Nations Unies

CCPR/C/103/D/1811/2008

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

24 janvier 2012

Original: français

Comité des droits de l’homme

Communication no 1811/2008

Constatations adoptées par le Comité à sa 103e session(17 octobre-4 novembre 2011)

Présentée par:

Taous Djebbar et Saadi Chihoub (représentés par l’organisation TRIAL – association suisse contre l’impunité)

Au nom de:

Djamel et Mourad Chihoub (leurs enfants, nés respectivement en 1977 et en 1980), et en leur propre nom

État partie:

Algérie

Date de la communication:

25 août 2008 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 18 septembre 2008 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

31 octobre 2011

Objet:

Disparition forcée de deux personnes détenues au secret depuis 15 ans.

Questions de procédure:

Epuisement des voies de recours internes

Questions de fond:

Droit à la vie, interdiction de la torture et des traitements cruels et inhumains, droit à la liberté et à la sécurité de la personne, respect de la dignité inhérente à la personne humaine, reconnaissance de la personnalité juridique, prohibition d’immixtions illicites et arbitraires dans sa vie de famille, droit à la vie de famille, droit à la protection des mineurs.

Article du Pacte:

2 par. 3, 6, par. 1, 7, 9 par. 1 à 4, 10, par.1, 16, 17, 23, par.1, et 24.

Article du Protocole facultatif:

5 par. 2a et 2b

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (103e session)

concernant la

Communication no 1811/2008**

Présentée par:

Taous Djebbar et Saadi Chihoub (représentés par l’organisation TRIAL – association suisse contre l’impunité)

Au nom de:

Djamel et Mourad Chihoub (leurs enfants, nés respectivement en 1977 et en 1980), et en leur propre nom

État partie:

Algérie

Date de la communication:

25 août 2008 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 31 octobre 2011,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1811/2008, présentée par Taous Djebbar et Saadi Chihoub, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultative

1.1Les auteurs de la communication datée du 25 août 2008 sont Taous Djebbar et Saadi Chihoub, de nationalité algérienne. Ils présentent la communication au nom de leurs deux fils, Djamel et Mourad Chihoub, nés respectivement le 8 janvier 1977 à Hussein Dey (Alger) et le 29 septembre 1980 à El Harrach (Alger). Les auteurs affirment que Djamel Chihoub et Mourad Chihoub sont victimes de disparition forcée, en violation par l’Algérie des articles 2, paragraphe 3; 6, paragraphe 1; 7; 9, paragraphes 1- 4; 10, paragraphe 1 ; 16 ; 17 et 23, paragraphe 1, du Pacte à leur égard. Ils allèguent en outre que Mourad Chihoub a été l’objet d’une violation de l’article 24, paragraphe 1, du Pacte. Les auteurs allèguent également qu’ils sont eux-mêmes victimes d’une violation des articles 2, paragraphe 3 ; 7 ; 17 ; et 23, paragraphe 1, du Pacte. Ils sont représentés par l’organisation TRIAL (association suisse contre l’impunité). Le Pacte et son Protocole facultatif sont entrés en vigueur pour l’Algérie le 12 septembre 1989.

1.2Le 12 mars 2009, le Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications, agissant au nom du Comité, a décidé de rejeter la demande du 3 mars 2009 de l’État partie, priant le Comité d’examiner la question de la recevabilité séparément du fond.

Rappel des faits tels que présentés par les auteurs

2.1Djamel, chômeur, célibataire, et Mourad, lycéen, résidaient tous deux au domicile de leurs parents à Baraki, Alger. Les auteurs allèguent que le 16 mai 1996 à 8 heures du matin, des membres de l’armée algérienne se sont présentés au domicile familial, à Baraki. Il s’agissait d’une vingtaine de militaires en tenue de parachutistes de la caserne de Baraki, accompagnés de deux agents de la Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) en civil, ainsi que d’un milicien cagoulé. Les militaires disposaient d’une liste de noms et de photos. Le commandant a montré à Saadi Chihoub la photo de son fils aîné, Saïd Chihoub, qui avait quitté le domicile environ un an et demi auparavant, et lui a demandé où il se trouvait. Saadi Chihoub a déclaré l’ignorer. Les militaires se sont alors emparés de Djamel Chihoub, tout en disant « lorsque Saïd se livrera, nous libérerons Djamel ». Saadi Chihoub et son fils cadet Mourad ont tenté de s’interposer, mais les soldats ont frappé Mourad, qui est tombé au sol. Après avoir arraché Djamel à son père, les militaires ont quitté les lieux, emmenant le jeune homme. Ces faits se sont déroulés en présence des auteurs, de leurs cinq filles et de leur fils Mourad, qui se trouvaient dans l’appartement. Plusieurs voisins ont également assisté à la scène.

