égalité et à l’inviolabilité de la personne. Il fait en outre observer que, devant le Comité, l’auteure argue d’une violation des articles 14 et 26 du Pacte, qui concernent respectivement le droit à un procès équitable et le droit à l’égalité. L’État partie estime que la communication doit être déclarée irrecevable au motif que les recours internes n’ont pas été épuisés.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Dans une note du 22 mai 2015, l’auteure a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité. Elle soutient que, dans sa décision, la Cour européenne des droits de l’homme a fait référence aux dispositions des articles 34 et 35 de la Convention sans donner davantage de détails et qu’il est donc impossible de savoir pour quel motif la requête a été déclarée irrecevable. L’auteure allègue qu’il ressort de la jurisprudence du Comité que, pour qu’une question soit considérée comme ayant été examinée par une instance internationale au sens de l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, il faut non seulement que l’instance en question ait examiné les questions de procédure, mais aussi qu’elle se soit intéressée au fond. En conséquence, l’auteure estime que sa communication n’a pas été examinée par la Cour européenne des droits de l’homme.

5.2En ce qui concerne l’argument selon lequel elle n’a pas épuisé les recours internes, l’auteure signale qu’à aucun moment l’État partie ne fait état d’un recours juridique existant qu’elle n’aurait pas utilisé. Elle répertorie les diverses voies de recours administratives et judiciaires prévues par la législation interne, soulignant qu’elle les a toutes utilisées. Elle ajoute que, contrairement à ce que l’État partie soutient, elle a dénoncé la violation de son droit à l’égalité dans sa première requête en justice, à savoir celle dont elle a saisi la chambre du contentieux administratif le 29 juin 2009, puis de nouveau dans son exception en nullité et dans son recours en amparo.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Dans une note du 14 octobre 2015, l’État partie a présenté ses observations sur le fond de la communication. Récapitulant les faits, il avance que, contrairement à ce que l’auteure soutient, le jugement rendu par le Tribunal supérieur de la Communauté de Valence le 21 mai 2012, complété par le jugement du 27 décembre 2012, faisait en partie droit au recours formé contre la décision du 11 novembre 2008 en ce que le Tribunal l’a annulée pour ce qui concernait le taux d’invalidité estimé (5 %) et a demandé à l’administration de réévaluer ce taux et de le fixer à un niveau reflétant l’invalidité de l’intéressée.

6.2L’État partie déclare que, le 17 octobre 2014, conformément au jugement du 27 décembre 2012, le conseil de médecins experts no 41 a réévalué le taux d’invalidité de l’auteure, qu’il a estimé à 35 %. Il déclare également que, le 24 avril 2014, après avoir été informé de cette décision, le Tribunal supérieur de justice de la Communauté de Valence a jugé que le jugement du 27 décembre 2012 avait été exécuté.

6.3L’État partie réaffirme que la question a déjà été examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement et que les recours internes n’ont pas été épuisés. Il ajoute que l’auteure n’a pas épuisé les recours internes concernant l’allégation de violation du droit à l’égalité garanti par l’article 52 bis du décret-loi royal no 670/1987 (voir par. 2.3) car elle n’a pas tiré argument de cet article dans les recours qu’elle a formés devant les tribunaux administratifs ou judiciaires pour demander l’annulation de la décision qui, selon elle, avait directement porté atteinte à son droit à pension. Il fait valoir que la décision contestée (la décision du 11 novembre 2008) n’est autre qu’une mise en congé de l’auteure pour invalidité et que les autorités qui l’ont prise ne pouvaient pas se prononcer sur la question du droit à pension de l’intéressée, qui relevait de la compétence d’une autre instance administrative. Par conséquent, si, dans son recours administratif du 29 juin 2009, l’auteure soutient qu’elle est victime d’une violation du principe de l’égalité, elle ne formule évidemment aucune prétention à cet égard, la décision contestée étant un simple constat de l’invalidité de l’intéressée et des facteurs qui l’ont provoquée et ne portant pas sur le droit à pension.

