Nations Unies

CAT/C/46/D/336/2008

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. restreinte*

7 juillet 2011

Français

Original: anglais

Comité contre la torture

Quarante-sixième session

9 mai-3 juin 2011

Décision

Communication no 336/2008

Présentée par:

Harminder Singh Khalsa et consorts (représentés par un conseil, M. Werner Spirig)

Au nom de:

Harminder Singh Khalsa et consorts

État partie:

Suisse

Date de la requête:

18 février 2008 (lettre initiale)

Date de la présente décision:

26 mai 2011

Objet:

Expulsion des requérants de la Suisse vers l’Inde

Questions de fond:

Risque de torture en cas de renvoi dans le pays d’origine

Questions de procédure:

Néant

Article de la Convention:

3

[Annexe]

Annexe

Décision du Comité contre la torture au titre de l’article 22de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (quarante‑sixième session)

concernant la

Communication no 336/2008

Présentée par:

Harminder Singh Khalsa et consorts (représentés par un conseil, M. Werner Spirig)

Au nom de:

Harminder Singh Khalsa et consorts

État partie:

Suisse

Date de la requête:

18 février 2008 (lettre initiale)

Le Comité contre la torture, institué en vertu de l’article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Réuni le 26 mai 2011,

Ayant achevé l’examen de la requête no 336/2008, présentée par M. Werner Spirig au nom de Harminder Singh Khalsa et consorts en vertu de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les requérants, leur conseil et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Décision au titre du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

1.1Les requérants sont M. Harminder Singh Khalsa et sa famille, M. Karan Singh et sa famille, M. Jasvir Singh et M. Dalip Singh Khalsa. De nationalité indienne, ils appartiennent au groupe ethnique des Sikhs. Au moment où la requête a été présentée, ils résidaient en Suisse et avaient sommation de quitter le territoire pour l’Inde. Ils affirment que leur expulsion vers l’Inde constituerait une violation de l’article 3 de la Convention contre la torture. Ils sont représentés par un conseil, M. Werner Spirig.

1.2Conformément au paragraphe 3 de l’article 22 de la Convention, le Comité a porté la communication à l’attention de l’État partie par une note verbale datée du 25 février 2008. Parallèlement, en application du paragraphe 1 de l’article 114 (ancien article 108) du règlement intérieur du Comité, le Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection a prié l’État partie de ne pas procéder à l’expulsion des requérants vers l’Inde tant que leur requête serait à l’examen. Le 4 mars 2008, l’État partie a informé le Comité que les requérants ne seraient pas expulsés tant que leur cause serait examinée par le Comité.

Rappel des faits exposés par les requérants

2.1Le 29 septembre 1981, un groupe de cinq personnes, dont faisaient partie Karan Singh et Jasvir Singh, a détourné vers Lahore (Pakistan) un avion de la compagnie Indian Airlines qui effectuait un vol entre New Dehli et Srinagar (Cachemire). Par cette action, ils protestaient contre l’arrestation de Sant Jarnail Singh Bhindranwala, chef du mouvement de lutte pour un État sikh indépendant, et contre le meurtre de 36 Sikhs par les forces de sécurité indiennes. Lorsque cet événement s’est produit, Karan Singh et Jasvir Singh étaient tous deux membres de groupes qui revendiquaient un État sikh indépendant, respectivement la Fédération panindienne des étudiants sikhs (All India Sikh Students’ Federation) et l’organisation Dal Khalsa.

2.2En 1984, un groupe de neuf personnes, dont Dalip Singh Khalsa et Harminder Singh Khalsa, a détourné vers le Pakistan un avion de la compagnie Indian Airlines en réponse à l’assaut de l’armée indienne sur la ville sainte sikhe d’Amritsar et pour attirer l’attention de la communauté internationale sur le meurtre de milliers d’innocents. Le groupe appartenait à la Fédération panindienne des étudiants sikhs.

2.3Aucun des passagers des deux avions n’a été blessé. Les requérants ont été arrêtés par la police pakistanaise. Ils ont été jugés à Lahore par un tribunal spécial. En janvier 1986, Dalip Singh Khalsa et Harminder Singh Khalsa ont été condamnés à mort mais leur peine a été commuée en emprisonnement à vie à la suite de l’amnistie générale accordée à l’occasion de l’accession de Benazir Bhutto aux fonctions de Premier Ministre. Karan Singh et Jasvir Singh ont été condamnés à un emprisonnement à vie. Tous les requérants ont été libérés à la fin de 1994 et sommés de quitter le pays. Ils ont quitté le Pakistan pour la Suisse, où ils ont déposé une demande d’asile dès leur arrivée en 1995.

