NATIONS UNIES

CCPR

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr.RESTREINTE*

CCPR/C/92/D/1487/200618 avril 2008

FRANÇAISOriginal: ANGLAIS

COMITÉ DES DROITS DE L’HOMMEQuatre‑vingt‑douzième session17 mars‑4 avril 2008

DÉCISION

Communication n o  1487/2006

Présentée par:

Kasem Saïd Ahmad et Asmaa Abdol‑Hamid (représentés par un conseil, Mme Zaha S. Hassan)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Danemark

Date de la communication:

12 juin 2006 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 3 août 2006 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption de la décision:

1er avril 2008

Objet: Publication de dessins heurtant les sensibilités religieuses

Questions de procédure: Épuisement des recours internes

Questions de fond: Interdiction d’inciter à la haine, liberté d’expression, recours utile

Article du Protocole facultatif: 5 (par. 2 b))

Articles du Pacte: 2 (par. 3 a) et b)), 17, 18 (par. 3 et 4), 19, 20 et 26

[ANNEXE]

ANNEXE

DÉCISION DU COMITÉ DES DROITS DE L ’ HOMME EN VERTU DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

Quatre-vingt ‑ douz ième session

concernant la

Communication n o 1487/2006*

Présentée par:

Kasem Saïd Ahmad et Asmaa Abdol‑Hamid(représentés par un conseil, Mme Zaha S. Hassan)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Danemark

Date de la communication:

12 juin 2006 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 1er avril 2008,

Adopte ce qui suit:

DÉCISION CONCERNANT LA RECEVABILITÉ

1.Les auteurs de la communication, en date du 12 juin 2006, sont Kasem Saïd Ahmad et Asmaa Abdol‑Hamid, tous deux de nationalité danoise, nés le 26 septembre 1960 et le 22 novembre 1981, respectivement. Ils affirment être victimes de violation par le Danemark de l’article 2, paragraphe 3 a) et b), de l’article 17, de l’article 18, paragraphes 3 et 4, et des articles 19, 20 et 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ils sont représentés par un conseil, Mme Zaha Hassan.

Exposé des faits

2.1Les auteurs sont de confession musulmane. En 2005, le chef du service culturel du journal danois Jyllands ‑ Posten a demandé à 40 membres de l’Union danoise des illustrateurs de presse de dessiner le prophète Mahomet tel qu’ils se le représentaient. Douze dessinateurs ont répondu positivement. Le 30 septembre 2005, le journal a publié en première page l’un des dessins accompagné de la légende suivante: «Certains musulmans rejettent la société laïque moderne. Ils revendiquent un statut particulier et exigent que leur propre sentiment religieux fasse l’objet d’une considération spéciale. Cette attitude est incompatible avec la démocratie laïque et la liberté d’expression, qui supposent que l’on soit prêt à tolérer le mépris, la raillerie et la dérision.».

2.2L’article complet, intitulé «Le visage de Mahomet» et sous‑titré «La liberté d’expression», était publié en page 3. Il débutait ainsi:

«Le comédien Frank Hvan a récemment reconnu qu’il n’osait pas “brocarder ouvertement le Coran à la télé”. Un dessinateur chargé de représenter le prophète Mahomet pour illustrer un livre pour enfants souhaite conserver l’anonymat − comme le demandent également les traducteurs européens de l’Ouest d’une série d’essais critiques consacrés à l’islam. Un grand musée d’art a retiré une œuvre par crainte des réactions des musulmans. Au théâtre, cette saison, trois pièces satiriques moquent le Président des États‑Unis, George W. Bush, mais pas une seule ne vise Oussama ben Laden et ses alliés. Enfin, lors d’une réunion avec le Premier Ministre Anders Fogh Rasmussen, du Parti libéral danois, un imam a instamment prié le Gouvernement d’user de son influence sur les médias danois afin qu’ils donnent une image plus positive de l’islam. Ces exemples ne laissent pas d’être préoccupants, que la peur ressentie soit fondée ou non. Le fait est que cette peur existe et qu’elle conduit à l’autocensure. Les acteurs de l’espace public sont intimidés. Les artistes, auteurs, illustrateurs, traducteurs et gens de théâtre évitent la plus importante confrontation des cultures de notre temps − celle entre l’islam et la société laïque occidentale, dont les racines sont chrétiennes.».

2.3La section suivante, intitulée «La raillerie», reprenait la légende de la première page et la faisait suivre du texte ci‑après:

«Ce n’est dès lors pas une coïncidence que les citoyens des sociétés totalitaires soient emprisonnés pour avoir plaisanté ou tenu des propos critiques au sujet de dictateurs. Cette répression est en général justifiée par le fait qu’un tel comportement heurte les sentiments de la population. Nous n’en sommes pas encore à ce stade au Danemark, mais les exemples cités montrent que nous nous trouvons sur une pente glissante dont nul ne peut prédire à quelle autocensure elle nous conduira.».

2.4Dans la dernière colonne de l’article, intitulée «Douze illustrateurs», on pouvait lire ce qui suit: «C’est pourquoi [le journal] a invité les membres de l’Union danoise des illustrateurs de presse à dessiner Mahomet tel qu’ils se le représentaient.». Il était précisé que 12 illustrateurs, dont les noms étaient cités, avaient répondu à l’invitation et que leurs 12 dessins étaient donc publiés.

