Nations Unies

CAT/C/44/D/356/2008

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. restreinte*

3 juin 2010

Français

Original: anglais

Comité contre la torture

Quarante-quatrième session

26 avril-14 mai 2010

Décision

Communication no 356/2008

Présentée par:

N. S. (représenté par un conseil)

Au nom de:

N. S.

État partie:

Suisse

Date de la requête:

19 septembre 2008 (lettre initiale)

Date de la présente décision:

6 mai 2010

Objet

Risque de torture en cas d’expulsion vers la Turquie

Questions de procédure:

Néant

Questions de fond:

Expulsion vers un autre État où il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risquerait d’être soumis à la torture

Article de la Convention:

3

[Annexe]

Annexe

Décision du Comité contre la torture au titre de l’article 22de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (quarante‑quatrième session)

concernant la

Communication no356/2008

Présentée par:

N. S. (représenté par un conseil)

Au nom de:

N. S.

État partie:

Suisse

Date de la requête:

19 septembre 2008 (lettre initiale)

Le Comité contre la torture, institué en vertu de l’article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Réuni le 6 mai 2010,

Ayant achevé l’examen de la requête no 356/2008 présentée par N. S. en vertu de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par le requérant, son conseil et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Décision au titre du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture

1.1Le requérant est N. S., ressortissant turc d’origine kurde né en 1975. Il a demandé l’asile politique en Suisse; sa demande a été rejetée et il risque d’être expulsé vers la Turquie. Il fait valoir que son renvoi forcé constituerait un manquement par la Suisse à ses obligations découlant de l’article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants («la Convention»). Il est représenté par un conseil.

1.2Le 29 septembre 2009, le Comité a transmis la requête à l’État partie conformément au paragraphe 3 de l’article 22 de la Convention et lui a demandé, en application du paragraphe 1 de l’article 108 de son règlement intérieur, de ne pas expulser le requérant vers la Turquie tant que l’examen de la requête serait en cours. En date du 3 octobre 2008, l’État partie a fait savoir qu’il accédait à cette demande et qu’il avait pris les mesures voulues.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le 4 octobre 1993, dans l’après-midi, le requérant, son cousin et un de leurs amis ont assisté à une attaque contre le village de Daltepe, près de Siirt, en Turquie. Depuis une colline non loin du village, ils ont vu, dans l’après-midi, arriver des soldats en uniforme. D’après le requérant, les soldats ont quitté leur uniforme et ont revêtu des vêtements portés normalement par des groupes du PKK. À la nuit tombée, ils ont entendu des coups de feu et des cris dans le village. D’après les médias et des rapports d’organisations non gouvernementales, entre 24 et 33 personnes ont été tuées dans cette opération. Les médias et certaines ONG ont présenté l’attaque comme ayant été commise par un groupe de rebelles, contrairement à ce que le requérant et ses deux amis avaient vu.

2.2Le requérant et ses amis ont raconté dans le voisinage ce qu’ils avaient vu. Les autorités ont réagi en arrêtant le requérant et en le gardant en détention pendant quarante jours. Pendant sa détention, il aurait été torturé par les agents des services de sécurité. Le requérant dit que les agents ont versé du plastique en fusion sur ses jambes et ses bras et que les cicatrices sont encore visibles. On l’a également obligé à rester debout sur la pointe des pieds et à mettre le menton dans un trou pendant qu’on le frappait à coup de barre de fer sur la tête, au point qu’il a perdu connaissance. Enfin, le requérant dit qu’on lui a bandé les yeux et qu’il a été agressé sexuellement par un soldat.

2.3Une fois remis en liberté, le requérant est resté sous le contrôle des forces de sécurité. L’un des deux autres témoins a disparu pendant qu’il effectuait son service militaire; personne ne sait ce qu’il est advenu de lui. Le deuxième témoin − le cousin du requérant − aurait reçu un coup violent derrière la tête quand il était incarcéré, ce qui lui a causé des troubles mentaux; il a passé environ sept années en prison. Pour toutes ces raisons et parce qu’il craignait d’être arrêté et torturé de nouveau, le requérant a décidé de se cacher et a refusé d’effectuer son service militaire.

