Nations Unies

CRC/C/91/D/94/2019

Convention relative aux droits de l ’ enfant

Distr. générale

19 décembre 2022

Français

Original : anglais

Comité des droits de l ’ enfant

Décision adoptée par le Comité au titre du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation de communications, concernant la communication no 94/2019 * , ** , ***

Communication présentée par :

S. F. (non représentée par un conseil)

Victime(s) présumée(s) :

W. W. et S. W.

État partie :

Irlande

Date de la communication :

16 août 2019 (date de la lettre initiale)

Date de la décision :

12 septembre 2022

Objet :

Retour des filles de l’auteure au Canada en application de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants

Question(s) de procédure :

Non-épuisement des recours internes ; insuffisance de fondement des griefs ; abus du droit de présenter une communication ; question déjà examinée par une autre instance internationale de règlement ; divulgation de renseignements

Article(s) de la Convention :

3, 9, 12, 16 et 27

Article(s) du Protocole facultatif  :

4 (par. 2), 6 et7 (al. d) et e))

1.1L’auteure de la communication est S. F., de nationalité canadienne et irlandaise, née le 23 juillet 1985. Elle présente la communication au nom de ses deux filles, W. W. et S. W., toutes deux de nationalité canadienne, nées respectivement le 29 mai 2015 et le 15 septembre 2017. Elle affirme que ses filles sont victimes d’une violation des droits qu’elles tiennent des articles 3, 9, 12, 16 et 27 de la Convention. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 24 décembre 2014. L’auteure n’est pas représentée par un conseil.

1.2Le 20 août 2019, le Groupe de travail des communications, agissant au nom du Comité et se fondant sur l’article 6 du Protocole facultatif, a demandé à l’État partie de prendre des mesures provisoires tendant à suspendre le retour de W. W. et de S. W. au Canada tant que la communication serait à l’examen. Le 23 août 2019, l’auteure a informé le Comité que les fillettes avaient été emmenées par les autorités et risquaient d’être renvoyées au Canada malgré les mesures provisoires. Le 2 septembre 2019, elle l’a informé qu’elle ne savait pas où se trouvaient ses filles. Le 4 septembre 2019, l’État partie a informé le Comité qu’il avait examiné attentivement et de bonne foi la demande de mesures provisoires du Comité, mais qu’il n’avait pu y donner suite, car cela entrait en conflit avec la procédure menée au titre de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants. Le 17 mai 2021, le Comité a rejeté la demande de l’État partie tendant à ce que la recevabilité de la communication soit examinée séparément du fond.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1En 2009, l’auteure a quitté l’Irlande pour s’installer en Colombie-Britannique (Canada), où elle a rencontré et épousé le père de ses deux filles, de nationalité canadienne. Le 23 novembre 2018, le couple a connu un conflit qu’il n’a pas pu surmonter. Alors que l’auteure n’avait aucune autre famille au Canada, son mari a refusé de quitter le domicile familial et est devenu de plus en plus violent psychologiquement et contrôlant. L’auteure n’avait aucun revenu et son mari refusait de subvenir à l’entretien des enfants. Au moment de la procédure relative au divorce et à la garde des enfants, l’auteure était travailleuse indépendante. Son état de santé s’est rapidement dégradé et elle n’a pas pu continuer de travailler. Elle allaitait encore sa fille cadette. L’auteure dit avoir des antécédents de dépression, d’anxiété, d’attaques de panique et d’idées suicidaires. Avant sa rupture, elle traitait ses problèmes de santé mentale par des médicaments.

2.2En décembre 2018, l’auteure est allée en Irlande avec ses deux filles aux frais de sa famille. Elle et ses filles sont rentrées au Canada comme prévu le 31 décembre 2018. L’auteure a essayé d’obtenir que son mari fasse l’objet d’une mesure d’éloignement. Elle affirme ne pas avoir pu bénéficier de l’assistance d’un avocat parce que la législation de la Colombie-Britannique prévoit seulement un nombre limité d’heures d’aide juridictionnelle gratuite. Lorsqu’il a appris que l’auteure avait demandé à ce qu’il fasse l’objet d’une mesure d’éloignement, son mari a obtenu de la Cour suprême de la Colombie-Britannique une ordonnance interdisant à l’auteure de faire quitter le territoire à ses filles sans son consentement exprès ou sans une nouvelle décision de justice. Pendant ce temps, la situation au domicile s’est détériorée. La fille aînée a commencé à faire des cauchemars à cause du conflit entre ses parents. Le 21 février 2019, l’auteure a tenté une nouvelle fois d’obtenir une mesure d’éloignement, mais a de nouveau été déboutée, car elle ne s’était pas adressée au bon tribunal. Elle n’était pas représentée par un conseil.

2.3Le 22 février 2019, alors que l’auteure voulait emmener les enfants en excursion dans les environs, son mari, croyant qu’elle partait définitivement, l’a agressée devant les filles. Il a été arrêté, avant d’être libéré sous caution avec interdiction d’entrer en contact avec l’auteure et les enfants. La police a ensuite expliqué à l’auteure que, faute de témoins, le père ne serait probablement pas inculpé et serait autorisé à revenir au domicile familial. Ne bénéficiant pas de l’aide juridictionnelle, l’auteure n’a pas été en mesure d’obtenir l’assistance d’un avocat. Elle était encore secouée par l’agression, n’avait plus d’argent et craignait pour sa santé mentale. Le 25 février 2019, malgré la décision de justice obtenue par son mari, l’auteure a quitté le Canada pour l’Irlande avec ses enfants afin de trouver refuge et soutien auprès de sa famille, d’offrir aux enfants un environnement stable sur le plan émotionnel et d’échapper à la violence présumée de son mari. Arrivée en Irlande, l’auteure a consulté un médecin, qui lui a prescrit des médicaments.

2.4Le 4 mars 2019, le mari de l’auteure a engagé une procédure devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique, qui lui a accordé la garde exclusive des deux enfants et a ordonné leur retour immédiat en Colombie-Britannique, lieu de leur résidence habituelle avant leur déplacement illicite.

