Nations Unies

CCPR/C/104/D/1853-1854/2008

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

19 juin 2012

Français

Original: anglais

C omité des droits de l ’ homme

Communications nos 1853/2008 et 1854/2008

Constatations adoptées par le Comité à sa 104e sessiontenue du 12 au 30 mars 2012

Communication s p résentée s par:

Cenk Atasoy (1853/2008) et Arda Sarkut (1854/2008) (représentés par un conseil,James E. Andrik, États-Unis d’Amérique)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Turquie

Date des communication s:

8 décembre 2008 (1853/2008) et 15 décembre 2008 (1854/2008) (dates des lettres initiales)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 22 décembre 2008 (non publiée sous forme de document)

CCPR/C/99/D/1853-1854/2008 − Décision concernant la recevabilité adoptée le 5 juillet 2010

Date de l ’ adoption des constatations:

29 mars 2012

Objet:

Objection de conscience

Questions de procédure:

Recevabilité des communications; non‑épuisement des recours internes

Questions de fond:

Liberté de pensée, de conscience et de religion

Article du Pacte:

18 (par. 1)

Article s du Protocole facultatif:

2 et 5 (par. 2 b))

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatifse rapportant au Pacte international relatif aux droitscivils et politiques (104e session)

concernant les

Communications nos 1853/2008 et 1854/2008 *

Présentée par:

Cenk Atasoy (1853/2008) et Arda Sarkut (1854/2008) (représentés par un conseil, James E. Andrik, États Unis d’Amérique)

Au nom de:

Les auteurs

État partie:

Turquie

Date de s communication s:

8 décembre 2008 (1853/2008) et 15 décembre 2008 (1854/2008) (dates des lettres initiales)

Date de la décision concernant la recevabilité :

5 juillet 2010

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 29 mars 2012,

Ayant achevé l’examen des communications nos 1853/2008 et 1854/2008 présentées au nom de Cenk Atasoy et Arda Sarkut, respectivement, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs des communications et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5du Protocole facultatif

1.1Les auteurs des communications sont M. Cenk Atasoy (no 1853/2008) et M. Arda Sarkut (no 1854/2008), tous deux de nationalité turque. Ils se déclarent victimes d’une violation par la Turquie du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ils sont représentés par un conseil, James E. Andrik, des États-Unis d’Amérique. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 24 février 2007.

1.2Le 14 avril 2009, le Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, agissant au nom du Comité, a décidé, à la demande de l’État partie, que la recevabilité des communications serait examinée séparément du fond.

1.3Le 5 juillet 2010, le Comité a décidé, en application du paragraphe 2 de l’article 94 de son règlement intérieur, d’examiner conjointement les deux communications compte tenu des fortes similarités qu’elles présentent sur le plan des faits et du droit.

Rappel des faits présentés par les auteurs

Cas de M. Cenk Atasoy

2.1M. Atasoy est un Témoin de Jéhovah. Le 7 août 2007, il a soumis au bureau du recrutement militaire une requête dans laquelle il expliquait qu’il était Témoin de Jéhovah et qu’il ne pouvait pas accomplir le service militaire en raison de ses convictions religieuses. Dans une lettre datée du 31 août 2007, il a été informé que, conformément aux articles 10 et 72 de la Constitution et à l’article premier de la loi militaire, il ne pouvait pas être exempté du service militaire. Le 29 janvier 2008, il a reçu par l’intermédiaire de son université une lettre du Département du recrutement du Ministère de la défense nationale lui demandant d’effectuer les procédures de préparation au service militaire entre le 1er et le 31 mars 2008 et le convoquant pour avril 2008.

2.2Le 21 mars 2008, l’auteur s’est présenté au bureau de recrutement de l’armée et a déposé une nouvelle requête dans laquelle il expliquait de nouveau les motifs qui l’empêchaient d’accomplir le service militaire. Il ajoutait que pour le même motif il ne pouvait pas se présenter aux examens d’accès à la réserve qui devaient avoir lieu entre le 1er et le 3 avril. L’auteur a reçu un certificat de sursis à l’incorporation et a été convoqué pour le recrutement d’août 2008, les procédures de préparation devant être effectuées entre le 1er et le 31 juillet 2008. Le 9 avril 2008, il a reçu une réponse officielle à sa requête du 21 mars 2008 lui signifiant de nouveau que, conformément aux articles 10 et 72 de la Constitution et à l’article premier de la loi militaire, nul ne pouvait «être exempté du service national».

2.3Le 25 juillet 2008, l’auteur s’est présenté au bureau de recrutement de l’armée pour discuter de la convocation pour août 2008; il y a soumis une nouvelle requête dans laquelle il expliquait pour la troisième fois pour quelle raison il ne pouvait accomplir le service militaire. Comme les fois précédentes, il a reçu un certificat de sursis à l’incorporation, avec une convocation pour décembre 2008, les procédures de préparation devant être faites entre le 1er et le 30 novembre 2008. Il a présenté une nouvelle requête expliquant pourquoi il ne pouvait pas prendre part au recrutement de décembre, à laquelle il a reçu une réponse le 18 août 2008 l’informant une fois de plus qu’il ne pouvait être exempté du service militaire. Selon l’auteur, le même scénario continuera à se répéter et il continuera à être convoqué et, pour finir, on le mettra en prison. Le 4 novembre 2008, il a comparu devant le tribunal pénal pour sa non-participation au recrutement d’avril 2008. L’affaire est restée pendante. L’auteur craint en outre que les autorités n’écrivent à l’entreprise qui l’emploie pour recommander son licenciement.

2.4Dans toutes ses requêtes, l’auteur a indiqué qu’il pouvait accomplir un service civil qui ne serait pas incompatible avec ses principes religieux. À chaque fois, la réponse du Ministère de la défense nationale a été qu’il ne pouvait pas être exempté du service national; toutefois, l’auteur fait valoir qu’il n’a pas demandé à être exempté de ce service, mais qu’il a simplement fait savoir qu’il ne pouvait l’accomplir selon les modalités requises par l’État.

Cas de M. Arda Sarkut

2.5M. Sarkut est également un Témoin de Jéhovah. Le 27 octobre 2006, il a commencé à travailler en tant que maître assistant à la faculté de technologie et de design des bijoux et accessoires de l’Université de Mersin. En février 2007, il s’est présenté au bureau de recrutement de l’armée de Mersin pour déposer une requête dans laquelle il expliquait qu’il n’était pas en mesure d’accomplir le service militaire en raison de ses convictions religieuses. Depuis, à chaque recrutement, tous les quatre mois, il s’est présenté au bureau de recrutement avec une requête similaire dans laquelle il indiquait qu’il ne pouvait accomplir un tel service. Le bureau de recrutement de l’armée ayant systématiquement rejeté ses requêtes, l’auteur en a adressé des copies au Département du recrutement du Ministère de la défense nationale à Ankara par courrier recommandé.

2.6Le 6 avril 2007, le bureau de recrutement de l’armée de Beşiktaş a envoyé une lettre à l’Université de Mersin lui demandant de libérer l’auteur de ses fonctions à compter du 31 juillet 2007 pour lui permettre de participer au recrutement d’août 2007. Il lui recommandait en outre de ne pas réemployer l’auteur à moins qu’il ne présente un document du bureau de recrutement et la menaçait, en cas de réemploi de l’auteur, d’engager des poursuites pour infraction aux articles 91, 92 et 93 de la loi militaire no 1111. L’auteur a donc été contraint d’accepter un congé sans solde à compter du 15 juillet 2007.