2.4En 1994 ou 1995, le requérant est parti pour Istanbul où il est resté sans se faire enregistrer auprès des autorités pendant plus de sept ans et sans avoir d’adresse définitive; il changeait de lieu fréquemment et travaillait dans le secteur du bâtiment. Après son départ, en 1994 ou 1995, les services de sécurité ont placé les membres de sa famille sous surveillance et les ont interrogés pour savoir où le requérant se trouvait. D’après le requérant, les forces de sécurité imaginaient qu’il avait rejoint le PKK. Son père aurait été torturé par des agents de l’État; selon le requérant, il est mort en 1997, des suites de ses blessures. Pour cette raison, la mère du requérant et ses quatre frères et sœurs sont également partis pour Istanbul.

2.5Le requérant ajoute qu’en juillet 2003, son oncle (le père du cousin qui avait assisté à l’attaque de 1993) était mort dans des circonstances étranges après un conflit avec deux villageois. Le requérant affirme qu’à la suite de l’attaque de 1993 son oncle avait fait lui aussi l’objet d’une surveillance et avait été brutalisé par des agents des forces de sécurité.

2.6Le 9 octobre 2002, le requérant a quitté la Turquie. Il a demandé l’asile politique en Suisse le 11 novembre 2002. L’Office fédéral des migrations (ODM) a rejeté sa demande le 16 juin 2003, faisant valoir que les faits n’étaient pas plausibles. En date du 18 août 2008, le Tribunal administratif fédéral (TAF) a rejeté le recours formé par le requérant contre la décision négative de l’ODM.

2.7Le requérant signale que le Tribunal administratif fédéral avait notamment objecté que des organisations indépendantes de défense des droits de l’homme (comme Amnesty International et la Fondation des droits de l’homme de Turquie) avaient affirmé que le PKK était responsable de l’attaque, contrairement aux allégations du requérant. D’après celui-ci toutefois, rien ne garantit que les informations des ONG étaient correctes et de plus ces dernières années, le public a pris connaissance d’un nombre croissant d’opérations secrètes menées par des agents des forces de sécurité hors du contrôle du commandement hiérarchique.

2.8Le requérant ajoute que le TAF avait objecté qu’il n’y avait pas suffisamment de renseignements sur la situation de son cousin et de leur ami et sur la mort de son père. Le TAF avait également conclu que la mort de l’oncle du requérant n’était pas liée à des actes des autorités et n’était donc pas un élément pertinent en l’espèce. Le requérant dit que s’il ne pouvait pas donner des détails à l’appui de ses allégations c’était parce que: 1) son ami avait disparu pendant son service militaire et que personne ne savait ce qu’il était devenu; 2) il n’avait pas assisté aux séances de torture subies par son père mais en avait été informé par ses proches; 3) il était maintenant en possession du témoignage d’une personne qui avait obtenu l’asile en Suisse en 2006 et qui confirmait qu’il avait passé environ trois ans dans la même prison que son cousin (qui, lui, avait été témoin de l’attaque de 1993); le requérant signale, en particulier, que cette personne se souvient que le cousin était très affaibli sur le plan physique et psychologique; 4) les circonstances de la mort de son oncle étaient suspectes puisqu’il avait d’abord été conduit au commissariat de police et n’avait été transporté à l’hôpital que plus tard et qu’il était mort pendant le trajet.

2.9Le requérant ajoute que le Tribunal administratif fédéral a aussi relevé qu’il s’était écoulé beaucoup de temps entre l’attaque du village (1993) et la mort du père du requérant (1997) d’une part et son départ pour la Suisse d’autre part (2002). Enfin, le TAF a considéré que le requérant ne courrait pas de danger quand il ferait son service militaire en Turquie, comme c’était probable. Le requérant fait valoir que les autorités suisses n’ont pas tenu compte du fait qu’il n’a pas beaucoup d’instruction; il explique qu’il n’a jamais été informé des motifs précis pour lesquels il a été remis en liberté en 1993 et ne sait pas si c’était sur une décision d’un juge. Il affirme qu’il serait inquiété en Turquie. Le fait qu’il ait été torturé en 1993, ses sympathies à l’égard de la cause kurde, sa vie dans la clandestinité pendant longtemps et son absence du pays le rendraient suspect en Turquie. D’après le requérant, la pratique de la torture est encore aujourd’hui très répandue dans le pays, en particulier dans le cas de personnes soupçonnées de sympathie pour le PKK. De plus, dans l’armée, il ne pourrait compter sur aucune protection contre les persécutions.

2.10D’après le requérant, d’une façon générale les autorités suisses n’ont pas examiné tous les éléments de son dossier et se sont plutôt concentrées sur des points précis qu’elles ont déclarés non prouvés. Les allégations de torture n’ont pas été suffisamment examinées alors que son récit était pourtant assez détaillé. Alors que les cicatrices des blessures causées par les tortures sont toujours visibles, personne à l’Office fédéral des migrations ou au Tribunal administratif fédéral ne les a regardées ni fait des commentaires.

