Nations Unies

CCPR/C/131/D/2679/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

6 mai 2021

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2679/2015 * , **

Communication présentée par :

Yuriy Rubtsov (non représenté par un conseil)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Bélarus

Date de la communication :

21 mars 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 17 novembre 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

25 mars 2021

Objet :

Détention administrative en raison du non‑respect par l’auteur des ordres de la police

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Liberté d’expression

Article(s) du Pacte :

2 (par. 2 et 3) et 19

Article(s) du Protocole facultatif :

2, 3 et 5 (par. 2 b))

1.L’auteur de la communication est Yuriy Rubtsov, de nationalité bélarussienne, né en 1961. Il se déclare victime d’une violation par le Bélarus des droits qu’il tient de l’article 19 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 2 et 3). Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour le Bélarus le 30 décembre 1992. L’auteur n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 3 novembre 2013, l’auteur a participé à un rassemblement à l’occasion de la journée de la commémoration des proches décédés. Chaque année, à cette date, les représentants des partis d’opposition du Bélarus organisent un rassemblement pour commémorer les victimes des exécutions de masse qui ont eu lieu à Kourapaty. L’auteur a participé à ce rassemblement, portant sur sa veste un tee-shirt sur lequel étaient inscrits des slogans à caractère politique. Des policiers l’ont abordé à plusieurs reprises pour lui demander d’enlever son tee-shirt, mais il a refusé d’obéir. À la fin du rassemblement, l’auteur a été appréhendé par les policiers et conduit dans un poste de police. Il a été mis en garde à vue et une procédure administrative a été engagée contre lui pour violation de l’article 23.4 du Code des infractions administratives, relatif au non-respect d’un ordre légal de la police.

2.2Le 4 novembre 2013, l’auteur a été déféré devant le tribunal du district Sovetsky de Minsk. Le tribunal a établi que deux policiers en civil avaient abordé l’auteur pendant le rassemblement et lui avaient demandé d’enlever son tee-shirt, affirmant que les inscriptions qui y figuraient étaient visibles de tous et pouvaient avoir des conséquences négatives. L’auteur avait refusé d’enlever son tee-shirt et avait continué de participer au rassemblement. Après le rassemblement, les policiers s’étaient approchés de l’auteur, lui avaient présenté leurs badges d’identification et lui avaient demandé de les suivre au poste de police afin qu’il soit établi si les inscriptions figurant sur le tee-shirt constituaient un outrage au Président actuel et s’il y avait des éléments constitutifs d’une infraction administrative dans les actes de l’auteur. Le tribunal a noté que l’auteur avait opposé une résistance et refusé de monter dans le véhicule de police. Lorsque les policiers l’avait averti qu’ils allaient devoir recourir à la force, l’auteur avait obéi et était monté dans le véhicule. Le tribunal a examiné les dépositions des témoins, le procès-verbal de mise en garde à vue administrative, ainsi que tous les éléments des actes de l’auteur, a déclaré celui-ci coupable de violation de l’article 23.4 du Code des infractions administratives et l’a condamné à trois jours de détention administrative.

2.3Le 7 novembre 2013, l’auteur a fait appel de cette décision devant le tribunal municipal de Minsk, déclarant que le tribunal de district avait commis une erreur car il n’avait pas dûment apprécié le fait qu’il avait été arrêté par la police en raison de son refus d’enlever un tee-shirt sur lequel figurait des messages politiques et que, par conséquent, les policiers avaient violé son droit à la liberté d’expression, protégé par la Constitution et par le Pacte. L’auteur a également déclaré que la décision du tribunal de district était uniquement fondée sur le témoignage des deux agents ayant procédé à son arrestation.

2.4Le 29 novembre 2013, le tribunal municipal de Minsk a rejeté son appel, confirmant que le tribunal de première instance avait correctement apprécié les éléments de preuves et que la sanction imposée était légale.

2.5L’auteur a saisi le Président du tribunal municipal de Minsk et le Président de la Cour suprême du Bélarus d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle, respectivement le 14 décembre 2013 et le 22 janvier 2014. Ses recours ont été rejetés, respectivement, le 17 janvier et le 13 mars 2014. L’auteur affirme qu’il a par conséquent épuisé tous les recours internes.

2.6L’auteur n’a pas saisi le Bureau du Procureur général d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle. Il fait valoir que, selon la jurisprudence du Comité, un tel réexamen n’est pas considéré comme un recours utile, et qu’il a donc épuisé tous les recours internes.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que les tribunaux nationaux n’ont pas établi en quoi la demande que les policiers lui avaient faite de retirer son tee-shirt sur lequel figuraient des slogans politiques était légale, ni expliqué en quoi une telle demande était nécessaire aux fins de l’un des objectifs énoncés à l’article 19 du Pacte. Il affirme que son droit d’exprimer son opinion en portant un tee-shirt, droit garanti par l’article 19 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 2 et 3), a été violé.