2.5Les auteurs affirment que ces dessins se fondaient sur une perception erronée de l’enseignement religieux islamique. Les 12 illustrations en question figuraient:

1)Le visage d’un homme dont la barbe et le turban s’inscrivent dans un croissant de lune et une étoile, symboles habituels de l’Islam;

2)Le visage d’un homme barbu, l’air sévère, portant un turban en forme de bombe, dont la mèche est allumée;

3)Lors d’une séance d’identification, un homme fait face à sept personnes caricaturées, dont Pia Kjaersgaard, Présidente du Parti du peuple danois, et cinq hommes coiffés d’un turban. L’homme dit:«hmm … je n’arrive pas à le reconnaître…»;

4)Un homme barbu, debout, portant un turban auréolé d’un croissant de lune;

5)Cinq silhouettes féminines stylisées portant un foulard et dont les traits du visage sont représentés sous la forme d’une étoile et d’un croissant de lune. «Prophète! Pauvre fou! Tu maintiens les femmes sous le joug!» indique la légende;

6)Un homme barbu portant un turban, appuyé sur un bâton et menant un âne par la longe;

7)Un homme avec des gouttes de sueur au front, assis sous une lampe allumée et regardant par‑dessus son épaule gauche tandis qu’il dessine le visage d’un homme portant un keffieh et une barbe;

8)Deux hommes barbus, enturbannés et armés d’un sabre, d’une bombe et d’un fusil, se précipitent vers un troisième homme également enturbanné. Celui‑ci lit une feuille de papier et leur fait signe de rester à distance en précisant: «Du calme les gars! C’est seulement une caricature faite par un incroyant du sud du Danemark.»;

9)Un adolescent brun, vêtu d’un pantalon et d’un haut rayé portant le mot «L’avenir», debout devant un tableau noir, pointe avec une baguette un texte en arabe écrit au tableau. Une flèche désignant le garçon indique «Mohammed, école Valby, 7A»;

10)Un homme barbu, un turban sur la tête et un cimeterre à la main, les yeux masqués par un bandeau noir, est encadré par deux femmes vêtues d’un tchador qui ne laisse apparaître que leurs yeux;

11)Un homme barbu portant un turban, debout sur des nuages, les bras écartés, s’exclame: «Arrêtez, arrêtez, nous sommes à court de vierges!». Des hommes en loques, au‑dessus de la tête desquels s’échappent des volutes de fumée, font la queue devant lui;

12)Un homme qui porte des lunettes et un turban dans lequel se trouve une orange où on lit «opération publicitaire». L’homme sourit en montrant un dessin qui représente un «homme filiforme» portant une barbe et coiffé d’un turban.

2.6Le 12 octobre 2005, des hauts représentants de 12 États et territoires à majorité musulmane ont écrit au Premier Ministre de l’État partie pour faire part des préoccupations que suscitaient la publication de ces dessins et d’autres faits tels que des déclarations publiques visant directement l’islam, affirmant que leur conjonction provoquerait des réactions dans les pays musulmans et dans les pays d’Europe où vivent des minorités musulmanes. Le 21 octobre 2005, le Premier Ministre a répondu que son gouvernement ne pouvait pas influencer la presse mais que les personnes qui s’estimaient offensées pouvaient saisir les tribunaux danois.

2.7Le 27 octobre 2005, une plainte a été déposée auprès des autorités de police de l’État partie pour infraction présumée aux dispositions des articles 140 et 266 b) du Code pénal, à raison de la publication de plusieurs dessins représentant Mahomet dans le Jyllands ‑ Posten. D’après l’État partie, la plainte a été déposée par «plusieurs organisations», le second auteur étant désigné comme personne à contacter, alors que la communication décrit les plaignants comme «des organisations et des particuliers musulmans, dont [le second auteur]».

2.8Le 1er janvier 2006, le Premier Ministre de l’État partie a déclaré que «ce sont cette approche hétérodoxe des autorités, cet impératif de mettre en question l’ordre établi, cette tendance à soumettre toute chose au débat critique qui ont conduit au progrès de notre société. C’est grâce à ce progrès que de nouveaux horizons s’ouvrent, que des découvertes sont faites et que des idées nouvelles voient le jour, tandis que les vieux systèmes et les idées et opinions dépassées s’estompent et disparaissent. C’est pour cela que la liberté d’expression est capitale. Et la liberté d’expression est absolue. Elle n’est pas négociable… En règle générale, nous traitons les autres avec considération et nous avons confiance les uns dans les autres, et confiance dans un ensemble de principes qui sont fondamentaux pour notre société. Nous avons fondé notre société sur le respect de la liberté individuelle, la liberté d’expression, l’égalité entre hommes et femmes et la distinction entre le politique et le religieux. Notre postulat de départ, c’est qu’en tant qu’êtres humains nous sommes libres, indépendants, égaux et responsables. Nous devons préserver ces principes.».

2.9Le 6 janvier 2006, le parquet régional de Viborg (Regional Public Prosecutor) a décidé de mettre fin à l’enquête ouverte en vertu de l’article 749 de la loi sur l’administration de la justice, au motif que pour évaluer une infraction aux articles 140 et 266 b), il fallait prendre en considération le droit à la liberté d’expression; après évaluation globale de l’article, le parquet avait conclu que l’on ne pouvait raisonnablement présumer qu’une infraction punissable susceptible d’entraîner des poursuites avait été commise. Un appel a été interjeté auprès du parquet général (Director of Public Prosecutions). D’après la communication, ce recours a été formé par la Communauté islamique, dont le premier auteur est membre, d’autres organisations et des particuliers, y compris les auteurs, alors que l’État partie le décrit comme ayant été engagé «au nom de plusieurs organisations et particuliers», les deux auteurs y étant désignés comme personnes à contacter.