Procédure menée en Irlande au titre de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants

2.5Le 15 mars 2019, le mari de l’auteure a engagé devant la Haute Cour d’Irlande une procédure au titre de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants et a bénéficié à cette fin d’une aide juridictionnelle. L’auteure a soutenu que le retour des filles au Canada créerait un risque grave qui conduirait à une situation intolérable pour elles, au sens de l’article 13 (par. b)) de la même Convention. Elle a fait valoir, entre autres choses, que le père des filles n’était pas disponible pour s’occuper d’elles au quotidien et n’avait pas réussi à mettre fin à sa consommation d’alcool et de drogues. Elle a également fait valoir qu’elle n’avait aucun revenu et n’avait pas reçu de soutien financier suffisant, qu’elle n’avait pas d’avocat et n’aurait pas les moyens de s’offrir les services d’un avocat en pratique privée au Canada, que les filles seraient exposées à un risque grave de préjudice psychologique et physique et que, si elle retournait au Canada, elle n’aurait nulle part où vivre, n’aurait pas d’argent, serait poursuivie au pénal et n’aurait pas droit à l’aide sociale. Le 24 mai 2019, la Cour a jugé que l’auteure avait déplacé illicitement ses deux filles et qu’elle n’avait pas démontré que celles-ci courraient un risque grave si elles étaient renvoyées au Canada. Elle a constaté que l’auteure avait bénéficié de l’assistance d’un avocat au Canada, mais qu’elle avait épuisé les quarante-cinq heures auxquelles elle avait droit.

2.6L’auteure a été déboutée de son recours devant la Cour d’appel d’Irlande le 30 juillet 2019. La Cour a fait observer que la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants avait uniquement trait à la situation des enfants sur le plan international et n’imposait pas l’évaluation de l’intérêt supérieur et du bien-être à long terme des enfants. Elle a noté que le père avait obtenu la garde exclusive des enfants, que celles-ci avaient leur résidence habituelle au Canada avant leur déplacement et que ce déplacement était contraire aux décisions de la Cour suprême de la Colombie-Britannique. Elle a rejeté l’argument de l’auteure selon lequel le père n’exerçait pas son droit de garde au moment du déplacement des enfants, faisant observer que l’intéressé était partie à une procédure devant les tribunaux canadiens, ce qui en soi équivalait à l’exercice du droit de garde. Elle a également jugé sans fondement l’affirmation de l’auteure selon laquelle l’absence d’aide juridictionnelle civile satisfaisante au Canada violerait le droit qu’elle tient des principes fondamentaux de la Constitution. En outre, le niveau de preuve requis pour établir l’existence d’un risque grave pour les enfants était élevé et cet aspect ne devait pas être mis sur le même pied que les considérations générales concernant le bien-être primordial de l’enfant. Enfin, s’agissant de l’invocation par l’auteure des articles 7 (par. 1) et 9 (par. 1) de la Convention relative aux droits de l’enfant, la Cour a estimé que ces articles jouaient tout aussi bien en faveur du père des enfants et que la procédure interne en cours au Canada permettrait de trancher les questions pertinentes. Elle a souligné que les articles 10 (par. 2), 11 et 18 (par. 1) de la Convention relative aux droits de l’enfant allaient dans le même sens que les dispositions de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants en ce qu’ils visaient à protéger et faire valoir le droit d’un enfant d’entretenir une relation avec ses deux parents et de voir les décisions relatives à son bien-être prises par l’instance la plus appropriée. Elle a ordonné que les enfants retournent au Canada le 21 août 2019.

2.7À une date non précisée, la Cour d’appel a refusé de surseoir à l’exécution de la décision dans l’attente d’un recours devant la Cour suprême. Le 2 août 2019, la demande d’aide juridictionnelle de l’auteure a été rejetée. L’auteure soutient que le délai entre le refus de l’aide juridictionnelle et la date à laquelle les enfants devaient rentrer au Canada (le 21 août 2019) n’était ni raisonnable ni suffisant pour lui permettre de former un nouveau recours, a fortiori compte tenu de son incapacité due à ses problèmes de santé et du fait qu’elle n’était pas représentée par un conseil. En outre, le greffe de la Cour suprême lui a indiqué que l’examen des requêtes adressées à la Cour pouvait prendre des mois et que les tribunaux étaient fermés pendant l’été. Même si elle avait obtenu l’autorisation de former un recours devant la Cour suprême, l’auteure n’aurait pas été mentalement en état de le préparer et le présenter. L’auteure ajoute que la Cour d’appel semble s’être appuyée sur une décision précédente rendue par la Cour suprême dans une affaire de droits de propriété pour refuser de prendre en considération les nouvelles preuves médicales qu’elle présentait et qui étaient une partie essentielle de son dossier.

2.8Le 23 août 2019, la Haute Cour a rendu une décision ordonnant à l’auteure de respecter la décision ordonnant le retour des enfants au Canada. Le 24 août 2019, les enfants sont rentrées au Canada, en compagnie de leur père.

Teneur de la plainte

3.1L’auteure affirme qu’en renvoyant ses filles au Canada, l’État partie a violé les droits que les intéressées tiennent des articles 3, 9, 12, 16 et 27 de la Convention. Elle affirme que ce retour pourrait dangereusement détériorer sa santé mentale, ce qui pourrait avoir des effets graves sur les enfants.

3.2L’auteure affirme également que la Haute Cour et la Cour d’appel n’ont pas pris en considération l’intérêt supérieur de ses filles et que la situation actuelle de celles-ci n’a pas été examinée en détail. Les tribunaux n’ont ni enquêté sur la situation des filles ni obtenu l’avis d’un professionnel à ce sujet. L’auteure fait observer que la justice a pris sa décision en étant pleinement consciente que le père ne subvenait aucunement aux besoins des enfants. Dans cette décision, il n’a été tenu compte ni du fait que le travail de l’intéressé l’éloignerait de son domicile pendant de longues périodes ni de la question de savoir qui s’occuperait des enfants pendant ce temps.

3.3L’auteure affirme en outre que les tribunaux irlandais n’ont pas évalué sa maladie mentale de façon satisfaisante. Aucune enquête n’a été menée, aucun avis professionnel n’a été demandé et aucune preuve médicale supplémentaire n’a été acceptée, la Cour d’appel ayant conclu à tort qu’il s’agissait d’éléments nouveaux.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans ses observations datées du 25 octobre 2019, l’État partie soutient que la communication devrait être déclarée irrecevable au regard de l’article 7 (al. c), d), e) et f)) du Protocole facultatif.

4.2L’État partie soutient que la communication est irrecevable au regard de l’article 7 (al. c)) du Protocole facultatif en ce que l’auteure demande seulement la réévaluation des faits sur lesquels la Haute Cour et la Cour d’appel ont fondé leurs décisions. En outre, l’auteure se plaint essentiellement d’une violation présumée de ses droits, qui ne sont pas couverts par la Convention.

