NATIONS UNIES

CCPR

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr.RESTREINTE*

CCPR/C/92/D/1351&1352/200518 avril 2008

FRANÇAISOriginal: ESPAGNOL

COMITÉ DES DROITS DE L’HOMMEQuatre‑vingt‑douzième session17 mars‑4 avril 2008

CONSTATATIONS

Communication s n o s 1351/2005 et 1352/2005

Présentées par:

Luis Hens Serena (représenté par Mme Pilar García González) et Juan Ramón Corujo Rodríguez (représenté par Mme Elena Crespo Palomo)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Espagne

Date des communications:

24 mai 2004 (date des lettres initiales)

Références:

−Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 26 janvier 2005 (non publiée sous forme de document)

−CCPR/C/86/D/1351-1352/2005, décision concernant la recevabilité adoptée le 8 mars 2006

Date de l’adoptiondes constatations:

25 mars 2008

Objet: Condamnation par la juridiction ordinaire la plus élevée

Questions de procédure: Épuisement des recours internes; griefs insuffisamment étayés

Questions de fond: Droit de faire réexaminer la déclaration de culpabilité et la condamnation par une juridiction supérieure conformément à la loi; droit d’être jugé par un tribunal impartial; droit d’être jugé dans des délais raisonnables; non‑rétroactivité de la loi pénale

Article s du Pacte: 14 (par. 1, 3 c) et 5) et 15 (par. 1)

Article s du Protocole facultatif: 2 et 5 (par. 2 b))

Le 25 mars 2008 le Comité des droits de l’homme a adopté le texte ci‑après en tant que constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif, concernant les communications nos1351/2005 et 1352/2005.

[ANNEXE]

ANNEXE

CONSTATATIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L ’ HOMME AU TITRE DU PARAGRAPHE 4 DE L ’ ARTICLE 5 DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES

quatre-vingt-douzième session

concernant les

Communication s n o s 1351/2005 et 1352/2005*

Présentées par:

Luis Hens Serena (représenté par Mme Pilar García González) et Juan Ramón Corujo Rodríguez (représenté par Mme Elena Crespo Palomo)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Espagne

Date des communications:

24 mai 2004 (date des lettres initiales)

Décision concernantla recevabilité:

8 mars 2006

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 25 mars 2008,

Ayant achevé l’examen des communications nos 1351/2005 et 1352/2005 présentées au nom de Luis Hens Serena et Juan Ramón Corujo Rodríguez en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l ’ article 5 du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication no 1351/2005 est Luis Hens Serena, de nationalité espagnole, né en 1957. L’auteur de la communication no 1352/2005 est Juan Ramón Corujo Rodríguez, de nationalité espagnole, également né en 1957. Les deux communications ont été adressées au Comité le 24 mai 2004. Les auteurs se déclarent victimes de violations par l’Espagne des paragraphes 1, 3 c) et 5 de l’article 14 et du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 25 avril 1985. Les auteurs sont représentés par des conseils, Pilar García González pour le premier et Elena Crespo Palomo pour le second.

1.2Le 28 avril 2005, le Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, agissant au nom du Comité, a accédé à la demande de l’État partie qui souhaitait que la question de la recevabilité des communications soit examinée séparément du fond.

1.3En application de l’article 94 de son règlement intérieur, le Comité a décidé d’examiner les deux communications conjointement, car elles portent sur les mêmes faits et présentent une argumentation identique.

Exposé des faits

2.1Le 29 juillet 1998, la deuxième chambre plénière du Tribunal suprême a condamné les auteurs à une peine d’emprisonnement de cinq ans assortie d’une interdiction absolue de huit ans pour détention illégale. D’après le verdict, le 4 décembre 1982, des agents de la police avaient arrêté dans le sud de la France M. Segundo Marey Samper, qui avait été transporté ensuite dans une cabane située dans la région cantabrique (Espagne) et y était resté jusqu’au 14 décembre, date à laquelle on l’avait libéré. M. Samper avait été enlevé par erreur par les forces de sécurité qui recherchaient un membre de l’ETA (Euskadi Ta Askatasuna) afin de l’échanger contre des policiers espagnols enlevés en France. Les auteurs avaient participé à la garde du détenu quand il était dans la cabane.

