Comité contre la torture
Observations finales concernant le troisième rapport périodique du Kirghizistan *
1.Le Comité a examiné le troisième rapport périodique du Kirghizistan à ses 1844e et 1847e séances, les 10 et 11 novembre 2021, et a adopté les présentes observations finales à sa 1868e séance, le 26 novembre 2021.
A.Introduction
2.Le Comité sait gré à l’État partie d’avoir accepté la procédure simplifiée de présentation des rapports, qui permet de mieux cibler le dialogue entre l’État partie et le Comité. Il regrette toutefois que le rapport ait été soumis avec plus d’une année de retard.
3.Le Comité se félicite du dialogue constructif qu’il a eu avec la délégation de l’État partie et accueille avec satisfaction les réponses apportées oralement aux questions et préoccupations soulevées au cours de l’examen du rapport.
B.Aspects positifs
4.Le Comité prend note avec satisfaction de la ratification par l’État partie de la Convention relative aux droits des personnes handicapées en 2019.
5.Le Comité accueille également avec satisfaction les mesures prises par l’État partie pour réviser sa législation dans des domaines intéressant la Convention, notamment :
a)L’article 56 de la Constitution adoptée en avril 2021, qui dispose que nul ne peut être soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants et fait de la torture un crime ;
b)L’adoption, en janvier 2019, d’un nouveau Code pénal et d’un nouveau Code de procédure pénale qui répriment la torture et les mauvais traitements, rendent irrecevables les preuves obtenues par la torture et d’autres mauvais traitements et établissent des sanctions appropriées pour le crime de torture ;
c)L’adoption, en 2017, de la loi sur la protection contre la violence domestique, qui incrimine cette forme de violence ;
d)Les modifications apportées en novembre 2016 au Code pénal et au Code de la famille concernant la prévention du mariage d’enfants ;
e)L’adoption, en avril 2021, du Code d’application des peines et du Code des infractions mineures.
6.Le Comité salue les mesures que l’État partie a prises pour modifier ses politiques et procédures afin de renforcer la protection des droits de l’homme et d’appliquer la Convention, en particulier :
a)L’adoption du Plan d’action national pour les droits de l’homme (2019-2021) ;
b)L’adoption en 2019 d’un plan d’action visant à aligner la législation sur les codes adoptés dans le cadre de la réforme judiciaire et législative en cours ;
c)L’adoption du Plan d’action national pour la réalisation de l’égalité des sexes (2018-2020) ;
d)La création de 17 centres d’urgence privés et d’un centre d’urgence municipal qui fournissent une assistance matérielle, sanitaire et juridique aux femmes victimes de violence ;
e)L’adoption du Plan d’action national 2015-2017 pour la prévention des mauvais traitements et de la violence à l’égard des enfants ;
f)La création du Conseil de coordination de la justice pour mineurs et l’élaboration d’une base de données permettant d’identifier les enfants exposés au risque de violence ;
g)La mise en place d’un programme de développement du système judiciaire pour les enfants âgés de 14 à 18 ans (2014-2018) ;
h)L’élaboration d’un programme de protection de l’enfance (2018-2028) et d’un plan d’action du Gouvernement dans ce domaine (2020-2024) ;
i)L’ouverture, dans l’ensemble des services du Ministère de l’intérieur, de 78 lignes d’assistance téléphonique permettant de recevoir des informations sur les cas de maltraitance et de violence à enfant ;
j)La mise en place du Programme de lutte contre la traite des personnes (2017‑2020) et du plan d’action correspondant ;
k)L’élaboration de règles relatives à la collecte de preuves médicales des actes de violence, des actes de torture et des mauvais traitements ; l’adoption, en janvier 2021, du Plan d’action pour l’application des principes du Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (Protocole d’Istanbul) ; la création d’un groupe de travail interinstitutions sur l’application du Protocole d’Istanbul.