4.3L’État partie soutient également que la communication est irrecevable au regard de l’article 7 (al. d)) du Protocole facultatif en ce que, le 6 août 2019, l’auteure a saisi la Cour européenne des droits de l’homme d’une demande de mesures provisoires, rejetée le 16 août 2019 au motif qu’elle n’avait pas démontré que ses filles risquaient de subir un préjudice irréparable si elles retournaient au Canada. La décision montrait avec suffisamment de précision sur quelles bases la Cour avait fondé l’examen de la demande de mesures provisoires.

4.4L’État partie affirme également que la communication est irrecevable au regard de l’article 7 (al. e)) du Protocole facultatif en ce que l’auteure n’a pas demandé l’autorisation de former recours auprès de la Cour suprême. Si la Cour suprême avait accédé à une demande de ce type, l’auteure aurait pu lui demander un sursis à l’exécution de la décision ordonnant le retour des enfants au Canada, qui selon toute probabilité aurait été accepté compte tenu de la pratique de la Cour suprême dans ce type d’affaires. S’il prend note de l’argument de l’auteure selon lequel elle n’a pas soumis de demande parce qu’elle pensait, entre autres choses, qu’un précédent de la Cour ne lui était pas favorable, l’État partie maintient que l’auteure avait le temps de saisir la Cour suprême d’une demande d’autorisation de recours avant la date prévue pour le retour des enfants au Canada et que la Cour suprême aurait rendu une décision avant la date du retour.

4.5L’État partie soutient que la communication est irrecevable au regard de l’article 7 (al. f)) du Protocole facultatif, parce que les griefs de l’auteure sont manifestement mal fondés ou insuffisamment motivés. Ses allégations ne sont pas assez précises. Plusieurs de ses griefs ont trait à ses problèmes de santé, mais l’analyse des décisions de la Haute Cour et de la Cour d’appel (les juridictions supérieures) montre bien que ces deux juridictions ont examiné cette question en détail et pris en considération à la fois les éléments de preuve que l’auteure a présentés dans ses affidavits, l’effet qu’un retour au Canada aurait sur elle et les conséquences que cela pourrait avoir pour les enfants au regard de l’article 13 (al. b)) de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants. L’auteure n’a pas démontré que la façon dont les tribunaux ont examiné les éléments relatifs à son mauvais état de santé a donné lieu à des violations particulières et identifiables des droits que ses enfants tiennent de la Convention.

4.6Selon l’État partie, l’affirmation de l’auteure selon laquelle les juridictions supérieures n’ont pas évalué la situation familiale et l’intérêt supérieur des enfants d’une façon raisonnablement satisfaisante ne résiste pas à l’examen du texte des décisions, dont il ressort clairement que les deux cours ont évalué l’affaire au regard de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme), des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme dans les affaires Neulinger et Shuruk c . Suisse et X . c . Lettonie et de la Convention, entre autres choses, et ont procédé à un exercice de mise en balance correct et nuancé à l’issue d’audiences complètes.

4.7L’État partie soutient en outre que le grief de l’auteure selon lequel les juridictions supérieures ont commis des erreurs factuelles n’est pas assez détaillé et semble reposer sur le fait que l’auteure conteste les constatations de fait la concernant. Ces constatations, ni arbitraires ni dénuées de fondement, ont été faites par les deux cours.

4.8L’État partie soutient également que l’examen des décisions des juridictions supérieures ne permet pas de confirmer l’affirmation de l’auteure selon laquelle elle a fait savoir dès le départ qu’elle ne retournerait pas au Canada avec ses filles et que le fait de confier celles-ci à la garde de leur père violait les droits qu’elles tiennent de la Convention relative aux droits de l’enfant. L’arrêt de la Haute Cour montre clairement que cette question n’a pas été débattue devant cette juridiction, mais que l’opportunité du retour des enfants au Canada avec leur père a été évaluée. Dans l’arrêt de la Cour d’appel, une section est consacrée au fait que l’auteure ne retournerait pas au Canada avec ses enfants, sous le titre « Intention of the appellant not to return » (Intention de l’appelante de ne pas retourner au Canada).

4.9Le grief de l’auteure selon lequel le refus de la Cour d’appel de surseoir à l’exécution de l’ordonnance dans l’attente d’un recours devant la Cour suprême a porté atteinte aux droits que les enfants tiennent de la Convention ne résiste pas à l’examen puisque l’auteure disposait de suffisamment de temps et avait accès à la procédure adéquate pour demander à la Cour suprême une autorisation de recours, ce qui aurait ouvert la voie à une demande de sursis devant cette même juridiction.

4.10L’État partie soutient que, dans leurs arrêts, les juridictions supérieures ont toutes deux pris en considération le grief de l’auteure concernant son incapacité financière supposée à s’assurer les services d’un avocat au Canada. La décision de la Haute Cour présente une analyse complète de ce grief, qui a été examiné à la fois au regard de l’article 13 (al. b)) et de l’article 20 de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants. L’auteure n’a pas soulevé devant les juridictions supérieures le grief selon lequel les droits que ses filles tiennent de la Convention relative aux droits de l’enfant ont été violés parce qu’elle n’a pas bénéficié d’une aide juridictionnelle aux fins de l’introduction d’un recours devant la Cour d’appel, et l’État partie conteste la réalité de cette violation.

4.11L’État partie conclut que l’auteure n’a pas démontré que les actes ou les omissions allégués de l’État partie ont porté atteinte aux droits garantis par la Convention à ses filles. L’auteure n’a pas non plus démontré que l’appréciation par les juridictions de l’État partie des faits et des éléments de preuve qu’elle a présentés était manifestement arbitraire ou constituait un déni de justice.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Le 17 décembre 2019, l’auteure a soumis ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité. Elle affirme que le rejet par l’État partie de sa demande de mesure provisoire qui visait à éviter le renvoi des enfants au Canada les a mises, elle et ses filles, dans une situation de grande vulnérabilité. Les tribunaux de l’État partie ont tenu une audience d’urgence ; ils ont donné à l’auteure un préavis de moins de vingt-quatre heures et ordonné que ses filles soient séparées d’elle. À cette audience, le tribunal a indiqué à l’auteure, qui n’était pas représentée par un conseil, que l’Organisation des Nations Unies n’avait « aucun pouvoir dans ce tribunal » et a rejeté ses demandes, à savoir : a) surseoir au retour jusqu’à ce que l’État partie donne une réponse, quelle qu’elle soit ; b) surseoir au retour pendant quelques jours afin qu’elle puisse éventuellement obtenir l’assistance d’un avocat ; ou, à défaut de tout ce qui précède, c) surseoir au retour pendant une semaine pour qu’elle puisse s’organiser pour faire le voyage avec ses enfants. Le tribunal a ordonné la remise immédiate des enfants à leur père, sans même autoriser l’auteure à leur dire au revoir ou à leur expliquer ce qui se passait. Il a même refusé de rendre une ordonnance de contact qui aurait couvert la période pendant laquelle ses filles et elle seraient séparées.