3.2L’auteur demande au Comité de conclure à une violation, par le Bélarus, de l’article 19 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 2 et 3), et d’insister auprès de l’État partie sur la nécessité de mettre l’article 23.4 du Code des infractions administratives en conformité avec les prescriptions de l’article 19 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note verbale du 18 janvier 2016, l’État partie note que, le 4 novembre 2013, le tribunal du district Sovetsky de Minsk a déclaré l’auteur coupable d’une violation de l’article 23.4 du Code des infractions administratives et lui a imposé une peine de détention administrative de trois jours pour le non-respect d’un ordre légal de la police.

4.2L’État partie fait valoir que le non-respect par l’auteur d’un ordre légal de la police a constitué une infraction à l’ordre public, qui ne devrait pas être commise dans le cadre de l’exercice du droit à la liberté d’expression prévu à l’article 19 du Pacte.

4.3Le tribunal municipal de Minsk a examiné la légalité et la pertinence de la décision et les a confirmées le 29 novembre 2013, lorsqu’il a rejeté l’appel de l’auteur. Le 17 janvier et le 13 mars 2014 respectivement, le Président du tribunal municipal de Minsk et le Président de la Cour suprême du Bélarus ont rejeté les nouveaux recours présentés par l’auteur.

4.4Ainsi, selon l’État partie, le droit de l’auteur à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial établi par la loi a été pleinement garanti, comme le prévoit l’article 14 du Pacte.

4.5L’État partie fait valoir que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles et conteste son argument selon lequel la saisine du Bureau du Procureur général aux fins d’une procédure de contrôle ne constitue pas un recours utile. Dans ce contexte, l’État partie note que 2 910 des 2 963 recours introduits en 2015 sur une période de neuf mois dans le cadre de la procédure de contrôle ont été accueillis.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

5.1Dans une lettre datée du 7 février 2016, se référant aux observations de l’État partie selon lesquelles son droit à la liberté d’expression n’a pas été restreint, l’auteur attire l’attention du Comité sur le fait que le Président du Bélarus, Alexander Loukachenko, avait dit qu’il quitterait son poste lorsque la population du Bélarus le lui demanderait. Dans ce contexte, l’auteur avait décidé de demander publiquement au Président de quitter son poste, et avait donc écrit un texte à ce sujet sur son tee-shirt. L’auteur soutient que, pendant le rassemblement, il a été abordé à plusieurs reprises par des policiers qui lui ont demandé d’enlever son tee-shirt, et fait observer que les ordres de la police étaient contraires à son droit à la liberté d’expression. Il soutient que son arrestation et sa détention administrative étaient dues à son opinion publiquement exprimée en relation avec une déclaration du Président. Il termine en précisant qu’il a été arrêté alors qu’il se trouvait à un arrêt de bus après le rassemblement, portant toujours son tee-shirt.

5.2En ce qui concerne les statistiques communiquées par l’État partie sur le nombre d’affaires réexaminées au titre de la procédure de contrôle, l’auteur estime que cet argument est sans fondement puisque l’État partie n’a pas précisé combien de ces affaires concernaient l’article 23.4 du Code des infractions administratives, à savoir le non-respect d’un ordre légal de la police.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur n’a pas épuisé les recours internes car il n’a pas saisi le Bureau du Procureur général d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle. Dans ce contexte, il rappelle sa jurisprudence, selon laquelle l’introduction auprès du ministère public d’une demande de réexamen au titre de la procédure de contrôle de décisions devenues exécutoires constitue un recours extraordinaire, subordonné au pouvoir discrétionnaire du procureur et, de ce fait, ne constitue pas un recours qui doit être épuisé aux fins de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif. Dans ces circonstances, le Comité considère que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la communication.

6.4Le Comité prend note de l’argument de l’auteur selon lequel l’État partie a violé les droits qu’il tient de l’article 19 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 2). Il rappelle que les dispositions de l’article 2 ne peuvent pas être invoquées en conjonction avec d’autres dispositions du Pacte pour fonder une communication soumise en vertu du Protocole facultatif, sauf lorsque le non‑respect par l’État partie des obligations énoncées à l’article 2 est la cause immédiate d’une violation distincte du Pacte portant directement atteinte à la personne qui se dit victime. Le Comité note toutefois que les griefs formulés par l’auteur soulèvent des questions au regard de l’article 19 du Pacte, questions qui ont trait à l’interprétation et à l’application des lois en vigueur dans l’État partie, et estime que l’examen de la question de savoir si l’État partie a également violé les obligations générales qui lui incombent au titre de l’article 2 (par. 2) du Pacte, lu conjointement avec l’article 19, n’est pas distinct de l’examen de la violation des droits que l’auteur tient de l’article 19 du Pacte. En conséquence, le Comité considère que les griefs soulevés par l’auteur à cet égard sont incompatibles avec l’article 2 du Pacte et donc irrecevables au regard de l’article 3 du Protocole facultatif.