2.2D’après les auteurs, comme un ancien Ministre de l’intérieur et ancien député était impliqué dans les faits, l’affaire avait été jugée en premier et dernier ressort par le Tribunal suprême, ce qui les avait empêchés de faire appel de la déclaration de culpabilité et de la condamnation devant une juridiction supérieure. Le procès s’est ouvert en janvier 1988 devant la cinquième chambre centrale d’instruction pour divers faits commis par les Groupes antiterroristes de libération (GAL). Le 23 mars 1988, plusieurs citoyens ont porté plainte contre deux suspects et contre toute autre personne qui semblerait être membre des GAL. Ils dénonçaient notamment l’enlèvement de M. Samper. Le 14 mars 1989, l’Audiencia Nacional a confié l’enquête sur l’enlèvement de M. Samper à la cinquième chambre centrale d’instruction. Le 16 décembre 1994, deux suspects, qui avaient été condamnés en 1991 pour d’autres faits, ont avoué avoir participé à cet enlèvement et ils ont donné les noms de quatre autres individus. Les auteurs de la communication ont fait leur déposition et ont été inculpés en avril 1995. Le 17 juillet 1995, ils ont reconnu avoir participé à l’enlèvement. En octobre 1995, l’instruction a été confiée à un juge du Tribunal suprême parce que d’après certains indices un député était également impliqué. En vertu de la Constitution espagnole, en effet, c’est le Tribunal suprême qui connaît des infractions imputées à des membres du Parlement. L’instruction s’est achevée le 4 avril 1997 et l’affaire renvoyée à la chambre pénale du Tribunal suprême.

2.3Les auteurs font valoir que, quelques jours avant la rédaction du verdict du Tribunal suprême et sa notification aux parties, les magistrats de la chambre pénale ont communiqué à un organe de presse des informations sur la teneur des délibérations relatives à la déclaration de culpabilité et à la condamnation. Le 23 juillet 1998, le journal El País a publié un article indiquant que le Tribunal avait fini de délibérer et avait décidé de condamner les accusés, et que le verdict ne serait pas connu avant une semaine car le magistrat rapporteur devait le rédiger et le présenter au Tribunal. L’article mentionnait le nom de certains des accusés et la peine qui allait être prononcée. Le journaliste signalait qu’il tenait l’information de sources «judiciaires et juridiques» et précisait que «le verdict était irréversible».

2.4Le 24 juillet 1998, le même quotidien a indiqué dans quel ordre chronologique et thématique les juges avaient voté et le nom des juges qui s’étaient prononcés pour et contre à propos de chacun des délits pour lesquels les accusés étaient condamnés (enlèvement, détention illégale et détournement de fonds). Le 25 juillet 1998, la presse a fait savoir que le Président du Tribunal suprême avait ordonné une enquête visant les 11 membres de la chambre pénale afin de déterminer qui était responsable des fuites.

2.5Le 26 juillet 1998, le même quotidien a publié un article dans lequel il annonçait que le Président du Tribunal suprême avait interrogé les 11 magistrats. D’après l’article, «des sources de la deuxième chambre» avaient admis la possibilité que les condamnations à des peines de treize ans d’emprisonnement pouvaient être modifiées si les juges considéraient qu’il y avait eu concours idéal ou réel d’infractions. D’après l’information, le tribunal n’avait pas abordé l’examen de cette possibilité qui, si elle était envisagée, bénéficierait aux accusés qui avaient été le plus lourdement condamnés mais n’affecterait pas les autres responsables, ceux qui avaient joué un rôle moins important, au nombre desquels se trouvaient les auteurs. Le 28 juillet 1998, la presse écrivait que le magistrat rapporteur allait présenter le jour même le projet de jugement au tribunal et que les juges poursuivraient leurs délibérations pour déterminer les peines à prononcer. Le 30 juillet, le même journal rendait compte du verdict: 2 accusés étaient condamnés à dix ans d’emprisonnement, 3 autres à neuf ans et six mois, 1 à sept ans, 2 à cinq ans et six mois, les auteurs à cinq ans, et un autre accusé à deux ans et quatre mois.