5.2En conséquence, l’auteure et ses filles ont souffert psychologiquement et moralement et ont subi un préjudice dont elles ressentiront les effets toute leur vie. Rien n’a été fait pour préserver l’attachement des jeunes enfants à la personne qui s’occupe d’eux au premier chef. Il est admis depuis longtemps que la rupture soudaine et forcée de ce lien peut gravement traumatiser les jeunes enfants, ce que l’État partie aurait pu savoir s’il avait désigné un expert indépendant pour protéger les intérêts des filles.

5.3Lors de l’audience où le tribunal a ordonné le retour immédiat des enfants, l’État partie a transmis au conseil du père des copies des documents soumis au Comité par l’auteure. Selon cette dernière, il était au mieux inapproprié, au pire illégal, de communiquer ces renseignements, que l’équipe juridique du père a ensuite utilisés pour l’attaquer au Canada. L’auteure estime qu’en agissant ainsi, l’État partie a violé l’article 4 du Protocole facultatif. Elle soutient que, si elle avait bénéficié d’une aide juridictionnelle en Irlande, même si le retour avait été ordonné, un avocat lui aurait probablement conseillé de ne pas divulguer ses antécédents médicaux comme elle l’a fait et ces renseignements n’auraient donc pas été utilisés contre elle, comme c’est le cas depuis son retour au Canada.

5.4L’auteure explique que ses craintes se sont réalisées puisque les enfants et elle-même se retrouvent de nouveau dans une situation très difficile, sans aide juridictionnelle et sans aucun soutien familial.

5.5Les tribunaux irlandais avaient pris acte de l’engagement pris par le père des enfants de quitter le domicile familial et de remettre les enfants à l’auteure dès qu’elle rentrerait au Canada. L’auteure leur avait alors fait valoir qu’on ne pouvait pas faire confiance au père pour tenir ses engagements. Son argument avait été rejeté au motif qu’il était courant, dans le cadre de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, de demander et d’accepter des engagements et qu’il n’y avait aucune raison de penser que les tribunaux canadiens n’interviendraient pas en cas de manquement.

5.6L’auteure explique que le père s’est opposé à toutes ses tentatives de contact avec les enfants entre le 23 août 2019 et la date de son retour au Canada. Le 3 septembre 2019, lorsqu’elle est arrivée au domicile familial, elle l’a trouvé vide. Le père était parti avec les enfants, en ne laissant aucune information sur l’endroit où ils se trouvaient.

5.7Le 6 septembre 2019, l’auteure a comparu devant la Cour suprême. Son avocat, qu’elle a payé en empruntant « d’urgence et en catastrophe » de l’argent à sa famille, a soutenu que le père avait déjà manqué aux engagements qu’il avait pris devant les tribunaux irlandais. L’auteure a été autorisée à demeurer au domicile familial, mais le juge a ordonné la mise en place immédiate d’une garde alternée, à égalité entre les deux parents. Lorsque les enfants ont été rendus à l’auteure le 9 septembre 2019, sa fille de 4 ans montrait des signes d’un grave traumatisme émotionnel. Elle s’est mise à lécher l’auteure, à mettre ses doigts dans sa bouche et à essayer de téter. Elle a également commencé à mouiller son lit chaque nuit. Ces signes persistent à ce jour.

5.8L’auteure précise que sa plainte n’a pas été examinée par une autre instance internationale d’enquête. Elle a en effet saisi la Cour européenne des droits de l’homme, mais uniquement pour obtenir une mesure provisoire, à savoir la suspension du retour des enfants dans l’attente de la soumission d’une requête sur le fond devant la Cour. Lorsque sa demande de mesure provisoire a été examinée et rejetée, elle a été invitée à soumettre une requête à la Cour européenne des droits de l’homme, ce qu’elle n’a pas fait.

5.9L’auteure explique également que, lorsqu’elle a reçu l’arrêt de la Cour d’appel ordonnant le retour immédiat des enfants, elle a demandé à la Cour de surseoir à l’exécution de la décision afin de pouvoir saisir la Cour suprême. Sa demande a été rejetée. L’auteure s’est renseignée auprès du greffe de la Cour suprême sur la procédure à suivre pour demander une autorisation de recours et il lui a été répondu que l’examen d’une telle demande prenait au moins six semaines en raison de l’arriéré important. Elle a de nouveau demandé une aide juridictionnelle, qui lui a été refusée. Voilà pourquoi elle affirme avoir épuisé tous les recours internes qui lui étaient ouverts en tant que personne non spécialiste soumise à un délai impossible à tenir. Elle soutient qu’on ne peut attendre d’une personne non spécialiste qui souffre de problèmes de santé et qui n’est pas représentée par un conseil qu’elle dispose des ressources techniques et émotionnelles nécessaires pour demander une autorisation de former recours devant la Cour suprême.

5.10En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel son dossier n’est pas assez détaillé, l’auteure dit avoir présenté sa demande au Comité dans une hâte extrême, dans l’objectif de fournir assez de renseignements pour obtenir une mesure provisoire. Elle pensait qu’elle serait ensuite invitée à présenter des éléments de preuve supplémentaires. Elle soutient que, parce qu’on lui a refusé l’aide juridictionnelle et que les règles de procédure sont injustes, ses filles n’ont pas été entendues de façon équitable par les tribunaux irlandais.

Commentaires complémentaires de l’auteure

6.1Dans ses commentaires du 29 août 2020, du 19 mars 2021 et du 9 juin 2021, l’auteure indique que le père de ses enfants l’a poursuivie en justice pour récupérer le montant des dépenses engagées dans le cadre de la procédure menée au titre de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants (l’équivalent de 20 000 dollars des États-Unis pour les frais engagés pour se rendre en Irlande et ramener les enfants au Canada et l’équivalent de 5 000 dollars à titre d’amende), manquant ainsi aux engagements qu’il avait pris sous serment devant les tribunaux irlandais.

6.2L’auteure indique également que la police canadienne l’a arrêtée le 9 juin 2021 en lien avec la procédure menée au titre de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants. Elle a été inculpée d’enlèvement par un parent ou tuteur et de non‑respect d’une décision de justice. Elle affirme que cette arrestation et ces poursuites sont contraires aux décisions de la Haute Cour irlandaise, confirment les arguments qu’elle a présentés devant les tribunaux de l’État partie et montrent bien que l’État partie refuse et est incapable de protéger l’intérêt supérieur de ses filles.