2.10Le 13 février 2006, le Premier Ministre de l’État partie a fait la déclaration suivante: «Nul ne peut nier que ces caricatures étaient insultantes pour les croyances de nombreux musulmans. Et il est juste de faire preuve de compréhension à cet égard. Le Gouvernement n’a aucun intérêt à insulter l’islam ni aucune autre religion. Mais tous les manifestants doivent comprendre que le Gouvernement danois n’a aucun moyen de contrôler la presse libre. C’est le principal problème: nous sommes engagés dans un dialogue de sourds.».

2.11Le 15 mars 2006, le Procureur général a décidé, compte tenu de l’intérêt public, de traiter l’appel quant au fond sans examiner au préalable la qualité pour agir des plaignants. Sur le fond, il a refusé, dans une décision non susceptible d’appel, d’infirmer la décision du parquet régional. Il a noté que les articles 140 et 266 b) du Code pénal, qui limitent le droit d’exprimer librement ses opinions, devaient être interprétés compte dûment tenu du droit à la liberté d’expression. En ce qui concerne l’article 140, il a noté que l’usage admis dans l’État partie couvrait même l’expression d’opinions offensantes et insultantes. Depuis l’adoption de cette disposition en 1930, des poursuites n’avaient été intentées que dans trois affaires, dont la plus récente, en 1971, s’était soldée par une décision de relaxe (de deux directeurs des programmes d’une chaîne de télévision publique qui avaient diffusé une chanson susceptible de heurter vivement les sentiments moraux ou religieux de chrétiens). Pour ce qui est de savoir si l’article raillait ou méprisait «des dogmes religieux ou des actes de culte» au sens de l’article de loi, le Procureur a noté qu’on ne pouvait pas affirmer que les textes religieux de l’islam contenaient une interdiction générale et absolue de dessiner Mahomet. En fait, il y était interdit de représenter des figures humaines. Tous les musulmans ne respectaient pas toujours cette interdiction puisque Mahomet avait fait, par le passé, et continuait de faire l’objet de représentations respectueuses. On ne pouvait donc pas considérer qu’un dessin de Mahomet en général serait contraire au dogme et au culte tels qu’ils étaient pratiqués aujourd’hui. Quant à savoir si la caricature (plutôt que la représentation) était assimilable à une raillerie ou à une expression de mépris du dogme et du culte, cela dépendait des circonstances, notamment du texte qui accompagnait les illustrations.

2.12En l’espèce, le Procureur général a considéré que, d’après ce texte, le journal avait commandé les dessins dans le but de débattre, de manière provocante, de la question de savoir s’il fallait, dans une société laïque, prêter une attention particulière aux sentiments de certains musulmans. Il a considéré que les dessins 1, 3, 4, 6, 7, 9, 11 et 12 étaient neutres ou ne semblaient pas être une expression de dérision ou d’humour méprisant et, partant, qu’ils ne tombaient pas sous le coup de l’article 140. Les dessins 5 et 10, qui portaient sur la place de la femme dans la société musulmane, visaient les conditions sociales et la vie dans ces sociétés plutôt que le dogme et le culte islamiques.

2.13Le dessin 8 pouvait être vu comme une illustration d’un élément de violence dans l’islam, mais l’homme debout − qui pouvait être Mahomet − disait qu’il n’y avait pas lieu de se mettre en colère et parlait calmement, ce qui devait être compris comme un rejet de la violence. Le dessin n’exprimait donc ni raillerie ni mépris à l’égard du dogme et du culte islamiques. Le dessin 2 pouvait être interprété comme signifiant d’une part, que des actes de violence ou des attentats à la bombe avaient été commis au nom de l’islam, ce qui contribuait au débat actuel sur la terreur, de l’autre, que le fanatisme religieux avait conduit à la commission d’actes de terrorisme. Il ne fallait donc pas y voir l’expression d’un mépris de Mahomet ou de l’islam mais une critique des groupes musulmans qui commettaient des actes de terrorisme au nom de la religion. Le dessin pouvait aussi être interprété comme prêtant à Mahomet les traits d’un personnage violent, ou plutôt intimidant ou effrayant. Le Procureur général a noté que les descriptions historiques de la vie de Mahomet faisaient état de conflits violents et d’affrontements armés avec des non‑musulmans au cours de la propagation de la religion et de pertes considérables en vies humaines chez les musulmans et les non‑musulmans. Cela étant, il était déplacé de faire allusion à la violence de Mahomet en le représentant avec une bombe, au risque d’être aujourd’hui compris comme une référence au terrorisme. Mais si ce dessin pouvait à bon droit être interprété comme un affront et une insulte faite à ce prophète, il ne constituait pas pour autant une expression de raillerie, de dérision ou de mépris (y compris d’outrage et de dépréciation) au sens de l’article 140. Compte tenu de sa genèse et de sa jurisprudence, l’article 140 devait être interprété au sens strict, et l’affront et l’insulte à Mahomet que certains croyaient voir dans ce dessin ne pouvaient être établis avec la certitude nécessaire pour constituer une infraction punissable.

2.14En ce qui concerne l’article 266 b), le Procureur général a noté que cette disposition aussi devait être interprétée strictement, compte tenu de la liberté d’expression. Pour ce qui est de savoir si les dessins avaient un caractère «insultant» ou «dégradant» pour les musulmans à raison de leur religion, le sens de ces termes équivalait à la «raillerie» et au «mépris» visés à l’article 140. Le texte de l’article de presse ne visait pas les musulmans en général mais certains d’entre eux, ceux qui rejetaient la société moderne laïque et revendiquaient un statut particulier pour leurs propres sentiments. Il ne pouvait être considéré comme méprisant ou dégradant à l’égard de ce groupe, même au regard des dessins. Ceux‑ci représentaient Mahomet, figure religieuse, et ne renvoyaient pas aux musulmans en général, de sorte que rien ne permettait de supposer que l’intention du dessin 2 était de décrire les musulmans en général comme des auteurs de violence ou des terroristes. Les dessins représentant d’autres personnes que Mahomet, même examinés à la lumière de l’article, ne contenaient pas de références générales aux musulmans et ne les dépeignaient pas de manière méprisante ou dégradante.