2.6Les auteurs indiquent que la procédure à l’issue de laquelle ils ont été condamnés a commencé le 23 mars 1988 avec l’ouverture d’une information contre les membres des GAL et que le Tribunal suprême a rendu son jugement le 29 juillet 1998 seulement, c’est-à-dire dix ans plus tard. Le Tribunal constitutionnel a rendu sa décision sur le recours en amparo le 17 mars 2001, près de treize ans après l’ouverture de l’enquête. D’après les auteurs, la durée du procès est excessive.

2.7Les auteurs font valoir que leur condamnation est illégale parce qu’ils ont agi sur l’ordre de leurs supérieurs, circonstance qui dégage leur responsabilité et qui était prévue dans le Code pénal en vigueur au moment des faits. Ils affirment en outre que l’action pénale était prescrite étant donné que la procédure a été engagée contre eux plus de dix ans après les faits (décembre 1983). Le Tribunal suprême a estimé que la prescription de dix ans avait été interrompue par le dépôt, en mars 1988, d’une plainte pénale à l’encontre de toute personne qui apparaissait comme ayant pu participer aux activités des GAL. D’après les auteurs, cette interprétation de l’interruption de la prescription n’est pas conforme au Code pénal, qui dispose que l’interruption est acquise quand l’enquête est diligentée contre le coupable. D’après les auteurs, cela s’est produit seulement en février 1995, onze ans après les faits, quand ils ont été pour la première fois identifiés et cités à comparaître en tant qu’inculpés.

2.8Le Tribunal suprême a examiné l’argument des auteurs, qui affirmaient avoir agi en exécution d’une obligation et sur ordre de leurs supérieurs, et a estimé que l’exonération de la responsabilité pénale découlant du devoir d’obéissance ne leur était pas applicable. Il a considéré que cette circonstance n’était applicable que dans le cas d’ordres donnés légalement et que la détention de la victime pendant neuf jours, dans des conditions inhumaines, était manifestement illégale.

2.9Le Tribunal suprême a examiné longuement l’argument des auteurs relatif à la prescription. Conformément à l’article 132 du Code pénal, la prescription court à compter du jour où l’infraction a été commise et peut être interrompue «quand la procédure est engagée contre le coupable». Jusqu’en 1991, la jurisprudence du Tribunal suprême était que l’interruption était acquise dès l’ouverture d’une enquête visant à constater la réalité de l’infraction et à vérifier l’identité des auteurs. Mais, en 1992, la jurisprudence a changé et le Tribunal a estimé que, pour que la procédure soit considérée comme engagée contre le coupable, il fallait que celui-ci soit d’une manière ou d’une autre désigné individuellement. Dans le cas des auteurs, le Tribunal suprême a considéré que la thèse qui prévalait depuis 1992 n’était applicable qu’aux infractions commises par une personne ou par quelques personnes seulement et non aux infractions commises par un groupe. Le Tribunal suprême a conclu que la prescription avait été interrompue en mars 1988 avec le dépôt d’une plainte pénale, et non en 1995 avec la déclaration de première comparution des auteurs.

2.10Les auteurs ont formé un recours en amparo auprès du Tribunal constitutionnel en invoquant la violation du droit au double degré de juridiction, du droit d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial et du droit à la légalité pénale. Le 17 mars 2001, le Tribunal constitutionnel a rejeté le recours, estimant que le fait que les auteurs aient été jugés par le Tribunal suprême parce que l’un des inculpés était un député, comme le prévoit l’article 71, paragraphe 3, de la Constitution, ne portait pas atteinte au droit à un procès équitable. Faisant valoir que d’autres pays d’Europe avaient adopté des dispositions analogues, il a renvoyé au paragraphe 2 de l’article 2 du Protocole 7 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et à la décision du 18 décembre 1980 adoptée par la Commission européenne des droits de l’homme dans l’affaire Tanassi et consorts. En ce qui concerne la partialité du Tribunal suprême, le Tribunal constitutionnel a estimé que les auteurs n’avaient pas prouvé que le contenu de l’article publié dans la presse avait eu une influence sur le verdict ou avait compromis l’impartialité du tribunal. En ce qui concerne l’interruption de la prescription, le Tribunal constitutionnel a estimé que l’interprétation du Tribunal suprême concernant l’interruption de la prescription n’était ni arbitraire ni insolite et qu’elle était fondée.