2.7En juillet 2008, l’auteur a reçu une lettre de l’Université de Mersin l’informant qu’elle avait ouvert une enquête parce qu’il ne s’était pas présenté au service militaire alors que des jours de congé lui avaient été accordés à cette fin. Le 12 août 2008, il a envoyé une lettre dans laquelle il présentait les raisons pour lesquelles il n’avait pas accompli le service militaire et demandait à être réintégré dans son poste. En octobre 2008, il a reçu une lettre de l’Université l’informant qu’il était licencié pour avoir fait une «fausse déclaration». Il a écrit à l’Université pour contester cette décision; le 20 novembre 2008, il a reçu une réponse de l’Université l’informant que son objection «n’était pas acceptée». L’auteur affirme que l’Université ne l’emploiera plus en tant qu’enseignant parce qu’il est objecteur de conscience au service militaire, que le Ministère de la défense nationale a fait en sorte qu’il ne puisse être engagé à un poste qui «permette de bénéficier de la sécurité sociale», qu’il n’a toujours pas retrouvé d’emploi et qu’il vit sous pression en raison des poursuites qui ont été engagées contre lui.

2.8L’auteur a indiqué dans toutes ses requêtes (il en avait présenté une vingtaine quand il a envoyé sa communication au Comité) qu’il pouvait accomplir un service civil qui ne serait pas incompatible avec ses principes religieux. Il explique que le Ministère de la défense nationale lui a répondu qu’il ne pouvait pas être exempté du service national conformément notamment à l’article 10 de la Constitution.

2.9Les deux auteurs font référence à des décisions concernant l’objection de conscience rendues par la Cour militaire suprême − dont ils joignent des copies − dans lesquelles la Cour conclut que «l’argument du défendeur qui affirme qu’il ne peut pas servir dans l’armée en raison de ses convictions religieuses et que le service militaire obligatoire auquel il est astreint en vertu des articles 35 et 47 de la loi sur le service militaire et de l’article 45 de la loi pénale militaire est incompatible avec la liberté de religion et de conscience consacrée à l’article 24 de la Constitution n’est pas considéré comme légal, correct, ni fondé». Vu les décisions rendues par la Cour militaire suprême, les auteurs estiment qu’il ne servirait à rien d’épuiser les recours internes parce qu’ils ne sont pas utiles.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que l’absence dans l’État partie de service de remplacement au service militaire obligatoire, dont le non-accomplissement entraîne des poursuites pénales et une peine d’emprisonnement, constitue une violation des droits consacrés au paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

3.2Les auteurs font référence aux constatations adoptées le 3 novembre 2006 par le Comité concernant les communications nos 1321/2004 et 1322/2004, Yoon et Choi c. République de Corée, dans lesquelles le Comité a conclu que les faits dont il était saisi, qui étaient similaires à ceux exposés dans les présentes communications, faisaient apparaître une violation par l’État partie du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte et que l’État partie était tenu d’assurer aux auteurs un recours utile.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans des réponses datées du 20 février 2009, l’État partie conteste la recevabilité des deux communications au motif que les recours internes n’ont pas été épuisés. En ce qui concerne l’argument des auteurs qui affirment qu’il ne servirait à rien d’épuiser les recours internes parce qu’ils ne sont pas utiles, l’État partie fait valoir que, conformément au paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif, il ne peut être fait exception à la règle de l’épuisement des recours internes que s’il a été prouvé que les procédures de recours excéderaient des «délais raisonnables»; il n’est indiqué nulle part qu’il peut être fait exception à la règle au motif qu’il ne servirait à rien d’épuiser les recours internes. Cela étant, les recours internes doivent être épuisés parce qu’ils sont utiles.

4.2En ce qui concerne l’argument des auteurs qui affirment que, compte tenu de la décision rendue par la Cour militaire suprême dans l’affaire de quatre Témoins de Jéhovah objecteurs de conscience, eux-mêmes ne sont pas tenus d’épuiser les recours internes, l’État partie fait valoir que, conformément aux modifications apportées en 2006 à la loi no 353 relative à l’établissement des tribunaux militaires et à la procédure pénale militaire, l’infraction qui consiste à se soustraire au service militaire (bakaya) qualifiée à l’article 63 du Code pénal militaire, lorsqu’elle est commise par des civils en temps de paix, relève de la justice civile et non de la justice militaire. Les décisions des tribunaux civils sont susceptibles de pourvoi en cassation.

4.3L’État partie affirme que les procès ouverts contre les auteurs pour insoumission au service militaire sont en cours. Une action est en cours pour chacun des deux auteurs devant le premier tribunal pénal de Beyoğlu (la juridiction de première instance); dans le cas du second auteur, une action est également en cours devant le deuxième tribunal pénal. Le premier auteur a affirmé à l’audience, le 4 novembre 2008, qu’en tant que Témoin de Jéhovah il ne pouvait pas accomplir le service militaire car cela était contraire à sa conscience, du fait de ses convictions. Il a également affirmé que l’accusation d’insoumission au service militaire constituait une violation de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le second auteur a avancé des arguments similaires.

4.4L’État partie fait valoir que les instruments internationaux qui ont été ratifiés sont incorporés au droit interne et qu’ils sont directement applicables sur son territoire. En cas de conflit entre un instrument international relatif aux droits de l’homme auquel la Turquie est partie et un texte national portant sur les mêmes droits, l’instrument international l’emporte. Le premier tribunal pénal de Beyoğlu tiendra donc dûment compte de la Convention européenne des droits de l’homme et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ainsi que de la Constitution et des autres textes législatifs pertinents lorsqu’il examinera les arguments des auteurs.

4.5En outre, si les auteurs ne sont pas satisfaits de la décision rendue en première instance, ils peuvent se pourvoir devant la Cour de cassation, qui est la plus haute juridiction pour les affaires civiles et pénales. Ni le tribunal de première instance ni la Cour de cassation ne sont tenus de suivre la jurisprudence des tribunaux militaires, même si les affaires sont similaires. D’ailleurs, d’après l’État partie, la Cour de cassation et la Cour militaire suprême ont parfois des opinions divergentes sur des affaires similaires. Qui plus est, les tribunaux civils n’ont pas de jurisprudence établie concernant l’objection de conscience.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Dans une note du 26 juin 2009, les auteurs contestent les arguments de l’État partie concernant la recevabilité de leurs communications. Ils donnent des informations à jour sur leurs procès. Le 2 avril 2009, le premier tribunal pénal de Beyoğlu a déclaré les deux auteurs coupables d’infraction à l’article 63/1-A du Code pénal militaire, − non à une loi civile. Le premier auteur a été condamné à une peine d’emprisonnement d’un mois, qui a été convertie en une amende de 600 nouvelles livres turques. Trois décisions ont été rendues à l’égard du second auteur. Il a été condamné à deux peines d’emprisonnement d’un mois, converties en une amende de 600 nouvelles livres turques (20 nouvelles livres turques par jour) ainsi qu’à une peine d’emprisonnement de quatre mois, convertie en une amende de 2 000 nouvelles livres turques (20 nouvelles livres turques par jour, pour un total de cent jours au lieu de cent vingt jours). Les auteurs soulignent que, en ayant été jugés par ce tribunal civil, ils se retrouvent dans une situation plus difficile que s’ils avaient été jugés par un tribunal militaire car la conversion de leur peine d’emprisonnement en amende (d’un montant inférieur à la limite de 2 000 nouvelles livres turques) fait qu’ils ne peuvent pas se pourvoir devant la Cour de cassation. Le tribunal a appliqué le droit militaire pour juger les auteurs, mais il a appliqué le droit pénal civil pour fixer les peines. L’article 305 de la loi de procédure pénale, no 1412, dispose:

«Les jugements des tribunaux pénaux sont susceptibles d’appel. Toutefois, […] les condamnations à des amendes d’un montant inférieur à 2 milliards de livres turques [2 000 nouvelles livres turques après la récente réévaluation de la monnaie] […] et les décisions qui sont qualifiées de certaines dans le jugement ne sont pas susceptibles d’appel.».