2.4En Suisse, les requérants ont été entendus par l’Office fédéral des réfugiés, qui a rejeté leurs demandes d’asile le 10 juin 1998. Les requérants ont présenté un recours, qui a été rejeté le 7 mars 2003 par la Commission suisse de recours en matière d’asile. Entre le 7 mars 2003 et le 19 décembre 2007, les requérants ont déposé plusieurs demandes de réexamen des décisions de rejet mais ont été déboutés. Le 19 décembre 2007, le Tribunal administratif fédéral a rendu sa décision définitive et confirmé le refus de leur accorder l’asile au motif qu’il n’avait trouvé aucune raison valable de supposer que les forces de sécurité indiennes considéreraient les requérants comme de dangereux ennemis de l’État indien.

2.5Les requérants vivent paisiblement en Suisse depuis 1995. Deux d’entre eux ont fondé une famille. Ils sont très actifs dans la communauté sikhe. Karan Singh est Président du premier temple sikh construit en Suisse. Harminder Singh Khalsa en est Vice-Président. Les requérants affirment qu'ils ont continué à mener des activités politiques pendant leur séjour en Suisse et que les autorités indiennes le savent. Karan Singh a participé en tant qu’observateur à la cinquante-sixième session de la Commission des droits de l’homme à Genève, mais a été forcé de partir parce qu’il était suivi et harcelé par des agents des services de sécurité indiens. Au même moment, en Inde, les membres de sa famille étaient harcelés par la police. En 1998, Harminder Singh Khalsa a participé à une conférence à laquelle s’est opposé le Gouvernement indien, ce qui a été rapporté par un journal. En 2003, lors d’une manifestation à Berne contre le Gouvernement indien, Karan Singh a prononcé un discours. En 2007, une conférence sur les droits de l’homme, à laquelle deux des requérants ont participé, s’est tenue dans le nouveau temple sikh. Les participants ont organisé une manifestation devant le bâtiment de l’Organisation des Nations Unies à Genève. Par la suite, les parents des requérants ont été harcelés par la police et ont été menacés de «conséquences terribles» s’ils n’empêchaient pas leurs fils d’organiser des rassemblements anti-indiens.

Teneur de la plainte

3.1Les requérants affirment que leur expulsion de la Suisse vers l’Inde constituerait une violation de l’article 3 de la Convention contre la torture parce que leur santé et leur vie seraient gravement menacées. Ils font valoir que les forces de sécurité indiennes entendent toujours les poursuivre en justice pour le détournement des deux avions indiens. À l’appui de cette allégation, les requérants font observer que, le 22 juin 1995, le Bureau central d’enquête indien a écrit aux autorités canadiennes de l’immigration pour leur demander de leur prêter assistance pour arrêter deux des personnes qui avaient participé au détournement d’avion de 1984.

3.2Les requérants indiquent aussi que deux personnes qui avaient participé au détournement de 1984 et qui avaient été acquittées par le Tribunal spécial du Pakistan en 1986 et libérées de prison ont été tuées par les forces de sécurité indiennes dans des circonstances mystérieuses lors de leur retour en Inde en 1990. Ils fournissent des déclarations sous serment de membres de la famille des deux personnes en question et mentionnent le jugement rendu le 7 mars 2007 par la Commission suisse de recours en matière d’asile dans l’affaire de Harminder Singh Khalsa, qui reconnaîtrait la mort des deux anciens pirates de l’air.

3.3Les requérants mentionnent aussi le cas de K. S., qui avait aussi participé au détournement d’un avion civil indien en 1984. Après avoir exécuté une peine de douze ans d’emprisonnement en Inde, il a été retrouvé mort un mois après sa libération, le corps marqué de blessures, dans un canal d’un village du Rajasthan et l’enquête du magistrat a conclu qu’il avait été torturé avant d’être jeté dans le canal. L’enquête n’identifie toutefois pas les auteurs du crime et la mort de K. S. a été considérée comme sans objet par les autorités suisses chargées des demandes d’asile.