2.15En conclusion, le Procureur général a noté que, même s’il n’existait pas de motif d’engager des poursuites pénales en l’espèce, les articles 140 et 266 b) limitaient tous deux la liberté d’expression. Dans la mesure où les expressions publiques relevaient du champ d’application de ces textes, il n’existait donc pas de droit illimité d’exprimer des opinions sur des sujets religieux. L’article ne rendait donc pas compte de la loi de manière exacte en affirmant que le fait d’exiger que des sentiments religieux fassent l’objet d’une considération particulière était incompatible avec la liberté d’expression et qu’il fallait être prêt à tolérer «le mépris, la raillerie et la dérision».

2.16M. Ahmad affirme qu’à la suite de la décision du Procureur général, il a été mis fin à son contrat de travail dans le secteur privé au motif que l’activité de l’entreprise était insuffisante. Il pense que la véritable raison de son licenciement était son militantisme dans l’affaire des caricatures; peu de temps avant la fin de son contrat, la direction l’a convoqué à plusieurs reprises pour discuter de la plainte au dépôt de laquelle il avait pris part et des déclarations qu’il avait faites à la presse. Il affirme également avoir été victime de harcèlement sur son lieu de travail après avoir pris position contre la publication des caricatures et prétend que sa recherche d’un nouvel emploi est entravée par la discrimination exercée contre lui pour la même raison.

2.17Le 29 mars 2006, la Communauté islamique du Danemark, dont le premier auteur est membre, et six autres organisations, toutes représentées par le premier auteur dûment mandaté, ont engagé une procédure pénale contre le rédacteur en chef et le chef du service culturel du journal, au titre des articles 268 (Diffamation écrite ou orale); 21 (Tentatives) et 267 (Déclarations diffamatoires portant atteinte à l’honneur d’autrui par des remarques ou une conduite injurieuses) du Code pénal. L’affaire a été entendue le 9 octobre 2006, l’auteur étant cité comme témoin. Le 26 octobre 2006, le tribunal de district d’Aarhus a rendu une décision défavorable aux plaignants. Il a noté que la liberté d’expression avait des limites qu’il incombait aux tribunaux de déterminer dans une société démocratique moderne. Il a relevé que certains dessins n’avaient ni caractère ni but religieux, que le message présumé de certains autres était parfaitement neutre et qu’ils ne semblaient susceptibles d’enfreindre que l’interdiction de représenter Mahomet, ce que les plaignants avaient expressément écarté de la procédure. D’autres illustraient sur le mode ironique les conséquences du non‑respect de l’interdiction de la représentation, ne représentaient pas Mahomet ou étaient des satires de son lien présumé avec la répression des femmes.

2.18De l’avis du tribunal, les dessins qui représentaient Mahomet illustraient l’ignorance des Danois à son égard, établissaient un lien entre lui et la répression des femmes, le montraient sous un «air (légèrement) ridicule comme une personne plutôt simple», et faisaient un lien entre Mahomet et le terrorisme. Le tribunal a considéré que seuls les trois dessins établissant un rapport entre Mahomet et le terrorisme étaient susceptibles d’être jugés insultants. Quant à savoir si cela constituait une diffamation contraire à la législation pénale, le tribunal a considéré que le but des dessins était la critique sociale et qu’ils n’auraient probablement pas été jugés insultants s’ils avaient été publiés séparément. Si le texte qui les accompagnait pouvait être interprété comme une invitation au mépris, à la raillerie et à la dérision, ce n’était pas le cas des illustrations. À l’évidence, on ne pouvait exclure que ces dessins aient porté atteinte à l’honneur de certains musulmans, mais rien ne permettait de supposer qu’ils visaient à être offensants ou à entamer l’estime que leurs concitoyens portaient aux musulmans, outre qu’ils n’étaient guère appropriés à cette fin. Par conséquent, la responsabilité pénale des défendeurs ne pouvait pas être engagée. Selon l’État partie, le premier auteur a fait appel de ce jugement devant la cour d’appel de l’ouest du Danemark.

2.19Après la publication des dessins, des manifestations et des émeutes ont eu lieu dans plusieurs pays du monde et ont fait plus de 100 morts et 800 blessés, outre des dégâts matériels considérables infligés notamment aux ambassades de l’État partie à Damas et Beyrouth. Les dessins ont également été reproduits dans d’autres journaux et magazines européens.

Teneur de la plainte

3.1En vertu d’une référence générale aux paragraphes 3 a) et b) de l’article 2, à l’article 17, aux paragraphes 3 et 4 de l’article 18 et aux articles 19, 20 et 26 du Pacte, les auteurs affirment que dans les circonstances de l’espèce, ils n’ont pas eu de recours utile contre les responsables de l’incitation à la haine contre les musulmans, interdite par l’article 20 du Pacte, du fait des actes et des omissions du Premier Ministre et du Procureur général de l’État partie. Cette absence de recours utile a permis et aggravé d’autres violations du Pacte concernant la protection contre les atteintes à l’honneur et à la réputation, l’ordre public et la sécurité, la discrimination raciale et religieuse et l’incitation à la discrimination raciale et religieuse contre les Arabes et les musulmans danois, ainsi que la garantie de l’égalité de la protection devant la loi. La décision de ne pas engager de poursuites a provoqué de graves préjudices et une banalisation de la controverse, tout en envoyant le message que l’incitation à la haine contre les Arabes et les musulmans était acceptable.

