Nations Unies

CCPR/C/106/D/1804/2008

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

25 janvier 2013

Français

Original: anglais

Comité des droits de l’homme

Communication no 1804/2008

Constatations adoptées par le Comité à sa 106e session (15 octobre-2 novembre 2012)

Communication présentée par:

Khaled Il Khwildy (représenté par Al‑Karama for Human Rights et TRIAL)

Au nom de:

Khaled Il Khwildy et Abdussalam Il Khwildy − l’auteur et son frère

État partie:

Libye

Date de la communication:

3 juillet 2008 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 19 août 2008 (non publiée sous forme de document)

Date de l ’ adoption des constatations:

1er novembre 2012

Objet:

Disparition forcée

Questions de procédure:

Défaut de coopération de l’État partie

Questions de fond:

Droit à la vie; interdiction de la torture et des traitements cruels, inhumains ou dégradants; droit à la liberté et à la sécurité; droit à la reconnaissance de la personnalité juridique; droit à un recours utile

Articles du Pacte:

2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1), 14, 16 et 17 (par. 1 et 2)

Article du Protocole facultatif:

Aucun

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatifse rapportant au Pacte international relatifaux droits civils et politiques (106e session)

concernant la

Communication no1804/2008 *

Présentée par:

Khaled Il Khwildy (représenté par Al-Karama for Human Rights et TRIAL)

Au nom de:

Khaled Il Khwildy et Abdussalam Il Khwildy − l’auteur et son frère

État partie:

Libye

Date de la communication:

3 juillet 2008 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 1er novembre 2012,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1804/2008 présentée au nom de Khaled Il Khwildy en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5du Protocole facultatif

1.L’auteur de la communication, datée du 3 juillet 2008, est Khaled Il Khwildy, de nationalité libyenne, né en 1972 et résidant actuellement en Suisse. Il présente la communication en son nom propre et au nom de son frère, Abdussalam Il Khwildy, également de nationalité libyenne. L’auteur affirme que la Libye a commis des violations de l’article 2 (par. 3), de l’article 6 (par. 1), de l’article 7, de l’article 9 (par. 1 à 4), de l’article 10 (par. 1), de l’article 14, de l’article 16 et de l’article 17 (par. 1 et 2) du Pacte à l’égard de son frère et des articles 2 (par. 3) et 7 à son égard. Il est représenté par la Fondation Al-Karama for Human Rights et par TRIAL (Track Impunity Always). Le Pacte et le Protocole facultatif sont entrés en vigueur pour la Libye le 15 août 1970 et le 16 août 1989 respectivement.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1En 1996, l’auteur a fui la Libye et a obtenu l’asile politique en Suisse. En avril 1998, le fils aîné de la famille Il Khwildy, Djemaa Il Khwildy, a été sommairement exécuté en public à Benghazi. Quelques jours plus tard, des agents de la Direction de la sécurité intérieure sont entrés par la force dans le domicile familial, qu’ils ont saccagé, puis ils ont arrêté tous les hommes de la famille, enfants compris. Ceux-ci ont tous été emmenés à la prison de Benghazi, où ils sont restés pendant plus d’un mois jusqu’à ce que le frère de l’auteur (Abdussalam Il Khwildy) avoue avoir agi seul quand il avait aidé l’auteur à fuir le pays. Tous ont été soumis à des mauvais traitements à des degrés divers. Abdussalam Il Khwildy a été passé à tabac et, à une occasion, un de ses frères l’a vu être battu jusqu’au sang et gravement blessé.

2.2La décision de maintenir Abdussalam Il Khwildy en détention a été prise par des membres des forces de sécurité et n’a fait l’objet d’aucun contrôle par une autorité judiciaire. Un policier lui a dit: «Je sais que tu n’as rien fait mais tu vas rester là cinq ans.».

2.3L’auteur affirme qu’en juillet 1998, un autre de ses frères, Mohamed Il Khwildy, qui était resté caché depuis l’arrestation de son père et de ses frères, a été tué par les forces de sécurité. Pendant ce temps, Abdussalam Il Khwildy était détenu au secret. En janvier 1999, il a été transféré à la prison d’Abou Salim à Tripoli. Il y est resté jusqu’en mai 2003, quand il a été libéré sans avoir jamais été présenté à une autorité judiciaire. Pendant toute sa détention, Abdussalam Il Khwildy n’a pas été autorisé à recevoir de visites de sa famille ou d’un avocat, ni à communiquer avec eux, et l’endroit où il se trouvait n’a pas été révélé à sa famille.