5.2Toutes les peines d’amende prononcées étaient inférieures à la limite fixée par la loi. Le second auteur affirme que la conversion de la peine d’emprisonnement de quatre mois a été délibérément calculée de façon que le montant de l’amende ne dépasse pas la limite, interdisant ainsi toute possibilité de faire appel. Les auteurs ajoutent que toutes les décisions rendues étaient explicitement qualifiées de «certaines», ce qui était un autre motif les empêchant de se pourvoir devant la Cour de cassation. Les auteurs ont donc pour seul choix de payer l’amende ou d’aller en prison. Toutefois, l’affaire ne devrait pas s’arrêter là, parce que les auteurs vont continuer à être systématiquement convoqués pour le service militaire et à faire face aux mêmes accusations, condamnations et peines. Pour ces raisons, les auteurs estiment que les recours internes ont été épuisés et que leurs communications devraient être examinées quant au fond.

Délibérations du Comité

Décision du Comité concernant la recevabilité

6.1Le Comité a examiné la recevabilité des communications le 5 juillet 2010. Il s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité a pris note des arguments de l’État partie qui a affirmé que les deux communications étaient irrecevables pour non-épuisement des recours internes, étant donné que, quand les communications ont été envoyées au Comité, les tribunaux civils étaient toujours saisis. L’État partie avait également fait valoir que toutes les décisions rendues étaient susceptibles de pourvoi devant la Cour de cassation. Le Comité a noté que depuis, les auteurs avaient fait parvenir des informations indiquant que le tribunal de première instance avait entre-temps achevé l’examen de toutes ces affaires et que tous les jugements étaient condamnatoires. Il a estimé que les auteurs avaient également donné des informations détaillées expliquant pourquoi ils ne pouvaient faire recours contre aucune de ces décisions devant la Cour de cassation. Le Comité a observé que l’État partie n’avait contesté aucun de ces arguments. Pour ces raisons, le Comité a considéré que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne l’empêchait pas d’examiner les communications et les a déclarées l’une et l’autre recevables.

Observations de l’État partie sur la décision du Comité concernant la recevabilitéet sur le fond

7.1Dans une note verbale du 4 février 2011, l’État partie a présenté ses commentaires sur la décision du Comité concernant la recevabilité. Il explique que M. Atasoy ne s’est pas présenté à un certain nombre de convocations pour le service militaire en 2008 et 2010 et que c’est la raison pour laquelle il a été traduit devant le tribunal pénal, qui est saisi d’un certain nombre de poursuites pénales engagées contre lui. Les deuxième et troisième tribunaux pénaux de Beyoğlu ont ordonné la remise en liberté de l’auteur dans la majorité des cas. Selon les informations fournies par le Ministère de la justice, les affaires dans lesquelles l’auteur a été reconnu coupable étaient encore en instance devant la Cour de cassation.

7.2En ce qui concerne M. Sarkut, l’État partie explique qu’il n’a pas répondu aux convocations pendant la période de 2007 à 2010, qu’il a été traduit devant le tribunal pénal pour ce motif et qu’un certain nombre de poursuites sont en cours. Selon les informations disponibles à ce stade, le tribunal pénal a ordonné la remise en liberté de l’auteur dans deux affaires, et trois autres sont encore en instance devant la Cour de cassation.

7.3L’État partie réitère les observations qu’il avait faites sur la recevabilité des communications et affirme que, dans ses décisions de 2006 et 2009, la Cour constitutionnelle a estimé que le paragraphe 2 1) de l’article 305 du Code de procédure pénale était contraire à la Constitution, ce qui permettait à des particuliers de faire appel de condamnations à des amendes inférieures à 2 000 nouvelles livres turques.

7.4Concernant le fond, l’État partie réaffirme que le service militaire est obligatoire en vertu de l’article 72 de la Constitution, qui se lit comme suit: «Le service national est un droit et un devoir pour chaque Turc. La manière dont il doit être accompli, ou considéré comme accompli, dans les forces armées ou dans la fonction publique, est régie par la loi.». De plus, l’article 10 de la Constitution dispose que tous les individus sont égaux devant la loi, sans discrimination fondée sur la langue, la race, la couleur, le sexe, l’opinion politique, les convictions philosophiques, la religion ou la secte ou toute autre considération. Les hommes et les femmes sont égaux en droits. L’État a l’obligation de veiller à ce que cette égalité existe dans la pratique. Aucun privilège ne sera accordé à aucun individu, aucune famille, aucun groupe ni aucune classe. Les organes de l’État et les autorités administratives respectent le principe de l’égalité devant la loi en toutes circonstances. L’article 18 de la Constitution garantit la liberté de conscience, de croyance religieuse et de conviction.

7.5Selon le système constitutionnel de l’État partie, tous les articles de la Constitution ont un poids égal, et n’obéissent à aucune hiérarchie. Les articles sont conformes les uns aux autres et se renforcent mutuellement; chaque article doit être lu conjointement avec les autres. C’est ainsi que, lorsqu’on lit ensemble les articles 72, 10 et 24 de la Constitution, il ressort que l’exercice de la liberté de conscience, de croyance religieuse et de conviction ne peut l’emporter sur l’obligation du service militaire, et que ces dispositions ne peuvent être interprétées comme étant en contradiction entre elles ou se portant atteinte mutuellement. L’article 10, quant à lui, garantit l’égalité entre les individus sans discrimination, et empêche par conséquent que certains individus ou groupes soient exemptés du service militaire au motif que cela serait contraire à leurs croyances religieuses.

7.6La législation régissant le service militaire fait obligation aux citoyens de sexe masculin d’accomplir le service militaire à un âge déterminé. Même les personnes qui accomplissent le service militaire selon un régime provisoire doivent se soumettre à la formation militaire de base. Par conséquent, l’exemption du service militaire pour des raisons de conscience n’est pas possible en vertu de la loi et, selon l’État partie, cette question relève de la marge d’appréciation des autorités nationales.