Observations de l’État partie sur le fond

7.1Dans ses observations du 17 novembre 2021 sur le fond, l’État partie soutient que l’auteure n’a pas étayé ses allégations de violation des droits que ses enfants tiennent de la Convention.

7.2S’agissant des griefs que l’auteure tire de l’article 9 de la Convention, l’État partie fait observer que les droits protégés par cet articleconcernent la relation des enfants avec les deux parents et pas seulement avec la mère. Il soutient ne pas avoir causé la séparation entre les enfants et l’auteure ; c’est cette dernière qui a séparé les enfants de leur père en les déplaçant illégalement et en ne les ramenant pas au Canada. L’État partie fait valoir que ses tribunaux ont ordonné le retour des filles et que l’auteure était libre de rentrer au Canada avecelles.

7.3L’État partie fait également observer que l’auteure dénonce une violation des articles 16 et 27 de la Convention sans étayer suffisamment ses griefs. Il renvoie aux décisions circonstanciées de la Haute Cour et de la Cour d’appel irlandaises, qui démontrent l’absence d’arbitraire.

7.4L’État partie soutient que l’auteure, dans ses allégations au titre de l’article 3 de la Convention, semble laisser entendre que l’application de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants en soi ou la façon dont les tribunaux irlandais l’ont appliquée a conduit à une violation de cet article. Selon lui, l’application de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants est, en principe, en parfaite adéquation avec la Convention relative aux droits de l’enfant, y compris son article 3. Dans le cas d’espèce, on ne peut conclure que la façon dont les tribunaux irlandais ont appliqué la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants n’était pas conforme à l’article 3 de la Convention relative aux droits de l’enfant.

7.5L’État partie explique que les procédures menées au titre de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants devant les juridictions supérieures irlandaises sont conduites entre les parents des enfants et à huis clos, dans l’intérêt supérieur des enfants. Il n’a pas accès aux affidavits et pièces justificatives déposés par les parties au litige et se fonde uniquement sur les renseignements que contiennent les décisions de justice. Il souligne que le père des enfants n’est pas partie à la procédure de communication devant le Comité et que, par conséquent, les informations dont celui-ci est saisi en ce qui concerne les faits sont partielles.

7.6L’État partie soutient que, contrairement à ce qu’affirme l’auteure, la Haute Cour a bien pris en considération son état de santé mentale et a procédé à une analyse approfondie de l’effet qu’il aurait sur les enfants en cas de retour au Canada. Il renvoie à l’arrêt de la Haute Cour, dans lequel il est fait référence aux rapports médicaux mentionnant les rendez‑vous de l’auteure avec un médecin généraliste et les médicaments pris par l’intéressée. La Haute Cour a considéré que l’auteure n’avait pas présenté de preuves suffisantes pour pouvoir fonder sa défense sur les dispositions de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants. Il lui appartenait de présenter des preuves convaincantes du fait que sa santé mentale était si fragile qu’il serait intolérable pour les enfants de retourner au Canada, ce qu’elle n’avait pas fait.

7.7L’État partie indique que, bien qu’il n’ait pas vu les documents, l’auteure semble avoir ensuite essayé de présenter comme nouveaux éléments de preuve devant la Cour d’appel d’anciens dossiers médicaux et des notes de son médecin généraliste qui, bien que postérieurs à la décision de la Haute Cour, faisaient référence à ses antécédents de troubles mentaux. La Cour d’appel était en droit de considérer que ces preuves auraient pu être produites devant la Haute Cour. Elle a noté que l’auteure affirmait qu’elle n’avait pas eu assez de temps pour obtenir une évaluation indépendante de son état de santé mentale, qu’elle jugeait stressants et précipités l’audience et les événements qui l’avaient précédée et qu’elle estimait que des preuves médicales essentielles n’avaient pas été prises en considération, ce qui avait conduit le juge de première instance à considérer que les preuves qu’il avait devant lui n’étaient pas suffisantes pour prouver l’existence du risque grave visé à l’article 13 de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants. La Cour d’appel a pris en considération les arguments concernant la santé mentale de l’auteure à plusieurs autres occasions. Au paragraphe 20 de son arrêt, elle évoque l’argument de l’auteure concernant la forte pression émotionnelle que la procédure devant le tribunal de la famille ferait probablement peser sur elle étant donné qu’elle ne peut pas bénéficier de l’aide juridictionnelle et qu’elle fait face à une extrême inégalité des armes puisque le père a payé un avocat pour le représenter.

7.8L’État partie fait observer que, dans le cadre de la procédure devant la Haute Cour, l’auteure semble avoir déposé au moins deux affidavits, dont l’un contenait, selon le paragraphe 30 de l’arrêt, « un volume important » de pièces justificatives. Il semble que dans aucun de ces deux affidavits l’auteure n’indique expressément ne pas avoir l’intention de retourner au Canada en raison de ses troubles mentaux. Aucun argument en ce sens ne semble avoir été avancé devant la Haute Cour. La question de savoir si l’auteure a cherché ou non à exprimer dès le départ sa réticence à accompagner ses enfants dans l’hypothèse où leur retour serait ordonné n’a pas d’importance puisque ce point a été soulevé devant la Cour d’appel. Si l’auteure défendait devant la Haute Cour l’argument selon lequel ses troubles mentaux étaient tels qu’ils nuiraient aux enfants de façon intolérable si leur retour était ordonné (et c’est manifestement ce qu’elle faisait), il est intéressant de noter qu’elle n’a pas souligné dans ses affidavits qu’elle ne supporterait personnellement pas de rentrer au Canada avec ses enfants à cause desdits troubles. L’auteure semble avoir changé son axe de défense entre les deux audiences et avoir cherché à mettre l’accent sur ses troubles mentaux en affirmant qu’elle ne supporterait pas de retourner au Canada à cause de ces troubles. La lecture attentive de l’arrêt de la Cour d’appel montre que telle était l’opinion de cette juridiction.

7.9L’État partie souligne que la Cour d’appel a estimé que l’auteure essayait de faire correspondre sa situation aux faits de l’affaire M . L . c . J . C ., qu’elle avait précédemment examinée. Or, contrairement à la personne concernée par cette affaire, l’auteure n’avait pas eu de problème de santé mentale ayant rendu nécessaires une hospitalisation et des soins ambulatoires juste avant le déplacement illicite. Elle a certes fait l’objet de traitements médicamenteux pour des troubles mentaux chroniques, mais ce seul fait ne suffit pas à justifier une défense fondée sur l’existence d’un risque grave pour les enfants comme envisagé à l’article 13 de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants.