C.Principaux sujets de préoccupation et recommandations
Questions en suspens issues du cycle précédent
7.Dans ses précédentes observations finales, le Comité a demandé à l’État partie de lui fournir des renseignements sur les mesures qu’il aurait prises pour donner suite à ses recommandations concernant : l’impunité pour les actes de torture et les mauvais traitements généralisés et l’absence d’enquête sur ces actes ; la définition et l’incrimination de la torture ; l’institution nationale des droits de l’homme. Malgré le rappel adressé le 8 décembre 2014 par le Rapporteur chargé du suivi des observations finales, le Comité n’a reçu aucune réponse de l’État partie. Il considère que les recommandations formulées aux paragraphes 7, 8, 10 et 14 de ses précédentes observations finales n’ont pas été appliquées (voir par. 9, 11, 13 et 25 ci‑dessous).
Définition et incrimination de la torture
8.Renvoyant à ses précédentes observations finales, le Comité note que la délégation affirme que l’article 305 (par. 1) du Code pénal et la définition de la torture qui y figure ne limitent pas la responsabilité pénale aux seuls agents de l’État, mais s’appliquent à toute personne ayant commis un acte de torture. Il note avec préoccupation que la législation de l’État partie n’exclut pas le crime de torture du champ d’application de la grâce présidentielle. Il rappelle à cet égard sa position selon laquelle l’amnistie ou la grâce accordées à des auteurs de faits de torture sont incompatibles avec l’obligation qui incombe aux États parties de faire respecter le caractère absolu et intangible de l’interdiction de la torture, comme exposé dans son observation générale no 2 (2007) sur l’application de l’article 2 et son observation générale no 3 (2012) sur l’application de l’article 14 (art. 1er, 2 et 4).
9. L’État partie devrait :
a) Mettre l ’ article 305 (par. 1) du Code pénal en conformité avec tous les éléments de l ’ article premier de la Convention ;
b) Supprimer la possibilité de gracier les personnes reconnues coupables d’actes de torture.
Institution nationale des droits de l’homme
10.Le Comité regrette qu’en dépit de ses précédentes observations finales, le Bureau du Médiateur ne soit toujours pas pleinement conforme aux Principes concernant le statut des institutions nationales pour la promotion et la protection des droits de l’homme (Principes de Paris), et que la loi sur le Médiateur (Akyikatchy) dispose toujours que le Médiateur peut être démis de ses fonctions si le rapport annuel n’est pas approuvé. Il prend note des informations selon lesquelles une nouvelle loi sur le Médiateur, qui modifie, entre autres, la procédure d’élection et de révocation du Médiateur ainsi que le statut juridique et les compétences de ses services, a été élaborée et soumise au Parlement. Il regrette toutefois que le projet de loi soit à l’examen devant le Parlement depuis 2017 (art. 2, 11 et 13).
11. L’État partie devrait prendre les mesures nécessaires pour renforcer le mandat et l’indépendance du Bureau du Médiateur conformément aux Principes de Paris et doter le Bureau de ressources financières et humaines suffisantes pour lui permettre de s’acquitter de son mandat de façon indépendante et efficace.
Mécanisme national de prévention
12.Le Comité estime que, malgré les efforts généraux que fait l’État partie pour promouvoir le Centre national de prévention de la torture, le fonctionnement effectif du Centre se heurte à des obstacles. Il note avec préoccupation que la disposition spéciale du Code pénal (art. 146-2) réprimant toute entrave à l’exercice de l’autorité du Conseil de coordination des droits de l’homme ou du Centre national a été abrogée. Il regrette que le Centre national ne se soit pas acquitté de son mandat en effectuant les visites envisagées, en particulier pendant la pandémie, principalement en raison du manque de ressources humaines et budgétaires, qui a surtout concerné les bureaux régionaux. Il note que la délégation affirme que la question du manque de personnel et de l’insuffisance des ressources budgétaires a été traitée dans le projet de loi de finances pour 2022 et que les ressources budgétaires du Centre national vont être augmentées (art. 2).
