Nations Unies

CCPR/C/131/D/2622/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

24 février 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communicationno 2622/2015 * , **

Communication présentée par :

Ilya Dobrotvor, non représenté par un conseil

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Bélarus

Date de la communication :

9 septembre 2014 (date de la lettre initiale)

Références

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 92 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 23 juin 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

25 mars 2021

Objet :

Piquet individuel non autorisé

Question ( s ) de procédure :

Aucune

Questions de fond :

Restriction injustifiée du droit à la liberté d’expression

Article(s) d u Pacte :

19 et 21

Article(s) du P rotocole facultatif :

-

1.L’auteur de la communication est Ilya Dobrotvor, de nationalité bélarussienne, né en 1981. Il affirme que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 19 et 21 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 30 décembre 1992. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 30 novembre 2013, de 16 heures à 16 h 10, l’auteur s’est posté devant l’ambassade d’Ukraine à Minsk, un drapeau ukrainien à la main, pour exprimer sa solidarité avec le peuple ukrainien et son soutien à la décision du Gouvernement ukrainien de se rapprocher de l’Union européenne.

2.2Le 10 décembre 2013, l’auteur a été arrêté par la police à cause de son piquet du 30 novembre et a passé la nuit en garde à vue dans un centre de détention temporaire. La police l’a accusé d’avoir commis une infraction administrative au motif qu’il avait enfreint les règles relatives à l’organisation et la tenue de manifestations de masse (réunions, cortèges, manifestations et piquets).

2.3Le 12 décembre 2013, le tribunal du district Tsentralny de Minsk a déclaré l’auteur coupable d’une infraction à l’article 23.34 (par. 1) du Code des infractions administratives et l’a condamné à une amende de 1 040 000 roubles biélorusses (environ 76 euros) pour manquement à l’obligation de demander l’autorisation préalable des autorités locales avant de manifester.

2.4L’auteur a interjeté appel devant le tribunal municipal de Minsk, faisant valoir que ses actions n’avaient nullement constitué une menace et qu’il n’avait fait qu’exprimer ses opinions politiques. Le 28 janvier 2014, la décision rendue en première instance a été confirmée. L’auteur a alors saisi le président du tribunal, qui a rejeté son recours le 18 avril 2014, puis la Cour suprême, qui, par l’intermédiaire d’un vice-président, l’a débouté le 27 juin 2014.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur soutient qu’il a été victime d’une violation du droit à la liberté d’expression et au droit de réunion pacifique qu’il tient des articles 19 et 21 du Pacte, car, outre que ces droits sont inutilement restreints par la loi, il a été arrêté pour avoir commis une infraction administrative dix jours après les faits reprochés et s’est vu infliger une condamnation disproportionnée.

3.2L’auteur demande au Comité d’engager l’État partie à revenir sur sa condamnation et à lui verser une indemnité d’un montant au moins égal à celui de l’amende imposée. Il demande également au Comité d’exhorter le Bélarus à mettre sa législation sur le droit de réunion pacifique en conformité avec les exigences du Pacte et à éviter que les violations dont il a été victime se reproduisent.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.Par une note verbale en date du 28 août 2015, l’État partie a fait part de ses observations sur la recevabilité et sur le fond. Il rappelle que les faits de l’espèce sont les suivants : le 12 décembre 2013, l’auteur a été condamné à une amende de 1 040 000 roubles biélorusses par le tribunal du district Tsentralny de Minsk au motif qu’il avait commis une infraction à l’article 23.34 (par. 1) du Code des infractions administratives ; le 28 janvier 2014, l’auteur a été débouté de son recours par le tribunal municipal de Minsk, qui a confirmé la décision rendue en première instance ; la culpabilité de l’auteur a été démontrée ; les juges ont pris en considération les circonstances atténuantes applicables et imposé une amende proportionnée à l’infraction commise, et non l’amende la plus sévère prévue par la loi. L’État partie n’est pas d’accord avec les arguments avancés par l’auteur et estime que, en reconnaissant l’intéressé coupable d’une infraction administrative, les autorités ont agi en conformité avec la loi et la Constitution. En conséquence, il demande au Comité de déclarer la communication irrecevable.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Le 17 janvier 2019, l’auteur a présenté des commentaires sur les observations de l’État partie. Il soutient que l’État partie reconnaît les faits et admet qu’il a été condamné à une amende pour avoir exprimé pacifiquement ses opinions et qu’il a par la suite utilisé tous les recours à sa disposition pour faire appel du jugement prononcé contre lui. Il fait observer que l’État partie ne conteste pas que l’expression de ses opinions n’a pas porté atteinte à l’ordre public ou à la moralité publique, ni que son placement en garde à vue a, par contre, violé le droit à la liberté d’expression qu’il tient du Pacte.