6.5Le Comité prend également note des griefs que l’auteur tire de l’article 19 du Pacte, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3). En l’absence d’autres informations dans le dossier, il considère que l’auteur n’a pas suffisamment étayé ces griefs aux fins de la recevabilité. Partant, il déclare cette partie de la communication irrecevable au regard de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.6Le Comité note que les griefs formulés par l’auteur soulèvent des questions au regard de l’article 19 (par. 2) du Pacte, considère que ces griefs sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité, et passe à leur examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Le Comité prend note des griefs de l’auteur selon lesquels il a été arrêté après le rassemblement parce qu’il avait refusé d’obéir aux ordres de la police et d’enlever son tee‑shirt sur lequel figuraient des slogans politiques adressés au Président. Le Comité note, en se fondant sur les décisions de justice, que l’auteur a refusé d’enlever son tee-shirt et a opposé une résistance lorsqu’il a été question de le conduire au poste de police afin qu’il soit établi si les inscriptions figurant sur son tee-shirt constituaient un outrage et si ses actes constituaient une infraction administrative. Il prend note du grief de l’auteur qui affirme que les tribunaux nationaux n’ont pas établi en quoi la demande de la police tendant à ce qu’il enlève son tee-shirt était légale, et n’ont pas précisé si cette demande était nécessaire aux fins de l’article 19 du Pacte. La question dont le Comité est saisi est donc celle de savoir si l’État partie, en arrêtant l’auteur et en le condamnant ensuite à trois jours de détention administrative, a restreint de manière injustifiée les droits que celui-ci tient de l’article 19 duPacte.

7.3Le Comité renvoie à son observation générale no 34 (2011) dans laquelle il dit, notamment, que la liberté d’opinion et la liberté d’expression sont des conditions indispensables au développement complet de l’individu, qu’elles sont essentielles pour toute société et qu’elles constituent le fondement de toute société libre et démocratique. Il note que l’article 19 (par. 3) du Pacte autorise certaines restrictions, qui doivent toutefois être fixées par la loi et être nécessaires au respect des droits ou de la réputation d’autrui, ou à la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques. Il fait observer que les restrictions à l’exercice des droits prévus à l’article 19 (par. 2) ne doivent pas avoir une portée trop large − c’est‑à‑dire qu’elles doivent constituer les mesures les moins perturbatrices parmi celles qui pourraient permettre de remplir la fonction de protection recherchée et être proportionnées à l’intérêt protégé −, répondre aux critères stricts de nécessité et de proportionnalité et être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire. Le principe de la proportionnalité doit être respecté non seulement dans la loi qui institue les restrictions, mais également par les autorités administratives et judiciaires chargées de l’application de la loi. Quand un État partie invoque un motif légitime pour justifier une restriction à la liberté d’expression, il doit démontrer de manière spécifique et individualisée la nature précise de la menace qui pèse sur l’un quelconque des éléments énoncés à l’article 19 (par. 3) et qui l’a conduit à restreindre la liberté d’expression, ainsi que la nécessité et la proportionnalité de la mesure particulière prise, en particulier en établissant un lien direct et immédiat entre l’expression et la menace.

7.4Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur a été arrêté parce qu’il n’avait pas respecté un ordre légal de la police, en violation de l’article 23.4 du Code des infractions administratives, et que sa condamnation administrative a été prononcée conformément au droit interne. Il note également que l’auteur affirme avoir été arrêté parce qu’il essayait d’exercer son droit à la liberté d’expression pendant le rassemblement et avait donc refusé d’obéir à l’ordre de la police tendant à ce qu’il enlève son tee-shirt. Il observe que l’arrestation et la condamnation de l’auteur ont entraîné une restriction de sa liberté d’exprimer une opinion. À cet égard, le Comité rappelle qu’il appartenait à l’État partie de démontrer que la restriction imposée était nécessaire en l’espèce aux fins de l’un des buts légitimes énoncés à l’article 19 (par. 3) du Pacte. Il fait observer que le critère de nécessité implique un élément de proportionnalité, c’est-à-dire que l’ampleur des restrictions imposées à la liberté d’expression doit être en rapport avec la valeur que ces restrictions visent à protéger. Le Comité observe que, s’il semble laisser entendre que le non-respect par l’auteur d’un ordre légal de la police constituait une atteinte à l’ordre public, l’État partie n’a pas fourni de justification quant au point de savoir en quoi la condamnation de l’auteur à trois jours de détention administrative était nécessaire et proportionnée. Même en admettant que son arrestation et sa détention étaient fondées en droit interne et que sa condamnation visait un objectif légitime, tel que la protection de l’ordre public, rien n’indique, selon le Comité, que les restrictions en question étaient nécessaires et proportionnées à cet objectif.

7.5Dans ces circonstances et vu que l’État partie n’a fourni aucune autre information pertinente pour justifier les restrictions imposées au regard des objectifs énoncés à l’article 19 (par. 3) du Pacte, le Comité conclut que les droits garantis à l’auteur par l’article 19 (par. 2) du Pacte ont été violés.

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation des droits que l’auteur tient de l’article 19 (par. 2) du Pacte.

9.Conformément à l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est tenu, entre autres, de prendre les mesures voulues pour indemniser l’auteur comme il se doit. Il est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité a compétence pour déterminer s’il y a ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et une réparation exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet aux présentes constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans ses langues officielles.