6.4En conséquence, l’État partie estime que l’auteure n’est pas une victime et abuse du droit de présenter une communication garanti à l’article 3 du Protocole facultatif en ce qu’elle demande au Comité d’examiner le grief de violation du principe de l’égalité soulevé dans son recours administratif alors que ce recours était générique et n’avait aucun lien avec l’objet de la procédure engagée devant le Tribunal supérieur de justice de la Communauté de Valence. Cette procédure, il convient de le rappeler, concernait uniquement la détermination du taux et des causes de l’invalidité et non la question du droit de l’intéressée à une pension d’invalidité.

6.5S’agissant du fond, l’État partie rappelle que l’auteure soutient que l’article 14 du Pacte a été violé parce que le jugement la concernant est « incohérent » en ce qu’il ne tranche pas le grief soulevé au titre de l’article 52 bis du décret-loi royal no 670/1987, à savoir que, en matière de pensions, les militaires sous contrat sont victimes de discrimination par rapport aux militaires de carrière et aux autres travailleurs. L’État partie renvoie à la jurisprudence du Comité, dont il ressort que celui‑ci intervient uniquement lorsqu’il est établi que la procédure conduite par les tribunaux nationaux a été arbitraire ou a constitué un déni de justice ou que les tribunaux n’ont pas été indépendants ou impartiaux. L’État partie estime que ce n’est pas le cas en l’espèce, d’autant que l’auteure ne soutient pas que les tribunaux ont manqué d’indépendance ou d’impartialité ou que les procédures ont été arbitraires. Par ailleurs, il renvoie aux arguments qu’il a formulés concernant le non-épuisement des recours internes et l’abus du droit de présenter une communication (voir par. 6.3 et 6.4).

6.6En ce qui concerne la violation de l’article 26 du Pacte, l’État partie avance que le droit à l’égalité devant la loi exige non pas l’interdiction absolue des différences de traitement, mais l’interdiction de la discrimination, de sorte qu’on ne saurait parler d’inégalité lorsqu’est opérée entre des personnes une distinction justifiée par des considérations objectives et rationnelles. Concernant le principe de l’égalité, il soutient que l’interprétation de l’article 26 du Pacte faite par le Comité est conforme à l’interprétation de l’article 14 de la Constitution faite par le Tribunal constitutionnel. L’État partie signale en outre que le Tribunal constitutionnel a donné compétence au législateur pour fixer les conditions d’accès aux prestations relevant des différents régimes de sécurité sociale à condition qu’il respecte les droits fondamentaux garantis par la Constitution.

6.7L’État partie expose les règles de l’octroi de pensions et d’allocations aux personnes qui relèvent du régime de protection sociale des fonctionnaires civils et militaires et signale que : a) ce régime procède du texte consolidé de la loi sur les fonctionnaires civils et militaires (décret-loi royal no 670/87), dont l’article 52 bis concerne les cas dans lesquels les militaires non titulaires d’un engagement permanent peuvent bénéficier d’une pension ou d’une allocation ; b) le décret royal no 771/1991, pris aux fins de l’application de l’article 52 bis, régissait l’octroi de pensions et d’allocations aux fonctionnaires civils et militaires et aux militaires sous contrat jusqu’à son remplacement par le décret royal no 1186/2001 (toujours en vigueur), qui élargit au personnel médical le champ des bénéficiaires desdites prestations ; et c) le décret royal no 1186/2001 vise à remédier aux dysfonctionnements constatés dans le système précédent compte tenu des dispositions de la loi no 17/1999, qui prévoit la professionnalisation de l’armée et la reconversion professionnelle des anciens militaires dont l’aptitude au service a diminué, et établit des prestations directement liées à la diminution de l’aptitude au travail due au service dans les forces armées et aux difficultés qu’ont les anciens militaires pour trouver un emploi dans le civil.

6.8L’État partie fait observer que l’auteure avance que c’est justement l’article 52 bis du texte consolidé de la loi sur les fonctionnaires civils et militaires qui la place dans une situation de discrimination par rapport aux autres travailleurs espagnols en ce qu’il prévoit que seules ont droit à une pension ou à une allocation les personnes dont l’inaptitude psychologique ou physique au travail est la conséquence d’un événement survenu pendant la période de service. Il soutient que l’auteure ne fait référence qu’aux cas dans lesquels la personne n’est pas absolument incapable d’exercer une profession ou un métier quelconque, prévus au paragraphe 2 de l’article 52 bis du décret-loi no royal 670/1987, alors que, en son paragraphe 1, cet article garantit le droit à pension des personnes qui se trouvent dans l’incapacité totale de travailler en raison d’un événement survenu pendant la période de service ou en dehors. À cet égard, l’État partie renvoie à l’article 5 (par. 1) du décret royal no 1186/2001, qui dispose que sont considérées comme incapables d’exercer une profession ou un métier quelconque les personnes dont le taux d’invalidité est d’au moins 50 %.