7.10L’État partie soutient que la Haute Cour a pris en considération l’éventualité que l’auteure ne rentre pas avec ses filles et a estimé que ce non-retour ne nuirait pas excessivement aux enfants. Dans la décision de la Cour d’appel, la question du non-retour de la mère a été expressément analysée à la lumière de l’argument de l’auteure concernant sa santé mentale. De plus, l’État partie considère que l’auteure n’a pas expliqué au Comité la nature exacte de ses troubles mentaux. En tout état de cause, elle n’a pas démontré au Comité que les éléments de preuve qui n’ont pas été admis n’étaient pas à sa disposition lorsqu’elle a présenté son dossier devant la Haute Cour.

7.11En ce qui concerne l’affirmation de l’auteure selon laquelle l’État partie n’a pas évalué la situation familiale et l’intérêt supérieur des enfants d’une façon raisonnablement satisfaisante, l’État partie fait valoir que les tribunaux irlandais ont pris leurs décisions concernant l’intérêt supérieur des enfants dans le cadre de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants. Le retour immédiat de l’enfant tel que prévu par la Convention ne saurait être garanti si, dans chaque affaire d’enlèvement d’enfant, il fallait procéder à une évaluation sociale détaillée de l’intérêt supérieur de l’enfant à long terme, comme celles qui sont normalement menées dans l’État de résidence habituelle de l’enfant. Une telle évaluation détaillée prend énormément de temps et exige souvent de consulter des dossiers médicaux, scolaires et autres, et d’entendre des témoins, qui se trouvent tous dans l’État d’origine.

7.12L’État partie soutient que ses tribunaux ont évalué la situation familiale des enfants de façon détaillée, prudente, mesurée et complète et avec délicatesse, et certainement de façon « raisonnablement satisfaisante ». Au sujet de la possibilité que les filles soient confiées à leur père à leur retour, les paragraphes 75 à 77 de l’arrêt de la Haute Cour se lisent comme suit : « Sur la question de l’inaptitude du requérant à s’occuper des enfants, j’ai également la conviction que les éléments de preuve présentés à la Cour ne permettent pas d’établir l’existence d’un risque grave que les enfants soient placées dans une situation intolérable à leur retour en raison de l’inaptitude du requérant, qui est contestée. […] En outre, j’estime que toutes ces questions peuvent et devraient être tranchées par les tribunaux canadiens. La Cour a bien conscience que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme lui impose de garder à l’esprit l’intérêt supérieur de l’enfant. » [Traduction non officielle.]

7.13L’État partie conteste que le fait que l’auteure n’ait pas bénéficié d’une aide juridictionnelle dans le cadre de son appel mette en jeu l’article 3 de la Convention ; si tel est le cas, l’article 3 n’a pas été violé de ce fait. Tout pays doit allouer les ressources de son système d’aide juridictionnelle de façon efficiente. L’auteure a bénéficié d’une aide juridictionnelle pour sa défense devant la Haute Cour dans le cadre de la procédure menée au titre de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants, mais s’est vu refuser cette aide pour son recours devant la Cour d’appel. Le Comité peut constater que la Commission de l’aide juridictionnelle a évalué les chances de succès de cet appel. L’État partie estime que ce système est tout à fait raisonnable, non seulement parce qu’il permet de répartir équitablement les ressources de l’aide juridictionnelle entre les nombreuses demandes des citoyens et des contribuables, mais aussi parce qu’il garantit que les juridictions d’appel ne seront pas saisies de recours inutiles ou dénués de fondement.

7.14L’État partie fait valoir que la Cour d’appel a examiné les griefs soulevés par l’auteure concernant le fait qu’elle n’a pas bénéficié d’aide juridictionnelle au Canada pour faire valoir l’existence d’un risque grave tel que visé à l’article 13 et à l’article 20 de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants. Le paragraphe 68 de l’arrêt de la Cour d’appel se lit comme suit : « Tous les rapports des organes chargés des droits de l’homme que l’appelante cite à l’appui de ses griefs ne suffisent pas à atteindre le niveau de preuve requis par la jurisprudence. […] Après un examen attentif des documents mentionnés et auxquels il est fait allusion dans les observations juridiques écrites de l’appelante, et bien qu’il convienne de tenir dûment compte du contenu de ces documents dans la mesure où ils sont pertinents, j’ai acquis la conviction que, dans leur ensemble, les documents sont loin d’établir un moyen de défense valable, que ce soit en vertu de l’article 13 (al. b)) ou de l’article 20 de la Convention de La Haye. » [Traduction non officielle]. Comme il ressort clairement de l’arrêt de la Cour d’appel, une simple allégation de non-fourniture d’une assistance juridictionnelle ne suffit pas à empêcher un retour en application de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants. Le défendeur doit démontrer, selon la règle de la prépondérance des probabilités, que les tribunaux de l’autre État seraient incapables de faire valoir les droits de l’enfant en raison de l’absence d’aide juridictionnelle.

7.15S’agissant de l’opinion des enfants, l’État partie fait observer que l’auteure n’a pas demandé que ses filles soient représentées de manière indépendante et qu’elle a présenté ses arguments en partant du principe selon lequel leurs droits s’alignaient parfaitement sur ses intérêts. Il fait également observer que le père semble lui aussi avoir jugé qu’il était inutile que les fillettes, très jeunes, soient représentées de manière indépendante. Dans le cadre de l’application de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants en Irlande, le tribunal s’enquiert généralement de l’opinion des enfants âgés de 6 ans et plus. Il le fait pour les enfants plus jeunes lorsqu’un problème particulier est porté à son attention et qu’il serait approprié de recueillir l’avis de l’enfant. En l’espèce, l’auteure n’a pas fait valoir que ses filles pouvaient se forger leur propre opinion.

7.16En ce qui concerne les antécédents médicaux de l’auteure, l’État partie explique qu’il est d’usage, à l’issue des procédures menées au titre de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants devant les tribunaux irlandais, de transmettre les documents aux tribunaux de l’État requérant et aux avocats des parties dans cet État. Les renseignements que l’auteure a fournis aux tribunaux irlandais concernant sa santé mentale ont donc été transmis aux parties aux seules fins d’un éventuel procès au Canada.

7.17S’agissant de l’argument de l’auteure concernant le non-respect présumé des engagements que le père avait pris devant le tribunal irlandais, l’État partie fait observer que l’on ne voit pas bien comment l’auteure en conclut que cela aurait conduit à une violation de la Convention.