Teneur de la plainte

3.Le requérant fait valoir que son retour forcé en Turquie constituerait une violation par la Suisse des obligations qui lui incombent en vertu de l’article 3 de la Convention.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Par une note verbale datée du 13 mars 2009, l’État partie a fait connaître ses observations sur la recevabilité et le fond. Il rappelle les faits de l’affaire et relève que, à une exception près, le requérant soumet au Comité exactement les mêmes griefs que ceux qu’il a portés devant les autorités d’asile suisses et le Tribunal administratif fédéral et que ces derniers ont examinés. Le nouvel élément est une lettre signée d’un individu qui dit avoir été incarcéré dans la même prison qu’un cousin du requérant.

4.2L’État partie affirme que les décisions des autorités d’asile sont correctes et fondées en droit. L’Office fédéral des migrations a conclu que le requérant n’était pas crédible et se contredisait dans ses allégations. Il avait relevé que le requérant n’avait jamais donné d’explications sur la procédure judiciaire qui avait abouti à sa remise en liberté, en 1993, alors que les autorités suisses lui avaient demandé plusieurs fois d’apporter des preuves. Un autre élément qui faisait douter de la crédibilité du requérant était son comportement, qui ne correspondait pas à celui que l’on peut raisonnablement attendre d’un individu recherché par la police à Istanbul, Siirt, Ankara ou Izmir. L’ODM a jugé étonnant que le requérant soit allé à Istanbul et y vive dans la clandestinité pendant sept ans et n’a pas été convaincu par les explications du requérant qui avait dit qu’il lui fallait économiser de l’argent pour pouvoir quitter le pays. L’ODM a relevé d’autres contradictions dans la relation des faits. Ainsi, lors du deuxième entretien, le requérant avait affirmé avoir été arrêté et torturé tous les deux ou trois jours après avoir été libéré, suite à la procédure judiciaire mentionnée. Or pendant le premier entretien il avait dit qu’il avait été arrêté une première fois après cette procédure et une deuxième fois environ un mois plus tard.

4.3D’après l’État partie, le Tribunal administratif fédéral n’a pas simplement confirmé les conclusions de l’ODM. Il a relevé aussi que plusieurs sources indépendantes avaient rendu compte des faits dont le requérant prétend avoir été témoin. Le TAF a cité notamment un rapport détaillé d’Amnesty International (http://asiapacific.amnesty.org/library/pdf/EUR440841996ENGLISH/$File/EUR4408496.pdf, p. 25), qui attribue explicitement la responsabilité de l’attaque de 1993 au PKK, contrairement à ce que dit le requérant. Le Tribunal a souligné que le requérant n’avait apporté aucun élément au sujet de la procédure judiciaire qui avait abouti à sa remise en liberté.

4.4Le TAF a également examiné toutes les autres allégations du requérant. En ce qui concerne ses craintes de servir dans l’armée, le Tribunal a relevé que les problèmes rencontrés par des connaissances du requérant n’étaient pas pertinents pour son cas. Pour ce qui est d’hypothétiques sanctions encourues pour désertion, le TAF a noté que le requérant n’avait jamais dit qu’il avait reçu une convocation de l’armée.

4.5D’après le TAF, la mort du père du requérant pas plus que celle de son oncle n’indiquent qu’il existe un risque pour lui d’être persécuté. Son père est mort deux ans après l’arrivée du requérant à Istanbul et son oncle est mort des suites de blessures reçues pendant une rixe avec deux individus qui ont été arrêtés. D’autres éléments confirment que le requérant ne risque pas d’être persécuté: son père est mort quatre ans après l’attaque de 1993; lui-même n’a jamais été inquiété par les autorités quand il vivait à Istanbul et sa mère, ses frères et sœurs sont officiellement enregistrés à Istanbul où ils se sont installés après la mort du père.

4.6L’État partie renvoie à l’Observation générale no 1 du Comité et fait observer que l’article 3 de la Convention fait aux États parties interdiction d’extrader une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture. Il rappelle aussi que l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante pour conclure qu’une personne risque d’être soumise à la torture si elle est renvoyée dans son pays, et qu’il faut qu’il existe des raisons supplémentaires pour que le risque de torture puisse être réputé «prévisible, réel et personnel», aux fins de l’application du paragraphe 1 de l’article 3; le risque doit également être sérieux.