13. L’État partie devrait :
a) Rétablir l’article 146-2 du Code pénal et veiller à ce que toute obstruction faite au travail du Centre national de prévention de la torture ou ingérence dans ce travail fasse l’objet d’une enquête effective et à ce que les responsables soient traduits en justice ;
b) Veiller à ce que le Centre national de prévention de la torture dispose des ressources financières, humaines et matérielles nécessaires pour s’acquitter efficacement de son mandat dans tout l’ensemble du pays, à ce qu’il ait accès sans restriction à tous les lieux de privation de liberté, à ce qu’il puisse avoir des entretiens en toute confidentialité avec les détenus et à ce qu’il assure le suivi de ses conclusions et recommandations auprès des autorités compétentes.
Garanties fondamentales
14.Le Comité est une nouvelle fois préoccupé de constater que toutes les personnes privées de liberté, en particulier celles qui sont en détention provisoire, ne bénéficient pas, dans la pratique, de toutes les garanties juridiques fondamentales dès le début de leur privation de liberté. Il est préoccupé par les informations selon lesquelles les détenus n’ont pas rapidement accès à un avocat − souvent, pas avant leur procès −, par le faible nombre d’avocats inscrits sur la liste de l’aide juridictionnelle garantie par l’État, par le manque d’avocats dans les zones reculées et par les difficultés d’accès à une aide juridictionnelle de qualité. En outre, faute d’un nombre suffisant de salles de réunion dans les centres de détention temporaire (IVS) et les centres de détention provisoire (SIZO), il y a de longues listes d’attente pour les entretiens entre avocats et clients. S’il accueille avec satisfaction les informations indiquant qu’un grand nombre de membres du personnel médical pénitentiaire ont été formés au Protocole d’Istanbul, le Comité est préoccupé par les allégations selon lesquelles certains examens sont effectués de manière superficielle, parfois avec retard, et par du personnel non médical des établissements de détention provisoire. Enfin, il note avec une vive préoccupation que le premier interrogatoire des mineurs se déroule sans la présence de leur avocat, de leurs parents ou d’autres personnes de confiance (art. 2, 11, 12, 13, 15 et 16).
15.Rappelant sa recommandation précédente , le Comité recommande à l’État partie de veiller à ce que toutes les personnes arrêtées ou détenues, y compris les mineurs, bénéficient, dans la pratique, de toutes les garanties juridiques fondamentales contre la torture dès le début de leur privation de liberté, notamment du droit d’avoir rapidement accès à un avocat ou, si nécessaire, à une aide juridictionnelle gratuite, en particulier au stade de l’enquête et de l’interrogatoire, et du droit de demander et d’obtenir rapidement, après l’admission dans un lieu de détention, un examen médical réalisé par un professionnel qualifié, et d’avoir accès sur demande à un médecin indépendant. L’État partie devrait faire figurer dans son prochain rapport au Comité des informations sur le nombre de plaintes reçues concernant le non-respect des garanties juridiques fondamentales et sur l’issue de ces plaintes.
Durée de la détention provisoire
16.S’il prend note des garanties énoncées à l’article 59 (par. 4) de la Constitution et à l’article 45.1 (par. 11) du Code de procédure pénale, le Comité relève avec préoccupation que le délai de quarante-huit heures dans lequel les personnes arrêtées doivent être présentées devant un juge commence à courir à partir du moment où elles sont amenées au poste de police, et non dès le début de la privation de liberté. En outre, ce délai peut être prolongé au‑delà de quarante-huit heures si les enquêteurs et les procureurs démontrent qu’un complément d’enquête est nécessaire. Le Comité note avec préoccupation que, dans le cadre des dispositions réglementaires adoptées en relation avec la maladie à coronavirus (COVID‑19), les périodes de détention ont été prolongées sans aucune évaluation de la situation des détenus. Selon les informations dont dispose le Comité, dans certaines provinces, notamment dans la province de Djalalabad, un grand nombre de détenus ont été illégalement maintenus dans des IVS pendant toute la durée de leur détention provisoire alors qu’ils auraient dû être transférés dans un SIZO. Il considère que la détention prolongée d’une personne dans un IVS peut constituer un traitement cruel, inhumain et dégradant. Il se félicite de l’information fournie par la délégation de l’État partie selon laquelle le nouveau Code de procédure pénale, qui entrera en vigueur en décembre 2021, disposera que la durée maximale de la détention provisoire ne devrait pas excéder un an et que, passé ce délai, l’accusé devrait être libéré immédiatement (art. 2, 11 et 16).