2.4Abdussalam Il Khwildy a de nouveau été arrêté le 17 octobre 2004. Après un procès inéquitable, mené dans le mépris total de ses droits, il a été condamné, le 7 août 2006, à deux ans d’emprisonnement pour avoir aidé son frère à fuir le pays.

2.5Abdussalam Il Khwildy devait être libéré le 17 octobre 2006, après avoir exécuté sa peine. Le 19 octobre 2006, il a appelé son père pour l’informer qu’il avait été transféré deux jours auparavant de la prison d’Abou Salim à celle d’El Istihara et qu’il allait probablement être libéré sans délai, une fois accomplies certaines formalités administratives. Après ce jour-là, sa famille n’a plus entendu parler de lui et n’a jamais su où il se trouvait. Les autorités libyennes n’ont pas répondu aux demandes d’informations de la famille, jusqu’à ce que le Secrétaire des affaires pénitentiaires confirme finalement qu’il n’était dans aucune autre prison du pays. Les services de sécurité ont affirmé qu’ils ne le détenaient plus et qu’il avait été libéré, en refusant de fournir toute autre information. Compte tenu de ses expériences précédentes avec les services de sécurité, la famille de l’intéressé avait tout lieu de craindre pour sa vie et son intégrité physique et psychologique.

2.6En mai 2008, Abdussalam Il Khwildy a été autorisé à appeler sa famille et l’a informée qu’il se trouvait à la prison d’Abou Salim. Ses parents ont pu lui rendre une visite de quarante-cinq minutes. Personne n’avait eu de nouvelles de lui avant cette date car les autorités libyennes avaient coupé tout contact entre la prison d’Abou Salim et l’extérieur à la suite de faits survenus en 2006, quand trois prisonniers étaient morts de faim. Abdussalam Il Khwildy est resté en prison et n’a été libéré que le 22 août 2011.

2.7En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, l’auteur rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle seuls doivent être épuisés les recours disponibles qui ont une chance d’aboutir. Par conséquent, une attention particulière devrait être accordée au fait que, dans la pratique, il n’existait aucun recours de ce type en Libye pour les victimes de violations des droits de l’homme fondées sur des motifs politiques. Tout recours offert par le système judiciaire était rendu inefficace et inaccessible par le manque d’indépendance du pouvoir judiciaire et la crainte généralisée de représailles, ainsi que les craintes liées à la situation particulière de l’auteur et de sa famille. Il n’y avait pas de séparation des pouvoirs en Libye et le système était fondé sur l’exclusion de tout contrôle de l’autorité judiciaire. Le fait que la victime a été jugée par un tribunal spécial ainsi que la menace du personnel pénitentiaire de faire subir à son père les conséquences de l’activité politique de l’auteur à l’étranger montrent que l’affaire était considérée par les autorités comme de nature politique. Compte tenu des mesures sévères prises à l’encontre de la famille sur la seule base de ses liens avec l’auteur, il est clair qu’une accusation formelle contre les autorités aurait eu des conséquences encore plus désastreuses. Il est donc suggéré que l’auteur était dispensé d’épuiser les recours judiciaires internes. Pour ce qui est des autres types de recours, l’auteur note que sa famille s’est prévalue de toutes les mesures non judiciaires existantes en adressant des demandes répétées aux autorités compétentes, sans succès.

Teneur de la plainte

3.1L’auteur affirme que l’État partie a violé les droits que tient Abdussalam Il Khwildy de l’article 2 (par. 3), de l’article 6 (par. 1), de l’article 7, de l’article 9 (par. 1 à 4), de l’article 10 (par. 1), de l’article 14, de l’article 16 et de l’article 17 (par. 1 et 2) du Pacte.