6.9L’État partie renvoie à la jurisprudence des tribunaux internes, qui confirme le bien‑fondé des dispositions des règlements susmentionnés relatives aux prestations auxquelles ont droit les militaires sous contrat. Par exemple, dans un arrêt de 2004, l’Audience nationale a rappelé que, selon le décret royal no 771/1999, seules ont droit à une pension les personnes absolument incapables d’exercer une profession ou un métier quelconque à cause d’un événement tangible et concret survenu entre la date de l’acquisition de l’état de militaire et celle de l’expiration ou de la résiliation de l’engagement. En d’autres termes, l’accident ou la maladie doit survenir à l’intérieur d’un laps de temps donné et l’apparition de symptômes ne saurait à elle seule être considérée comme le point de départ de la maladie invalidante, qui peut être congénitale et endogène et dont la date de manifestation peut être tout simplement fortuite.

6.10L’État partie soutient que les militaires qui ne sont pas des militaires de carrière − comme c’est le cas de l’auteure − sont engagés dans les forces armées à titre temporaire et que le décret royal no 1186/2001 part du principe que, une fois leur service terminé, ils peuvent s’attendre à trouver un emploi dans le civil. Ainsi, on s’attend à ce que la personne qui, comme l’auteure, souffre d’une pathologie qui ne l’empêche pas d’exercer un métier ailleurs que dans l’armée entre sur le marché du travail civil. C’est pourquoi le décret prévoit que seuls ont droit à une pension ou à une allocation les militaires sous contrat souffrant d’une pathologie survenue pendant le service et qui les rend absolument incapables d’exercer une profession ou un métier quels qu’ils soient. Selon l’État partie, cette incapacité est une circonstance raisonnable et objective qui justifie une différence de traitement et ne permet pas de conclure à une violation du principe de l’égalité.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant le fond

7.1Dans une note du 3 janvier 2016, l’auteure a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie. Elle soutient que, même sans l’aborder expressément, la décision du 11 novembre 2008 a eu une incidence sur la détermination de son droit à une pension ou à une allocation en ce que, en excluant la pathologie dont elle souffrait du champ d’application du décret royal no 1186/2001, le Tribunal l’a privée de la possibilité de demander une prestation, indépendamment de son taux d’invalidité. Elle soutient également que si, le 27 décembre 2012, le Tribunal supérieur de justice de la Communauté de Valence a partiellement fait droit à sa demande et ordonné la révision du taux d’invalidité, la décision rendue ne permet néanmoins pas de penser qu’il a examiné sa demande subsidiaire et s’est penché sur la question de savoir si son incapacité justifiait l’octroi d’une pension ou d’une allocation sur le fondement des articles 6 et 7 du décret royal no 1186/2001. De fait, le jugement du 24 avril 2014, dans lequel le Tribunal a fixé le taux d’invalidité à 35 %, est muet sur ce point.

7.2L’auteure avance que la réévaluation de son taux d’invalidé a été une simple formalité et n’a eu aucun effet dans la pratique, le Tribunal supérieur de justice de la Communauté de Valence ayant déclaré dans sa décision du 21 mai 2012 que sa situation ne relevait pas du champ d’application du décret royal no 1186/2001 et qu’elle n’aurait donc droit à aucune pension ou allocation au titre de ce texte. Elle soutient que cet argument est étayé par les documents du Ministère de la défense qui ont été fournis au Comité, dans lesquels il est dit qu’il n’est pas nécessaire de prendre des mesures pour donner effet au jugement du 21 mai 2012, complété par le jugement du 27 décembre 2012, étant donné que, selon le jugement du 24 avril 2014, il a été exécuté (voir par. 6.2).