17. L’État partie devrait :
a) Veiller à ce que la durée de la garde à vue avant la présentation devant un juge n’excède pas quarante-huit heures ;
b) Faire en sorte, en droit et dans la pratique, que la détention provisoire ne soit qu’une mesure de dernier ressort ;
c) Envisager de remplacer la détention provisoire par des mesures non privatives de liberté.
Violence à l’égard des femmes, y compris le rapt nuptial
18.S’il se félicite des diverses mesures prises pour combattre toutes les formes de violence à l’égard des femmes, le Comité note avec préoccupation que la violence à l’égard des femmes, en particulier la violence domestique, reste très répandue et que très peu d’enquêtes sont menées sur ce type d’affaires. Les forces de l’ordre et le système judiciaire n’agissent toujours pas efficacement pour enquêter sur les violences à l’égard des femmes donnant lieu à des plaintes et pour punir les auteurs de ces violences. En outre, sur les 9 025 affaires de violence domestique signalées en 2020, seules 944 ont été portées devant la justice. Le Comité note avec préoccupation que les modifications apportées au Code de procédure pénale en 2021 font de la violence domestique une infraction administrative. S’il note que le Code pénal a renforcé les sanctions encourues en cas de rapt nuptial, qui est considéré comme une infraction grave, il reste préoccupé par la persistance des enlèvements de femmes et de filles en vue de mariages forcés et souhaiterait recevoir des informations actualisées sur les mesures supplémentaires qui ont été prises et sur leur efficacité (art. 2 et 16).
19. L’État partie devrait :
a) Faire en sorte que toutes les affaires de violence à l’égard des femmes donnent lieu à une enquête approfondie, en particulier lorsqu’elles concernent des actes ou des omissions des pouvoirs publics ou d’autres entités qui engagent la responsabilité internationale de l’État partie au regard de la Convention, que les auteurs présumés soient poursuivis et, s’ils sont reconnus coupables, condamnés à des peines appropriées, et que les victimes ou leur famille obtiennent réparation, y compris sous la forme d’une indemnisation adéquate ;
b) Envisager de mettre en place un mécanisme de plainte efficace et indépendant à l’intention des victimes de violence domestique ;
c) Veiller à ce que toutes les femmes victimes de violence bénéficient d’une protection, notamment d’ordonnances d’éloignement, et aient accès à des services médicaux, sociaux et juridiques, y compris à des services d’accompagnement psychologique, à des voies de recours et à des mesures de réadaptation, à des centres d’accueil sûrs et dotés de ressources suffisantes, sur l’ensemble du territoire, et à une assistance pour trouver une solution d’hébergement ;
d) Veiller à ce que les agents des forces de l’ordre, les autorités judiciaires, le personnel médical et les travailleurs sociaux soient correctement formés à traiter ces cas ;
e) Renforcer les efforts de sensibilisation du public à cette question.
Traite des personnes
20.S’il se félicite des mesures que l’État partie a prises pour lutter contre la traite des personnes, notamment des modifications du Code pénal qui alourdissent les peines prévues pour de telles infractions, le Comité est préoccupé par les informations persistantes concernant la traite de Kirghizes et d’étrangers à l’intérieur et à l’extérieur du pays, par l’insuffisance de l’application de la législation et des stratégies de prévention existantes, par l’absence de mesures visant à s’attaquer aux causes profondes du phénomène et par le fait que les foyers d’accueil destinés aux victimes, en particulier aux filles et aux femmes, sont rares (art. 2 et 16).