4.7L’État partie rappelle qu’au paragraphe 8 de l’Observation générale sont énoncés des éléments qui doivent être pris en compte pour apprécier le risque encouru avant d’expulser un individu: information sur tout changement survenu dans la situation interne du pays de renvoi; allégations sur les tortures subies dans un passé récent et informations émanant de sources indépendantes; activités politiques du demandeur dans son pays d’origine et à l’extérieur; preuves de la crédibilité du requérant et existence d’incohérences factuelles dans ce que le requérant affirme.

4.8L’État partie rappelle que pour déterminer s’il existe des motifs sérieux de croire qu’un requérant risque d’être soumis à la torture s’il est renvoyé dans un pays, le Comité doit tenir compte de tous les éléments pertinents, notamment des preuves sur l’existence d’un ensemble systématique de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l’homme dans le pays de renvoi. Il faut toutefois que le requérant soit personnellement en danger d’être soumis à la torture. Par conséquent l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi un motif suffisant pour conclure que l’individu risque d’être soumis à la torture dans le pays de renvoi. L’État partie rappelle qu’il doit exister des motifs supplémentaires.

4.9L’État partie rappelle que le Comité a déjà examiné plusieurs affaires d’expulsion vers la Turquie. Il note que le Comité a conclu que la situation des droits de l’homme dans ce pays était très préoccupante, en particulier pour les militants du PKK qui ont souvent été soumis à la torture par les agents de l’État et que cette pratique n’était pas limitée à une région précise. Dans les cas où le Comité avait conclu qu’il existait un risque réel et personnel d’être soumis à la torture, il était démontré que le requérant avait mené des activités politiques en faveur du PKK, qu’il avait été détenu et torturé avant de quitter la Turquie et ses griefs étaient confirmés par des sources indépendantes, comme des certificats médicaux. L’État partie note en outre que le Comité a conclu également dans deux affaires mettant la Suisse en cause que le renvoi des requérants vers la Turquie ne leur ferait pas courir le risque d’être soumis à la torture.

4.10L’État partie explique que l’Office des migrations comme le Tribunal administratif fédéral ont estimé que les allégations du requérant concernant l’agression du village de Dartepe Köyü, et les actes de harcèlement, de mauvais traitements, ainsi que les arrestations et détentions ont il affirme avoir été l’objet, n’étaient pas vraisemblables. De plus, le requérant n’a jamais fait l’objet de poursuites ni eu maille à partir avec les autorités.

4.11L’État partie note en outre que le requérant fait valoir que les marques de torture qu’il porte sur le corps confirment la véracité de ses allégations. D’après l’État partie en revanche, les cicatrices ne prouvent pas en soi que le requérant a été soumis à la torture. L’ODM a qualifié les allégations de non crédibles. Les cicatrices peuvent avoir d’autres causes, par exemple un accident de voiture ou un accident du travail. L’État partie note aussi que le requérant n’a pas produit de preuve médicale quant à la cause des mauvais traitements qu’il dit avoir subis.

4.12D’après l’État partie, dans sa communication le requérant essaie de montrer que les sources indépendantes invoquées par l’ODM pour se faire une idée des circonstances de l’attaque de 1993 n’étaient pas dignes de foi. Or jusqu’ici le requérant n’avait pas produit le rapport de l’HADEP (Parti démocratique populaire) qui, d’après lui, confirme sa version des faits. De plus aucune source indépendante ne vient confirmer cette version. L’argument que le requérant a présenté dernièrement, selon lequel deux avocats turcs avaient appris récemment qu’il n’existait pas de renseignements concernant l’attaque de Dartepe Köyü dans les archives de deux organisations de défense des droits de l’homme n’est étayé d’aucune manière.

4.13Dans son rapport pour 1993, la Fondation turque des droits de l’homme signalait que pendant cette attaque 25 maisons appartenant à des gardiens du village avaient été détruites et 9 gardiens avaient été tués. On ne peut donc pas en déduire que l’armée était responsable de l’attaque. L’État partie explique qu’il ne voit pas comment des entités secrètes en Turquie ou les activités de celles-ci pourraient avoir influencé les conclusions d’organisations de défense des droits de l’homme expérimentées, indépendantes et impartiales. De plus, d’après l’État partie le requérant n’a pas expliqué comment ces entités étaient impliquées dans l’attaque du village et dans les persécutions qu’il aurait subies par la suite.