7.7Selon l’État partie, l’article 18 du Pacte ne s’applique pas à la présente affaire étant donné qu’il ne prévoit, implicitement ou expressément, aucune garantie du droit à l’objection de conscience. L’État partie cite l’article 31 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, et note qu’un traité doit être interprété de bonne foi suivant le sens ordinaire à attribuer aux termes du traité dans leur contexte et à la lumière de son objet et de son but. Selon l’État partie, si l’on accorde un sens ordinaire à l’article 18 à la lumière de l’objet et du but du Pacte, rien dans cet article ne peut être interprété ou compris comme un «droit à l’objection de conscience» qui serait formulé explicitement dans ses dispositions ou pourrait en être déduit. À supposer même, pour les besoins du raisonnement, que l’article, lu dans le respect de la lettre et de l’esprit du texte, reste ambigu ou obscur, l’examen des travaux préparatoires du Pacte confirmerait le fait que les rédacteurs du Pacte n’ont jamais eu l’intention de créer un «droit à l’objection de conscience» séparé et absolu s’inscrivant dans le cadre du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, à une époque où le service militaire obligatoire était d’ailleurs la réalité dans de nombreux États rédacteurs.

7.8Selon l’État partie, l’article 18, lu conjointement avec le paragraphe 3 c) ii) de l’article 8 du Pacte, ne laisse planer aucune ambiguïté puisque cette dernière disposition mentionne explicitement «les pays où l’objection de conscience est admise». L’État partie affirme que, si les rédacteurs du Pacte avaient l’intention de créer un «droit à l’objection de conscience» distinct et absolu au titre de l’article 18 et si, à partir de cette hypothèse le service militaire obligatoire devait être considéré comme «une violation de ce droit», on ne pourrait alors pas s’attendre à une mention contradictoire du type de celle qui figure à l’article 8 du Pacte, qui accepte à l’évidence la pratique des pays où l’objection de conscience n’est pas admise. Il serait incohérent d’affirmer que dans un article, l’intention des rédacteurs était d’interdire le service militaire obligatoire alors que, dans un autre article, l’intention était de légitimer ou, au moins, de reconnaître en termes généraux cette pratique sans mentionner la nécessité de rendre les articles 18 et 8 compatibles. Si l’on doit prendre pour hypothèse que l’intention des rédacteurs était de qualifier le service militaire obligatoire de violation du «droit à l’objection de conscience», on serait alors fondé à contester la logique justifiant l’indication, dans un autre article, que cette «violation» pourrait, dans certains États, être considérée comme une exception au travail forcé ou obligatoire.

7.9L’État partie poursuit en expliquant que les incohérences entre les articles d’un traité sont résolues en établissant les corrélations nécessaires entre leurs dispositions, ce qui permet aux États parties d’avoir une compréhension claire de leurs obligations. En l’espèce, toutefois, l’article 8 dit clairement que certains États peuvent ne pas reconnaître l’objection de conscience et que cette pratique ne serait nullement considérée comme une violation d’une autre disposition du Pacte. Les articles 8 et 18 sont cohérents entre eux car le second n’envisage pas un «droit à l’objection de conscience». Toute autre interprétation, selon l’État partie, irait au-delà de ce que permettent les règles existantes en matière de droit des traités.

7.10Pour les besoins du raisonnement, l’État partie explique que l’on peut considérer que l’article 8 n’exclut pas l’objection de conscience en tant que pratique d’un État, mais il ne reconnaît certainement pas l’objection de conscience comme un «droit» et il n’ôte pas sa légitimité, et cela sans ambiguïté, à la pratique du service militaire obligatoire en la considérant comme une «violation» des «droits» en question. Selon l’État partie, si l’intention des rédacteurs du Pacte était d’interdire le service militaire obligatoire à l’article 18, on pouvait s’attendre à ce qu’ils inscrivent une interdiction claire à ce sujet, par une formule telle que: «Nul ne sera contraint d’accomplir un service militaire contraire à sa pensée, sa conscience ou sa religion.».

7.11Selon l’État partie, l’objet et le but des articles 8 et 18 sont clairs si l’on donne aux termes leur sens ordinaire. On ne saurait en aucune façon les interpréter de telle manière que le service militaire obligatoire serait vu comme une «violation» d’un «droit à l’objection de conscience» non explicite. Avancer le contraire, de l’avis de l’État partie, ne serait pas compatible avec la règle coutumière d’interprétation des traités exprimée à l’article 31 de la Convention de Vienne. Affirmer l’existence d’une violation d’un «droit implicite» de ce type au titre du Pacte, étant donné que le service militaire est reconnu dans une autre disposition, constituerait, selon l’État partie, un «abus de droit» en droit international. De surcroît, le fait qu’un traité essentiel comme le Pacte puisse, d’une part, établir un droit (à l’article 18) et anticiper que certains États le reconnaissent, et puisse rendre possible, à l’inverse, que d’autres États ne le reconnaissent pas (à l’article 8), serait en contradiction avec les principes fondamentaux du droit des droits de l’homme. Une approche aussi incohérente porterait atteinte, selon l’État partie, au principe suprême de l’universalité des droits de l’homme.

7.12L’État partie ajoute que les présentes communications ne devraient pas être analysées à la seule lumière de l’article 18, étant donné que «l’objection de conscience» est mentionnée à l’article 8 du Pacte. La Convention de Vienne dispose que pour interpréter les termes d’un traité, il convient de tenir dûment compte du contexte, qui comprend «outre le texte, [le] préambule et [les] annexes […]».

7.13L’État partie reconnaît que l’on peut admettre que l’interprétation des dispositions d’un traité puisse «évoluer» avec le temps, mais cette «interprétation évolutive» a des limites, et l’interprétation contemporaine d’une disposition ne saurait faire abstraction de ce qui s’y trouve déjà inscrit. L’interprétation ne peut aller au-delà de la lettre et de l’esprit du traité ou au-delà de ce qu’a été l’intention initiale et expresse des États parties. En l’occurrence, il est clair que les rédacteurs du Pacte ont reconnu à l’article 8 que, dans certains États où le service militaire est obligatoire, l’objection de conscience peut ne pas être admise. Si les États parties au Pacte veulent, à l’avenir, rendre les articles 8 et 18 compatibles en fonction de l’évolution des circonstances, il leur faudra modifier le Pacte en conséquence; en attendant, toute interprétation du texte doit rester fidèle à sa lettre et à son esprit.

7.14Au vu des considérations qui précèdent, l’État partie estime que le Pacte n’énonce pas, même implicitement, un «droit à l’objection de conscience» en tant que tel, et que les États parties n’ont aucune obligation de reconnaître un tel droit. Par conséquent, conformément au Pacte, le service militaire inscrit ne saurait être considéré comme une «violation» du «droit à l’objection de conscience».