3.2L’auteur fait valoir que toute détention non reconnue et au secret, comme celle qu’a connue la victime pendant sa première détention et sa disparition forcée d’octobre 2006 à mai 2008, constitue un manquement de l’État partie à l’obligation d’empêcher les violations par les forces de sécurité du droit à la vie car toute situation dans laquelle le sort d’un détenu est entièrement laissé entre les mains d’agents pénitentiaires peut donner lieu à de graves violations et constitue une grave menace pour la vie du détenu. Le Comité a par conséquent déjà considéré que la détention non reconnue constituait une violation de l’article 6 du Pacte même si elle n’entraînait pas la mort du détenu. Les autorités ont l’obligation de protéger le droit à la vie d’un détenu, et le seul fait de permettre une disparition forcée est en soi un manquement à cette obligation.

3.3Il y a eu violation de l’article 7 étant donné qu’Abdussalam Il Khwildy a été victime de disparition forcée à deux reprises. Sa première disparition a duré les cinq années de sa première détention, pendant laquelle il a été placé dans un lieu tenu secret par l’État partie qui a refusé de divulguer son sort et a interdit tout contact avec sa famille ou un avocat, ainsi que tout contrôle judiciaire de sa détention. Sa deuxième disparition a eu lieu alors que sa deuxième détention était censée avoir pris fin. Pendant vingt mois, il a été détenu sans aucune protection légale et sans contact avec le monde extérieur, les fonctionnaires pénitentiaires étant les seuls à savoir qu’il était encore en détention. La souffrance psychologique extrême qui est inévitablement causée par la détention au secret pour une durée indéterminée constitue une violation de l’article 7. En outre, il y a eu violation de l’article 7 en raison des brutalités qui lui ont été infligées lors de sa première détention dans le but d’obtenir des aveux de sa part ainsi que d’autres actes de torture au cours des neuf mois de sa première disparition. À cet égard, il y a également eu violation du paragraphe 1 de l’article 10 car Abdussalam Il Khwildy n’a pas été traité avec humanité ni dans le respect de sa dignité.

3.4L’auteur allègue également des violations du droit garanti à Abdussalam Il Khwildy de ne pas être privé de sa liberté, si ce n’est pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi (art. 9, par. 1), de son droit d’être informé, au moment de son arrestation, des raisons de cette arrestation et de recevoir notification, dans le plus court délai, de toute accusation portée contre lui (art. 9, par. 2), de son droit d’être traduit dans le plus court délai devant un juge et d’être jugé dans un délai raisonnable ou libéré (art. 9, par. 3) et de son droit d’introduire un recours devant un tribunal afin que celui-ci statue sans délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale (art. 9, par. 4).

3.5L’auteur affirme aussi que la procédure pénale contre Abdussalam Il Khwildy a été à différents égards contraire aux garanties d’un procès équitable, en particulier celles prévues aux paragraphes 1 et 3 b) et c) de l’article 14. Le procès s’est tenu devant un tribunal spécial extérieur au système de justice ordinaire et qui n’était pas indépendant, ce qui constituait une violation du droit à l’égalité devant les tribunaux; les audiences n’étaient pas publiques; et même les membres de la famille n’ont pas été autorisés à y assister. Il y a eu violation du paragraphe 3 de l’article 14 car Abdussalam Il Khwildy était assisté, non pas par un conseil de son choix, mais par un avocat choisi pour lui par le tribunal et avec lequel il n’a pas pu communiquer en dehors de la salle d’audience. Il a ainsi été privé de la possibilité de préparer comme il convient sa défense, dans la mesure où il ne disposait dans ces conditions ni du temps ni des facilités nécessaires. Enfin, le droit d’être jugé sans retard excessif n’a pas été respecté puisque l’intéressé est resté en détention provisoire pendant près de deux ans.

3.6L’auteur affirme que le droit d’Abdussalam Il Khwildy à la reconnaissance de sa personnalité juridique, consacré par l’article 16 du Pacte, a été violé du fait de sa disparition forcée. Il ajoute que l’intrusion des forces de sécurité dans le domicile familial de l’intéressé ainsi que l’absence de réparation à ce titre de la part de l’État partie constituent des violations des paragraphes 1 et 2 de l’article 17.

3.7D’après l’auteur, Abdussalam Il Khwildy est aussi victime d’une violation du paragraphe 3 de l’article 2 dans la mesure où il n’a pu obtenir aucune réparation en Libye pour les violations qu’il a subies. De plus, la Libye ne s’est pas acquittée de son obligation d’enquêter, et de poursuivre, de juger et de punir les responsables des violations.

