Nations Unies

CCPR/C/135/D/2616/2015

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

18 novembre 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ homme

Constatations adoptées par le Comité au titre de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, concernant la communication no 2616/2015 * , **

Communication présentée par :

Kiryl Dashkouski (représenté par un conseil, André Carbonneau)

Victime(s) présumée(s) :

L’auteur

État partie :

Bélarus

Date de la communication :

10 novembre 2014 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 92 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 3 juin 2015 (non publiée sous forme de document)

Date des constatations :

1er juillet 2022

Objet :

Atteinte injustifiée aux droits à la liberté de religion et à la liberté d’expression et au droit de réunion

Questions de procédure :

Néant

Questions de fond :

Liberté de pensée, de conscience ou de religion ; liberté d’opinion et d’expression ; liberté de réunion ; liberté d’association

Article(s) du Pacte :

18 (par. 1), 19 (par. 2), 21 et 22 (par. 1)

Article(s) du Protocole facultatif :

2

1.L’auteur de la communication est Kiryl Dashkouski, de nationalité bélarussienne, né en 1977. Il affirme être victime d’une violation par l’État partie des droits qu’il tient des articles 18 (par. 1), 19 (par. 2), 21 et 22 (par. 1) du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 30 décembre 1992. L’auteur est représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1.L’auteur est le président de la Communauté des Témoins de Jéhovah (ci-après, la « Communauté ») de la ville de Rahachow. La Communauté est officiellement enregistrée comme entité juridique depuis le 17 décembre 1998. Bien qu’elle ne possède pas de lieu de culte permanent, depuis 2002, elle organise régulièrement ses offices religieux au domicile privé de l’une de ses membres, Mme Volchkova. Les responsables de l’application des lois et le Comité exécutif du district de Rahachow sont au courant de cet arrangement en vigueur depuis longtemps. L’article 25 de la loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses prévoit que des offices religieux peuvent se tenir, entre autres, dans des domiciles privés, pour autant qu’ils n’aient pas un « caractère de masse ou un caractère systématique ». Les offices religieux ne peuvent se tenir dans aucun autre lieu sans le consentement de l’autorité gouvernementale compétente.

2.2 Le 29 mars 2012, le procureur par intérim du district de Rahachow a autorisé la perquisition du domicile de Mme Volchkova au motif que le Comité exécutif n’avait pas autorisé la Communauté à organiser des offices à cette adresse. Le 1er avril 2012, la police a fait une descente au domicile de Mme Volchkova, au moment même où elle accueillait 47 membres de la Communauté, rassemblés pour un office religieux. La police a filmé et interrogé chacune des personnes présentes et pris note des noms, adresses et autres renseignements personnels. Elle a également saisi la littérature religieuse en leur possession ainsi qu’un certain nombre de CD et de DVD présentant du contenu religieux.

2.3Le 5 avril 2012, l’auteur a été accusé d’avoir, sans autorisation, organisé une « autre manifestation de masse » le 1er avril 2012, en violation de l’article 23.34 (par. 2) du Code des infractions administratives. Le 18 avril 2012, la police a dressé un procès‑verbal administratif précisant que l’auteur avait agi en violation de l’article 25 (par. 5) de la loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses et des articles 5 et 6 de la loi sur les manifestations publiques. Cette dernière classe les manifestations en deux catégories : les « manifestations de masse », qui comprennent les assemblées, rassemblements, protestations, etc., et les « autres manifestations de masse », qui comprennent les manifestations religieuses, sportives, culturelles et autres. Toutefois, depuis le 25 novembre 2011, la sanction administrative pour la tenue d’« autres manifestations de masse » non autorisées a été supprimée du Code des infractions administratives.

2.4Le procès de l’auteur a eu lieu le 8 mai 2012 devant le tribunal de district de Rahachow. Le juge a prononcé un non-lieu, du fait que le Code des infractions administratives ne prévoyait plus de sanction pour l’organisation non autorisée d’« autres manifestations de masse ». Le chef du département de police de Rahachow a fait appel de la décision devant le tribunal régional de Gomel, affirmant que le tribunal de district de Rahachow avait commis une erreur dans sa décision, car il aurait dû renvoyer le dossier de l’affaire à la police pour qu’elle modifie les erreurs dans le procès-verbal administratif dressé contre l’auteur. Le 6 juin 2012, le tribunal régional de Gomel a jugé que le tribunal de district de Rahachow n’avait pas déterminé si l’office religieux organisé le 1er avril 2012 était une « assemblée » ou une « autre manifestation de masse », et a ordonné un nouveau procès. Le 19 juillet 2012, le département de police du district de Rahachow a dressé un nouveau procès‑verbal administratif accusant l’auteur d’avoir organisé une « assemblée de prière » non autorisée, en violation de la loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses et de la loi sur les manifestations publiques.