21. L’État partie devrait :
a) Continuer de prendre des mesures pour prévenir et éradiquer la traite des personnes , notamment appliquer rigoureusement la législation pertinente et prévoir des fonds suffisants pour l’application du plan d’action visant à lutter contre la traite des personnes ;
b) Ouvrir rapidement des enquêtes efficaces et impartiales sur les infractions de traite et poursuivre et punir les trafiquants tout en veillant à ce que les garanties d’une procédure régulière soient respectées et en aidant les victimes à signaler les cas de traite à la police ;
c) Offrir une réparation aux victimes de la traite, y compris une assistance juridique, médicale et psychologique et des services de réadaptation, et leur donner accès à des foyers adaptés ;
d) Dispenser à tous les membres de l’appareil judiciaire et à tous les responsables de l’application des lois une formation continue obligatoire sur la prévention de la traite.
Conditions de détention
22.Le Comité prend note avec satisfaction des mesures que l’État partie a prises pour rénover certains lieux de détention et construire des locaux supplémentaires pour les personnes condamnées à perpétuité, mais reste préoccupé par les informations selon lesquelles les conditions de détention sont inadéquates et déplorables, notamment en raison du surpeuplement des prisons. Il est également préoccupé par les conditions épouvantables qui règnent dans les centres de détention pour femmes et par le fait que les détenues, notamment les femmes enceintes et les femmes détenues avec leurs enfants, n’ont pas accès à des soins médicaux adéquats. Il est aussi préoccupé par les informations selon lesquelles les conditions de vie sont très mauvaises dans les hôpitaux psychiatriques, les foyers sociaux et les établissements d’accueil pour enfants (art. 11 et 16).
23. Le Comité exhorte l’État partie :
a) À redoubler d’efforts pour améliorer les conditions de détention et réduire la surpopulation carcérale, y compris en appliquant des mesures non privatives de liberté. À cet égard, il appelle l’attention de l’État partie sur l’Ensemble de règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus (Règles Nelson Mandela), les Règles minima des Nations Unies pour l’élaboration de mesures non privatives de liberté (Règles de Tokyo) et les Règles des Nations Unies concernant le traitement des détenues et l’imposition de mesures non privatives de liberté aux délinquantes (Règles de Bangkok) et lui recommande notamment de veiller à ce que les détenus bénéficient de conditions matérielles et de conditions d’hygiène adéquates, y compris un éclairage naturel et artificiel suffisant, un système d’assainissement et des installations sanitaires adaptés, y compris des toilettes et des douches, des cellules chauffées, une ventilation suffisante, une nourriture de qualité adéquate en quantité suffisante, du matériel de couchage, des couvertures et des articles d’hygiène personnelle, l’accès aux soins de santé, des activités extérieures et des visites de leur famille ;
b) À veiller à ce qu’il y ait un nombre suffisant de médecins et de psychiatres dans tous les lieux de privation de liberté ;
c) À veiller à ce que, dans les centres de détention pour femmes, les conditions de vie soient adéquates et le personnel féminin en nombre suffisant ;
d) À améliorer les conditions de vie dans les hôpitaux psychiatriques, les foyers sociaux et les établissements d’accueil pour enfants.