7.3En ce qui concerne l’argument selon lequel elle abuse du droit de présenter une communication consacré à l’article 3 du Protocole facultatif car elle n’a pas la qualité de victime et n’a pas épuisé les recours internes pour ce qui est de l’allégation de violation de son droit à l’égalité, l’auteure réaffirme qu’elle a fait valoir que l’application de l’article 52 bis du décret-loi no royal 670/1987 et des dispositions du décret royal no 1186/2001 portaient atteinte à ce droit dans le recours qu’elle a formé auprès de la justice administrative ainsi que dans l’exception de nullité soulevée contre le jugement rendu par le Tribunal supérieur de justice de la Communauté de Valence le 21 mai 2012, dans lequel elle se plaignait de surcroît que le Tribunal ne s’était pas prononcé sur la question. L’auteure soutient qu’elle n’avait aucune autre voie de recours à sa disposition étant donné que, dans le système juridique espagnol, il n’existe aucun mécanisme permettant à un particulier de demander qu’une loi soit déclarée inconstitutionnelle.

7.4L’auteure réaffirme que le Tribunal supérieur de justice de la Communauté de Valence n’a pas suffisamment motivé les jugements qu’il a rendus en ce qui concerne les allégations de violations du droit à l’égalité qu’elle tient de l’article 14 du Pacte. Elle estime que le Tribunal aurait dû formuler des conclusions à cet égard, et qu’il aurait pu dire : a) que l’interprétation que les autorités judiciaires avaient faite de l’article 52 bis du décret-loi royal no 670/1987 et de l’article 1 (par. 2) du décret royal no 1186/2001 portait atteinte au principe de l’égalité ; b) qu’il y avait lieu de saisir le Tribunal constitutionnel d’un recours en inconstitutionnalité ; ou même, simplement, c) qu’il n’avait pas été porté atteinte au droit à l’égalité. Ce que le Tribunal ne pouvait pas faire, par contre, c’était rester entièrement muet. L’auteure signale qu’elle allègue non pas que le Tribunal n’a pas été indépendant ou impartial, mais qu’il n’a pas statué sur le grief de violation de son droit à l’égalité, ce qui constitue un déni de justice et donc une atteinte à son droit à un procès équitable.

7.5L’auteure soutient que, contrairement à ce qu’avance l’État partie, la violation du droit à l’égalité garanti à l’article 26 du Pacte dont elle saisit le Comité découle non pas de la décision administrative contestée (la décision du 11 novembre 2008), mais de l’application de l’article 52 bis du décret-loi royal no 670/1987 et du décret royal no 1186/2001. Bien que l’État partie avance que ce décret améliore les droits des militaires sous contrat, il ressort clairement du texte que ceux-ci sont placés dans une situation de discrimination par rapport aux autres travailleurs.

7.6En ce qui concerne la thèse de l’État partie selon laquelle la différence de traitement établie prévue par la législation susmentionnée ne s’applique pas dans les situations d’incapacité absolue à exercer une profession ou un métier quel qu’il soit et concerne seulement les cas dans lesquels les militaires sous contrat ne peuvent plus exercer leur profession ou leur métier habituel, dans lesquels elle se justifie par la nature temporaire de l’engagement des intéressés, l’auteure avance que les militaires sous contrat sont de ce fait désavantagés par rapport aux autres travailleurs. En effet, contrairement à elle, tout travailleur espagnol titulaire d’un contrat de travail temporaire présentant une pathologie qui ne l’empêche pas absolument d’exercer une profession ou un métier quel qu’il soit a droit à une pension, pension dont le montant est déterminé compte tenu de plusieurs facteurs, parmi lesquels la durée de cotisation, qui doit atteindre un certain seuil. Ce n’est clairement pas le cas des militaires sous contrat. L’auteure estime que, au lieu de priver ces personnes du droit à pension au motif que leur engagement est temporaire, il faudrait, conformément au principe de l’égalité, fixer une période minimale de cotisation à partir de laquelle ce droit leur est ouvert.