Intervention de tiers

8.1Le 1er décembre 2021, Aire Centre Ireland est intervenue en tant que tiers. L’organisation rappelle que la procédure menée au titre de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants doit être rapide, le but étant d’éviter les effets négatifs d’un nouveau déracinement pour les enfants. La procédure d’évaluation et de détermination de l’intérêt supérieur doit être adaptée aux spécificités de l’article 13 de la Convention. Cet article n’exige pas la conduite d’une procédure complète d’évaluation et de détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant, telle qu’elle est décrite en détail dans l’observation générale no 14 (2014) du Comité, cette procédure relevant de la responsabilité des tribunaux du pays d’où l’enfant a été enlevé.

8.2L’organisation fait également observer que les enfants visés par une procédure menée au titre de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants qui les concerne directement ne sont bien souvent même pas joints en tant que partie à cette procédure, et encore moins représentés. Les parents qui demandent ou contestent le retour

d’un enfant ne sont pas forcément les mieux placés pour évaluer, déterminer ou présenter l’intérêt supérieur de l’enfant ou pour faire valoir son opinion ou son point de vue, qui ne coïncident pas forcément avec les leurs. Il convient alors de confier cette responsabilité à une personne indépendante des parents.

8.3L’organisation souligne à nouveau que le critère déterminant au regard de l’article 13 (al. b)) de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants est le risque de préjudice physique ou psychique ou une situation intolérable pour l’enfant et non le risque de préjudice ou une situation intolérable pour le parent ravisseur. Lorsque le parent ravisseur affirme que l’effet du retour sur sa propre situation aura un effet négatif indirect grave sur l’enfant, il est encore plus important de désigner une personne indépendante. Le juge sera alors à même d’évaluer l’intérêt supérieur de l’enfant et de prendre en considération son opinion et son point de vue en se fondant sur des informations indépendantes et pas seulement par le prisme des préoccupations exprimées par le parent ravisseur au sujet de son propre bien-être. Dans l’affaire A . et B c . Croatie, la Cour européenne des droits de l’homme a demandé que l’enfant concernée soit représentée par un conseil indépendant, afin que ses intérêts, ses souhaits et ses sentiments soient présentés séparément de ceux de sa mère. Dans le guide intitulé Convention Enlèvement d ’ enfants de 1980, Guide de bonnes pratiques, il est indiqué que la situation financière précaire du parent ayant soustrait l’enfant ne justifie pas une décision de non-retour, et des exemples d’affaires jugées dans différents pays sont cités.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant le fond et sur l’intervention de tiers

9.1Le 28 février 2022, l’auteure a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant le fond. Elle signale que son divorce est toujours en cours et qu’elle est poursuivie au pénal par les tribunaux canadiens pour enlèvement, malgré les engagements pris devant les tribunaux irlandais dans le cadre de la procédure menée au titre de la Convention de La Haye.

9.2S’agissant de l’intervention de tiers, l’auteure estime également que les intérêts des enfants sont primordiaux. À aucun moment les tribunaux irlandais n’ont envisagé de désigner quelqu’un pour défendre l’intérêt supérieur de ses filles : ils les ont simplement considérées comme des biens à renvoyer dans leur pays d’origine, en interprétant rapidement et simplement la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants. L’auteure affirme que sa fille aînée était en âge d’être entendue par un pédopsychologue compétent.

Commentaires de l’État partie sur l’intervention de tiers

10.Le 28 février 2022, l’État partie a soumis ses commentaires sur l’intervention de tiers, se contentant de faire observer que l’intention du tiers était d’apporter des informations pertinentes quant à l’interprétation de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfantset à la jurisprudence en la matière, et non de plaider en faveur de telle ou telle conclusion.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

11.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 20 de son règlement intérieur au titre du Protocole facultatif, déterminer si la communication est recevable.

11.2Le Comité note que l’État partie affirme que la même question a été examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement et que la communication devrait donc être déclarée irrecevable au regard de l’article 7 (al. d)) du Protocole facultatif. Il observe que, le 6 août 2019, avant de lui soumettre sa communication, l’auteure a présenté à la Cour européenne des droits de l’homme une demande de mesures provisoires concernant la même question, qui a été rejetée le 16 août 2019. Il prend note de l’argument de l’auteure − non contesté par l’État partie − selon lequel elle n’a présenté à la Cour européenne des droits de l’homme qu’une demande de mesures provisoires et non une requête sur le fond. Il considère donc que la Cour n’a pas examiné la même question au sens de l’article 7 (al. d)) du Protocole facultatif et qu’il n’est donc pas empêché par cette disposition d’examiner la communication.

11.3Le Comité note également que l’État partie soutient que la communication est irrecevable au regard de l’article 7 (al. e)) du Protocole facultatif en raison du non‑épuisement des recours internes, l’auteure n’ayant pas demandé à la Cour suprême l’autorisation de former recours. Il note aussi que l’auteure a été déboutée le 30 juillet 2019 de son appel contre la décision de la Haute Cour ordonnant le retour des enfants au Canada et que la Cour d’appel a refusé de surseoir à l’exécution de la décision dans l’attente d’un recours devant la Cour suprême. Il note que l’auteure explique ne pas avoir demandé à la Cour suprême l’autorisation de former recours parce qu’elle n’était pas représentée par un conseil et n’avait pas de possibilité raisonnable de faire appel, compte tenu de sa santé mentale et du fait que l’aide juridictionnelle lui a été refusée très peu de temps (le 2 août 2019) avant la date à laquelle les enfants devaient rentrer au Canada (le 21 août 2019). Il considère toutefois que le fait qu’elle n’avait que 19 jours pour former un recours devant la Cour suprême n’est pas en soi une raison suffisante pour lever l’obligation d’épuiser les recours internes et que rien dans le dossier ne porte à croire que les problèmes de santé mentale de l’auteure étaient de nature à justifier qu’elle ne forme pas un tel recours. Il considère également que l’auteure n’a pas démontré, dans les circonstances particulières de l’espèce, que sa situation financière et l’impossibilité de bénéficier de l’aide juridictionnelle l’empêchaient de former un recours devant la Cour suprême. À cet égard, il estime qu’en principe des considérations financières qui ne sont pas dûment justifiées ne dispensent pas les auteurs d’épuiser les voies de recours. Il observe que, pendant la même période, l’auteure a été capable de soumettre une demande de mesures provisoires à la Cour européenne des droits de l’homme et la présente communication au Comité.

11.4Le Comité rappelle que les auteurs doivent avoir épuisé toutes les voies de recours judiciaires et administratives susceptibles de leur offrir une perspective raisonnable de réparation. Il estime qu’il n’est pas nécessaire d’avoir épuisé les recours internes si ceux-ci n’ont objectivement aucune chance d’aboutir, par exemple, dans les cas où la législation interne applicable entraînerait inévitablement le rejet de la demande ou lorsque la jurisprudence établie des plus hautes instances judiciaires exclut toute issue positive. Néanmoins, il rappelle que de simples doutes ou supputations quant à l’utilité des recours internes ou leurs chances d’aboutir ne suffisent pas à dispenser les auteurs d’épuiser ces recours.