3.8L’auteur fait valoir qu’il est lui-même victime de violations du paragraphe 3 de l’article 2 et de l’article 7 du Pacte en raison de la tension et de l’angoisse causées par les disparitions successives de son frère et de l’absence d’un recours utile pour ces violations.

3.9De plus, étant donné que l’obligation positive de garantir les droits énoncés par le Pacte comprend l’obligation d’assurer des recours utiles lorsqu’une violation a eu lieu, le fait de ne pas prendre les mesures nécessaires pour protéger les droits consacrés aux articles 6, 7, 9, 10, 14, 16 et 17 constitue en soi une violation distincte desdits droits lus conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte.

Défaut de coopération de l’État partie

4.En date du 11 mai 2009, du 22 décembre 2009 et du 24 août 2010, l’État partie a été invité à présenter ses observations concernant la recevabilité et le fond de la communication. Le Comité note qu’il n’a reçu aucune réponse. Il regrette que l’État partie n’ait pas communiqué d’informations sur la recevabilité ou le fond des griefs de l’auteur. Il rappelle que, en vertu du Protocole facultatif, l’État partie concerné est tenu de lui soumettre par écrit des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu’il pourrait avoir prises pour remédier à la situation. En l’absence de réponse de l’État partie, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur, dans la mesure où elles ont été dûment étayées.

Observations supplémentaires de l’auteur

5.En date du 29 avril 2009, l’auteur a informé le Comité que la famille d’Abdussalam Il Khwildy avait pu rendre visite à ce dernier deux fois, le 25 octobre 2008 et le 11 mars 2009. Le 17 avril 2012, l’auteur a indiqué que son frère avait été libéré le 22 août 2011.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3En ce qui concerne la question de l’épuisement des recours internes, le Comité constate à nouveau avec préoccupation que, malgré trois rappels, l’État partie ne lui a fait parvenir aucune information ni observation sur la recevabilité ou le fond de la communication. Dans ces conditions, le Comité conclut que rien ne s’oppose à ce qu’il examine la communication conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif.

6.4Pour ce qui est du grief de violation des paragraphes 1 et 2 de l’article 17 du Pacte, le Comité considère que, compte tenu du peu de renseignements communiqués, les allégations de l’auteur ont été insuffisamment étayées aux fins de la recevabilité. Il estime que les autres allégations ont été suffisamment étayées, et ne voit par conséquent aucun motif de considérer le reste de la communication comme irrecevable. Il procède donc à l’examen quant au fond des griefs présentés par l’auteur au titre des dispositions ci-après: a) en ce qui concerne Abdussalam Il Khwildy, article 2 (par. 3), article 6 (par. 1), article 7, article 9 (par. 1 à 4), article 10 (par. 1), article 14, article 16 du Pacte; b) en ce qui concerne l’auteur lui-même, article 2 (par. 3), lu conjointement avec l’article 7 du Pacte.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées.

7.2Le Comité note que l’État partie n’a apporté aucune réponse aux allégations de l’auteur et réaffirme que la charge de la preuve ne saurait incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que l’auteur et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que, souvent, seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Il ressort implicitement du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif que l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violation du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. Dans les cas où les allégations sont corroborées par des éléments crédibles soumis par l’auteur et où tout éclaircissement supplémentaire dépend d’informations que l’État partie est seul à détenir, le Comité peut considérer les allégations de l’auteur comme suffisamment étayées si l’État partie ne les réfute pas en apportant des preuves ou des explications satisfaisantes. En l’absence de toute explication fournie par l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur.

7.3En ce qui concerne le grief relatif à la détention secrète et à la détention au secret d’Abdussalam Il Khwildy, le Comité reconnaît le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle son Observation générale no 20 (1992) sur l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Il note qu’Abdussalam Il Khwildy a été détenu au secret, dans un lieu tenu secret, durant deux périodes distinctes: d’avril 1998 à mai 2003 puis, lorsqu’il devait être libéré après avoir exécuté sa peine d’emprisonnement de deux ans, d’octobre 2006 à mai 2008, date à laquelle sa famille a enfin été informée du lieu où il se trouvait. Durant ces périodes, il a été maintenu à l’isolement, torturé et privé de tout contact avec sa famille ou un avocat.