3.4Les requérants font observer que les forces de sécurité indiennes les recherchent activement parce qu’ils sont médiatisés, leurs noms apparaissant très souvent dans les journaux, qui rapportent que leurs demandes d’asile ont été rejetées en Suisse et qu’ils seront prochainement expulsés vers l’Inde. Ils affirment avoir présenté aux autorités suisses des copies d’une affiche comportant des photos de personnes recherchées pour activités terroristes, parmi lesquelles figuraient deux des requérants, qui a été distribuée dans la région dont ils étaient originaires (Jammu). Ils affirment aussi que la police a effectué des descentes dans leur ancien domicile de Jammu. Ils ajoutent que, dans un entretien télévisé du 25 août 2005, le chef de la cellule antiterroriste indienne a demandé au Gouvernement de faire pression pour obtenir leur extradition en Inde.

3.5Les requérants font valoir qu’en raison de leur participation, dans le passé, aux détournements d’avions et de leurs activités politiques actuelles, ils sont très connus en tant que militants pour un État sikh indépendant. Ils affirment que les autorités indiennes les considèrent comme une menace et les recherchent activement et que, s’ils étaient renvoyés de force en Inde, ils seraient immédiatement arrêtés, torturés, voire tués. Les requérants mentionnent une lettre de l’organisation Human Rights Watch, datée du 28 avril 2003, qui décrit de quelle manière la nouvelle législation antiterroriste pourrait être utilisée contre eux. Ils évoquent aussi une lettre d’Amnesty International, datée du 7 mai 2003, dans laquelle l’organisation expose ses préoccupations concernant leur sécurité s’ils étaient renvoyés en Inde.

Observations de l’État partie

4.1Le 21 avril 2008, l’État partie a déclaré ne pas faire d’objections à la recevabilité de la requête.

4.2Le 20 août 2008, l’État partie rappelle les faits, mentionnant l’appartenance des requérants à la Fédération panindienne des étudiants sikhs et à l’organisation Dal Khalsa, leur participation aux détournements d’avions, les procès dont ils ont fait l’objet et les condamnations pénales prononcées contre eux. L’État partie confirme aussi les dates des demandes d’asile présentées par les requérants et celles des recours et des demandes de réexamen des demandes d’asile présentées ensuite sans succès.

4.3En ce qui concerne l’existence en Inde d’un ensemble de violations systématiques, graves, flagrantes ou massives des droits de l’homme, l’État partie déclare que, conformément à une décision rendue le 18 mars 1991 par le Conseil fédéral suisse, l’Inde est considérée comme un pays d’origine exempt de persécutions. Il souligne qu’il s’agit là d’une présomption qui peut être réfutée au cours d’une demande d’asile ou d’une demande de sursis à l’exécution d’une mesure d’expulsion.

4.4L’État partie note que les requérants n’affirment pas avoir été torturés ou maltraités en Inde, mais utilisent plutôt comme éléments de preuve les traitements infligés à d’autres personnes dans des situations analogues. L’État partie mentionne l’exemple, présenté par les requérants, des deux membres de leur groupe qui, à leur retour, ont été arrêtés par les forces de sécurité et tués. Il indique que ces faits ont été examinés par les autorités suisses chargées des demandes d’asile, qui ont établi que ni le moment, ni les circonstances précises de la mort de ces personnes n’ont été clairement établis et que les événements en question remontent à dix-huit ans. Il ajoute que la situation actuelle des Sikhs en Inde et, en particulier, celle d’autres participants à des détournements d’avion montre que les requérants ne courent guère le risque d’être torturés s’ils sont renvoyés en Inde. S’agissant du cas de K. S., l’État partie fait valoir que le rapport présenté ne contient pas d’informations sur les motifs ou sur les auteurs de son assassinat et que, par conséquent, la responsabilité de ce crime, attribuée par les requérants aux autorités indiennes, n’est qu’une supposition. En outre, les événements en question ont eu lieu il y a douze ans et ne peuvent donc être utilisés pour évaluer le risque encouru actuellement.

4.5L’État partie fait observer que, depuis 1993, la situation au Penjab est plus stable et qu’un gouvernement a été élu dans le cadre d’élections libres. Il note que la loi sur le terrorisme et les activités de déstabilisation a été abolie huit ans après son adoption. Même après l’assassinat du Premier Ministre Beant Singh, le 31 août 1995, la situation est restée calme. Depuis 1995, la police du Penjab est sous surveillance et, conformément à une ordonnance de la Cour suprême, un Bureau central d’enquête a engagé plus de 1 000 procédures contre des fonctionnaires de police. Le nouveau gouvernement élu en 1997 a annoncé qu’il prendrait des mesures contre les fonctionnaires de police qui commettent des fautes et qu’il indemniserait les victimes.