2.11Trois personnes condamnées en même temps que les auteurs ont adressé une requête à la Cour européenne des droits de l’homme pour dénoncer la violation du principe de légalité pénale, du droit d’être jugé par un juge impartial et du droit au double degré de juridiction. En date du 30 novembre 2004, la Cour a estimé que le grief de violation du droit au double degré de juridiction était irrecevable parce qu’il était «manifestement mal fondé» et a décidé que les autres griefs seraient portés à la connaissance de l’État partie. La Cour a considéré que les requérants ayant pu former un recours en amparo contre le verdict du Tribunal suprême devant le Tribunal constitutionnel, ils avaient bénéficié d’un examen de l’affaire par la juridiction nationale la plus élevée.

Teneur de la plainte

3.1Selon les auteurs, le paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte a été violé parce que, du fait qu’ils ont été condamnés par la juridiction ordinaire la plus élevée, ils n’ont pas bénéficié du droit de faire réexaminer la déclaration de culpabilité et la condamnation par une juridiction supérieure. Ils précisent que l’un des magistrats du Tribunal constitutionnel, défavorable à la décision, avait estimé qu’il y avait bien eu violation du paragraphe 5 de l’article 14.

3.2Les auteurs font valoir que le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte a également été violé parce qu’ils n’ont pas été jugés par un tribunal indépendant et impartial compte tenu des informations communiquées à la presse au sujet des délibérations et du verdict prévisible. Les auteurs considèrent que, comme un ou plusieurs des magistrats qui ont rendu le jugement étaient responsables de la fuite, l’indépendance et l’impartialité du tribunal ont été compromises, et que, étant donné que l’information publiée dans la presse a suscité un débat public national, l’objectivité du tribunal en a été altérée, ce qui a eu une incidence sur la détermination de la peine prononcée. Selon les auteurs, l’article 233 de la loi organique sur le pouvoir judiciaire dispose que les délibérations des tribunaux sont secrètes, comme est secret le résultat des votes des juges.

3.3Les auteurs font valoir que le droit d’être jugé sans retard excessif (art. 14, par. 3 c)) a été violé puisqu’il s’est écoulé plus de dix ans entre l’ouverture de l’enquête et la date de la condamnation et près de treize ans entre cette ouverture et la date à laquelle le Tribunal constitutionnel s’est prononcé sur le recours en amparo. La durée de treize ans est qualifiée d’excessive et n’est pas imputable aux accusés ni à leurs avocats.

3.4Les auteurs invoquent la violation du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte du fait que le Tribunal suprême n’a pas reconnu la prescription du délit de séquestration alors que le délai prévu par la loi pénale était bien écoulé. D’après les auteurs, le Tribunal suprême a fait une interprétation très large, contraire aux principes de légalité et de qualification consacrés dans l’article 15 du Pacte.

Observations de l ’ État partie en ce qui concerne la recevabilité de la communication

4.1L’État partie fait valoir que les communications sont irrecevables parce que les auteurs les ont soumises en mai 2004, c’est-à-dire plus de trois ans après que le Tribunal constitutionnel s’est prononcé, le 17 mars 2001, sur le recours en amparo qu’ils avaient formé. L’État partie estime que le retard mis à soumettre les communications est considérable et constitue un abus du droit de porter plainte. D’après l’État partie, bien que ni le Pacte ni le Protocole facultatif ne fixe de délai pour présenter les communications, il est permis, en vertu de ces deux instruments, de considérer un retard notoire comme un abus du droit de soumettre des communications conformément à l’article 2 du Protocole facultatif.