7.4Le Comité rappelle que, selon sa jurisprudence, les faits conduisant à des disparitions forcées constituent une violation d’un grand nombre de droits consacrés par le Pacte, dont le droit de chacun à la reconnaissance de sa personnalité juridique (art. 16), le droit à la liberté et à la sécurité de la personne (art. 9), le droit de ne pas être soumis à la torture ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (art. 7), et le droit de toute personne privée de liberté d’être traitée avec humanité et avec le respect de la dignité inhérente à la personne humaine (art. 10). Ces faits peuvent aussi constituer une violation du droit à la vie ou une menace grave pour ce droit (art. 6).

7.5Le Comité note que l’État partie n’a apporté aucune réponse aux allégations de l’auteur concernant la disparition forcée d’Abdussalam Il Khwildy. Il relève également que, d’après les informations dont il est saisi, Abdussalam Il Khwildy a été victime de disparition forcée d’avril 1998 à mai 2003 et d’octobre 2006 à mai 2008. Sur la base des éléments dont il dispose, le Comité conclut que les deux disparitions forcées d’Abdussalam Il Khwildy constituent une violation de l’article 7 du Pacte.

7.6En ce qui concerne l’auteur, le Comité note l’angoisse et la détresse causées par la disparition de son frère, Abdussalam Il Khwildy. Rappelant sa jurisprudence, le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de l’auteur.

7.7Pour ce qui est de l’article 9, il ressort des informations dont le Comité est saisi qu’Abdussalam Il Khwildy a été arrêté à deux reprises sans mandat par des agents de l’État partie, et qu’il a été détenu au secret à chaque fois, d’abord pendant cinq ans, puis pendant vingt mois, sans avoir accès à un défenseur, sans être informé des motifs de son arrestation et sans être traduit devant une autorité judiciaire. Durant ces périodes, Abdussalam Il Khwildy n’a pas pu contester la légalité de sa détention ni dénoncer le caractère arbitraire de celle-ci. En l’absence de toute explication de la part de l’État partie, le Comité constate des violations de l’article 9 du Pacte concernant la détention d’Abdussalam Il Khwildy.

7.8Le Comité a pris note de l’allégation de l’auteur selon laquelle Abdussalam Il Khwildy avait été soumis à des actes de torture pendant sa détention. Il réaffirme que les personnes privées de liberté ne doivent pas subir de privations ou de contraintes autres que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté, et qu’elles doivent être traitées avec humanité et dans le respect de leur dignité. En l’absence de toute information de la part de l’État partie concernant le traitement auquel Abdussalam Il Khwildy a été soumis en détention, le Comité conclut à une violation des droits de l’intéressé découlant de l’article 7 et du paragraphe 1 de l’article 10.

7.9En ce qui concerne le grief de violation de l’article 14, le Comité note qu’il ressort des informations dont il dispose que le 7 août 2006 − près de vingt-deux mois après sa seconde arrestation −, Abdussalam Il Khwildy a été condamné à une peine de deux ans d’emprisonnement par un tribunal spécial. Un avocat lui avait été commis d’office par le juge mais il n’a pas pu le rencontrer hors de la salle d’audience. Toutes les audiences ont eu lieu à huis clos et même les proches parents n’ont pas pu y assister. En se fondant sur les éléments dont il dispose, et en l’absence de toute information de la part de l’État partie, le Comité conclut que le procès et la condamnation d’Abdussalam Il Khwildy, dans les conditions qui ont été décrites, font apparaître une violation des paragraphes 1 et 3 b) et 3 c) de l’article 14 du Pacte.

7.10Pour ce qui est de l’article 16, le Comité rappelle que, conformément à sa jurisprudence constante, soustraire intentionnellement une personne à la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de reconnaissance de la personnalité juridique si la victime était entre les mains des autorités de l’État quand elle a été vue pour la dernière fois, et si les efforts de ses proches pour avoir accès à des recours potentiellement utiles, y compris devant les tribunaux (art. 2, par. 3, du Pacte), sont systématiquement empêchés. En l’espèce, les autorités de l’État partie n’ont fourni aucune information à la famille d’Abdussalam Il Khwildy sur son arrestation et sa détention. LeComité conclut que la disparition forcée et la détention au secret d’Abdussalam Il Khwildy l’ont soustrait à la protection de la loi durant cette période, en violation de l’article 16 du Pacte.