7.15Selon l’État partie, à supposer même qu’en l’espèce il y ait eu restriction à la manifestation des croyances des auteurs, il convient de noter que les auteurs ont été condamnés seulement à cause de leur désobéissance persistante aux règles du service militaire. Cela ne les a pas empêchés de continuer à refuser d’accomplir toute forme d’obligations militaires. En outre, selon le paragraphe 3 de l’article 18 du Pacte, certaines restrictions peuvent être nécessaires, dans une société démocratique, à la protection de la sécurité publique et de l’ordre public. Les État parties ont de ce fait le droit et le devoir d’apprécier les limites du droit à l’objection de conscience de sorte que l’exemption du service militaire ne perturbe pas la sécurité et l’ordre publics.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

8.1Les auteurs ont communiqué leurs commentaires sur les observations de l’État partie le 23 mars 2011. Ils ont tout d’abord fait savoir au Comité que leur situation demeurait inchangée et qu’ils continuaient à être inculpés en raison de leur refus d’accomplir le service militaire. À cette date, M. Atasoy était inculpé pour non-présentation à trois convocations militaires et il avait dû comparaître et se défendre en justice pour non-présentation à six autres convocations, soit neuf au total. M. Sarkut avait été inculpé pour non-présentation à six convocations et avait dû comparaître et se défendre en justice pour refus d’incorporation après six autres convocations, soit 12 au total. Les autorités militaires ayant adressé une injonction à son employeur en novembre 2008, M. Sarkut a perdu son emploi d’enseignant; l’injonction restera en vigueur jusqu’à ce qu’il accomplisse son service militaire. Selon les auteurs, il n’existe aucune possibilité réaliste de voir les autorités et les tribunaux rendre en leur faveur une décision qui les exonère de manière permanente de l’obligation d’accomplir le service militaire, même s’ils sont disposés à accomplir tout autre service civil de remplacement.

8.2Sur la question du non-épuisement des recours internes, les auteurs notent que, le 23 juillet 2009, la Cour constitutionnelle a décidé que les peines d’amende inférieures à 2 000 nouvelles livres turques étaient susceptibles d’appel. La décision a été publiée au Journal officiel le 7 octobre 2009, et elle est entrée en vigueur le 7 octobre 2010. En outre, depuis le 7 octobre 2010, ce type d’appel n’est possible que contre des amendes imposées après cette date; même si la Cour de cassation examine un appel d’objecteur de conscience qui concerne des amendes, on ne saurait raisonnablement s’attendre que les auteurs soient exemptés du service militaire ou qu’on leur propose un service civil de remplacement acceptable. En conséquence, même si la Cour de cassation faisait droit à certains des appels formés par les auteurs contre leurs amendes, épuiser de tels recours resterait en fin de compte sans effet.

8.3Quant à l’affirmation de l’État partie selon laquelle le Pacte n’énonce pas un droit à l’objection de conscience, les auteurs rappellent que, après avoir en premier lieu conclu que l’article 18 du Pacte n’énonçait pas un tel droit, le Comité a fait évoluer son interprétation du Pacte, sa position actuelle étant que des restrictions injustifiées des droits des objecteurs de conscience constituent une violation de l’article 18. Les auteurs soulignent que cette position a été confirmée dans des décisions rendues par le Comité concernant plusieurs communications individuelles, ainsi que dans son Observation générale no 22 sur la liberté de pensée, de conscience ou de religion (art. 18), et correspond à la position d’autres organes des Nations Unies. De l’avis des auteurs, les informations mentionnées plus haut apportent une réponse suffisante aux affirmations formulées par l’État partie à ce sujet.

8.4Concernant le fait que l’État partie considère l’exemption du service militaire comme une menace pour la sécurité et l’ordre publics, les auteurs expliquent qu’ils ne peuvent imaginer en quoi ils pourraient constituer une telle menace. Ils ajoutent que des États comme le Danemark, la Fédération de Russie, Israël, la Norvège, les Pays-Bas ou le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord ont des lois qui admettent l’objection de conscience même en temps de guerre. Selon eux, par conséquent, l’argument de l’État partie est dénué de fondement, étant donné qu’actuellement les objecteurs de conscience représentent moins de 1 % des appelés sous les drapeaux dans l’État partie, et on voit mal comment un pourcentage aussi faible pourrait constituer une menace.

Examen de la réouverture de la question de la recevabilité

9.1Le Comité note que l’État partie rappelle que la cour de Cassation est toujours saisie des pourvois des auteurs et que les recours internes n’ont par conséquent pas été épuisés. Il s’ensuit que la question de la recevabilité devrait faire l’objet d’un nouvel examen.

9.2Dans la circonstance, le Comité estime qu’il n’a pas à réexaminer sa décision concernant la recevabilité, en date du 5 juillet 2010, et décide de procéder à l’examen de la communication quant au fond.

Examen au fond

10.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné les présentes communications en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées.

10.2Le Comité note le grief des auteurs selon lequel les droits que leur reconnaît le paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte ont été violés du fait qu’il n’existe pas dans l’État partie de formule de remplacement du service militaire obligatoire, ce qui a eu pour conséquence des poursuites pénales pour chacun d’eux et la perte de son emploi pour M. Sarkut, parce qu’ils n’ont pas effectué leur service militaire. Le Comité note en outre que l’État partie n’a pas abordé directement la question, mais a expliqué que l’article 18 n’établit pas en tant que tel un «droit à l’objection de conscience». L’État partie a également invoqué le paragraphe 3 de l’article 18 pour affirmer que certaines restrictions peuvent être nécessaires, dans une société démocratique, pour protéger la sécurité et l’ordre publics.

10.3Le Comité note également l’argument invoqué par l’État partie au sujet de l’article 8 du Pacte qui stipule que «dans les pays où l’objection de conscience est admise», tout service national exigé des objecteurs de conscience en vertu de la loi n’est pas considéré comme travail forcé ou obligatoire. Le Comité rappelle que, dans sa décision d’irrecevabilité concernant la communication no 185/1984 (L. T. K c. Finlande), il avait considéré cette expression comme venant à l’appui d’une conclusion selon laquelle l’article 18 ne conférait pas expressément un droit à l’objection de conscience. Depuis lors, toutefois, le Comité a confirmé que l’utilisation de cette expression dans un contexte différent «n’équivaut nullement à reconnaître ou à exclure le droit à l’objection de conscience» et par conséquent ne va pas à l’encontre des conséquences nécessaires découlant du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion garantie par le Pacte.

10.4Le Comité rappelle son Observation générale no 22 (1993), dans laquelle il a estimé que le caractère fondamental des libertés consacrées au paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte est reflété dans le fait qu’aux termes du paragraphe 2 de l’article 4 du Pacte, il ne peut être dérogé à l’article 18, même en cas de danger public exceptionnel. Bien que le Pacte ne mentionne pas explicitement un droit à l’objection de conscience, le Comité réaffirme son opinion selon laquelle ce droit se déduit de l’article 18, dans la mesure où l’obligation d’employer la force meurtrière peut être gravement en conflit avec la liberté de conscience. Le Comité réaffirme que le droit à l’objection de conscience au service militaire est inhérent au droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit permet à toute personne d’être exemptée du service militaire obligatoire si un tel service ne peut être concilié avec sa religion ou ses convictions. L’exercice de ce droit ne doit pas être entravé par des mesures coercitives. Un État partie peut, s’il le souhaite, obliger l’objecteur de conscience à effectuer un service civil de remplacement, en dehors de l’armée et non soumis au commandement militaire. Le service de remplacement ne doit pas revêtir un caractère punitif. Il doit présenter un véritable intérêt pour la collectivité et être compatible avec le respect des droits de l’homme.

10.5Dans les présentes affaires, le Comité considère que le refus des auteurs d’être enrôlés aux fins du service militaire obligatoire découle de leurs convictions religieuses, qui n’ont pas été contestées et qui sont professées sincèrement, et que les poursuites et condamnations dont les auteurs ont ensuite fait l’objet constituent une atteinte à leur liberté de conscience, en violation du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte. Le Comité rappelle que le fait de réprimer des personnes qui refusent d’effectuer le service militaire obligatoire parce que leur conscience ou leur religion interdit l’usage des armes est incompatible avec le paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte.