4.2Pour ce qui est de la violation du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte, l’État partie relève que les auteurs n’ont pas avancé ce grief devant les juridictions internes et ne le soulèvent que devant le Comité, soit six ans après avoir été condamnés. L’État partie explique que les auteurs ont demandé et obtenu la révision de leur condamnation puisque l’affaire a été examinée par le Tribunal constitutionnel saisi du recours en amparo. Il ajoute que 4 des 10 personnes condamnées à l’issue du procès mené contre les auteurs ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme en invoquant une violation du droit au double degré de juridiction et que la Cour a rejeté les plaintes, considérant que le droit au double degré de juridiction, bien qu’il ne soit pas expressément consacré dans la Convention européenne des droits de l’homme, avait été respecté à l’égard des auteurs puisqu’ils avaient formé un recours en amparo devant le Tribunal constitutionnel sur lequel celui-ci s’était prononcé.

4.3En ce qui concerne le grief de violation du paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte, l’État partie affirme que les auteurs n’ont pas démontré que la fuite de l’information provenait du tribunal qui les avait jugés ni que cette fuite, si elle était réelle, avait compromis l’impartialité du tribunal. Il souligne que les auteurs se sont contentés d’indiquer qu’un journal avait publié des informations sur certaines procédures judiciaires et en avaient déduit que la fuite provenait d’un ou de plusieurs magistrats du tribunal qui les a condamnés, ce qui aurait eu une incidence sur la détermination de la peine, sans apporter le moindre élément de preuve à l’appui de leurs dires.

4.4L’État partie affirme que les allégations de fuites d’information sont dénuées de toute pertinence quant à l’impartialité du tribunal. L’article du quotidien El País daté du 23 juillet 1998 n’évoque pas, comme l’affirment les auteurs, des informations qui auraient filtré sur le délibéré et les votes des magistrats de la chambre du Tribunal suprême qui les a condamnés; il rend uniquement compte du résultat du délibéré et des votes, en précisant que le verdict «est irréversible, raison pour laquelle El País a publié le résultat». Pour l’État partie, le fait que les informations publiées par la presse ne soient pas différentes du résultat de la sentence démontre l’absence de fondement de la plainte et confirme que la publication anticipée du verdict n’a eu aucune influence sur celui-ci ni sur l’impartialité du tribunal. L’État partie reproduit un paragraphe de la décision du Tribunal constitutionnel qui souligne que «le contenu de l’information publiée dans la presse consistant à informer sur ce qu’aurait été une partie des délibérations et le sens dans lequel irait le jugement avant que celui-ci ne soit notifié aux parties n’implique pas que le jugement ait été modifié à partir de cette information ni qu’il y ait eu un “jugement parallèle” de nature à altérer l’impartialité de la chambre de jugement, étant donné que la partie orale du procès était close, que toutes les preuves avaient été administrées et que même le délibéré sur le jugement condamnatoire était achevé». L’État partie conclut que non seulement il n’y a aucune preuve de la partialité supposée du tribunal, mais encore qu’il n’y a aucune probabilité de la moindre influence sur le jugement rendu.

4.5En ce qui concerne les délais excessifs, l’État partie fait valoir que ce grief n’a jamais été invoqué devant les juridictions internes, pas même devant le Tribunal constitutionnel. Il ajoute que, d’après la Cour européenne des droits de l’homme, pour déterminer s’il y a eu des retards excessifs il faut partir du moment où l’enquête ou la procédure pénale a des répercussions importantes sur le suspect, et qu’en l’occurrence il s’est écoulé trois ans entre la date à laquelle les auteurs ont fait leur déclaration de première comparution – janvier 1995 – et la date à laquelle le jugement condamnatoire a été rendu − le 29 juillet 1998; d’après l’État partie, ce laps de temps de trois ans ne peut pas être qualifié d’excessif compte tenu des circonstances concrètes de l’affaire.