3.2En ce qui concerne le Premier Ministre, les auteurs affirment qu’il a facilité et encouragé la violation de leurs droits en accomplissant publiquement certains actes (en l’espèce, son refus de rencontrer les ambassadeurs et représentants de pays à majorité musulmane) et en faisant des déclarations publiques qui banalisaient et semblaient soutenir la publication de dessins «manifestement offensants et provocants». Cela a contribué à rendre la situation encore plus instable et a sans doute encouragé d’autres publications à reproduire les dessins. Le Premier Ministre a ensuite nui à l’enquête sur la publication des dessins en se prononçant officiellement contre les poursuites, ce qui était à l’évidence contraire aux lois de l’État partie et aux obligations qui lui incombent en vertu des traités internationaux, signifiant ainsi clairement à la police et aux procureurs que le Gouvernement n’avait pas l’intention de poursuivre le Jyllands ‑ Posten.

3.3S’agissant du Procureur général, les auteurs affirment qu’il leur a refusé un recours utile en confirmant la décision du parquet régional. Ils font valoir qu’il n’a pas pris la pleine mesure du message transmis par les dessins pour déterminer s’il y avait eu infraction à la législation de l’État partie et qu’il aurait dû renvoyer l’affaire à un tribunal au lieu de se fier à ses propres interprétations douteuses. En particulier, de l’avis des auteurs, les dessins étaient, de par leur caractère même, destinés à déformer de façon grotesque et à dénaturer leurs sujets; ils visaient à offenser et à ridiculiser les musulmans en tant que groupe minoritaire dans l’État partie; le chef du service culturel aurait dû avoir conscience que le fait de caricaturer Mahomet serait particulièrement offensant pour les musulmans; le message dominant était l’association et la confusion de l’islam avec le terrorisme; le chef du service culturel avait été averti par les réactions violentes à la profanation du Coran dans les bases militaires des États‑Unis en 2005; le but affirmé de l’article était que les musulmans devraient accepter d’être méprisés, raillés et tournés en dérision; le fait de caricaturer des musulmans revenait en fait à viser tous les musulmans et l’islam en général; les normes internationales relatives à l’incitation à la haine et à la discrimination contre des groupes raciaux et religieux et à la protection de l’ordre public n’avaient pas fait l’objet de l’attention appropriée; et les interprétations strictes qui avaient été données étaient contraires aux efforts récemment faits par le Parlement pour punir plus sévèrement les infractions motivées par des considérations raciales, religieuses ou ethniques.

3.4Les auteurs affirment que les dessins révélaient une compréhension erronée de l’enseignement religieux islamique et transmettaient les messages suivants: 1) Mahomet est un terroriste et son message, l’islam, est l’idéologie du terrorisme; 2) l’islam est mauvais et soutient le terrorisme en promettant des vierges aux kamikazes en puissance; 3) Mahomet est à la fois un démon et un saint, ou un démon déguisé en saint; 4) l’islam est étrange et paradoxal puisqu’il interdit de représenter le visage de Mahomet tout en exigeant que les femmes musulmanes se couvrent entièrement à l’exception du visage; les femmes sont asservies par l’islam; 5) les musulmans sont violents et cherchent automatiquement à tuer ceux avec qui ils sont en désaccord; 6) Mahomet et les musulmans sont arriérés et simples d’esprit et n’appartiennent pas à l’époque civilisée et moderne; et 7) l’islam appelle à l’asservissement des femmes.

3.5Les auteurs font valoir qu’à cause du non‑respect par l’État partie des obligations qui lui incombent en vertu du Pacte, le Gouvernement de l’État partie est perçu comme étant favorable à la publication et à la republication des dessins, qui avaient alimenté et continueraient probablement d’alimenter des manifestations violentes dans le monde entier, ce qui donnerait lieu à davantage de morts, de blessés et de destruction de biens. Ils affirment également que les minorités musulmanes et arabes en général qui vivent dans l’État partie, et eux‑mêmes en tant que membres de ces minorités, souffriraient de réactions politiques et sociales négatives car les membres de la majorité risquent de penser, compte tenu de la manière dont la controverse a été traitée, que l’incitation à la haine et la discrimination contre les Arabes et les musulmans sont cautionnées dans l’État partie.

3.6Le deuxième auteur, Mme Abdol‑Hamid, affirme également qu’elle s’est sentie lésée, comme tous les musulmans, par la publication de caricatures racistes et islamophobes de Mahomet et de l’islam, et par le fait que le Gouvernement de l’État partie semble cautionner la publication de ces dessins. À son avis, cela donne licence aux Danois non musulmans d’exercer une discrimination et de tenir d’autres propos diffamatoires contre les musulmans et les Arabes dans l’État partie.

Observations de l ’ État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans des notes verbales datées du 23 octobre 2006 et du 6 février 2007, l’État partie a contesté la recevabilité et le fond de la communication. En ce qui concerne la recevabilité, il fait valoir que la plainte est irrecevable car les auteurs n’ont apporté aucun commencement de preuve de la violation de l’article 20 du Pacte, que la communication est manifestement infondée puisque les auteurs ont eu accès à un recours utile et qu’ils ne peuvent pas être considérés comme des victimes. En ce qui concerne le fond, il fait observer que la communication ne met en évidence aucune violation du Pacte.