7.7L’auteure déclare qu’elle était dans l’armée depuis sept ans lorsqu’elle a été mise en congé pour raisons médicales pour la première fois et était donc titulaire d’un engagement de longue durée, lequel n’aurait pas eu besoin d’être renouvelé avant qu’elle atteigne 45 ans, âge auquel elle deviendrait réserviste. Elle trouve donc pour le moins surprenant d’avoir été considérée comme titulaire d’un engagement temporaire. Partant, elle allègue que la différence de traitement établie entre les militaires sous contrat et les autres travailleurs espagnols sur la base de la durée du contrat de travail n’est ni raisonnable ni suffisamment nécessaire pour justifier la discrimination subie par les militaires sous contrat, en conséquence de quoi elle a été victime d’une violation de l’article 26 du Pacte.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

8.2Le Comité rappelle que, lorsqu’il a ratifié le Protocole facultatif, l’État partie a émis une réserve par laquelle il a exclu la compétence du Comité pour connaître de questions en cours d’examen ou déjà examinées par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Le Comité note que l’État partie soutient que la question qui fait l’objet de la communication a été soumise à la Cour européenne des droits de l’homme le 16 septembre 2013 et que, le 13 février 2014, la Cour a déclaré larequête irrecevable au regard des articles 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme. Il note également que, si la Cour n’a pas motivé sa décision, on peut néanmoins déduire qu’elle a jugé la requête incompatible avec les dispositions de la Convention ou de ses protocoles, manifestement mal fondées ou abusives, car aucun des autres cas de figure envisagés aux articles 34 et 35 ne s’appliquaient.

8.3Le Comité constate que la Cour européenne des droits de l’homme a déclaré la requête de l’auteure irrecevable au motif qu’elle ne remplissait pas les conditions de recevabilité énoncées aux articles 34 et 35 de la Convention. Il rappelle que, selon sa jurisprudence, lorsqu’une instance d’enquête ou de règlement déclare une requête irrecevable pour des motifs qui ont trait non seulement à la procédure, mais aussi, dans une certaine mesure, au fond de l’affaire, la question doit être considérée comme ayant déjà été examinée au sens des réserves au paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. Nepouvant exclure, à la lecture de la décision de la Cour européenne des droits de l’homme, que celle-ci a rejeté la requête de l’auteure pour des motifs purement procéduraux sans en avoir examiné le fond, fût-ce superficiellement, le Comité conclut que rien dans les dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêche d’examiner la communication.

8.4Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteure n’a pas épuisé les recours internes en ce qui concerne le grief de violation du droit à l’égalité car la décision contestée n’était qu’une mise en congé de l’armée pour invalidité et ne concernait en rien l’éventuel droit à pension de l’intéressée, raison pour laquelle celle-ci n’a pas pu tirer argument d’une violation du principe de l’égalité dans son recours administratif.

8.5Le Comité note que l’auteure soutient que la décision du 11 novembre 2008 a bel et bien eu une incidence sur la question de son droit à une pension ou à une allocation en ce que, en excluant la pathologie dont elle souffrait du champ d’application du décret royal no 1186/2001, le tribunal l’a privée de la possibilité de demander une pension ou une allocation, indépendamment de son taux d’invalidité. Il note également que l’auteure soutient qu’elle a fait valoir que l’application à sa situation de l’article 52 bis du décret-loi royal no 670/1987 et des dispositions du décret royal no 1186/2001 constituait une violation de son droit à l’égalité tant dans le recours qu’elle a formé auprès de la justice administrative que dans l’exception en nullité contre la décision du Tribunal supérieur de justice qu’elle a déposée le 21 mai 2012.

8.6Le Comité constate que, dans la décision du 11 novembre 2008, le tribunal a décidé que la situation de l’auteure n’entrait pas dans le champ d’application du décret royal no 1186/2001, ce qui a eu un effet direct sur le droit à pension de l’intéressée étant donné que les personnes qui ne relèvent pas de ce décret ne peuvent pas prétendre aux pensions et allocations qu’il prévoit. Il constate également que l’auteure a argué d’une violation de son droit à l’égalité dans le recours administratif formé contre cette décision, dans l’exception en nullité soulevée contre le jugement par lequel ce recours a été tranché et dans le recours en amparo dont elle a saisi le Tribunal constitutionnel. En outre, il prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteure n’aurait pas pu formuler quelque prétention que ce soit concernant son droit à l’égalité devant le Tribunal supérieur de justice car celui‑ci n’était pas compétent pour se prononcer sur son droit à pension. Toutefois, il constate que l’État partie ne dit pas à quelle instance l’auteure aurait pu s’adresser et ne formule aucune observation concernant l’allégation selon laquelle le recours contentieux administratif et l’exception en nullité étaient les seuls moyens juridiques que l’intéressée avait à sa disposition pour dénoncer une éventuelle violation du droit à l’égalité. Il constate également que l’État partie n’indique pas quelle voie de recours l’auteure aurait dû utiliser pour que les recours internes soient considérés comme épuisés. En conséquence, il estime que les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne font pas obstacle à l’examen de la communication.