5.2L’auteur fait observer que l’État partie ne considère pas le Pacte comme un instrument normatif définissant la portée de ses droits civils. Selon lui, l’État partie a estimé que le piquet qu’il a tenu (qui était un moyen d’exprimer ses opinions sur des événements politiques) était un rassemblement et a exigé de lui qu’il respecte les règles excessivement complexes fixées par la loi sur les manifestations de masse, à savoir non seulement qu’il obtienne l’autorisation des autorités locales, mais aussi qu’il s’acquitte de formalités telles que le paiement des frais liés au maintien de l’ordre, au nettoyage des lieux et aux services d’ambulance.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité note que l’auteur dit avoir épuisé tous les recours internes disponibles et que l’État partie ne conteste pas cet argument. En conséquence, il estime que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

6.4Le Comité note que l’auteur soutient qu’il a été victime d’une restriction arbitraire du droit de réunion pacifique garanti à l’article 21 du Pacte car il a été condamné à une amende pour avoir tenu une manifestation non autorisée. Le Comité constate également, toutefois que l’auteur dit avoir manifesté seul. Or, le droit de réunion protégé à l’article 21 du Pacte concerne les événements rassemblant plusieurs participants, les manifestations individuelles étant protégées par d’autres garanties, par exemple celles énoncées à l’article 19. Le Comité estime que les éléments fournis par l’auteur ne suffisent pas à démontrer que celui-ci a participé à une « réunion » au sens de l’article 21 du Pacte. En conséquence, et compte tenu des circonstances de l’espèce, il estime que l’auteur n’a pas suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, le grief tiré de cet article, et déclare donc cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.5Le Comité estime que le grief de violation des droits que l’auteur tient de l’article 19 du Pacte est suffisamment étayé aux fins de la recevabilité, le déclare recevable et passe à son examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité note que l’auteur soutient qu’il a été victime d’une restriction de son droit à la liberté d’expression, en violation de l’article 19 (par. 2) du Pacte, car il a été sanctionné pour avoir tenu un piquet, seul, afin d’exprimer son soutien au rapprochement de l’Ukraine avec l’Union européenne.

7.3Le Comité doit déterminer si les restrictions apportées à la liberté d’expression de l’auteur sont justifiées au regard de l’un quelconque des critères énoncés à l’article 19 (par. 3) du Pacte.

7.4Le Comité réaffirme que la liberté d’expression est essentielle pour toute société et constitue le fondement d’une société libre et démocratique. Il fait observer que l’article 19 (par. 3) du Pacte autorise certaines restrictions de la liberté d’expression, y compris à la liberté de répandre des informations et des idées, dans la seule mesure toutefois où ces restrictions sont prévues par la loi et sont nécessaires : a) au respect de droits ou de la réputation d’autrui ; b) àla sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Enfin, les restrictions de la liberté d’expression ne doivent pas avoir une portée excessivement large ; autrement dit, elles doivent être le moyen le moins intrusif de parvenir au résultat recherché et être proportionnées à l’intérêt à protéger. Le Comité rappelle que c’est à l’État partie qu’il incombe de démontrer que les restrictions apportées aux droits que l’auteur tient de l’article 19 du Pacte étaient nécessaires et proportionnées.

7.5Le Comité constate que, en l’espèce, le fait que l’auteur a été sanctionné et s’est vu imposer une amende parce qu’il n’avait pas obtenu l’autorisation préalable des autorités avant de tenir un piquet pacifique fait naître de sérieux doutes quant à la nécessité et à la proportionnalité des restrictions imposées aux droits que l’intéressé tient de l’article 19 du Pacte. Le Comité constate également que l’État partie n’a pas expliqué en quoi précisément les restrictions imposées à l’auteur étaient nécessaires au regard de l’article 19 (par. 3) du Pacte, ni démontré que les mesures prises étaient les moins intrusives possible et étaient proportionnées à l’intérêt à protéger. Partant, il estime que, dans les circonstances de l’espèce, les restrictions imposées à l’auteur, quoiqu’elles aient été fondées sur la législation interne, n’étaient pas justifiées au regard des conditions énoncées à l’article 19 (par. 3) du Pacte. Il conclut donc que les droits que l’auteur tient de l’article 19 (par. 2) du Pacte ont été violés.

8Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation, par l’État partie, des droits que l’auteur tient de l’article 19 (par. 2) du Pacte.

9.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder pleine réparation aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, il est tenu, entre autres, d’accorder à l’auteur une indemnisation appropriée et de lui rembourser le montant de l’amende acquittée et des frais de justice engagés dans le cadre des procédures internes. L’État partie est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.