Nations Unies

CCPR/C/100/D/1751/2008

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. restreinte*

2 novembre 2010

Original: français

Comité des droits de l’homme

Centième session

11-29 octobre 2010

Constatations

Communication no 1751/2008

Présentée par:Dr. Adam Hassan Aboussedra (représenté par Al Karama for Human Rights)

Au nom de:Dr. Mohamed Hassan Aboussedra (son frère), Selma Younès (la femme de la victime), T. A. et A. A. (les deux enfants de la victime)

État partie:Jamahiriya arabe libyenne

Date de la communication:10 octobre 2007 (date de la lettre initiale)

Références:Décision prise par la Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’Etat partie le 22 janvier 2008 (non publiée sous forme de document)

Date de l ’adoption des constatations:25 octobre 2010

Objet:Disparition forcée d’une personne détenue pendant 20 ans.

Questions de procédure:Défaut de coopération de l’Etat

Questions de fond:Droit à la vie, interdiction de la torture et des traitements cruels et inhumains, droit à la liberté et à la sécurité de la personne, respect de la dignité inhérente à la personne humaine, droit à un process equitable, reconnaissance de la personalité Juridique.

Article du Pacte:2 par 3, 6, par. 1, 7, 9 par. 1 à 4, 10 par.1, 14 par. 1 et par. 3 let. a-d et 16.

Article du Protocole facultatif:5 par. 2a et 2b

Le 25 octobre 2010, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte ci-après en tant que constatations concernant la communication no 1751/2008 au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif.

[Annexe]

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (centième session)

concernant la

Communication no 1751/2008**

Présentée par:Dr. Adam Hassan Aboussedra (représenté par Al Karama for Human Rights)

Au nom de:Dr Mohamed Hassan Aboussedra (son frère), Selma Younès (la femme de la victime), T. A. et A. A. (les deux enfants de la victime)

État partie:Jamahiriya arabe libyenne

Date de la communication:10 octobre 2007(date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 25 octobre 2010,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1751/2008, présentée par le Dr Adam Hassan Aboussedra, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultative

1.L’auteur de la communication, datée du 10 octobre 2007, est le Dr Adam Hassan Aboussedra, de nationalité libyenne, né en 1959 et résidant à Benghazi, en Libye. Il présente la communication au nom de son frère, le Dr Mohamed Hassan Aboussedra, ainsi que Selma Younès, la femme de la victime, et ses deux enfants, T. A. et A. A. L’auteur affirme que son frère est victime d’une violation par la Jamahiriya arabe libyenne des articles 2 paragraphe 3; 6 paragraphe 1; 7; 9 paragraphes 1- 4; 10 paragraphe 1; et 16 du Pacte. Il est représenté par la fondation Al Karama for Human Rights. Le Pacte et son Protocole facultatif sont entrés en vigueur pour la Jamahiriya arabe libyenne le 15 août 1970 et le 16 août 1989, respectivement.

Les faits présentés par l’auteur

2.1L’auteur, Dr Adam Hassan Aboussedra, est le frère de Mohamed Hassan Aboussedra, docteur en médecine et biologiste, demeurant à Al Bayda (Libye), marié à Selma Younès, et père de deux enfants, T. A. et A. A. Le Dr Mohamed Hassan Aboussedra (« la victime ») a été arrêté par les services de la sécurité intérieure à son domicile dans la nuit du 19 janvier 1989, sans qu’un mandat de justice ne lui soit présenté, et sans non plus être informé des causes de cette arrestation. L’auteur soutient que lui-même, ainsi que trois de ses autres frères, en sus de la victime, ont également été arrêtés dans les mêmes circonstances. Tous les cinq ont dans un premier temps été détenus au secret dans différents lieux pendant trois années, au cours desquelles leurs parents n’ont plus eu de nouvelles d’eux.