Enquêtes sur les actes de torture et les mauvais traitements
24.Le Comité est profondément préoccupé par les informations selon lesquelles de nombreuses personnes privées de liberté subissent des actes de torture et des mauvais traitements, infligés en particulier pendant la garde à vue par des agents des forces de l’ordre. Il reste gravement préoccupé par la très faible proportion d’enquêtes pénales ouvertes sur de tels faits par rapport au nombre de plaintes reçues et par le très faible nombre d’affaires dans lesquelles des agents de l’État ont été poursuivis, reconnus coupables et condamnés à des peines d’emprisonnement. Selon les informations fournies par l’État partie, entre 2012 et la mi-2021, 18 agents de l’État ont été reconnus coupables de torture, et 12 ont été condamnés à des peines de prison. Le Comité est également préoccupé par le fait que les enquêtes sur les cas de torture, qui relevaient de la compétence des parquets, sont désormais menées par le Comité d’État à la sécurité nationale, qui agit en vertu de la loi sur le secret d’État. Il a pris note de l’information selon laquelle cette fonction a récemment été partiellement confiée de nouveau aux parquets. Il est par ailleurs préoccupé par les informations indiquant que des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres ont fait l’objet de harcèlement de la part de la police, d’arrestations arbitraires, de mauvais traitements et d’actes de torture et que ces faits n’ont pas fait l’objet d’une enquête. Il regrette qu’il n’existe pas de mécanisme de réparation pour les actes de torture et les mauvais traitements et que, dans la pratique, les victimes d’actes de torture et de mauvais traitements ne bénéficient pas de mesures équitables et adéquates de restitution, d’indemnisation et de réadaptation (art. 2 et 10à 16).
25. Rappelant sa précédente recommandation , le Comité recommande à l’État partie :
a) De veiller à ce que des enquêtes impartiales , indépendantes et efficaces soient menées rapidement sur toutes les allégations relatives à des actes de torture ou à des mauvais traitements infligés par des agents des forces de l’ordre, notamment à des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres, et faire en sorte que les auteurs des faits soient poursuivis et que les victimes reçoivent une indemnisation appropriée et soient réhabilitées ;
b) De veiller à ce que les autorités ouvrent une enquête chaque fois qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis ou que des mauvais traitements ont été infligés ;
c) De veiller, en cas de présomption de torture ou de mauvais traitements, à ce que les suspects soient immédiatement suspendus de leurs fonctions pour la durée de l’enquête, en particulier s’il existe un risque qu’ils soient en mesure de commettre de nouveau l’acte qui leur est reproché, d’exercer des représailles contre la victime présumée ou de faire obstruction à l’enquête ;
d) De recueillir et fournir au Comité des renseignements sur les mesures de réparation et d’indemnisation, y compris les mesures de réadaptation, qui ont été ordonnées par les tribunaux ou d’autres organes de l’État au profit de victimes d’actes de torture, y compris les montants versés.
Représailles visant les défenseurs des droits de l’homme et les journalistes
26.Le Comité est préoccupé par les informations selon lesquelles des journalistes ayant dénoncé des faits de corruption présumés font l’objet de mesures d’intimidation, notamment de menace de violence et de harcèlement, par des acteurs non étatiques fortunés jouissant de relations politiques. Radio 3 Europe, par exemple, a été obligée de déplacer certains de ses journalistes à Prague en raison des graves menaces qu’ils ont reçues à la suite de leur reportage sur la corruption d’anciens hauts fonctionnaires. Le Comité regrette l’absence d’informations sur une quelconque enquête concernant Aibol Kozhomuratov, producteur à Current Time TV, qui avait diffusé sur Twitter une vidéo montrant un policier qui tirait sur lui alors qu’il était en reportage. En ce qui concerne le cas du décès en détention du défenseur des droits de l’homme Azimjan Askarov, en 2020, le Comité prend note des informations fournies par la délégation selon lesquelles les organes de sécurité nationale mènent leur propre enquête. Il regrette toutefois que les tribunaux aient refusé à sa veuve le droit à une indemnisation au motif qu’elle n’a pas pu être désignée comme successeur dans le cadre de la procédure judiciaire, et que la question de la réparation ne puisse être examinée avant la clôture de l’affaire. Il regrette en outre que l’article 417 du Code de procédure pénale fasse obstacle au droit des victimes d’obtenir réparation auprès d’un tribunal civil tant qu’un tribunal pénal n’a pas condamné les auteurs des faits. Il regrette aussi que l’État partie n’ait pas précisé s’il prévoyait de permettre aux proches d’une victime de torture de demander une indemnisation adéquate et équitable (art. 2, 12, 13 et 16).