8.7Le Comité note que, selon l’État partie, l’auteure a abusé du droit de présenter une communication car les arguments qu’elle présente concernant la violation de son droit à l’égalité sont génériques et n’ont aucun lien avec l’objet de la procédure engagée devant la justice espagnole, qui concernait son taux d’invalidité et les causes de l’invalidité et non le droit à une pension d’invalidité. Comme il l’a mentionné plus haut, il estime que la décision du 11 novembre 2008 a eu un effet direct sur le droit de l’auteure à une pension ou à une allocation et donc que les arguments relatifs au droit à l’égalité avaient bel et bien un lien avec l’objet de la procédure engagée devant la justice interne. En conséquence, il est d’avis que l’auteure n’a pas abusé du droit de présenter une communication.

8.8Le Comité prend note de l’argument de l’auteure, qui soutient que le droit à un procès équitable qu’elle tient de l’article 14 du Pacte a été violé parce que les décisions rendues par le Tribunal supérieur de justice de la Communauté de Valence ont porté atteinte au droit de l’intéressée de se voir communiquer une décision fondée en droit et dûment motivée sur l’ensemble de ses griefs, en particulier ceux concernant la violation de son droit à l’égalité. Il prend note également de l’argument de l’État partie, qui avance que le Comité ne peut intervenir que lorsqu’il est démontré que les tribunaux nationaux ont agi de manière arbitraire ou n’étaient pas indépendants ou impartiaux, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. Le Comité constate que, dans sa décision du 21 mai 2012, le Tribunal supérieur de justice de la Communauté de Valence a estimé que la situation de l’auteure ne relevait pas du champ d’application du décret royal no 1186/2001 et que, dans sa décision du 27 décembre 2012, il a reconnu que la décision contestée n’abordait pas la demande en reconnaissance du droit à toute pension ou allocation appropriée et a ordonné que le taux d’invalidité de l’auteure soit réévalué compte tenu de l’expertise effectuée à la demande de l’intéressée. Néanmoins le Comité rappelle qu’il ressort de sa jurisprudence que l’appréciation des faits et des éléments de preuve et la bonne application de la législation nationale doivent rester la prérogative des organes nationaux, sauf lorsqu’il apparaît qu’elles ont été manifestement arbitraires ou ont constitué un déni de justice. Or, les documents fournis par l’auteure ne lui permettent pas de conclure que leTribunal supérieur de justice de la Communauté de Valence a agi de manière arbitraire ou que ses décisions constituent une erreur manifeste ou un déni de justice. Partant, le Comité estime que l’auteure n’a pas suffisamment étayé les griefs tirés de l’article14 (par. 1) du Pacte aux fins de la recevabilité et déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

8.9En ce qui concerne l’article 26 du Pacte, le Comité note que l’auteure soutient que les personnes ayant la qualité de militaire sous contrat, dont elle faisait partie, subissent une discrimination par rapport aux militaires de carrière, aux autres fonctionnaires et même aux autres travailleurs espagnols en général car, bien qu’ayant droit à une pension ou à une allocation d’invalidité, ils sont soumis à diverses restrictions prévues par le décret royal no 1186/2001, qui ne s’applique qu’à eux. Il note également que, selon l’État partie, les militaires sous contrat servent dans l’armée sur la base d’un engagement temporaire et le décret royal no 1186/2001 tient compte du fait qu’une fois que cet engagement prend fin, ils peuvent s’attendre à trouver un emploi sur le marché du travail civil, ce qui constitue une circonstance raisonnable et objective justifiant la différence de traitement et ne permet pas de conclure à une violation du principe d’égalité. À cet égard, le Comité prend note de l’allégation de l’auteure, qui soutient que, d’une part, tout travailleur espagnol titulaire d’un contrat de travail temporaire a droit à une pension ou à une allocation d’invalidité et, d’autre part, on ne saurait estimer qu’elle n’avait qu’un lien temporaire avec l’armée car elle était titulaire d’un contrat de longue durée et pouvait escompter un renouvellement de son engagement jusqu’à ses 45 ans, âge auquel elle deviendrait réserviste.