4.6S’agissant de l’affiche comportant des photos des terroristes recherchés qui aurait été diffusée par la police indienne, l’État partie fait observer que les requérants ont fourni aux autorités suisses non pas l’original, mais une copie sur laquelle il n’était pas possible de déceler de photos des requérants. En outre, l’affiche n’était pas datée et il semblait improbable que les autorités recherchent les requérants de cette manière vingt ans après les détournements d’avion.

4.7En ce qui concerne les copies des articles présentés par les requérants à l’appui de leur allégation selon laquelle leurs noms et leurs activités étaient connus des autorités indiennes, l’État partie fait valoir que ces copies n’ont pas de valeur probante et que les requérants auraient facilement pu obtenir les originaux et les soumettre aux autorités suisses à un stade antérieur de la procédure.

4.8L’État partie déclare que, même si les autorités judiciaires indiennes recherchaient encore aujourd’hui les requérants, cela ne suffirait pas en soi pour conclure que ces derniers subiraient un traitement contraire à la Convention. Le système judiciaire indien est fondé sur le modèle britannique et peut être qualifié d’indépendant. Par conséquent, les requérants pourraient engager des avocats et assurer leur défense. Rien ne permet d’affirmer qu’ils seraient désavantagés en raison de leurs activités politiques. L’État partie affirme également que sept personnes, qui avaient participé à un détournement d’avion en 1984, avaient été expulsées vers l’Inde, condamnées à un emprisonnement à vie, mais avaient été libérées au bout de douze ans et n’avaient jamais été persécutées. Il soutient que de nombreux militants sikhs sont rentrés en Inde, que le mouvement sikh a été «largement normalisé» et que, aujourd’hui, les Sikhs sont une minorité religieuse reconnue qui bénéficie de la protection effective de la Constitution. En outre, différents États de l’Inde comptent un grand nombre de Sikhs et, par conséquent, les requérants ont la possibilité de se réinstaller dans un État autre que leur État d’origine. L’État partie note que l’actuel Premier Ministre indien est sikh.

4.9S’agissant des activités politiques des requérants en Suisse, l’État partie déclare qu’ils n’ont pas prouvé qu’ils avaient participé à des activités visant à renverser par la force les institutions démocratiques, mais plutôt qu’ils menaient des activités politiques non violentes. Il affirme que ces activités sont protégées par la Constitution indienne et tolérées dans la pratique et qu’elles ne constituent pas un motif sérieux de craindre un traitement contraire à la Convention.

4.10L’État partie soutient qu’il n’existe pas de motifs sérieux de croire que les requérants risquent réellement, concrètement et personnellement d’être soumis à la torture s’ils étaient renvoyés en Inde. Il affirme que le Comité devrait conclure que l’expulsion des requérants vers l’Inde ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.

Commentaires des requérants

5.1Le 28 octobre 2008, les requérants notent que l’État partie ne conteste pas les faits tels qu’ils les ont présentés et qu’il accepte l’affirmation selon laquelle la police antiterroriste indienne pourrait les rechercher. Les requérants sont toutefois en désaccord avec l’État partie lorsqu’il affirme que l’Inde dispose d’un système de justice pénale efficace, qui poursuit les fonctionnaires de police qui commettent des violations des droits de l’homme, que depuis 1993, l’opposition politique en Inde ne diffère pas de celle des démocraties occidentales, que même si les requérants sont recherchés par la police, il n’existe pas de raison valable de croire qu’ils pourraient être torturés et que les requérants ne sont que de simples militants sikhs à l’étranger.

5.2Les requérants répètent que trois Sikhs ayant participé à des détournements d’avion ont été tués par la police indienne à leur retour en Inde, ce qui a été reconnu par la Commission suisse de recours en matière d’asile dans sa décision du 7 mars 2003. Ils affirment en outre qu’entre 1999 et 2004, les autorités suisses ont accordé l’asile à au moins six Sikhs, dont la cause était similaire à la leur. Ils soutiennent que même les autorités pakistanaises ne les ont pas expulsés en Inde après les avoir libérés de prison parce qu’elles pensaient que les forces de sécurité indiennes les auraient torturés et tués.