4.14Le requérant a affirmé dans son mémoire d’appel auprès du Tribunal administratif fédéral que son oncle avait été arrêté par la police alors qu’il cherchait des informations pour appuyer la demande d’asile du requérant. D’après le requérant, son oncle avait subi des mauvais traitements pendant sa détention et était mort des suites de ses blessures. Parallèlement, dans la communication soumise au Comité, le requérant a affirmé que son oncle était mort dans des circonstances étranges à la suite d’un conflit avec deux villageois, en juillet 2003. Cette nouvelle version vient apparemment contredire celle qu’il a présentée au Tribunal administratif fédéral.

4.15L’État partie fait intégralement siennes les conclusions de l’Office fédéral des migrations et du Tribunal administratif fédéral, qui ont estimé que les allégations du requérant n’étaient pas crédibles. D’après lui, les déclarations du requérant n’indiquent pas l’existence de motifs sérieux de croire qu’il risque d’être torturé s’il est renvoyé dans son pays, au sens de l’article 3 de la Convention. Les incohérences du récit du requérant, mentionnées plus haut, portent sur des points essentiels de la communication.

4.16L’État partie conclut donc que rien n’indique qu’il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risque personnellement d’être soumis à la torture en Turquie. Ses griefs ne permettent pas d’établir qu’il encourt personnellement un risque prévisible et réel d’être torturé et par conséquent son renvoi ne constituerait pas une violation des obligations découlant de la Convention.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Dans une lettre du 20 mai 2009 le requérant a fait part de ses commentaires. Il affirme d’abord que son emprisonnement était «extrajudiciaire». Les autorités turques n’avaient pas «examiné ses droits» et il n’y avait eu absolument aucune procédure, ce qui fait qu’il n’existe pas de documents judiciaires.

5.2D’après le requérant, le fait qu’il ait passé sept années à Istanbul avant de quitter la Turquie ne prouve rien. Les réfugiés sont nombreux à rester en Turquie avant de quitter le pays et il n’est pas facile de quitter sa famille et de réunir la somme nécessaire pour partir. Le requérant fait valoir que les personnes dans sa situation vivent dans la clandestinité pendant des années avant de quitter le pays et le fait qu’il n’ait pas eu de difficultés avec les autorités quand il vivait caché à Istanbul ne veut rien dire non plus. De plus, sa famille ne s’est officiellement enregistrée à Istanbul qu’après son départ.

5.3Le requérant ajoute que les contradictions relevées dans les propos qu’il avait tenus pendant sa première et sa deuxième entrevue en Suisse tenaient à l’imprécision du compte rendu du premier entretien, qui était très bref. Même s’il avait expliqué qu’il avait été arrêté de nouveau et torturé un mois après la première arrestation, cela ne signifie pas qu’il n’avait pas été arrêté entre-temps. De plus, lors du premier entretien on ne lui a jamais demandé combien de fois exactement il avait été arrêté.

5.4En ce qui concerne son service militaire, le requérant dit que sa mère a été contactée par les autorités mais qu’elle a refusé de prendre la convocation qui lui était destinée.

5.5D’après le requérant et contrairement aux affirmations de l’État partie, la mort de son père, quatre ans après l’attaque du village de Daltepe Köyü, indique qu’il existe toujours pour lui un risque malgré le temps qui s’est écoulé.

5.6En ce qui concerne les marques de torture, le requérant reconnaît que les cicatrices peuvent avoir différentes causes mais aucune preuve convaincante ne pouvait être produite parce qu’il s’était passé trop de temps. Cela dit, et étant donné ce qu’il avait raconté, on pouvait conclure que les marques avaient été causées par les tortures subies.

5.7Le requérant ajoute que quand sa demande d’asile en Suisse a été rejetée, il a été plongé dans une profonde détresse au point d’avoir dû consulter un psychiatre. Pendant plus de six mois − à partir d’octobre 2008 − il a été suivi et traité par un psychiatre.

5.8Le requérant note en outre que le Parti démocratique populaire (HADEP) a été interdit en 1997. Le parti qui lui a succédé (DEHAP) a également été interdit, en 2005. Les archives des deux partis politiques ont été saisies et il est donc impossible d’obtenir des documents.

5.9Enfin, le requérant objecte qu’il n’y a aucune contradiction dans ses déclarations au sujet de la mort de son oncle. Le mystérieux «conflit entre villageois» est une expression reprise directement du rapport de police. Le requérant a réaffirmé que son oncle était mort après que les autorités eurent essayé de lui faire dire où se trouvait le requérant.