8.10Le Comité constate que le grief que l’auteure tire de l’article 26 du Pacte semble porter sur l’interprétation et l’application de la législation interne relative aux pensions dont peuvent bénéficier les militaires, qui relèvent en principe de la compétence des instances nationales. Il constate également que l’auteure n’a pas démontré, aux fins de la recevabilité, qu’elle était victime de discrimination par rapport aux militaires de carrière, aux autres fonctionnaires et aux travailleurs espagnols en général, les régimes applicables aux personnes ayant la qualité de militaire sous contrat − dont elle fait partie − et à ces autres catégories de personnes étant tous différents. Il constate en outre que l’auteure n’a pas non plus dûment démontré, aux fins de la recevabilité, que sa qualité de militaire sous contrat ayant une relation de travail de longue durée avec l’armée justifiait qu’elle soit traitée de la même manière que les militaires de carrière et qu’un traitement différent serait constitutif de discrimination pour les motifs visés à l’article 26 du Pacte. Il estime donc que l’auteure n’a pas démontré que les mesures prises par les autorités judiciaires nationales, en particulier l’application que celles‑ci ont faite des règles relatives aux différences de traitement, a été arbitraire ou a constitué une erreur manifeste ou un déni de justice. Par conséquent, il conclut que cette partie de la communication n’est pas suffisamment étayée aux fins de la recevabilité et la déclare irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

9.En conséquence, le Comité des droits de l’homme décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteure.

Annexe

[Original : anglais]

Opinion individuelle (dissidente) de Marcia V. J. Kran et Gentian Zyberi

1.Nous ne pouvons souscrire à la conclusion du Comité selon laquelle l’auteure n’a pas suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’elle tire des articles 14 (par. 1) et 26 du Pacte. À notre avis, il a été porté atteinte aux droits garantis à l’intéressée par ces deux articles.

2.En ce qui concerne l’article 14 (par. 1) du Pacte, l’auteure a argué de la violation de son droit à l’égalité à trois reprises au moins (par. 8.5 et 8.6) : d’abord le 29 juin 2009 dans le recours administratif qu’elle a formé contre le jugement du 11 novembre 2008 par lequel le Tribunal excluait son grief du champ d’application du décret royal no 1186/2001; ensuite le 18 juin 2012 dans l’exception en nullité qu’elle a soulevée contre la décision rendue en appel ; enfin le 1er février 2013 dans le recours en amparo dont elle a saisi le Tribunal constitutionnel. Aucune des décisions auxquelles ces trois recours ont donné lieu ne contient un examen de ce grief.

3.L’État partie ne conteste pas que les décisions du Tribunal supérieur n’étaient pas adéquatement motivées en ce qui concerne l’allégation de violation du droit de l’auteure à une égale protection de la loi. De fait, le Tribunal supérieur est resté entièrement muet sur ce point. Le Tribunal constitutionnel a quant à lui rejeté le recours en amparo au motif que l’auteure n’avait pas démontré qu’il portait sur une question constitutionnelle d’importance particulière, alors que l’égalité devant la loi est pourtant un droit expressément garanti par la Constitution espagnole (chap. II, art. 14).

4.L’État partie soutient que l’auteure n’aurait pas pu formuler quelque prétention que ce soit concernant son droit à l’égalité dans son recours administratif devant le Tribunal supérieur de justice car celui ci n’était pas l’instance compétente pour se prononcer sur son droit à pension. Il n’a toutefois pas précisé à quelle instance l’intéressée aurait pu s’adresser. D’après les informations dont dispose le Comité, il apparaît donc que les tribunaux de l’État partie n’ont pas pleinement examiné et rejeté le grief de violation du droit à l’égalité que l’auteure a pourtant soulevé à plusieurs reprises (par. 2.8, 3.2, 5.2, 7.1 et 8.7), ce qui constitue un déni de justice et, par conséquent, une violation du droit à un procès équitable garanti à l’article 14 (par. 1) du Pacte.