11.5En l’espèce, le Comité prend note de l’argument de l’État partie, non réfuté par l’auteure, selon lequel, si la Cour suprême l’avait autorisée à former un recours, l’auteure aurait pu demander un sursis à l’exécution de la décision ordonnant le retour des enfants, et l’aurait très probablement obtenu, compte tenu de la pratique de la Cour suprême dans de telles affaires.

11.6Le Comité prend également note de l’explication fournie par l’auteure, qui dit ne pas avoir demandé l’autorisation de former recours auprès de la Cour suprême parce que le greffe de la Cour l’avait informée que l’examen d’une telle demande prenait généralement deux semaines. Il prend toutefois note aussi de l’argument de l’État partie selon lequel la Cour suprême aurait rendu sa décision avant la date de retour des enfants. En l’absence d’autre justification de l’auteure concernant les raisons pour lesquelles elle n’a pas utilisé ce recours, le Comité considère que l’auteure n’a pas épuisé tous les recours internes utiles et disponibles dont elle pouvait raisonnablement se prévaloir pour dénoncer la violation présumée des droits que ses filles tiennent de la Convention.

12.Le Comité conclut que la communication est irrecevable au regard de l’article 7 (al. e)) du Protocole facultatif au motif que les recours internes n’ont pas été épuisés.

13.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard de l’article 7 (al.e)) du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’auteure de la communication et, pour information, à l’État partie.

Annexe

[Original : français]

Opinion conjointe (dissidente) de Hynd Ayoubi Idrissi, LuisErnesto Pedernera Reyna et José Ángel Rodríguez Reyes

1.La présente opinion porte sur les points ayant trait :

a)Au rejet des mesures provisoires demandées par le Groupe de travail des communications, agissant au nom du Comité et se fondant sur l’article 6 du Protocole facultatif, qui a demandé à l’État partie de suspendre le retour de W. W. et de S. W. au Canada tant que la communication serait à l’examen ;

b)À l’irrecevabilité pour non-épuisement des voies de recours internes, conformément aux dispositions de l’article 7 (al. e)) du Protocole facultatif.

2.S’agissant de la non-considération des mesures provisoires, l’État partie a indiqué, le 4 septembre 2019, qu’il avait examiné attentivement et de bonne foi la demande de mesures provisoires du Comité, mais qu’il n’avait pu y donner suite, car cela entrait en conflit avec la procédure menée au titre de la Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international d’enfants.

3.À cet égard, il faut rappeler que la demande de mesures provisoires répond à un souci de prévenir la survenance d’un préjudice irréparable. De même, un État partie ne saurait se soustraire à ses obligations relevant de l’article 6 (par. 1) du Protocole facultatif en invoquant le conflit éventuel avec sa législation interne ou un traité à caractère international.

4.En l’espèce, le non-respect des mesures provisoires demandées par le Comité en vue de suspendre le retour de W. W. et de S. W. au Canada tant que la communication serait à l’examen de même que la séparation d’avec la mère dans un délai très court et sans que celle‑ci soit autorisée à entrer en contact avec ses enfants avant leur remise à leur père ont vraisemblablement entraîné des préjudices dont la portée peut être plus ou moins grave. Selon l’auteure, lorsque les enfants lui ont été rendus, le 9 septembre 2019, sa fille de 4 ans montrait des signes d’un grave traumatisme émotionnel. Elle s’était mise à lécher l’auteure, à mettre ses doigts dans sa bouche et à essayer de téter. Elle avait également commencé à mouiller son lit chaque nuit, et ces signes persistaient.

5.Par conséquent, l’on considère qu’il y a eu violation de l’article 6 (par. 1) du Protocole facultatif par l’État partie.

6.S’agissant de l’irrecevabilité pour non-épuisement des voies de recours internes, conformément à l’article 7 (al. e)) du Protocole facultatif, il faut souligner que l’épuisement des voies de recours internes suppose l’existence de recours effectifs. L’effectivité d’un recours ne signifie pas seulement l’existence de voies de recours, mais également l’accès à ces voies de recours, mettant à la charge des États parties des obligations positives.

7.L’effectivité d’un recours doit prendre en considération la situation personnelle de l’auteure du recours et l’obligation positive qui incombe à l’État partie au titre de la garantie universellement consacrée, celle de pouvoir être représentée et d’avoir accès à une aide juridictionnelle, si nécessaire.

8.Dans l’arrêt Airey c . Irlande du 9 octobre 1979, la Cour européenne des droits de l’homme avait considéré que l’absence de clause conventionnelle expresse relative à l’aide judiciaire en matière civile n’empêchait pas l’article 6 (par. 1) de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme) d’obliger positivement l’État à assurer un accès réel aux tribunaux par un moyen efficace comme une aide judiciaire gratuite.

9.Cette obligation positive de garantir le droit de recours effectif, y compris en bénéficiant d’une aide juridictionnelle, est consacrée par les organes conventionnels, notamment dans la recommandation générale no 33 (2015) du Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes, qui porte sur l’accès des femmes à la justice et appelle les États parties à garantir la fourniture gratuite ou peu coûteuse d’une aide juridictionnelle, d’avis juridiques et de possibilités de représentation dans les procédures judiciaires et quasi judiciaires dans tous les domaines du droit, un élément crucial pour garantir l’accessibilité économique des systèmes de justice à toutes les femmes, et ce, en institutionnalisant des systèmes d’aide juridictionnelle et de défense publique qui soient accessibles, durables et adaptés aux besoins des femmes, en veillant à ce que ces services soient fournis de manière opportune, continue et efficace à tous les stades de la procédure judiciaire ou quasi judiciaire, y compris d’autres mécanismes de règlement des différends et processus de justice réparatrice, et en s’assurant que les fournisseurs d’aide juridictionnelle et les avocats commis d’office bénéficient d’un accès sans entrave à toute la documentation et aux autres informations pertinentes, notamment les déclarations des témoins.

10.En l’espèce, l’auteure explique n’avoir pas demandé à la Cour suprême l’autorisation de former recours parce qu’elle a été informée que l’examen des demandes prenait habituellement au moins six semaines et qu’elle ne pouvait pas bénéficier d’une aide juridictionnelle. Par conséquent, l’auteure n’a pas bénéficié d’un recours effectif, donc l’article 7 (al. e)) du Protocole facultatif ne faisait pas obstacle à la recevabilité de la communication.