11.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par la République de Turquie du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte à l’égard de chacun des auteurs.

12.Conformément au paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu de garantir que les auteurs disposent d’un recours utile, notamment en vue de l’expurgation de leurs casiers judiciaires et de l’obtention d’une indemnisation adéquate. Il est également tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas.

13.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations, à les faire traduire dans la langue officielle et à les diffuser largement.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

Appendice

I.Opinion individuelle (concordante) signée de M. Gerald L. Neuman,à laquelle s’associent M. Yuji Iwasawa, M. Michael O’Flaherty et M. Walter Kaelin

Je suis d’accord avec le Comité lorsqu’il conclut que l’État partie a commis une violation de l’article 18 du Pacte mais je suivrais un autre raisonnement pour parvenir à cette conclusion. Dans l’affaire Yoon et Choi c. République de Corée, le Comité a expliqué que le fait de punir les objecteurs de conscience pour leur refus d’accomplir le service militaire constituait une restriction à leur liberté de manifester leur religion ou leurs convictions, et que cette restriction ne pouvait être compatible avec l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques que s’il était établi qu’elle était nécessaire pour des motifs conformes au paragraphe 3 de l’article 18. J’appliquerais la même analyse en l’espèce, compte tenu des circonstances particulières en Turquie; l’État partie n’a donné aucune raison concrète pour expliquer pourquoi son refus d’accorder l’objection de conscience au service militaire était nécessaire pour un des motifs légitimes visés dans le Pacte.

La majorité applique ici une approche différente, adoptée pour la première fois par le Comité dans l’affaire Jeong et consorts c. République de Corée, en mars 2011. Elle fait découler le droit des objecteurs de conscience de refuser le service militaire directement du droit à la liberté de conscience, et n’examine pas la question de la nécessité. Dans son Observation générale no 22 (1993) relative à l’article 18, le Comité note que la liberté de conscience, à la différence de la liberté de manifester sa religion ou ses convictions, est protégée sans réserve par le Pacte et ne peut faire l’objet d’aucune restriction quelle qu’elle soit. Je persiste à penser que la nouvelle approche de l’objection de conscience suivie par la majorité est erronée.

Le refus d’accomplir le service militaire pour des raisons de conscience fait partie des «actes très variés» qu’englobe la liberté de manifester sa religion ou sa conviction par le culte, les rites, les pratiques et l’enseignement. Ce refus n’engage pas simplement le droit d’avoir une conviction mais aussi le droit de manifester sa conviction par des actions motivées par elle. L’article 18 du Pacte autorise des restrictions à cette liberté si les conditions rigoureuses énoncées au paragraphe 3 sont remplies. Les constatations adoptées par la majorité en l’espèce ne fournissent aucune raison convaincante de traiter l’objection de conscience au service militaire comme s’il s’agissait d’une forme du droit strictement protégé d’avoir des convictions. La majorité n’explique pas non plus en quoi l’objection de conscience au service militaire peut être distinguée à ce niveau des autres demandes d’exemption d’obligations légales pour des motifs religieux.

Je reconnais que la majorité présente une argumentation serrée, qui ne se prête pas à des développements en faveur d’une protection absolue des actes ou des omissions à motivation religieuse. Je reconnais également que l’approche suivie par la majorité n’a pas conduit à une décision inappropriée en l’espèce. Toutefois, je considère que l’erreur dans l’analyse est importante et que le Comité n’a pas encore fourni d’explication satisfaisante justifiant sa nouvelle approche de la question. Je serais favorable à ce que le Comité revienne à son approche initiale, fondée sur la liberté de manifester sa religion ou ses convictions dans la pratique.

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

II.Opinion individuelle (concordante) signée de Sir Nigel Rodley,à laquelle s’associent M. Krister Thelin et M. Cornelis Flinterman

Pour expliquer sa décision de traiter la présente affaire et les précédentes affaires d’objection de conscience comme des violations de l’article 18 du Pacte, sans faire référence − comme cela était la pratique avant Jeong et consorts c. République de Corée − aux possibles restrictions applicables à la manifestation d’une religion ou d’une conviction en vertu du paragraphe 3 de l’article 18, le Comité déclare au paragraphe 10.4 de ses constatations que «le droit à l’objection de conscience au service militaire est inhérent au droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit permet à toute personne d’être exemptée du service militaire obligatoire si un tel service ne peut être concilié avec sa religion ou ses convictions. L’exercice de ce droit ne doit pas être entravé par des mesures coercitives.».

Cette position, telle que je la comprends, repose sur l’idée que la liberté de pensée, de conscience et de religion couvre le droit de ne pas manifester ses convictions aussi bien que le droit de les manifester. Le service militaire obligatoire sans possibilité de service civil de remplacement implique qu’une personne peut se retrouver dans une situation où elle est privée du droit de choisir de manifester ou non ses convictions du fait qu’elle est tenue par une obligation légale la conduisant soit à enfreindre la loi soit à aller à l’encontre de ses convictions dans un contexte où il peut être nécessaire de priver un autre être humain de la vie.

Bien sûr, il existe d’autres cas de figure dans lesquels une personne peut être obligée de manifester ses convictions. Par exemple, un système de service militaire obligatoire qui prévoit la possibilité de l’objection de conscience peut exiger de ceux qui souhaitent effectuer un service de remplacement qu’ils déclarent au nom de quelles convictions ils font ce choix. La différence, en l’occurrence, est que la personne doit agir ainsi pour rester dans la légalité et éviter d’être placée dans une situation où elle risquerait de devoir priver une autre personne de la vie.

Il peut arriver que des personnes demandent à être exemptées d’autres obligations légales pour des raisons fondées sur la religion ou les convictions et, comme le note M. Neuman dans son opinion individuelle à laquelle se sont associés d’autres membres, l’objection de conscience doit être distinguée de ces autres cas. Aux fins du présent examen, l’exemple typique serait l’objection de conscience au paiement de la part des impôts destinée au financement de la capacité militaire du pays. En pareil cas, le Comité pourrait faire valoir que la différence réside dans le fait que le niveau de participation au risque de priver autrui de la vie est pour le moins incertain. À mes yeux, l’approche adoptée précédemment par le Comité dans l’affaire Yoon et Choi c. République de Corée n’éclairait pas davantage que dans la présente affaire sur la distinction à établir entre l’objection de conscience au service militaire et l’objection de conscience au paiement d’impôts ou, d’ailleurs, le respect d’autres obligations légales pour des motifs de conscience.

En outre, le Comité fait preuve d’un certain manque de réalisme en fondant sa conclusion de violation sur une analyse du paragraphe 3 de l’article 18 du Pacte. Le fait de s’appuyer sur cette disposition laisse entendre qu’on peut envisager des circonstances dans lesquelles les intérêts collectifs qui y sont visés pourraient prévaloir sur l’objection de conscience d’une personne au service militaire. Une telle position contredit toute notre expérience du phénomène de l’objection de conscience. C’est précisément en temps de conflit armé, lorsque les intérêts collectifs en question sont les plus menacés, que le droit à l’objection de conscience a le plus besoin d’être protégé et qu’il est le plus susceptible d’être invoqué mais aussi de ne pas être respecté dans la pratique. De fait, je ne crois pas un instant que le Comité pourrait un jour utiliser une analyse du paragraphe 3 de l’article 18 pour empêcher une personne d’invoquer avec succès l’objection de conscience afin que sa responsabilité juridique ne soit pas engagée.