2.2 Toutes les démarches de leur père, M. Hassan Salah Aboussedra, pour connaître le sort de ses enfants et le lieu de leur détention, sont restées vaines, jusqu’au mois d’avril 1992, moment où ce dernier devait apprendre que ses cinq fils étaient encore en vie, et qu’ils étaient tous détenus à la prison d’Abou Salim, à Tripoli. Il a donc pu, ainsi que leur mère, leur rendre visite pour la première fois en avril 1992. A l’occasion de ses visites, le père a pu apprendre que ses cinq enfants avaient subi des tortures, qu’aucun n’avait été présenté devant un magistrat, et qu’aucune procédure judiciaire n’avait été instruite à leur encontre. Par ailleurs, aucun ne connaissait les raisons de leur détention.

2.3Le 2 mars 1995, soit après six années de détention, les quatre frères de la victime étaient libérés, sans avoir jamais été traduits en justice, ni fait l’objet de poursuites pénales. Le Dr Mohamed Hassan Aboussedra était, pour sa part, maintenu en prison, toujours en l’absence d’une procédure judiciaire et sans la possibilité d’accéder à un avocat ou de contester la régularité de sa détention. Lors des événements des 28 et 29 juin 1996 à la prison d’Abou Salim, à l’occasion desquels plusieurs centaines de prisonniers avaient été tués dans leurs cellules, la victime avait été chargée par ses codétenus de jouer le rôle d’intermédiaire avec les autorités, afin de tenter de les convaincre de ne pas recourir à la force à leur encontre. Son rôle au cours de ces évènements lui aurait valu de graves menaces de la part de hauts responsables présents sur les lieux, et son régime de détention se serait considérablement aggravé par la suite. Plusieurs années consécutives, Mohamed Hassan Aboussedra a de nouveau été coupé du monde extérieur, sans visites familiales et, toujours sans aucune possibilité de contact avec un avocat.

2.4Avant de décéder en 2003, le père de la victime avait vainement tenté de savoir s’il était vivant ou s’il figurait parmi les victimes des événements de juin 1996: Il s’est d'abord rendu à l’administration de l’établissement pénitentiaire dès l’été 1996, et à plusieurs reprises, sans qu’il ne réussisse à avoir des nouvelles de son fils. Il a également fait des démarches auprès des différents comités populaires, sans jamais obtenir de résultat. Par ailleurs, il a essayé de constituer un avocat pour engager des procédures légales, mais tous les avocats contactés lui ont conseillé de tenter de résoudre cette question à l’amiable avec les autorités. Ils lui auraient par ailleurs affirmé qu’il n’était dans tous les cas pas possible de déposer une plainte, ou d’initier une quelconque procédure judiciaire.

2.5Ce n’est que courant 2004, soit 15 années après son arrestation, que Mohamed Hassan Aboussedra a été traduit pour la première fois devant le tribunal populaire de Tripoli, une juridiction d'exception chargée de juger les affaires politiques, qui le condamna à la prison à perpétuité . Selon l'auteur, l’audience n’était pas publique et sa date n’avait jamais été portée à la connaissance de la famille de la victime. Mohamed Hassan Aboussedra n’a jamais eu accès à son dossier pénal ni aux accusations dont il faisait l’objet. Il n’a jamais pu, ni par lui même, ni par l’intermédiaire de sa famille constituer un avocat de son choix. Par ailleurs, au cours de son procès, aucun fait précis pouvant recevoir une qualification pénale ne lui a été imputé. Il aurait été interrogé exclusivement à propos de ses convictions politiques, et condamné sur cette base.

2.6Après avoir formé un recours contre cette décision, Mohamed Hassan Aboussedra a de nouveau comparu à huis clos le 02 juin 2005 devant une juridiction de droit commun, le tribunal populaire ayant été supprimé le mois de janvier de la même année. Il fût condamné cette fois à 10 années d’emprisonnement, période qu’il avait déjà largement purgée puisqu’il était détenu depuis déjà 16 années. Le président du tribunal ordonna en conséquence sa libération immédiate.