5.3Les requérants répètent qu’ils sont recherchés par la police et que cela a été annoncé par le Chef de la cellule antiterroriste lors d’un entretien télévisé. Ils font valoir que l’affiche présentée aux autorités suisses est authentique et qu’elle contient des photos de deux d’entre eux, datant de l’époque où ils ont participé aux détournements d’avion. Ils ajoutent que plusieurs Sikhs rentrés d’Europe entre 2006 et 2008 ont été interrogés par la police à leur sujet.

5.4Les requérants soutiennent qu’ils sont des personnalités importantes de la Communauté sikhe européenne radicale. Ils réaffirment que les médias indiens ont évoqué leurs activités en de nombreuses occasions. Ils déclarent qu’en mars 2007, 27 organisations sikhes se sont réunies en Suisse et ont élaboré un mémorandum à l’intention de l’Organisation des Nations Unies et que l’un des requérants était le porte-parole de la réunion. Deux des requérants ont fait partie des représentants sikhs qui ont participé à une réunion avec le Rapporteur spécial sur la promotion et la protection des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans la lutte antiterroriste, le 10 avril 2007. Les requérants affirment que les autorités indiennes veulent arrêter tous les «militants sikhs» et les «terroristes irréductibles», tels qu’eux-mêmes, et mentionnent une publication affichée sur le site Web du journal The Pioneer, datée du 2 octobre 2006, qui indique que les terroristes sikhs recherchés se sont réfugiés dans de nombreux pays, notamment en Suisse, et qui rapporte les paroles du Chef de la police du Penjab, qui a formulé le vœu que les gouvernements occidentaux reconsidèrent «la position qu’ils avaient adoptée consistant à accorder l’asile à de telles personnes».

5.5Les requérants soutiennent que la torture et les mauvais traitements en garde en vue, ainsi que les exécutions extrajudiciaires, restent largement répandus, et citent le Rapport de 2007 du Département d’État des États-Unis (2007 Country Report on Human Rights Practices) sur les pratiques en matière de droits de l’homme en Inde, selon lequel: «les autorités utilisent souvent la torture pendant les interrogatoires pour extorquer de l’argent et comme forme de punition sommaire […]»; «les groupes de défense des droits de l’homme ont affirmé que la nouvelle législation n’avait pas entraîné de diminution du nombre de cas de mauvais traitements ou de meurtre pendant la garde à vue»; «les forces de sécurité mettaient souvent en scène des homicides qui auraient eu lieu au cours d’affrontements pour couvrir la mort de rebelles et de terroristes non cachemiriens qu’elles avaient capturés et qui venaient du Pakistan ou d’autres pays. […] La plupart des postes de police n’étaient pas en conformité avec l’ordonnance rendue en 2002 par la Cour suprême, demandant au gouvernement central et aux autorités locales de procéder à des contrôles réguliers dans les postes de police pour surveiller les cas de violences durant la garde à vue».

Observations complémentaires de l’État partie

6.Le 17 février 2009, l’État partie a déclaré que les allégations des requérants ne permettaient pas de conclure qu’ils couraient réellement et personnellement un risque sérieux d’être soumis à la torture s’ils étaient expulsés vers l’Inde. Que les autorités indiennes veuillent arrêter les requérants ne signifiait pas nécessairement que ceux-ci seraient torturés. L’État partie renvoie à l’argument des requérants, qui affirment que plusieurs Sikhs ayant quitté l’Europe entre 2006 et 2008 pour revenir en Inde ont été interrogés par la police à leur sujet. Il fait valoir que, d’après la déclaration écrite faite par l’une de ces personnes, que les requérants ont eux-mêmes présentée, la personne en question n’a pas affirmé avoir été torturée.