5.En ce qui concerne l’article 26 du Pacte, l’auteure a soulevé un grief complexe de discrimination fondée sur le statut et l’invalidité. Elle travaillait dans un milieu − l’armée − traditionnellement dominé par les hommes et dans lequel les femmes ont longtemps été marginalisées et désavantagées. Son statut de militaire sous contrat, c’est‑à‑dire militaire engagée à titre temporaire (par. 6.10), la plaçait dans une position vulnérable malgré son contrat de longue durée.

6.L’auteure soutient qu’elle a souffert de harcèlement psychologique, d’humiliations et de manque de considération sur son lieu de travail. Ces mauvais traitements ont contribué à exacerber son anxiété et sa dépression et elle s’est trouvée dans une situation d’invalidité l’empêchant de travailler. Le harcèlement des femmes sur le lieu de travail est constitutif de discrimination fondée sur le genre et donc de violation de l’article 26 du Pacte. Les États parties ont l’obligation d’agir contre les formes de discrimination qui touchent les femmes en particulier. Pourtant, l’État partie a refusé de considérer que la discrimination dont l’auteure avait été victime avait contribué à l’invalidité de l’intéressée, qui ne peut donc pas bénéficier d’une pension d’invalidité.

7.Au paragraphe 7 de son observation générale no 18 (1989) sur la non‑discrimination, le Comité a dit que le terme « discrimination » tel qu’il est utilisé dans le Pacte devait être compris comme s’entendant de toute distinction, exclusion, restriction ou préférence fondée notamment sur la race, la couleur, le sexe, la langue, la religion, les opinions politiques ou autres, l’origine nationale ou sociale, la fortune, la naissance ou toute autre situation et ayant pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par tous, dans des conditions d’égalité, de l’ensemble des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Au paragraphe 10, il a fait observer que l’application du principe d’égalité supposait parfois de la part des États parties l’adoption de mesures en faveur de groupes désavantagés et visant à atténuer ou à éliminer les conditions qui faisaient naître la discrimination interdite par le Pacte ou contribuaient à la perpétuer. Le droit à l’égale protection de la loi, l’interdiction de la discrimination et le droit à la protection contre la discrimination consacrés à l’article 26 du Pacte forment un tout, et les États sont par conséquent tenus de légiférer de manière à garantir l’égalité réelle. Compte tenu de la situation vulnérable dans laquelle l’auteure − une femme souffrant d’une invalidité − se trouvait parce qu’elle était titulaire d’un engagement de longue durée et non d’un engagement permanent dans un secteur traditionnellement dominé par les hommes, l’État partie aurait dû faire en sorte que l’intéressée bénéficie de prestations égales à celles accordées aux personnes se trouvant dans des situations similaires, comme les militaires de carrière, les autres fonctionnaires et les travailleurs espagnols en général. Or, ses politiques ont au contraire aggravé la discrimination fondée sur le statut, le sexe et le handicap subie par l’auteure en empêchant celle-ci de bénéficier de prestations d’invalidité alors qu’elle faisait pourtant essentiellement le même travail qu’un militaire de carrière.

8.Au paragraphe 13 de son observation générale no 18 (1989), le Comité a fait observer que la différence de traitement n’était pas nécessairement constitutive de discrimination si elle était fondée sur des critères raisonnables et objectifs et si le but visé était légitime au regard du Pacte. Or, les critères utilisés par l’État partie pour exclure l’auteure du bénéfice d’une pension ou allocation d’invalidité ne tenaient pas compte de la réalité de la situation de l’intéressée, qui était titulaire d’un engagement de longue durée et non d’un contrat temporaire. De surcroît, ils étaient différents de ceux appliqués aux fonctionnaires titulaires d’un engagement temporaire dans un autre secteur que l’armée, et l’État partie n’a pas expliqué pourquoi. Par conséquent, en l’espèce, la différence de traitement dont l’auteure a fait l’objet est arbitraire.

9.Nous estimons que l’auteure ne s’est pas vu offrir la même protection juridique que les autres travailleurs espagnols et que cette différence de traitement ne découle pas de critères raisonnables ou objectifs et n’a pas de but légitime. En conclusion, nous considérons qu’il a été porté atteinte au droit à l’égale protection de la loi que l’auteure tient de l’article 26 du Pacte.