2.7Alors que sa famille attendait cette libération, elle a appris par des détenus de la même prison qui avaient été libérés que Mohamed Hassan Aboussedra avait été emmené le 09 juin 2005 par des membres des services de la sécurité intérieure hors de la prison d’Abou Salim. Ayant de nouveau effectué de nombreuses démarches auprès du tribunal et des diverses autorités, elle n'a pourtant pu avoir aucune information sur les raisons de ce transfert, ni sur le lieu où il avait été emmené. Seule la « Fondation internationale Al Khaddafi pour le développement humain », dont l’auteur avait sollicité l'intervention, les informait par téléphoneque « leur fils se trouve sur la liste des personnes qui doivent être libérées».

2.8Le 31 janvier 2007, la famille apprenait que Mohamed Hassan Aboussedra se trouvait détenu au secret au siège de la sécurité intérieure de Tripoli, que ses conditions de détention étaient dramatiques, et qu’il y avait été soumis à des tortures depuis plusieurs mois, au point que sa vie serait en danger. Le même jour, la famille adressait un appel urgent au Groupe de travail sur les disparitions forcées, au Groupe de travail sur la détention arbitraire, et au Rapporteur spécial et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, leur demandant d’intervenir auprès des autorités libyennes pour le faire libérer.

2.9L'auteur ajoute que son conseil avait également, en date du 30 janvier 2007, saisi la Représentante permanente de la Jamahiriya arabe libyenne auprès de l'Office des Nations Unies et des autres organisations internationales à Genève, du cas de son frère. Son conseil recevait une réponse datée du 20 février 2007, par laquelle il était informé que la communication « avait été dûment transmise aux autorités compétentes libyennes afin d’obtenir des éclaircissements. »

2.10La famille devait rester sans nouvelle jusqu'à la dernière semaine du mois de janvier 2009, date à laquelle elle fut autorisée à lui rendre visite en prison. Deux visites eurent donc lieu les 31 janvier 2009 et 4 mars 2009.

2.11Le 7 juin 2009, soit plus de vingt ans après son arrestation, Mohamed Hassan Aboussedra était libéré. Il lui a cependant été interdit de quitter Tripoli. Nonobstant cette libération, le Conseil agissant pour l'auteur a été explicitement autorisé à poursuivre la procédure devant le Comité.

Teneur de la plainte

3.1L'auteur affirme que les faits à l’appui de sa demande révèlent que son frère a été victime de disparition forcée dès sa première arrestation le 19 janvier 1989 jusqu’au mois d’avril 1992, et du 09 juin 2005 jusqu'à la date de sa libération le 7 juin 2009. Selon l'auteur, l'arrestation de son frère par des agents de l'Etat partie a été accompagnée d'un déni de reconnaissance de sa privation de liberté et de dissimulation du sort qui lui a été réservé. Alors qu’il aurait dû être libéré à la suite du jugement rendu le 02 juin 2005, il a été conduit par des agents de l’Etat, hors d’un établissement officiel de détention, la prison d’Abou Salim.

3.2L’auteur allègue qu'en tant que victime de disparition forcée, son frère a été de facto empêché d’exercer son droit à recourir pour contester la légalité de la détention qui lui a été imposée. Quant à sa famille, elle a tenté tout ce qui était en son pouvoir pour connaître la vérité sur son sort mais aucune suite n’a été donnée à ses démarches par l'Etat partie. Ce faisant, l'Etat partie a violé l'article 2 paragraphe 3 du Pacte à l'égard de Mohamed Hassan Aboussedra, ainsi qu'à l'égard de son épouse et de ses deux enfants.

3.3Il soutient en outre que la disparition forcée de son frère constitue en soi une grave menace au droit à la vie, qui a donné des raisons légitimes à sa famille de craindre pour sa vie. Bien qu'il ait été saisi officiellement de la disparition de Mohamed Hassan Aboussedra, l'Etat partie n'a donné aucune suite aux diverses demandes de la famille, tant auprès de l'administration pénitentiaire que des comités populaires, entre son arrestation en 1989 et sa libération plus de 20 ans plus tard. Se référant à l’Observation générale concernant l’article 6 du Comité, l’auteur soutient que la menace au droit à la vie de son frère qui a découlé de sa disparition forcée constitue une violation par l’Etat partie de l’article 6 paragraphe 1 du Pacte.