7.11L’auteur invoque le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, qui fait obligation aux États parties de garantir à toute personne des recours accessibles, utiles et exécutoires pour faire valoir les droits reconnus dans le Pacte. Le Comité réaffirme l’importance qu’il attache à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes pour violation des droits dans leur ordre juridique interne. Il rappelle son Observation générale no 31 (2004) sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte, dans laquelle il indique que le fait pour l’État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées peut en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, les renseignements dont le Comité est saisi montrent qu’Abdussalam Il Khwildy n’a pas eu accès à un recours utile; le Comité en conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 (par. 3) du Pacte, lu conjointement avec les articles 6, 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1), 14 (par. 1 et 3 b) et c)) et 16 à son égard. Le Comité constate aussi une violation du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec l’article 7, à l’égard de l’auteur.

7.12Le Comité note que le frère de l’auteur a été détenu par les autorités de l’État partie à deux reprises pendant de longues périodes, dans un lieu inconnu de sa famille et sans possibilité de communication avec le monde extérieur: Il rappelle que dans les cas de disparition forcée, la privation de liberté suivie du refus de reconnaître ce fait ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue ou du lieu où elle se trouve a pour effet de soustraire cette personne à la protection de la loi et de mettre gravement et constamment en danger sa vie, ce dont l’État est responsable. Le Comité note qu’en l’espèce l’État partie n’a fourni aucun élément démontrant qu’il s’est acquitté de son obligation de protéger la vie d’Abdussalam Il Khwildy. De plus, il sait que dans des affaires dont il a été saisi précédemment, d’autres personnes détenues dans des circonstances semblables ont en fait été tuées ou ne sont jamais réapparues. Il conclut donc que l’État partie a manqué à son devoir de protéger la vie d’Abdussalam Il Khwildy, en violation du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie des articles 6, 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1), 14 (par. 1 et 3 b) et c)) et 16 du Pacte à l’égard d’Abdussalam Il Khwildy. Il constate en outre que l’État partie a agi en violation du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec les articles 6, 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1) et 16, à l’égard d’Abdussalam Il Khwildy. Enfin, le Comité constate une violation de l’article 7, seul et lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, à l’égard de l’auteur.

9.Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile, consistant notamment: a) à mener une enquête approfondie et diligente sur la disparition d’Abdussalam Il Khwildy et sur tout mauvais traitement qu’il a subi en détention; b) à fournir à l’auteur et à Abdussalam Il Khwildy des informations détaillées sur les résultats de l’enquête; c) à poursuivre, juger et condamner les responsables de la disparition et des autres mauvais traitements; et d) à indemniser de manière appropriée l’auteur et Abdussalam Il Khwildy pour les violations subies. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures appropriées et suffisantes pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations et à les diffuser largement dans sa langue officielle.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

Appendices

Opinion individuelle (dissidente) de M. Krister Thelin

La majorité du Comité a constaté une violation du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte. Je suis en désaccord avec cette constatation. Je pense qu’au paragraphe 7.12, le raisonnement du Comité devrait se lire ainsi:

«Étant parvenu à ces conclusions, et eu égard au fait qu’Abdussalam Il Khwildy a été libéré vivant, le Comité n’examinera pas séparément le grief tiré de l’article 6 duPacte.».

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

Opinion individuelle (concordante) de M. Fabián Salvioli

1.J’approuve la décision du Comité des droits de l’homme concernant la communication no 1804/2008 (Il Khwildy c. Liby e) dans laquelle le Comité des droits de l’homme a conclu que l’État partie avait commis au détriment des victimes une violation de plusieurs droits garantis par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

2.Il y a eu au sein du Comité des divergences en ce qui concerne la façon de traiter ce que l’on appelle les «détentions secrètes» au regard du Pacte. J’avais déjà appelé l’attention, dans mon opinion partiellement dissidente concernant l’affaire Aboufaied c. Liby e,sur la nécessité de ne pas ajouter d’autre condition à celles qui existent déjà pour que la disparition forcée de personnes soit constituée. À cette occasion, je m’étais opposé à l’idée de prendre en considération l’élément temporel, et après avoir analysé les dispositions expressément consacrées à la disparition dans les instruments internationaux (Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées et Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées) et régionaux (Convention interaméricaine sur la disparition forcée de personnes), j’avais conclu que «la dimension temporelle, entendue comme la nécessité d’une durée minimale de la détention, n’a pas de place dans la qualification de la disparition forcée».