27. L’État partie devrait :
a) Veiller à ce que les défenseurs des droits de l’homme et les journalistes puissent faire leur travail et mener leurs activités librement dans l’État partie, sans craindre les représailles ou les agressions ;
b) Veiller à ce que des enquêtes approfondies , indépendantes et impartiales soient menées sans délai sur toutes les violations commises contre des défenseurs des droits de l’homme et des journalistes, et à ce que les personnes reconnues coupables de tels actes soient dûment punies ;
c) Réviser sa législation afin de permettre aux victimes de torture d’engager des poursuites civiles pour obtenir réparation, même si l’affaire pénale est en cours ou n’a pas abouti à une déclaration de culpabilité, conformément à l’observation générale n o 3 (2012) du Comité.
Violence à l’égard des enfants
28.Le Comité note qu’il est interdit d’infliger des châtiments corporels aux enfants à l’école, dans le système pénal et dans certaines structures de protection, mais il est préoccupé par les allégations selon lesquelles un grand nombre d’enfants sont victimes de violence, d’abus ou de négligence dans le contexte familial comme dans les établissements d’accueil. Selon les informations dont il dispose, le contrôle des établissements d’accueil pour enfants effectué en 2019-2020 a révélé l’inefficacité du système de prévention de la violence, des mauvais traitements et de la torture. Les enfants ne savent pas qu’il est interdit de leur faire subir des violences et il semble qu’il n’existe pas de mécanisme dans les établissements d’accueil pour enfants leur permettant de signaler des actes de violence (art. 16).
29. L’État partie devrait :
a) Interdire expressément les châtiments corporels à l’égard des enfants dans tous les contextes, y compris à la maison, dans les institutions et les structures de protection de remplacement, et mettre en place des mesures de sensibilisation et d’éducation du public ;
b) Fournir des informations sur tout mécanisme permettant de porter plainte pour violence dans les établissements d’accueil pour enfants et indiquer si des enquêtes ont été menées dans de tels établissements et quelles mesures sont prises pour prévenir la violence.
Réfugiés et demandeurs d’asile
30.S’il se félicite de la mise en œuvre de mesures visant à améliorer la situation des apatrides, le Comité note avec préoccupation que certaines dispositions de la législation nationale peuvent donner lieu à des violations du principe de non-refoulement, étant donné qu’elles ne reconnaissent pas expressément aux intéressés le bénéfice de ce principe pendant toute la durée de la procédure de demande d’asile et qu’elles autorisent leur expulsion. À cet égard, il prend note des réponses de la délégation concernant les cas de Bobomurod Abdullayev et Murat Tungishbaev, ainsi que des mesures prises pour enquêter sur le cas d’Orhan Inandi (art. 3 et 16).
31. L’État partie devrait veiller à ce que, dans la pratique, aucune personne ne puisse être expulsée, refoulée ou extradée vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle courrait personnellement un risque prévisible d’être soumise à la torture ou à des mauvais traitements.
Formation
32.Le Comité prend note des différents programmes de formation aux droits de l’homme destinés aux agents de l’État et aux juges, mais regrette : a) le niveau insuffisant de la formation pratique dont bénéficient les agents de la force publique et les magistrats en ce qui concerne les dispositions de la Convention ; b) le fait que le personnel médical s’occupant des détenus ne reçoive aucune formation à la détection des signes de torture et de mauvais traitements ; c) le manque d’informations sur les effets des programmes de formation existants sur la prévention des infractions de torture ou de mauvais traitements. En outre, ilconstate avec préoccupation qu’aucune méthode particulière n’a été mise au point pour mesurer l’efficacité des programmes de formation et d’éducation relatifs à la Convention qui sont destinés aux forces de l’ordre et aux autres agents de l’État et déterminer dans quelle mesure ils contribuent à réduire le nombre de cas de torture et de mauvais traitements. Il constate également avec préoccupation que les professionnels de santé qui s’occupent de personnes privées de liberté ne reçoivent pas tous une formation sur le Protocole d’Istanbul (art. 10).