3.4 L’auteur maintient également que la disparition forcée de son frère est constitutive de traitement inhumain ou dégradant à l'égard de ce dernier, en violation de l’article 7 du Pacte. La victime a été soumise à des actes de torture à la suite de son arrestation, et ce durant plusieurs mois, ainsi qu’elle l’a elle-même rapporté à sa famille lors de leur première visite à la prison d’Abou Salim en avril 1992. Selon des témoignages rapportés à sa famille, il aurait à nouveau été soumis à des tortures dans les locaux de la sécurité intérieure de Tripoli, à la suite de son transfert de la prison d’Abou Salim le 09 juin 2005.

3.5S’agissant de son épouse, Selma Younès et de ses deux enfants, T. A. et A. A., la disparition de Mohamed Hassan Aboussedra a constitué et une épreuve paralysante, douloureuse et angoissante dans la mesure où ils ont tout ignoré de son sort pendant les trois premières années de sa détention, puis ont du attendre 15 autres années (jusqu'au 31 janvier 2007) avant d'apprendre qu'il était détenu au siège de la sécurité intérieure, puis 2 années supplémentaires avant de pouvoir enfin lui rendre visite en 2009, avant sa libération. Durant les 20 années écoulées, les autorités n'ont à aucun moment pris la peine d'informer son épouse et ses enfants de son sort, afin de soulager leur souffrance. L'auteur allègue que ce faisant, l'Etat partie a agi en violation de l'article 7 du Pacte à leur égard.

3.6 En ce qui concerne l'article 9 du Pacte, l'auteur rappelle en premier lieu que son frère a été arrêté par les services de la sécurité intérieure sans mandat de justice et sans que les raisons de son arrestation ne lui soient communiquées, en violation des garanties prescrites par l’article 9, paragraphes 1 et 2 du Pacte. Il a ensuite été détenu arbitrairement et au secret depuis son arrestation le 19 janvier 1989 au mois d’avril 1992, et a continué d'être détenu au secret, en dépit d’une décision de justice ordonnant sa libération du 02 juin 2005, et ce jusqu'à sa libération le 7 juin 2009, ce qui contrevient également aux garanties prescrites par l’article 9 paragraphe 1 du Pacte. L'auteur réitère que son frère n'a été présenté devant un juge que 15 ans après son arrestation, en violation flagrante du droit d’être présenté dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires, garanti par l’article 9 paragraphe 3.

3.7L’auteur soutient en outre que du fait de sa détention au secret pendant plus de 20 ans, ainsi que des tortures qu’il a subies, son frère n’a pas été traité avec humanité et dans le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. Il affirme par conséquent que ce dernier a été victime de la violation par l’Etat partie de l’article 10 paragraphe 1 du Pacte.

3.8L’auteur fait également valoir qu’ayant été victime d’une disparition forcée, son frère s’est vu nier le droit d’être reconnu comme un titulaire de droits et d’obligations, autrement dit comme une personne digne de respect. Ayant été victime de disparition forcée, son frère s’est vu soustrait de la protection de la loi, et nier sa personnalité juridique, en violation de l’article 16 du Pacte par l’Etat partie.

3.9En ce qui concerne la question de l’épuisement des recours internes, l’auteur rappelle les nombreuses démarches entreprises par son père, afin de connaitre le sort de Mohamed Hassan Aboussedra. En raison de l’impossibilité dans l’Etat partie de constituer un avocat qui aurait accepté de le représenter dans une telle procédure, il ne lui a pas été possible d’introduire une procédure judiciaire de plainte pour disparition. L’auteur a sollicité la  « Fondation internationale Al Khaddafi pour le développement humain », mais n’a obtenu pour seule réponse que « le Dr Aboussedra se trouve sur la liste des personnes qui doivent être libérées», sans suite. Par ailleurs, la démarche entreprise le 31 janvier 2007 par le Conseil de l'auteur auprès de la Mission permanente de la Jamahiriya arabe libyenne, est elle aussi restée sans suite satisfaisante. Selon l'auteur, toutes les possibilités d’action pour tenter de retrouver son frère sont donc restées inutiles et totalement inefficaces. Il ajoute que les recours internes dans l’Etat partie sont à la fois non disponibles et inefficaces, et qu'il ne devrait pas être tenu de poursuivre plus longtemps encore ses démarches et procédures sur le plan interne pour que sa communication soit recevable devant le Comité.