2.5Le 10 août 2012, le tribunal de district de Rahachow a déclaré l’auteur coupable sur le fondement de l’article 23.34 (par. 2) du Code des infractions administratives (violation de la procédure établie pour l’organisation et la tenue de rassemblements) − et l’a condamné à payer une amende de 2 millions de roubles. Il a considéré que la manifestation du 1er avril 2012 était un office religieux et, à ce titre, constituait une « assemblée de prière » au sens de l’article 3 de la loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses. Il a jugé que l’assemblée de prière était une manifestation de masse qui s’était tenue ailleurs qu’à l’adresse officielle de la communauté, sans autorisation préalable, violant ainsi à la fois la loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses et la loi sur les manifestations publiques.

2.6À une date non précisée, l’auteur a fait appel de la décision devant le tribunal régional de Gomel, faisant valoir qu’aucun élément de preuve ne permettait de classer l’office religieux ailleurs que dans la catégorie « autre manifestation », et que son droit à une réunion pacifique avait été violé. Le 7 septembre 2012, le tribunal régional de Gomel a rejeté l’appel interjeté par l’auteur.

2.7À une date non précisée, l’auteur a saisi la Cour suprême d’une demande au titre de la procédure de contrôle, mais cette demande a été renvoyée devant le tribunal régional de Gomel. Celui-ci a rejeté le recours le 25 mars 2013 au motif que les restrictions à la tenue de manifestations de masse étaient dans l’intérêt de l’ordre public, de la protection de la santé ou de la moralité publiques et des droits et libertés d’autrui, et que l’assemblée de prière organisée par l’auteur enfreignait la loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses et la loi sur les manifestations publiques et engageait sa responsabilité au titre de l’article 23.34 (par. 2) du Code des infractions administratives.

2.8L’auteur a tenté de trouver une solution permanente pour que la Communauté aie son propre lieu de culte, notamment moyennant la construction d’un lieu dédié aux offices. Toutefois, le Comité exécutif du district de Rahachow a rejeté ses demandes concernant deux parcelles de terrain différentes. Le 11 juin 2012, l’auteur a, en sa qualité de président de la Communauté , demandé officiellement l’autorisation d’organiser des offices réguliers au domicile de Mme Volchkova. Après plusieurs demandes, il a obtenu des autorisations temporaires jusqu’au 31 décembre 2012, permettant l’organisation d’offices d’abord une, puis deux fois par semaine, mais uniquement à certaines heures déterminées. Le Comité exécutif n’a aucunement expliqué les limites arbitraires imposées aux jours et heures où les membres de la Communauté pouvaient organiser leurs offices religieux. Cependant, lorsqu’en janvier 2013, Mme Volchkova a demandé un permis pour que son domicile soit le lieu de culte permanent de la Communauté, le Comité exécutif du district de Rahachow a rejeté sa demande. Le 2 mars 2013, le code du logement a été modifié pour permettre l’utilisation de domiciles privés aux fins d’offices religieux. À deux reprises, en 2013 et 2014, Mme Volchkova a demandé à affecter une partie de son domicile à l’usage religieux de la Communauté, mais le Comité exécutif a rejeté les deux demandes, au motif que les réglementations sanitaires et anti‑incendie établies pour les domiciles ne seraient pas respectées.

2.9L’auteur soutient qu’il a épuisé tous les recours internes utiles.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur soutient que les poursuites engagées et la déclaration de culpabilité prononcée contre lui sur le fondement du Code des infractions administratives, lu conjointement avec la loi sur les manifestations publiques et la loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses, parce qu’il avait organisé et conduit des offices religieux constituent une violation des droits qu’il tient des articles 18 (par. 1), 19 (par. 2), 21 et 22 (par. 1) du Pacte. Il considère que ces poursuites et déclaration de culpabilité constituent des atteintes injustifiées à son droit de manifester librement ses convictions religieuses en commun et à ses droits à la liberté d’expression, de réunion et d’association. Il se réfère également à la jurisprudence du Comité, lequel a affirmé à plusieurs reprises que les restrictions ne pouvaient être justifiées sur le seul fondement du droit interne, mais devaient nécessairement servir l’un des buts légitimes prévus par le Pacte.

3.2L’auteur affirme que l’obligation d’informer de la tenue d’un office religieux dans un domicile privé n’est pas nécessaire dans une société démocratique. Il fait observer qu’elle vise les groupes religieux minoritaires qui, souvent, ne disposent pas de leurs propres lieux de culte, contrairement à l’Église orthodoxe russe. Il soutient que si les réglementations sanitaires et anti-incendie peuvent constituer des préoccupations légitimes de l’État, elles ne sauraient justifier l’interdiction pure et simple, telle que l’impose l’article 25 de la loi sur la liberté de conscience, d’organiser sans l’autorisation préalable des autorités locales un office religieux dans un lieu n’ayant pas été spécialement prévu à cette fin. Il fait observer qu’aucune interdiction de ce type n’est imposée aux rassemblements non religieux, comme les mariages ou réunions de famille, où un nombre similaire de personnes se rassemblent parfois dans une installation louée ou un domicile privé.