Commentaires supplémentaires des requérants

7.Le 17 février 2010, les requérants ont présenté des documents complémentaires sur l’affaire d’un certain P. S. à l’appui de leurs affirmations. Ils soutiennent que, tout comme eux, P. S. a participé au détournement d’avion de 1984, a exécuté une peine de dix ans de prison au Pakistan, a mené une vie paisible au Canada pendant quinze ans, mais a été immédiatement arrêté à la suite de son expulsion vers l’Inde le 26 janvier 2010 et placé dans une prison de haute sécurité, où il a été détenu dans des conditions épouvantables. Des accusations seraient portées contre lui sur la base de la loi sur la sécurité nationale. Le 7 avril 2010, les requérants ont présenté une copie du document intitulé: «Motifs de la détention de M. P. S. au titre de la loi de 1980 sur la sécurité nationale», établi par le commissaire de police de Delhi, qui souligne que P. S. «est manifestement une personne représentant un danger pour les citoyens indiens» qu’il est «un ennemi de la nation, ce qui a été prouvé de manière incontestable par le fait qu’il a conduit l’avion détourné à Lahore», qu’il est «un criminel prêt à tout et endurci dont les activités sont préjudiciables à la sécurité de l’État, ainsi qu’au maintien de l’ordre public» et que «tout porte à croire que […], il se livrera à nouveau à ce type d’activités criminelles». Deux des requérants sont mentionnés dans le rapport comme complices (Dalip Singh Khalsa et Harminder Singh Khalsa). Les requérants déclarent qu’il est évident que la police indienne les accuserait de mener des activités contre le Gouvernement.

Observations complémentaires de l’État partie

8.Le 19 octobre 2010, l’État partie a souligné que les nouveaux documents présentés par les requérants ne permettaient pas de conclure qu’ils couraient réellement et personnellement un risque sérieux de torture s’ils étaient expulsés vers l’Inde. Il a noté que les requérants n’indiquaient pas si la détention décrite dans ces documents a été confirmée par les autorités compétentes. L’État partie a mentionné en outre la décision du Comité dans l’affaire no 99/1997, T.P.S. c. Canada, dans laquelle le Comité n’avait constaté aucune violation de l’article 3 de la Convention.

Commentaires complémentaires du requérant

9.Le 7 décembre 2010, l’un des requérants, Dalip Singh Khalsa, a indiqué que, le 25 novembre 2010, on lui avait accordé un permis de séjour ordinaire. En conséquence, le requérant a retiré sa plainte. Selon les informations émanant des autorités de l’État partie et soumises le 18 février 2011, on lui avait accordé un permis humanitaire, au motif qu’il était bien intégré dans la société suisse. Le 23 mars 2011, les requérants ont fait valoir que P. S. était toujours détenu et que sa demande de libération avait été rejetée par le tribunal le 9 février 2011 au motif qu’il représentait un danger pour la sécurité publique.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

10.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité contre la torture doit déterminer si la communication est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 5 a) et b) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement et que tous les recours internes disponibles ont été épuisés.

10.2Le Comité relève que l’État partie ne conteste pas la recevabilité de la requête et décide donc qu’elle est recevable en ce qui concerne le grief de violation de l’article 3 de la Convention, fondé sur le renvoi en Inde des requérants.

Examen au fond

11.1Le Comité prend note du fait que, le 25 novembre 2010, Dalip Singh Khalsa a reçu de l’État partie un permis de séjour ordinaire. Par conséquent, le Comité décide de ne pas examiner la partie de la requête concernant Dalip Singh Khalsa.

11.2Le Comité doit déterminer si le renvoi forcé en Inde des trois autres requérants constituerait un manquement de l’État partie à l’obligation, qui lui incombe au titre de l’article 3 de la Convention, de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture. Afin de déterminer si, au moment de l’expulsion, il y aurait des motifs sérieux de croire que les requérants risquent d’être soumis à la torture s’ils sont renvoyés en Inde, le Comité doit tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris l’existence d’un ensemble de violations graves et systématiques, flagrantes ou massives des droits de l’homme. Il s’agit cependant de déterminer si les intéressés risquent personnellement d’être soumis à la torture dans le pays vers lequel ils doivent être renvoyés.

11.3Le Comité note la réponse de l’État partie, qui affirme que, depuis 1993, la situation au Penjab est devenue plus stable, qu’un gouvernement élu dans le cadre d’élections libres a annoncé qu’il prendrait des mesures contre les fonctionnaires de police, que la loi sur le terrorisme et les activités de déstabilisation a été abolie et que le Bureau central d’enquête a engagé plus de 1 000 procédures contre des fonctionnaires de police accusés de conduite inappropriée. Le Comité fait toutefois observer que, selon les informations disponibles, dont des rapports récents du Rapporteur spécial sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et du Rapporteur spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires, les mauvais traitements et la torture auxquels sont soumises les personnes en détention, ainsi que les décès en garde à vue ou à l’issue de la détention demeurent un problème en Inde. Les Rapporteurs spéciaux ont fait part également de leur préoccupation concernant des actes criminels commis par des fonctionnaires qui seraient restés impunis. Dans certaines affaires relatives à des accusations de décès ou de mauvais traitements en détention, les autorités auraient tenté de bloquer l’enquête, de détruire des preuves, ou se seraient abstenues d’enquêter.