Défaut de coopération de l’État partie

4.Le 15 septembre 2008, le 20 janvier 2009 et le 24 juillet 2009, l’État partie était prié de communiquer des informations sur la recevabilité et le fond de la communication. Le Comité note qu’il n’a pas reçu les informations demandées. Il regrette que l’État partie n’ait apporté aucune information au sujet de la recevabilité et/ ou du fond des griefs de l’auteur. Il rappelle qu’aux termes du Protocole facultatif, l’État partie concerné est tenu de soumettre par écrit au Comité des explications ou déclarations éclaircissant la question et indiquant, le cas échéant, les mesures qu’il pourrait avoir prises pour remédier à la situation. En l’absence d’une réponse de l’État partie, le Comité doit accorder le crédit voulu aux allégations de l’auteur, dans la mesure où elles sont suffisamment étayées.

Information supplémentaire de l’auteur

5. Le 8 septembre 2010, l’auteur informait le Comité, par l’entremise de son Conseil, que son frère avait été libéré le 7 juin 2009 par les autorités de l’Etat partie, et qu'il avait été soumis à une interdiction de quitter Tripoli. Le Comité était en outre informé que le Conseil agissant pour l'auteur avait été explicitement autorisé à poursuivre la procédure concernant le Dr Mohamed Aboussedra devant le Comité.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son Règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité s’est assuré que la même question n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3En ce qui concerne l’épuisement des recours internes, le Comité rappelle avec préoccupation que, malgré les trois rappels qui lui ont été envoyés, l’État partie ne lui a fait parvenir aucune observation sur la recevabilité ou le fond de la communication. Le Comité en conclut que rien ne s’oppose à ce qu’il examine la communication conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif. Ne voyant aucune raison de considérer la communication comme irrecevable, il passe à l’examen quant au fond des griefs présentés par l’auteur au titre des articles  2 paragraphe 3, article 6 paragraphe 1, lu en conjunction avec le paragraphe 3 de l’article 2, article 7, article 9 paragraphes 1- 4, article 10 paragraphe 1 et article 16 du Pacte. Il note également que des questions peuvent se poser au regard de l’article 14 paragraphes 1 et 3 (let. a-d), ainsi qu'au titre de l'article 7, lu conjointement avec l’article 2, paragraphe 3 du Pacte vis-à-vis de l’épouse et des enfants de la victime.

Examen au fond

7.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

7.2En ce qui concerne l’allégation de détention au secret du frère de l’auteur, le Comité reconnaît le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle son Observation générale n° 20 relative à l’article 7, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Il note que comme ses quatre frères, Mohamed Hassan Aboussedra a été détenu au secret, dès son arrestation le 19 janvier 1989, dans différents lieux de détention où il a été soumis à des tortures, jusqu'à ce qu'il ait pu recevoir la visite de sa famille en avril 1992 à la prison d'Abou Salim. Par la suite, et bien que ses quatre frères aient été libérés le 2 mars 1995, il a été maintenu en détention secrète quasiment sans interruptionjusqu'à ce qu'il soit traduit devant le Tribunal populaire de Tripoli en 2004, soit 15 années après son arrestation. Condamné par cette juridiction d'exception à perpétuité, le frère de l'auteur a de nouveau comparu le 2 juin 2005 devant une juridiction de droit commun, qui l'a condamné à 10 ans d'emprisonnement. Bien qu'il eût été détenu depuis 16 années, et malgré un ordre judiciaire exigeant sa libération immédiate, le Dr Aboussedra a été emmené le 9 juin 2005 hors de la prison d'Abou Salim, et détenu au secret dans les locaux de la sécurité intérieure à Tripoli, ou il a été de nouveau soumis à des tortures. Sa détention dans ces locaux a perduré jusqu'à ce qu'il soit autorisé à recevoir les visites de sa famille en janvier et mars 2009, puis qu'il soit finalement libéré le 7 juin 2009.