5.10Le 18 juin 2009, le requérant a adressé une copie du rapport médical établi par un psychiatre le 3 juin 2009. D’après ce médecin le requérant est fortement traumatisé, il a des crises de panique, il est profondément déprimé et présente un syndrome post-traumatique; son état s’est considérablement dégradé.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.Avant d’examiner une plainte soumise dans une requête, le Comité contre la torture doit déterminer si la requête est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Le Comité relève en outre que l’État partie n’a pas contesté que les recours internes aient été épuisés et ne conteste pas la recevabilité de la communication. Par conséquent, le Comité déclare la requête recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Le Comité doit déterminer si, en renvoyant le requérant en Turquie, l’État partie manquerait à l’obligation qui lui est faite en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler un individu vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’il risque d’être soumis à la torture.

7.2Pour ce faire, le Comité doit tenir compte de tous les éléments, y compris de l’existence dans l’État où le requérant serait renvoyé, d’un ensemble systématique de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l’homme. Il s’agit cependant de déterminer si l’intéressé risque personnellement d’être soumis à la torture dans le pays vers lequel il serait renvoyé. Le Comité réaffirme que l’existence dans le pays d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi un motif suffisant pour établir que l’individu risque d’être soumis à la torture à son retour dans ce pays; il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé court personnellement un risque. À l’inverse, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne peut pas être considérée comme risquant d’être soumise à la torture dans les circonstances qui sont les siennes.

7.3Le Comité rappelle son Observation générale sur l’application de l’article 3 de la Convention et réaffirme que «l’existence (…) d’un risque [de torture] doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons. En tout état de cause, il n’est pas nécessaire de montrer que le risque couru soit “hautement probable”» (A/53/44, annexe IX, par. 6); le risque doit être encouru personnellement et actuellement. À ce propos, le Comité a conclu dans des décisions précédentes que le risque de torture devait être prévisible, réel et personnel. Il note aussi qu’il accordera un poids considérable, dans l’exercice de ses compétences en application de l’article 3 de la Convention, aux constatations de fait des organes de l’État partie intéressé.

7.4Dans la présente affaire, le Comité estime que les faits tels qu’ils ont été présentés ne lui permettent pas de conclure que le requérant court personnellement et actuellement un risque prévisible et réel de torture s’il est renvoyé en Turquie. Pour parvenir à cette conclusion, le Comité a noté que l’attaque − qui est, selon le requérant, la cause principale de l’attention que lui portent les autorités − avait eu lieu il y a bien longtemps, en 1993, et que le requérant n’avait pas apporté des arguments suffisants pour expliquer en quoi elle était pertinente dans la situation actuelle. Le Comité a aussi noté les allégations du requérant concernant les tortures qu’il aurait subies en 1993 et le fait qu’il n’a produit aucun certificat médical récent sur la question. Il note aussi les allégations selon lesquelles le père et l’oncle du requérant ont été persécutés par les autorités dans le but de savoir où il se trouve et qu’ils auraient perdu la vie en conséquence. À ce propos, le Comité note cependant que, dans le même temps, d’autres membres de la famille du requérant et le requérant lui-même ont vécu à Istanbul de nombreuses années après l’attaque présumée. Le Comité a aussi noté que le requérant a également fait valoir qu’en Turquie, il risquait d’être enrôlé dans l’armée, où il serait sans protection; toutefois, le Comité considère que cette allégation n’a pas non plus été suffisamment étayée pour être considérée comme pertinente et être prise en compte dans l’appréciation du risque que courrait le requérant en l’espèce.

7.5Le Comité a, enfin, pris note des conclusions du psychiatre soumises par le requérant après l’enregistrement de sa communication. Toutefois, il est d’avis que le seul fait que le requérant souffre aujourd’hui de difficultés psychologiques, relevées par le médecin, ne peut pas être considéré comme un motif suffisant pour obliger l’État partie à ne pas procéder à l’expulsion du requérant vers la Turquie.

7.6Étant donné ce qui précède, le Comité n’est pas convaincu que les faits dont il est saisi sont suffisants pour conclure que le requérant court personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture s’il est renvoyé en Turquie. En conséquence, il conclut que l’expulsion du requérant vers ce pays ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.

8.Le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, est d’avis que l’expulsion du requérant vers la Turquie ne constituerait pas une violation par l’État partie de l’article 3 de la Convention.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol, en français et en russe. Paraîtra ultérieurement en arabe et en chinois dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]