4.6S’agissant du grief de violation du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte, l’État partie estime qu’il est irrecevable faute d’être suffisamment étayé. L’État partie souligne que le délit dont les auteurs ont été reconnus coupables et la peine qui a été prononcée étaient déjà prévus dans la loi pénale avant la date du délit. De même, l’État partie conteste l’interprétation des auteurs, pour qui la prescription équivaut à donner aux délinquants le droit d’échapper à la peine vu que, même si les autorités ont ouvert l’enquête sur un délit, le fait qu’un suspect n’ait pas été identifié ferait jouer la prescription. L’État partie affirme au contraire que la prescription s’applique même quand un délit n’a pas fait l’objet d’une instruction et qu’un certain temps s’est écoulé sans qu’il soit puni, mais qu’elle ne s’applique pas si les autorités ont diligenté une enquête. La prescription ne peut pas être subordonnée à l’aptitude du suspect à rester caché. Dès lors que des mesures sont diligentées contre quelqu’un qui est peut-être coupable, la prescription est suspendue. Dans le cas des auteurs, la prescription a été suspendue en 1988, quand un groupe de citoyens a déposé une plainte pénale. Le Tribunal suprême a considéré que, pour les délits commis par un groupe, l’interruption de la prescription est acquise quand l’enquête vise ce groupe, même s’il n’y a pas d’individualisation des responsables.

Commentaires des auteurs sur les observations de l ’ État partie

5.1Dans leurs commentaires datés du 8 juillet 2005, les auteurs répondent que, en l’absence d’un délai précis fixé pour présenter les communications, le seul fait qu’un certain temps se soit écoulé n’entraîne pas l’irrecevabilité des communications.

5.2Les auteurs font valoir que la simple lecture du recours en amparo montre qu’ils ont bien avancé le grief de violation du droit au double degré de juridiction devant le Tribunal constitutionnel. Ils ajoutent que le recours en amparo ne permet pas le réexamen complet de la déclaration de culpabilité et de la peine mais qu’il est limité aux aspects de forme et de droit du jugement, ce qui ne satisfait pas aux dispositions du paragraphe 5 de l’article 14.

5.3Les auteurs affirment qu’il y a bien eu une fuite d’information et que cette fuite s’est produite avant la rédaction du jugement, ce qui, d’après eux, tend à montrer l’influence de l’opinion publique sur le tribunal et par conséquent la partialité de celui-ci.

5.4Les auteurs soutiennent que pour calculer la durée de la procédure il faut partir de la date du dépôt de la plainte, le 23 mars 1988, et que, entre cette date et la date à laquelle le Tribunal suprême a rendu son jugement, le 27 juillet 1998, il s’est écoulé plus de dix ans, et qu’entre la première date et la date de la décision du Tribunal constitutionnel, le 17 mars 2001, treize ans se sont écoulés. Ils concluent que la longueur de la procédure a été excessive, indépendamment de la complexité du dossier.

5.5En ce qui concerne la réponse de l’État partie concernant la prescription, les auteurs affirment qu’elle porte sur le fond de la communication et non sur la question de la recevabilité.

Décision du Comité sur la recevabilité

6.Le 8 mars 2006, à sa quatre‑vingt‑sixième session, le Comité a établi que les griefs tirés du paragraphe 1 de l’article 14 et du paragraphe 1 de l’article 15 du Pacte étaient irrecevables en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif faute d’être suffisamment étayés. Il a considéré de même que les griefs tirés du paragraphe 3 c) de l’article 14 étaient irrecevables en vertu du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif étant donné qu’ils n’avaient jamais été soulevés par les auteurs devant les juridictions internes. Le Comité a déclaré les communications recevables en ce qui concernait les griefs relatifs au paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte.

Observations de l ’ État partie sur le fond des communications

7.1Dans une note du 15 septembre 2006, l’État partie a présenté ses observations sur le fond des communications. Il nie qu’il y ait eu violation du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte et se réfère à l’arrêt du Tribunal constitutionnel daté du 17 mars 2001 dans le recours en amparo formé par les auteurs. Dans cette décision, le Tribunal souligne que le privilège de juridiction accordé aux députés et aux sénateurs vise à protéger l’indépendance de l’organe législatif ainsi que de l’organe juridictionnel, ce qui est un objectif légitime et d’une extrême importance. De plus, la nature et les caractéristiques des infractions exigeaient la jonction des affaires afin d’assurer une bonne administration de la justice pénale, et justifiaient la compétence du Tribunal suprême pour juger toutes les parties. De plus, l’État partie affirme que le fait que les auteurs aient été jugés par la chambre pénale du Tribunal suprême représente en soi une garantie.