7.3Le Comité rappelle ses constatations dans la Communication El Abani c.Libye , et note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations de l’auteur. Le Comité réaffirme en outre que la charge de la preuve ne doit pas incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que l’auteur et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Il ressort implicitement du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif que l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient.

7.4Le Comité conclut, sur la base des éléments à sa disposition, que le fait de l’avoir exposé à des actes de torture, de l’avoir maintenu en captivité pendant plus de 20 ans, et de l’avoir empêché de communiquer avec sa famille et le monde extérieur, constituent une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard du Dr Mohamed Hassan Aboussedra.

7.5En ce qui concerne son épouse, Selma Younès, et ses deux enfants, T. A. et Assia, le Comité relève l’angoisse et la détresse que leur a causé la disparition de Mohamed Hassan Aboussedra, dont ils sont restés sans nouvelle entre 1989 et 1992, puis pendant plusieurs années entre 1995 et 2005. Par ailleurs, bien qu'il eût été jugé entre 2004 et 2005, et qu'il ait purgé la totalité de sa peine, le sort du Dr Aboussedra est resté inconnu pour sa famille, qui n’a pu apprendre qu'en janvier 2007 qu'il se trouvait détenu au secret dans les locaux de la sécurité intérieure. La famille aura dû attendre encore 2 années supplémentaires avant de pouvoir enfin lui rendre visite en janvier et mars 2009. En conséquence, le Comité est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7, lu conjointement avec l’article 2, paragraphe 3 du Pacte, à l’égard de l'épouse de la victime, ainsi que ses deux enfants.

7.6En ce qui concerne le grief de violation de l’article 9, les informations dont le Comité est saisi montrent que le frère de l’auteur a été arrêté par des agents de l’État partie sans mandat, puis détenu au secret sans avoir accès à un défenseur, et sans jamais être informé des motifs de ses arrestations ni des charges retenues contre lui, jusqu’à ce qu'il soit traduit pour la première fois devant le tribunal populaire de Tripoli, une juridiction d'exception, courant 2004, soit 15 ans après son arrestation. Le Comité rappelle que conformément au paragraphe 4 de l'article 9, un contrôle judiciaire de la légalité de la détention doit inclure la possibilité d'ordonner la libération du détenu si la détention est déclarée incompatible avec les dispositions du Pacte, en particulier celles du paragraphe 1 de l'article 9. En l'espèce, le frère de l'auteur a été maintenu en détention jusqu'à sa présentation devant un juge en 2004, sans avoir la possibilité de constituer un avocat, ou d'engager une quelconque procédure judiciaire, de manière à contester la légalité de sa détention. Par ailleurs, ayant été jugée une seconde fois en 2005 devant une juridiction de droit commun, qui a ordonné sa libération, puisqu’elle avait purgé la totalité de sa peine, la victime a de nouveau été détenue au secret, jusqu'à sa libération le 7 juin 2009. En l’absence de toute explication pertinente fournie par l’État partie, le Comité conclut à une violation multiple de l’article 9.

7.7Concernant le grief de l’auteur au titre de l’article 10, paragraphe 1, selon lequel son frère aurait été détenu au secret pendant près de vingt ans, et soumis à des actes de torture, le Comité réaffirme que les personnes privées de liberté ne doivent pas subir de privations ou de contraintes autres que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté, et qu’elles doivent être traitées avec humanité et dans le respect de leur dignité. En l’absence d’informations fournies par l’État partie sur le traitement réservé au frère de l’auteur au sein de la prison d’Abu Salim, ainsi qu'au siège de la sécurité intérieure de Tripoli, où il a été détenu, le Comité conclut à une violation de l’article 10, paragraphe 1, du Pacte.