11.4Le Comité note la réponse de l’État partie, qui indique que les requérants n’ont pas affirmé avoir été torturés ou maltraités en Inde et que la situation actuelle des Sikhs dans ce pays et, en particulier, des autres participants aux détournements d’avion, montre que les requérants ne courent aucun risque d’être torturés s’ils sont renvoyés en Inde. Le Comité rappelle toutefois que la question de savoir si le requérant a été soumis à la torture dans le passé ne constitue que l’un des éléments qu’il estime pertinent de prendre en compte pour l’examen au fond de l’affaire. Il fait observer que les requérants ont soumis des informations concernant des affaires similaires à la leur, dans lesquelles des personnes qui avaient participé à des détournements d’avion avaient été arrêtées, détenues dans des conditions inhumaines, torturées et/ou tuées. Le Comité rappelle son Observation générale sur l’application de l’article 3, dans laquelle il stipule que le risque de torture «doit être apprécié selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons» et que «[e]n tout état de cause, il n’est pas nécessaire de montrer que le risque couru est hautement probable».

11.5Le Comité note que l’État partie met en doute le fait que les autorités judiciaires en Inde recherchent toujours les requérants et fait valoir que même si tel était le cas cela ne permettrait pas en soi de conclure qu’ils seraient soumis à un traitement contraire à la Convention. Le Comité fait toutefois observer que les requérants sont manifestement connus des autorités comme des militants sikhs et qu’ils ont présenté aux autorités suisses et au Comité plusieurs déclarations faites en Inde par des agents de l’État qui les citaient par leur nom, ce qui prouve que les autorités judiciaires les recherchaient encore en 2005. Le Comité relève aussi que les requérants sont bien connus des autorités indiennes en raison de leurs activités politiques en Suisse et du rôle de meneurs qu’ils jouent dans la communauté sikhe à l’étranger. Le Comité estime par conséquent que les requérants ont apporté assez d’éléments de preuve montrant qu’ils suscitent suffisamment d’intérêt pour courir le risque d’être torturés s’ils sont arrêtés.

11.6Le Comité prend note de la réponse de l’État partie, qui affirme que de nombreux militants sikhs sont rentrés en Inde, que différents États comptent un grand nombre de Sikhs et que, par conséquent, les requérants ont la possibilité de se réinstaller dans un État de l’Inde autre que leur État d’origine. Le Comité fait toutefois observer que certains Sikhs supposés avoir participé à des activités terroristes ont été arrêtés par les autorités à leur arrivée à l’aéroport et immédiatement conduits en prison et accusés de diverses infractions. Le Comité prend aussi note des éléments de preuve qui lui ont été soumis et qui indiquent que la police indienne a continué à rechercher les requérants et à interroger leur famille sur l’endroit où ils se trouvaient longtemps après qu’ils eurent fui en Suisse. À la lumière de ces considérations, le Comité n’est pas d’avis qu’il serait possible aux intéressés de mener une vie à l’abri de la torture dans d’autres parties de l’Inde.

11.7En outre, le Comité considère que l’Inde n’étant pas partie à la Convention, les requérants courent le risque, en cas d’expulsion vers ce pays, non seulement d’être soumis à la torture, mais aussi de ne plus avoir la possibilité juridique de saisir le Comité pour être protégés.

11.8Au vu de ce qui précède, le Comité conclut que les requérants ont démontré qu’ils couraient un risque personnel, actuel et prévisible d’être soumis à la torture s’ils étaient renvoyés en Inde. Le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, conclut qu’en l’espèce le renvoi des requérants en Inde constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

11.9Les causes des familles du premier et du deuxième requérant dépendant des causes de ces derniers, le Comité n’estime pas nécessaire de les examiner séparément.

12.Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité souhaite recevoir, dans un délai de quatre-vingt-dix-jours, des renseignements sur les mesures que l’État partie aura prises pour donner suite aux présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel présenté par le Comité à l’Assemblée générale.]