À mon avis, la question de fond concerne non seulement l’article 18 seul mais aussi l’article 18 lu conjointement avec l’article 6, qui concerne le droit à la vie, que le Comité a depuis ses débuts décrit comme le «droit suprême». Bien sûr, toute privation de la vie dans le contexte d’un conflit armé (ou autre) ne doit pas être considérée comme une violation de l’article 6 et la privation de la vie (le fait de tuer) n’est pas la même chose que la privation du droit à la vie. Cependant la valeur sur laquelle repose ce droit − le caractère sacré de la vie humaine − le place sur un autre plan que les autres biens humains fondamentaux protégés par le Pacte. Les paragraphes 1 et 2 de l’article 18 reconnaissent pleinement cela; le paragraphe 3 ne le reconnaît que partiellement. Le droit de refuser de tuer doit être accepté complètement. C’est pourquoi le paragraphe 3 de l’article 18 constitue la disposition la moins appropriée pour fonder la décision du Comité.

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

III.Opinion individuelle (concordante) de M. Fabián Salvioli

1.J’approuve la décision du Comité des droits de l’homme concernant les communications nos 1853/2008 et 1854/2008 (Atasoy et Sarkut c. Turquie) ainsi que tous les arguments exposés dans les constatations, argumentation qui a permis de consolider la jurisprudence particulièrement importante établie au sujet de l’objection de conscience au service militaire obligatoire, constante depuis la décision rendue le 24 mars 2011, journée historique, dans les communications nos 1642-1741/2007 (Jeong et consorts c. République de Corée). Le débat s’est poursuivi au sein du Comité avant l’adoption de la décision dans la présente affaire (Atasoy et Sarkut), raison pour laquelle j’ai voulu exposer plus en détail ma position.

2.Il est important de préciser que la décision dans les affaires mentionnées au paragraphe précédent est limitée à l’objection de conscience au service militaire obligatoire au regard du Pacte international relatif aux droits civils et politiques; les constatations ne traitent pas d’autres formes possibles de l’objection de conscience et de leur compatibilité ou incompatibilité avec le Pacte car le Comité n’a pas encore eu l’occasion d’exposer sa position à travers sa jurisprudence, et il serait inapproprié de spéculer dans le contexte de communications dont l’objet est différent.

3.Il est clair − indépendamment de tout autre cas possible − que la nature du service militaire obligatoire et sa relation avec l’utilisation de la force armée justifient la façon dont le Comité a traité ces cas, ce qui à mon avis est expliqué de façon magistrale dans les deux derniers paragraphes de l’opinion individuelle de Sir Nigel Rodley, jointe à la décision dans l’affaire Atasoy et Sarkutc. Turquie.

4.La notion d’objection de conscience au service militaire obligatoire a été élaborée au fil du temps dans le cadre de la protection internationale des droits de l’homme; cette évolution est reflétée dans la jurisprudence et les avis du Comité qui doit appliquer et interpréter le Pacte comme un instrument vivant. Selon la doctrine la plus pénétrante en matière de droit international des droits de l’homme, les instruments juridiques sont dynamiques et évoluent en fonction de l’interprétation qu’en donnent les organes chargés de surveiller leur application, qui elle-même reflète les progrès du droit international des droits de l’homme et offre des interprétations qui servent à d’autres organes et institutions. L’évolution de l’objection de conscience au service militaire obligatoire en tant que droit fondamental est un exemple clair de l’interaction fructueuse entre le travail du Comité des droits de l’homme et celui d’autres organes de l’Organisation des Nations Unies.

5.Dans sa résolution 1989/59, l’ancienne Commission des droits de l’homme a reconnu «le droit de chacun d’avoir des objections de conscience au service militaire en tant qu’exercice légitime du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion», consacré à l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et à l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. La Commission a repris cette position dans plusieurs résolutions ultérieures reconnaissant que l’objection de conscience «découle de principes et de raisons de la conscience, y compris de convictions profondes, fondées sur des motifs religieux, moraux, humanitaires ou des motifs analogues». En 1998, la Commission a demandé au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies de lui présenter un rapport sur les informations recueillies auprès des gouvernements, des institutions spécialisées et des organisations intergouvernementales et non gouvernementales, concernant les faits nouveaux survenus dans ce domaine; le Secrétaire général a rendu ce rapport en 1999.

6.De leur côté, les titulaires du mandat de rapporteur spécial sur l’élimination de toutes les formes d’intolérance religieuse ont traité la question à plusieurs occasions: ainsi le premier titulaire du mandat, M. Angelo Vidal d’Almeida Ribeiro avait élaboré un ensemble de critères applicables aux cas d’objection de conscience au service militaire. L’un des titulaires de mandat ultérieurs, M. Abdelfattah Amor, a souligné dans son rapport que le droit à l’objection de conscience était étroitement lié à la liberté de religion et a entériné la position de la Commission des droits de l’homme.

7.Le Conseil des droits de l’homme a continué de renouveler le mandat sur ce thème. L’ancienne Rapporteuse spéciale, Mme Asma Jahangir, a noté dans son rapport de 2007 que de nombreux individus dans le monde invoquaient le droit de ne pas effectuer de service militaire (objection de conscience), arguant que ce droit découlait du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Tous ces rapports sont évidemment portés à l’attention de l’Assemblée générale des Nations Unies. Dans ses rapports, y compris ceux sur ses missions dans le pays, le titulaire actuel du mandat, Heiner Bielefeldt, fait aussi connaître sa position au sujet de l’objection de conscience au service militaire obligatoire; c’est le cas par exemple dans le rapport sur sa visite au Paraguay en 2012.

8.Dans tous les instruments mentionnés, il est expressément fait référence au Pacte international relatif aux droits civils et politiques ainsi qu’aux travaux du Comité des droits de l’homme. Le lien entre objection de conscience au service militaire obligatoire et droits de l’homme est incontestable et il n’est donc pas étonnant que dans ce domaine le Comité des droits de l’homme ait suivi le chemin du «développement progressif», principe omniprésent dans le domaine de la protection internationale.

9.Alors que dans l’affaire Muhonen c. Finlande, l’auteur de la communication avait invoqué des violations du paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte parce qu’il était objecteur de conscience au service militaire − pour des raisons morales − le Comité n’a pas eu à se prononcer sur la question parce qu’il avait déclaré cette partie de la communication irrecevable, l’auteur ayant obtenu une possibilité de recours dans l’État partie qui lui avait reconnu le droit qu’il revendiquait. Peu de temps après, en 1985, le Comité a adopté sa décision dans l’affaire L. T. K. c. Finlande, dans laquelle il relève que le Pacte ne prévoit pas le droit à l’objection de conscience et que ni l’article 18 ni l’article 19 du Pacte, eu égard notamment au paragraphe 3 c) ii) de l’article 8, ne peuvent être interprétés comme impliquant un tel droit. En 1993 toutefois, le Comité tient compte de l’évolution qui s’est produite dans ce domaine et souligne dans son Observation générale no 22: «Le Pacte ne mentionne pas explicitement un droit à l’objection de conscience, mais le Comité estime qu’un tel droit peut être déduit de l’article 18, dans la mesure où l’obligation d’employer la force au prix de vies humaines peut être gravement en conflit avec la liberté de conscience et le droit de manifester sa religion ou ses convictions.».