7.8Bien que l'auteur n'invoque pas l'article 14 du Pacte, le Comité est d'avis que les informations dont il est saisi au sujet du premier jugement auquel a été soumis Mohamed Hassan Aboussedra en 2004 soulèvent des questions au titre de l'article 14 paragraphe 1, et paragraphe 3, let. a-d du Pacte. Le Comité observe que ce dernier n'a été jugé que 15 années après son arrestation, puis condamné à la suite d’un procès à huis clos - dont la date est inconnue de la famille- à la réclusion à perpétuité. Il n’a jamais eu accès à son dossier pénal, ni aux accusations dont il faisait l'objet, et n'a jamais pu constituer un avocat de son choix pour l’assister. Dans ces circonstances, le Comité conclut que le procès et la condamnation de Mohamed Hassan Aboussedra à la réclusion criminelle à perpétuité par le Tribunal populaire de Tripoli révèlent une violation de l'article 14, paragraphe 1, et paragraphe 3, let. a-d, du Pacte.

7.9Concernant l'article 16, le Comité réitère sa jurisprudence constante, selon laquelle l'enlèvement intentionnel d'une personne de la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de reconnaissance de sa personnalité juridique si la victime était entre les mains des autorités de l'Etat lors de sa dernière apparition, et si les efforts de ses proches pour avoir accès à des recours utiles, y compris devant les cours de justice (article 2, paragraphe 3 du Pacte), sont systématiquement empêchés. Dans le cas présent, l'auteur allègue que son frère a été arrêté le 19 janvier 1989 sans mandat de justice, ni sans être informé des causes légales de son arrestation. Il a par la suite été conduit dans différents lieux, tenus secrets, et toutes les démarches subséquentes de sa famille pour avoir de ses nouvelles sont restées vaines jusqu'au mois de janvier 2009. Ayant reconnu sa détention à la prison d'Abou Salim en autorisant sa famille à le visiter en avril 1992, les autorités de l'Etat ne leur ont pourtant fourni aucune information supplémentaire à son sujet. Le Comité en conclut que la disparition forcée de Mohamed Hassan Aboussedra pendant la plus grande partie de sa détention l'a soustrait à la protection de la loi pendant la même période et l’a privé de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en une violation de l'article 16 du Pacte.

7.10L’auteur invoque également l’article 2, paragraphe 3 du Pacte, qui fait aux États parties obligation de garantir à toute personne des recours accessibles, utiles et exécutoires pour faire valoir les droits garantis dans le Pacte. Le Comité réitère l’importance qu’il accorde à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes pour violation de droits dans leur ordre juridique interne. Il rappelle son Observation générale no 31, dans laquelle il indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, les renseignements soumis au Comité montrent que le frère de l’auteur n’a pas eu accès à un recours utile, menant le Comité à conclure que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec les articles 6, paragraphe 1, et 7.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec les articles 6, paragraphe 1, et l’article 7, de l’article 7 lu seul, de l’article 9, de l’article 10, paragraphe 1, de l'article 14, paragraphe 1, et paragraphe 3, let. a-d, et de l'article 16 du Pacte à l’égard du frère de l’auteur. Les faits laissent en outre apparaitre une violation de l’article 7, lu conjointement avec l’article 2, paragraphe 3, à l’égard de l’épouse et des deux enfants de la victime.

9.Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur un recours utile, consistant notamment à mener une enquête approfondie et diligente sur la disparition du Dr Aboussedra, à l’informer comme il convient sur les résultats de ses enquêtes et à indemniser la victime de façon appropriée, ainsi que son épouse et ses deux enfants, pour les violations subies. Le Comité estime que l’État partie a le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme, en particulier lorsqu’il s’agit de disparitions forcées et d’actes de torture, mais aussi d’engager des poursuites contre les personnes tenues pour responsables de ces violations, de les juger et de les punir. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingt jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en français (version originale), en anglais et en espagnol. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]