33. L’État partie devrait :
a) Développer plus avant les programmes de formation initiale et de formation continue obligatoires afin que tous les agents de l’État connaissent bien les dispositions de la Convention, en particulier en ce qui concerne l’interdiction absolue de la torture, et qu’ils sachent qu’aucun manquement ne sera toléré, que toute violation donnera lieu à une enquête et que les responsables seront poursuivis et, s’ils sont reconnus coupables, dûment sanctionnés ;
b) Continuer de veiller à ce que tous les personnels concernés, notamment le personnel médical, soient spécialement formés à déceler les signes de torture et de mauvais traitements, conformément au Protocole d’Istanbul ;
c) Mettre au point une méthode permettant d’évaluer l’efficacité des programmes de formation et adapter ces programmes en fonction des besoins de formation professionnelle des agents concernés.
Collecte de données
34.Le Comité regrette le manque de données complètes et ventilées sur les plaintes, les enquêtes, les poursuites et les condamnations se rapportant à des faits de torture et de mauvais traitements imputés à des membres des forces de l’ordre, à des militaires ou à des membres du personnel pénitentiaire, ainsi qu’à des faits de violence domestique, de violence sexuelle et fondée sur le genre, de violence à l’égard des lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres et de traite des personnes.
35. L’État partie devrait recueillir des données statistiques utiles pour la surveillance de l’application de la Convention au niveau national, y compris des données ventilées, entre autres, par âge, appartenance ethnique, infraction et lieu géographique, sur les plaintes enregistrées, les enquêtes ouvertes, les poursuites engagées et les déclarations de culpabilité prononcées dans les affaires de torture et de mauvais traitements, de violence domestique, sexuelle et fondée sur le genre, de traite des personnes et de violence à l’égard des enfants, ainsi que sur l’issue de toutes ces plaintes et affaires, y compris les mesures de réparation accordées.
36. Le Comité encourage l’État partie à étudier la possibilité de faire les déclarations prévues aux articles 21 et 22 de la Convention, par lesquelles il reconnaîtrait la compétence du Comité pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers relevant de sa juridiction.
37. L’État partie est invité à diffuser largement le rapport soumis au Comité ainsi que les présentes observations finales, dans les langues voulues, au moyen des sites Web officiels et par l’intermédiaire des médias et des organisations non gouvernementales, et d’informer le Comité de ses activités de diffusion.
38. Le Comité demande à l’État partie de lui faire parvenir le 3 décembre 2022 au plus tard des renseignements sur la suite qu’il aura donnée à ses recommandations concernant le mécanisme national de prévention, la violence à l’égard des femmes, y compris les rapts nuptiaux, et les enquêtes sur les actes de torture et les mauvais traitements (voir par. 13, 19 et 25 du présent document). L’État partie est aussi invité à informer le Comité des mesures qu’il prévoit de prendre pour mettre en œuvre, d’ici la soumission de son prochain rapport, tout ou partie des autres recommandations formulées dans les présentes observations finales.
39. Le Comité prie l’État partie de soumettre son prochain rapport périodique, qui sera le quatrième, d’ici au 3 décembre 2025. À cette fin, et compte tenu du fait qu’il a accepté d’établir son rapport selon la procédure simplifiée, le Comité lui fera parvenir en temps utile une liste préalable de points à traiter. Les réponses de l’État partie à cette liste constitueront le quatrième rapport périodique qu’il soumettra en application de l’article 19 de la Convention.