4.2En ce qui concerne la question de savoir si les auteurs peuvent être considérés comme des victimes habilitées à déposer plainte, l’État partie renvoie à la jurisprudence du Comité en s’interrogeant sur le degré auquel ils ont été personnellement touchés. Il note que dans la communication initiale, les auteurs se sont dits concernés en raison de la manière dont le Gouvernement de l’État partie était perçu en général dans le reste du monde, sans expliquer le préjudice qu’ils auraient subi ni le risque réel pesant sur l’exercice par eux des droits énoncés dans le Pacte. L’affirmation selon laquelle ils risquent de souffrir de réactions politiques et sociales négatives se fonde sur plusieurs séries de considérations manifestement hypothétiques concernant la manière dont la majorité de la population danoise réagira à la gestion de la crise par le Gouvernement, et non sur la décision du Procureur général. Elle ne prouve pas en quoi les décisions des autorités de l’État partie ont eu des effets concrets sur les auteurs. C’est seulement après que le secrétariat du Comité a demandé aux auteurs par lettre d’apporter des clarifications sur cette question que M. Ahmad a allégué (sans aucun justificatif) avoir subi un préjudice dans le domaine de l’emploi, bien qu’il n’ait jamais saisi le parquet de l’État partie pour faire examiner ce préjudice au regard de l’article 266 b) du Code pénal, ni intenté aucune autre action.

4.3À cet égard, l’État partie note également que la loi sur l’interdiction de tout traitement discriminatoire sur le marché du travail interdit la discrimination à l’embauche et au licenciement pour des motifs liés, notamment, à la race, la couleur, la religion, la croyance ou l’origine sociale ou ethnique, et prévoit des règles de preuve particulièrement souples ainsi que l’indemnisation des victimes en cas d’infraction à ses dispositions. Même si les allégations de l’auteur pourraient tomber sous le coup de cette loi, celui‑ci n’a pas engagé d’action contre ses employeurs passés ou potentiels et n’a donc pas épuisé les recours internes dont il dispose à cet égard. L’État partie ne peut donc pas, à ce stade, vérifier la véracité de ces allégations, et conteste dans tous les cas que les décisions de ne pas engager de poursuites soient à l’origine du licenciement de M. Ahmad.

4.4En ce qui concerne les préjudices distincts que prétend avoir subis Mme Abdol‑Hamid, l’État partie fait valoir qu’ils ont un caractère tellement général et abstrait qu’ils ne peuvent pas remplir les conditions requises pour que l’intéressée soit considérée comme une victime. En outre, les allégations de licence de continuer à exercer une discrimination sont dépourvues de tout fondement et purement spéculatives, et ne suffisent pas à démontrer que le risque que l’auteur soit touchée n’est pas seulement une possibilité théorique.

4.5Les auteurs n’ont donc pas montré que la décision de ne pas engager de poursuites avait eu un effet négatif sur leur exercice des droits énoncés par le Pacte ou entraîné un véritable risque à cet égard, et la communication est irrecevable en l’absence de victime.

4.6Sur le fond, premièrement, l’État partie fait valoir que les dessins en question ne relèvent pas du champ d’application du paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte puisqu’ils n’incitent en rien à la haine religieuse. C’est leur contexte qui est important − ils illustraient un article visant à lancer un débat sur l’autocensure dans l’État partie, comme l’a reconnu le Procureur général. Le journal n’avait donc pas l’intention d’inciter à la discrimination contre certains musulmans mais de souligner qu’un groupe de musulmans qui «rejettent la société moderne» devait être traité comme tous les autres dans l’État partie, indépendamment de ses croyances. Il y a donc une différence fondamentale entre les initiatives destinées à mettre fin à ce que le journal considère comme de l’autocensure et celles visant à inciter à la haine religieuse, et les affirmations contenues dans l’article doivent être appréciées à la lumière de cet élément. L’insertion de dessins «humoristiques et satiriques», y compris d’autoportraits des dessinateurs eux‑mêmes, montre également que ces dessins n’avaient pas pour objet d’inciter à la haine religieuse. Ainsi, le portrait d’un homme barbu appuyé sur un bâton et menant un âne par la longe révèle simplement comment le dessinateur imagine Mahomet à son époque, tout comme Jésus est souvent représenté avec une tunique ample et des sandales, et ne véhicule pas de sous‑entendus négatifs. Si d’autres dessins peuvent être considérés comme provocants, leur objectif était d’appeler l’attention sur la question de l’autocensure, qui suscite un large intérêt du public dans l’État partie et à l’étranger.

4.7L’État partie note qu’à ce jour, le Comité n’a jamais conclu à l’existence d’une violation de l’article 20 du Pacte. Dans les trois affaires où il s’est prononcé sur cette disposition, les autorités étaient intervenues pour censurer des expressions à caractère clairement antisémite. Dans chacun des cas, le Comité a conclu que les droits des auteurs n’avaient pas été violés par l’intervention des autorités car les expressions avaient un caractère si raciste qu’elles tombaient sous le coup de l’article 20, ou que l’intervention était justifiée car elle constituait une restriction autorisée de la liberté d’expression, prévue au paragraphe 3 de l’article 19. Ces affaires ne donnaient donc aucune orientation sur l’interprétation de l’article 20 lorsque, comme en l’espèce, l’État partie n’était pas intervenu pour limiter la liberté d’expression et que les expressions controversées n’avaient pas le caractère d’appel à la haine nationale, raciale ou religieuse. L’article 20 fixe un seuil élevé puisqu’il exige non seulement qu’il y ait appel à la haine, mais aussi que cet appel constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence. Comme indiqué plus haut, tel n’était pas l’objectif de l’article de presse qui visait à lancer un débat sur l’autocensure, et les violences qui en sont résultées dans certains pays, en dehors de l’État partie, n’y changent rien.