3.À mon sens, la «détention secrète» est un euphémisme qui cache de véritables disparitions forcées, pratique condamnable et attentatoire à plusieurs droits consacrés dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

4.C’est la seule analyse possible qui résulte d’une lecture attentive de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, dont un article dispose: «Nul ne sera détenu en secret» ce qui correspond à l’étude conjointe sur la détention secrète réalisée par trois prestigieux organes non conventionnels du système des droits de l’homme des Nations Unies.

5.Dans leur étude conjointe, les titulaires de mandat soulignent expressément que «toute détention secrète équivaut aussi à une disparition forcée» et ajoutent que «puisque la détention secrète constitue une disparition forcée il s’ensuit que s’il y est recouru d’une manière généralisée ou systématique, une forme aussi grave de disparition forcée peut répondre aux critères d’un crime contre l’humanité».

6.Dans l’affaire Il Khwildy, le Comité des droits de l’homme a correctement établi que les deux détentions secrètes subies par la victime ont constitué une disparition forcée (par. 7.12) et conclu qu’il y avait eu une violation directe de l’article 6 du Pacte.

7.Toutefois, le Comité relève également dans ses constatations «… de plus, [le Comité] sait que dans des affaires dont il a été saisi précédemment, d’autres personnes détenues dans des circonstances semblables ont en fait été tuées ou ne sont jamais réapparues».

8.Cette observation n’ajoute rien à l’affaire. Même s’il n’y avait pas eu d’autres cas auparavant il aurait fallu régler l’affaire Il Khwildyexactement de la même manière. Ce sont les faits de chaque affaire individuelle que le Comité doit analyser pour déterminer quelles violations du Pacte ont été commises; dans son argumentation le Comité ne doit pas s’aventurer sur des chemins hasardeux qui pourraient le conduire à appliquer des critères différents en ce qui concerne la disparition forcée, ce qui serait regrettable.

9.Si un État pratique une «détention secrète» il commet un acte de disparition forcée; c’est un fait, que la personne soit ultérieurement retrouvée vivante ou non (le fait que la personne soit vivante ou morte détermine seulement l’issue de la disparition forcée, il ne signifie pas que la disparition forcée n’a pas a eu lieu et n’a pas constitué plusieurs violations des droits de l’homme); il ne faut pas non plus prendre en considération le laps de temps pendant lequel l’intéressé est resté disparu pour établir que la disparition s’est produite (la durée est en revanche importante pour décider et estimer la réparation, qui pour l’individu est équivalente au préjudice subi, et pour déterminer si des mesures d’ordre législatif ou autre sont nécessaires pour garantir la non-répétition).

10.Enfin, si l’État n’a aucun antécédent dans ce domaine et s’il est établi qu’il a pratiqué une disparition forcée parce qu’il a soumis une personne à une «détention secrète» il n’est pas besoin de rechercher un autre élément de preuve supplémentaire qui démontre que des faits analogues se sont produits dans le passé; supposons que ce soit le premier cas dont le Comité est saisi, devrait-il le régler différemment parce qu’il n’y a pas de précédent? Une réponse affirmative à cette question serait regrettable et aboutirait à un résultat absurde.

11.Quel est l’État responsable et quel comportement il a eu dans le passé en ce qui concerne le respect et la sauvegarde des droits des individus n’a pas d’importance: s’il a commis une «détention secrète» il a également commis un acte de disparition forcée et le Comité doit conclure qu’il en est ainsi, avec toutes les conséquences juridiques qui découlent des faits. Dans l’examen des communications par le Comité des droits de l’homme, toutes les victimes méritent le même respect et le même traitement.

[Fait en espagnol (version originale), en anglais et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]