7.2En ce qui concerne le paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte, l’État partie fait valoir que les réserves émises par d’autres États à l’application de cet article «n’ont pas fait l’objet d’objections de la part d’autres États parties au Pacte international et n’ont pas été contestées par le Comité des droits de l’homme». Enfin, il rappelle que 4 des 10 coïnculpés ont déposé des requêtes auprès de la Cour européenne des droits de l’homme en invoquant une violation du droit au double degré de juridiction, requêtes qui ont toutes été déclarées irrecevables par la Cour, étant donné que des recours en amparo avaient été formés auprès du Tribunal constitutionnel.

Commentaires des auteurs

8.1Dans une réponse du 12 décembre 2006, les auteurs indiquent que, vu qu’ils ne jouissent d’aucune immunité ni privilège spécial, la compétence du Tribunal suprême pour juger les délits qui leur sont imputés devrait être «nuancée». Ils ajoutent que, même si l’on considère que le jugement rendu par la chambre pénale du Tribunal suprême présente des garanties, il reste que toute personne a droit à ce que la peine prononcée contre elle soit examinée par une juridiction supérieure.

8.2En ce qui concerne la possibilité d’obtenir une révision par la voie du recours en amparo, les auteurs font valoir que ce recours ne permet pas que le verdict de condamnation et la peine soient réexaminés intégralement, car la révision ne porte que sur les aspects de forme et de droit du jugement, ce qui fait que les prescriptions du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte ne sont pas satisfaites. Les auteurs renvoient à la jurisprudence du Comité.

8.3En ce qui concerne les réserves au paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte, les auteurs indiquent que l’État partie n’a formulé aucune réserve à l’égard de cette disposition. Ils font valoir que l’introduction d’une révision des jugements rendus par la chambre pénale du Tribunal suprême aurait une incidence minime pour l’État partie. Ils soulignent également que, d’après la jurisprudence du Comité, l’expression «conformément à la loi», au paragraphe 5 de l’article 14, ne signifie pas qu’il faille laisser l’existence même du droit de révision par une juridiction supérieure à la discrétion des États parties. Enfin, les auteurs réaffirment que parce qu’ils ont été jugés par le Tribunal suprême en premier et dernier ressort, le droit au double degré de juridiction en matière pénale a été violé de façon effective, réelle et irréparable.

Examen au fond

9.1Le Comité des droits de l’homme a examiné les communications en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

9.2Le Comité rappelle que les auteurs ont été jugés par le tribunal le plus élevé parce que l’un des coïnculpés dans l’enlèvement de M. Marey Samper était Ministre de l’intérieur, raison pour laquelle, conformément à la loi sur la procédure pénale espagnole, c’est la chambre pénale du Tribunal suprême qui a été saisie de la cause. Le Comité prend note des arguments de l’État partie qui affirme que la condamnation par la juridiction la plus élevée est compatible avec le Pacte et que le but recherché − protéger l’indépendance du pouvoir judiciaire et du pouvoir législatif − est légitime. Toutefois, le paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte consacre le droit de toute personne déclarée coupable d’une infraction de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation, conformément à la loi.

9.3Le Comité rappelle que l’expression «conformément à la loi» ne doit pas s’entendre comme laissant l’existence même du droit de révision, reconnu dans le Pacte, à la discrétion des États parties. Si la législation de l’État partie prévoit certains cas où une personne doit être jugée, du fait de sa charge, par une juridiction plus élevée que celle qui aurait été naturellement saisie, cette circonstance ne saurait à elle seule porter atteinte au droit de l’accusé de faire examiner la déclaration de culpabilité et la condamnation par une juridiction supérieure. Le Comité fait en outre observer que le recours en amparo ne peut être considéré comme un recours approprié au sens du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte. Par conséquent, le Comité conclut qu’il y a eu violation du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte.

10.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 5 de l’article 14 du Pacte.

11.Conformément aux dispositions du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer une réparation utile aux auteurs, sous forme d’une indemnisation, et de prendre les mesures nécessaires pour que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

12.En adhérant au Protocole facultatif, l’Espagne a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte. Conformément à l’article 2 du Pacte, l’État partie s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à leur assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie. Le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre‑vingt jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en espagnol (version originale), en anglais et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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