4.8Les dessins et le texte n’ayant pas été censurés au motif qu’ils incitaient à la haine raciale, ils ne relèvent pas du paragraphe 2 de l’article 20, et la communication est irrecevable à la fois parce qu’elle n’est pas étayée et parce qu’elle ne met en évidence aucune violation sur le fond.

4.9À supposer que le grief soit soutenable au regard de l’article 20, l’État partie souligne que les auteurs ont eu accès à un recours utile, conformément à l’article 2, de sorte que la communication est manifestement infondée et ne met en évidence aucune violation sur le fond. Les auteurs ont eu accès à la police et au ministère public, qu’ils ont saisis. Les procureurs de deux instances ont rendu des décisions rapides, très complètes et mûrement pesées, en prenant en compte les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme. Étant donné qu’il n’y avait pas de doute sur les faits, la tâche du Procureur se résumait à examiner l’article de presse et les dessins au regard des articles 140 et 266 b) du Code pénal. Les auteurs n’ont pas obtenu le résultat qu’ils souhaitaient mais le Pacte ne garantit pas une issue particulière aux enquêtes. L’État partie note que l’article 2, comme le précise l’Observation générale no 31, autorise expressément les États parties à offrir des recours administratifs sans qu’il soit nécessaire de saisir ensuite les tribunaux. Si aucune violation des droits énoncés par le Pacte n’est mise en évidence à l’issue d’une enquête diligente et efficace, il n’y a aucune obligation d’engager une action devant les tribunaux. Une décision d’engager des poursuites doit, pour protéger les droits de l’accusé, être motivée uniquement par son bien‑fondé objectif et par la probabilité qu’elle donnera lieu à une condamnation, et non pas faire suite à une controverse publique ou aux souhaits d’une partie de l’opinion. À cet égard, l’État partie renvoie à une opinion du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale réaffirmant que «la liberté d’engager des poursuites en cas d’infraction pénale − que l’on désigne couramment par l’expression “principe d’opportunité” − est régie par des considérations d’ordre public, et [relevant] que la Convention ne saurait être interprétée comme défiant la raison d’être de ce principe».

4.10Dans les affaires de discrimination, les États parties ont le devoir d’enquêter rapidement et diligemment plutôt que d’engager systématiquement des poursuites. Le Pacte n’impose pas non plus l’obligation inconditionnelle de poursuivre si les autorités chargées des poursuites déterminent équitablement que, manifestement, les faits objectifs ne tombent pas sous le coup de la loi pénale applicable.

4.11L’État partie souligne que le Pacte ne prévoit pas d’obligation positive d’intervenir dans un débat sur un sujet dont la presse se saisit, conformément aux fonctions de surveillance qu’elle exerce dans une société démocratique, du moment que ce sujet n’est pas assimilable à un appel à la haine nationale, raciale ou religieuse constituant une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence. La publication en question, loin de poursuivre un tel objectif, visait à lancer le débat sur un éventuel problème d’autocensure dans l’État partie. Compte tenu de l’importance de la liberté d’expression dans une société démocratique, les médias doivent pouvoir traiter de toutes les questions, même sensibles, et faire des déclarations provocantes sur les éventuels problèmes de société sans que les autorités interviennent, sous réserve des limites susmentionnées.

4.12Seules des raisons extrêmement graves peuvent donc conduire à limiter le droit et le devoir de la presse d’informer et de diffuser des informations et des idées sur toutes les questions d’intérêt public, même avec un certain degré d’exagération ou de provocation. Les exigences du pluralisme, de la tolérance et de l’ouverture d’esprit sans lesquelles il n’y aurait pas de société démocratique protègent les informations et les idées susceptibles d’offenser, de choquer ou de déranger, sous réserve des limites prévues par le droit pénal et de l’examen scrupuleux par les procureurs du respect effectif de ces limites. La liberté d’expression doit être soigneusement pondérée au regard de la protection des sentiments religieux des autres. Cependant, les personnes qui manifestent leur religion, en tant que majorité ou que minorité, ne peuvent raisonnablement s’attendre à échapper, par exemple, aux articles ou documents destinés à lancer un débat critique sur cette religion et doivent tolérer et accepter la diffusion de comportements qu’ils peuvent percevoir comme critiques à l’égard de leur religion.

4.13En outre, M. Ahmad a bel et bien eu accès aux tribunaux, puisque les organisations dont il est membre et qu’il représente ont engagé une action pénale contre le journal au motif que celui‑ci avait porté atteinte aux sentiments des musulmans, conformément aux articles 267 et 268 du Code pénal. Cette procédure n’est pas un recours moins utile du fait qu’elle a été engagée par un particulier et non par les services chargés des poursuites. M. Ahmad a soumis des éléments de preuve au cours de l’examen de cette affaire, dont le jugement a été rendu en octobre 2006 et qui fait actuellement l’objet d’un appel. En conséquence, les tribunaux de l’État partie ont effectivement eu la possibilité d’examiner méticuleusement, du point de vue juridique, si une infraction punissable avait été commise. Outre que le grief relatif à l’article 2 est irrecevable car insuffisamment fondé et qu’aucune violation n’a été mise en évidence sur le fond, se pose la question distincte du non‑épuisement des recours internes.