Défaut de coopération de l’État partie

4.Les 21 août 2015, 29 novembre 2018 et 12 novembre 2020, le Comité a demandé à l’État partie de lui faire parvenir des informations et ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la présente communication. Il regrette que l’État partie n’ait fourni d’informations ni sur la recevabilité ni sur le fond des griefs de l’auteur. Il rappelle que l’article 4 (par. 2) du Protocole facultatif oblige implicitement les États parties à examiner de bonne foi toutes les allégations portées contre eux et à communiquer au Comité toutes les informations dont ils disposent. En l’absence de réponse de l’État partie, il y a lieu d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur, pour autant qu’elles soient étayées.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 97 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif.

5.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 5 (par. 2 a)) du Protocole facultatif, que la même question n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

5.3Conformément à l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif, le Comité n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci avait épuisé tous les recours internes disponibles. Il note qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas contesté que l’auteur avait épuisé tous les recours internes disponibles. Par conséquent, le Comité conclut que les dispositions de l’article 5 (par. 2 b)) du Protocole facultatif ne font pas obstacle à l’examen de la communication.

5.4Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé, aux fins de la recevabilité, les griefs qu’il tire des articles 18 (par. 1), 19 (par. 2), 21 et 22 (par. 1) du Pacte. En conséquence, il déclare ces griefs recevables et passe à l’examen au fond.

Examen au fond

6.1Conformément à l’article 5 (par. 1) du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

6.2Le Comité prend note de l’argument de l’auteur selon lequel les poursuites engagées et la déclaration de culpabilité prononcée contre lui au motif qu’il avait organisé et conduit des offices religieux de la Communauté des Témoins de Jéhovah ailleurs qu’à l’adresse officielle de celle-ci constituent une violation de l’article 18 (par. 1) du Pacte. Il constate que l’État partie n’a présenté aucune observation concernant la communication et que, dans ces circonstances, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur, pour autant qu’elles soient suffisamment étayées. Le Comité renvoie à son observation générale no 22 (1993) et rappelle que la liberté de manifester sa religion ou ses convictions peut être soumise à certaines restrictions, mais uniquement celles qui sont prévues par la loi et qui sont nécessaires pour protéger la sécurité, l’ordre et la santé publics, ou la morale ou les libertés et droits fondamentaux d’autrui. La liberté de manifester une religion ou une conviction peut être exercée individuellement ou en commun, tant en public qu’en privé. De surcroît, l’article 18 (par. 3) doit être interprété au sens strict et les restrictions à cette liberté ne doivent être appliquées qu’aux fins pour lesquelles elles ont été prescrites et doivent être en rapport direct avec l’objectif spécifique qui les inspire et proportionnelles à celui-ci.

6.3En l’espèce, le Comité observe que le tribunal de district de Rahachow a déclaré l’auteur coupable d’avoir enfreint la procédure établie pour l’organisation et la tenue de rassemblements. Ce tribunal a considéré que l’office religieux constituait une assemblée de prière tenue ailleurs qu’à l’adresse officielle de la communauté sans autorisation préalable, violant ainsi à la fois la loi sur la liberté de conscience et les organisations religieuses et la loi sur les manifestations publiques. Le Comité observe en outre que le tribunal régional de Gomel a estimé que les limitations à la tenue de manifestations de masse étaient dans l’intérêt de l’ordre public, de la protection de la santé ou de la moralité publiques et des droits et libertés d’autrui, mais n’a aucunement motivé sa conclusion. Faute d’observations de l’État partie qui auraient pu expliquer en quoi la limitation imposée était une mesure proportionnée et nécessaire aux fins de l’un des objectifs légitimes visés à l’article 18 (par. 3) du Pacte, le Comité considère que la sanction imposée à l’auteur a restreint son droit de manifester sa religion, protégé à l’article 18 (par. 1) du Pacte. Partant, le Comité conclut qu’en déclarant l’auteur coupable d’une infraction administrative et en le condamnant à une amende pour avoir organisé et conduit des offices religieux, l’État partie a violé les droits que l’intéressé tient de l’article 18 (par. 1) du Pacte.

6.4Compte tenu de ce qui précède, le Comité n’estime pas nécessaire de déterminer si les faits dénoncés constituent aussi une violation des articles 19, 21 et 22 du Pacte.

7.Le Comité, agissant en vertu de l’article 5 (par. 4) du Protocole facultatif, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des droits que l’auteur tient de l’article 18 (par. 1) du Pacte.

8.Selon l’article 2 (par. 3 a)) du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile. Il a l’obligation d’accorder une réparation intégrale aux individus dont les droits garantis par le Pacte ont été violés. En conséquence, l’État partie est notamment tenu de prendre les mesures nécessaire pour que l’auteur reçoive une indemnisation adéquate, notamment de lui rembourser le montant des amendes imposées ainsi que les frais de justice liés à l’affaire considérée. L’État partie est également tenu de prendre toutes les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas, notamment de revoir ses lois, règlements et pratiques afin de garantir que les droits consacrés par le Pacte puissent être pleinement exercés sur son territoire.

9.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsque la réalité d’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre celles-ci publiques et à les diffuser largement dans sa langue officielle.