10.En 2006, quand il a examiné ensemble le cas de Yeo-Bum Yoon et Myung-Jin Choi, tous deux objecteurs de conscience au service militaire, le Comité a clairement indiqué que la plainte devait «être appréciée à la seule lumière de l’article 18 du Pacte, dont l ’ interprétation évolue, avec le temps, comme pour toute autre disposition du Pacte, que ce soit dans les formes ou sur le fond» (non souligné dans l’original). Dans ces deux affaires, le Comité a conclu que l’État partie avait violé le paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte parce qu’il n’avait pas apporté la preuve qu’en l’espèce la restriction en question était «nécessaire» au sens du paragraphe 3 de l’article 18 du Pacte. Ainsi, en suivant ce raisonnement le Comité admettait encore qu’un État puisse justifier l’application d’une loi relative au service militaire obligatoire qui restreignait la liberté de manifester sa propre religion ou ses convictions, dans le cas où les restrictions étaient nécessaires à la protection de la sécurité, de l’ordre et de la santé publique, ou des libertés et droits fondamentaux d’autrui.

11.Enfin dans les affaires Jeong et consorts c. République de Corée et dans la présente affaire, Atasoy et Sarkut c. Turquie, le Comité a construit une jurisprudence qui marque la plus grande avancée à ce jour sur la question de l’objection de conscience au service militaire obligatoire au regard du Pacte international relatif aux droits civils et politiques.

12.En effet, il ne fait aucun doute que le Comité considère aujourd’hui que la liberté de conscience et de religion (art. 18 du Pacte) englobe le droit à l’objection de conscience au service militaire obligatoire; il y a là une différence fondamentale par rapport aux affaires précédentes. La conclusion ne peut pas être autre si on analyse le texte des décisions prises dans les affaires Jeong et consorts c. République de Corée et Atasoy et Sarkut c. Turquie: «Le droit à l’objection de conscience au service militaire est inhérent au droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit permet à toute personne d’être exemptée du service militaire obligatoire si un tel service ne peut être concilié avec sa religion ou ses convictions. L’exercice de ce droit ne doit pas être entravé par des mesures coercitives.».

13.C’est précisément parce que la liberté de pensée, de conscience et de religion est inhérente à l’objection de conscience au service militaire obligatoire, comme le Comité l’a reconnu, que la question ne peut pas être traitée au regard du paragraphe 3 de l’article 18 du Pacte. Il ne peut plus y avoir désormais de limitation ni de justification possible, conformément au Pacte, pour obliger un individu à effectuer un service militaire.

14.Le Comité a aussi énoncé clairement quelles sont les limites que tout État partie au Pacte international relatif aux droits civils et politiques doit respecter en ce qui concerne le service civil de remplacement: «Un État partie peut, s’il le souhaite, obliger l’objecteur de conscience à effectuer un service civil de remplacement, en dehors de l’armée et non soumis au commandement militaire. Le service de remplacement ne doit pas revêtir un caractère punitif. Il doit présenter un véritable intérêt pour la collectivité et être compatible avec le respect des droits de l’homme». Par conséquent toute personne peut choisir d’accomplir un service civil de remplacement qui réponde à ces critères.

15.Le paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques dispose que le droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion implique la liberté d ’ avoir ou d ’ adopter une religion ou une conviction de son choix, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction. Le service militaire imposé à quelqu’un, contre sa volonté, porte atteinte aux deux aspects du droit à la liberté de conscience et de religion; tel est le raisonnement qui a conduit le Comité à considérer que l’objection de conscience était inhérente à la liberté de conscience et de religion (je parle de l’objection de conscience au service militaire obligatoire et non pas à d’autres formes d’objection de conscience possibles sur lesquelles dans la présente affaire le Comité ne se prononce pas).

16.Le débat ne porte pas sur la question de savoir si le paragraphe 1 de l’article 18 du Pacte a été violé: il y a consensus sur ce point. Il porte sur la question de savoir si l’explication donnée par l’État partie doit ou ne doit pas être examinée au regard des critères énoncés au paragraphe 3 de l’article 18. Ce n’est pas possible puisque le service militaire obligatoire porte atteinte au droit d ’ avoir une conviction ou une religion dans le cas des objecteurs de conscience, ce qui est interdit par le paragraphe 2 de l’article 4 du Pacte, qui interdit toute dérogation au droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion, en toutes circonstances.

17.Quelques membres du Comité ont considéré que les constatations dans les affaires, Atasoy et Sarkut c. Turquie et Jeong et consorts c. République de Corée n’expliquent pas correctement la nouvelle optique. Je ne peux que m’opposer, respectueusement mais fermement, à cette position, pour les raisons exprimées jusqu’ici dans la présente opinion individuelle motivée. En réalité, ce qu’il faut expliquer c’est comment il peut être raisonnable de conserver le mode d’approche précédent encore aujourd’hui, passé la première décennie du XXIe siècle. Selon le mode d’approche précédent, un État pourrait trouver des raisons pour obliger quelqu’un à utiliser une arme, à participer à un conflit armé, à courir le risque d’être tué et − pire encore − de tuer, sans qu’il y ait violation du Pacte: comment cela peut-il être compatible avec la liberté de conscience et de religion de quelqu’un dont les convictions philosophiques ou religieuses font qu’il est objecteur de conscience (indépendamment de sa liberté de manifester ou de ne pas manifester ces convictions).

18.Dans les affaires Yoon et Choi c. République de Corée, le Comité avait déclaré − au sujet du paragraphe 3 de l’article 18 du Pacte − que «la restriction ne doit pas porter atteinte à l’essence même du droit en question». L’objection de conscience au service militaire obligatoire signifie également la manifestation de convictions philosophiques ou religieuses. Par conséquent, à titre d’argument complémentaire − et en aucun cas contradictoire avec les deux paragraphes précédents − j’affirme que la prestation d’un service militaire obligatoire ne peut jamais être considérée comme une limitation licite au sens du paragraphe 3 de l’article 18 du Pacte, parce que cette «limitation» n ’ en est pas une: elle vise à abolir purement et simplement le droit. L’appréciation faite par le Comité des limitations possibles à la liberté de manifester ses convictions ou sa religion s’appliquera à d’autres cas possibles d’objection de conscience mais ne peut en aucun cas s’appliquer à l’objection de conscience au service militaire obligatoire.

19.Il serait impossible de dire combien de personnes dans l’histoire ont été gravement blessées dans leurs convictions pour avoir été contraintes d’accepter d’accomplir le service militaire, ou ont été persécutées et jetées en prison pour avoir refusé de prendre les armes; de nombreuses autres ont été forcées de tuer ou ont perdu la vie en combattant dans des conflits armés auxquels elles ne voulaient pas participer. La jurisprudence récente du Comité des droits de l’homme en ce qui concerne l’objection de conscience au service militaire n’est pas fondée seulement sur des arguments juridiques solides: elle rend également un hommage tardif mais combien mérité à ces victimes.

[Fait en espagnol (version originale), en anglais et en français. Paraîtra ultérieurement, en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]