Commentaires des auteurs sur les observations de l ’ État partie

5.1Dans une lettre datée du 26 avril 2007, les auteurs ont répondu aux observations de l’État partie en faisant valoir que celui‑ci ne leur avait pas offert de recours utile conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

5.2S’agissant de savoir si les auteurs ont qualité de victime, ceux‑ci affirment que le fait que M. Ahmad ait ou non déposé plainte pour discrimination sur le lieu de travail n’a aucun rapport avec les obligations qui incombent à l’État partie en vertu du Pacte et ne saurait le dispenser de son obligation de punir l’incitation à la haine raciale et à la violence. La jurisprudence du Comité n’exige pas qu’une telle plainte soit déposée contre des tiers. De toute manière, cette plainte ne constituerait qu’une preuve supplémentaire du préjudice qu’il a subi. Cela étant, le Comité a reconnu la recevabilité de communications lorsqu’il existe une «menace réelle» que l’acte ou l’omission d’un État partie aient des conséquences néfastes sur l’exercice d’un droit énoncé par le Pacte. Le préjudice moral peut également suffire à établir la qualité de victime, ce qui est cohérent avec les efforts que fait le Comité pour donner effet aux réparations en cas de violation du Pacte. Dans les affaires d’incitation à la haine, le préjudice ne peut être que moral et compte tenu des graves conséquences concrètes qui se sont produites en l’espèce, les allégations de préjudice moral et la menace de préjudice devraient être considérées comme suffisantes pour avoir qualité pour agir.

5.3En ce qui concerne le caractère suffisant des recours administratifs, les auteurs font valoir que des recours administratifs inefficaces ne sauraient se substituer à un contrôle juridictionnel et que le recours administratif disponible est à lui seul insuffisant. En l’espèce, l’État partie n’a pas respecté son obligation d’enquêter diligemment. Les déclarations et commentaires publics du Premier Ministre ont nui à l’enquête depuis le début. Le ministère public a également admis comme un fait que le journal n’avait pas eu l’intention d’inciter à la haine raciale ou à la violence, au lieu d’aller au‑delà des apparences pour examiner, compte tenu du contexte global de la publication, si telle n’avait pas été son intention en réalité. L’affirmation selon laquelle les procureurs ne poursuivent que les affaires susceptibles de donner lieu à une condamnation va au‑delà de la limite légale puisque la jurisprudence du Comité étend la protection du Pacte aux communications «suffisamment bien fondées pour être défendables en vertu du Pacte». S’il y avait assez d’éléments pour donner lieu à une condamnation, comme en l’espèce, le parquet devait engager des poursuites. En réalité, cette action aurait fort probablement abouti sur le fond si elle avait été engagée, compte tenu des condamnations prononcées par le passé pour des déclarations bien moins virulentes et des appréciations du commentaire juridique danois selon lequel «les allégations générales et parfaitement subjectives d’infractions graves et d’immoralité» sont «les éléments essentiels» des déclarations visées par l’article 266 b). Le ministère public avait en outre complètement omis d’évaluer l’importance et la portée des messages, et n’avait pas la culture nécessaire à cette fin. En conséquence, les auteurs n’ont pas eu droit à une enquête compétente et impartiale et n’ont pas eu la possibilité d’exercer un recours juridictionnel.

5.4En ce qui concerne les autres recours offerts, les auteurs affirment, en s’appuyant sur l’Observation générale no 11 du Comité, que la possibilité d’engager une action au civil pour diffamation orale ou écrite ne constitue pas un substitut satisfaisant aux fins de garantir le respect de l’obligation prévue à l’article 20, selon laquelle certains appels doivent être expressément interdits par la loi. La possibilité d’engager des poursuites pénales à titre privé, comme cela s’est produit en l’espèce, ne remplace pas non plus la responsabilité qu’a l’État de poursuivre le comportement visé.

Délibérations du Comité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité note que les deux auteurs ont étroitement pris part, à divers titres et à différentes étapes, à l’exercice des recours internes auprès de la police, du parquet et des tribunaux de l’État partie (voir plus haut par. 2.7, 2.9 et 2.17). Il relève qu’après que le Procureur général eut décidé de ne pas engager de poursuites pénales sur la base des articles 140 et 266 b) du Code pénal, les tribunaux de l’État partie ont été saisis de l’affaire puisque des poursuites pénales privées ont été engagées en vertu des articles 21, 267 et 268 du Code pénal, ce qui a donné lieu à un jugement dans lequel la responsabilité pénale des principaux dirigeants du journal visé a fait l’objet d’une évaluation approfondie. Ce jugement fait actuellement l’objet d’un appel. Appréciant dans son ensemble le fait que les auteurs sont étroitement associés dans les actions engagées devant le parquet et les tribunaux de l’État partie, le Comité rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle, lorsque les auteurs d’une communication ont saisi les autorités d’un État partie des griefs qu’ils présentent au Comité, les procédures en cours doivent être achevées avant que le Comité puisse se prononcer sur la communication. À ce propos, même si le premier auteur s’adresse aux tribunaux de l’État partie en qualité de membre d’un organisme doté de la personnalité morale (l’Organisation de la communauté musulmane), la jurisprudence du Comité reconnaît le statut personnel d’un auteur devant lui dans des circonstances comme celle du cas d’espèce lorsque des droits individuels sont directement et personnellement affectés. Partant, pour l’heure, la communication est irrecevable en raison du non‑épuisement des recours internes, conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.3À la lumière de cette conclusion, le Comité n’a pas besoin d’examiner les autres objections élevées quant à la recevabilité de la communication, y compris en ce qui concerne la qualité des auteurs pour agir en tant que victimes, au sens de l’article premier du Protocole facultatif.

7.En conséquence, le Comité décide:

a)Que la communication est irrecevable en vertu de l’alinéa b du paragraphe 2 de l’article 5 du Protocole facultatif;

b)Que la présente décision sera communiquée aux auteurs de la communication et à l’État partie.

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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