2.2 Les auteurs allèguent que l’enlèvement de leur fils Djamel a eu lieu dans le cadre d’une rafle exécutée conjointement par divers services de l’armée, et au cours de laquelle plusieurs personnes du même quartier ont été arrêtées. Djamel Chihoub aurait en premier lieu été emmené à la caserne de la Sécurité militaire (DRS) de Baraki, puis au Poste de Commandement Opérationnel (PCO) de Châteauneuf, selon un codétenu qui a été libéré par la suite. Selon d’autres informations non confirmées, il aurait été plus tard transféré à la caserne de la Sécurité militaire de Beni Messous. Ses proches ne devaient plus le revoir depuis. Son frère aîné, Saïd Chihoub, recherché lorsque les militaires sont entrés au domicile familial, sera abattu par les forces de sécurité le 27 juin 1996 sur la voie publique, au cours d’un accrochage avec les forces de sécurité. Pourtant, Djamel Chihoub, pris en otage en rapport avec la recherche de son frère Saïd, selon la déclaration même de l’officier responsable de son arrestation, ne sera jamais libéré.

2.3Le 13 novembre 1996 vers 23 heures, une dizaine de militaires de la caserne de Baraki ont défoncé la porte du domicile des auteurs et arrêté leur plus jeune fils, Mourad Chihoub, alors âgé de 16 ans, sans produire aucun mandat d’arrêt ni même fournir quelconque explication. Le même commandant ayant mené l’arrestation de Djamel Chihoub dirigea l’opération, assisté par deux lieutenants et deux sous-officiers. Les militaires étaient également accompagnés d’au moins un milicien voisin du quartier, bien connu des résidents, qui prenait souvent part à des interventions similaires. Mourad Chihoub a été arrêté en présence des auteurs et de ses cinq sœurs. Plusieurs voisins étaient également présents. Ayant tenté de s’interposer, Saadi Chihoub, son père, faillit être abattu. Le commandant s’est adressé à ce dernier, lui confirmant qu’il ne disposait d’aucune preuve à l’encontre de la victime indiquant une quelconque implication dans des activités illicites.

2.4Mourad Chihoub aurait d’abord été emmené avec d’autres personnes appréhendées à la caserne de Baraki. Sa famille a appris par la suite à travers des codétenus relâchés ultérieurement qu’il y aurait été détenu pendant trois mois, avant d’être transféré au PCO d’El Madania (Salembier), puis au Centre de la Sécurité militaire de Ben Aknoun. Aucun des membres de la famille ne l’a revu, ni reçu de ses nouvelles depuis.

2.5La famille Chihoub, et en particulier les auteurs, n’ont jamais cessé d’effectuer des démarches en vue de retrouver leurs enfants. Après l’arrestation de Djamel puis de Mourad Chihoub, les auteurs ont immédiatement tenté de se renseigner sur le sort de leurs fils, et sur l’endroit où ils étaient détenus, s’enquérant auprès des différentes casernes, commissariats, et postes de gendarmerie de la région, ainsi qu’auprès du parquet d’El Harrach, sans résultat.

2.6Le 15 juillet 1996, Saadi Chihoub a adressé une lettre au Président de l’Observatoire national des droits de l’homme (ONDH), lui demandant d’éclaircir le sort de son fils Djamel. Il a également écrit au Président de la République le 26 juillet 1996, ainsi qu’au Ministre de la justice le lendemain. Saadi Chihoub a ensuite saisi le Procureur général près la Cour Suprême d’Alger de l’enlèvement de son fils Djamel Chihoub, par le biais de deux lettres datées du 7 septembre 1996. Il n’a jamais reçu une quelconque réponse. Le 16 mars 1997, Saadi Chihoub a adressé un deuxième courrier au Président de la République et une lettre au Médiateur de la République, les priant d’intervenir pour faire la lumière sur la disparition de ses deux fils. Le 4 juin 1997, il a de nouveau écrit au Ministre de la justice, sans qu’aucune mesure ne soit prise.

2.7Ce n’est que 10 mois après avoir porté la disparition de Djamel Chihoub à l’attention du Médiateur de la République que ce dernier a accusé réception de la requête de Saadi Chihoub, le 18 janvier 1998. Dans ce courrier, le Médiateur informait que tout ce qu’il était en mesure de faire était de signaler le cas aux services compétents, ce que la famille avait déjà fait auparavant. Le 4 juillet 1998, Taous Djebbar adressait un courrier au Président de la République, sollicitant son aide quant à la disparition de ses deux fils. Sa lettre est restée dans réponse.

2.8Le 13 novembre 1999, soit deux ans et demi après avoir été saisi par la famille au sujet de leur fils Djamel Chihoub, l’ONDH informait cette dernière que, d’après les résultats d’une enquête menée par un groupement de la Gendarmerie nationale, ce dernier n’était pas recherché, ni ne faisait l’objet d’un mandat d’arrêt lancé par les services de sécurité, et que dans tous les cas, l’enquête menée n’avait pas permis d’éclaircir son sort. Il ressort également de ce courrier qu’un procès verbal daté du 18 janvier 1997 aurait été établi par la Gendarmerie nationale suite à son enquête dans cette affaire. Pourtant, les auteurs n’ont jamais eu accès à ce document, qui aurait pu rendre compte des démarches concrètes entreprises en rapport avec la disparition de Djamel Chihoub. La famille n’a pas été informée de l’ouverture et du déroulement de cette enquête lorsqu’elle était en cours, et n’a eu connaissance de sa clôture que quasiment deux ans plus tard, par le biais de l’ONDH.

2.9Le 9 octobre 1999, Saadi Chihoub a formellement porté plainte auprès du Juge d’instruction d’El Harrach pour l’enlèvement et la disparition de son fils Mourad Chihoub, qui était mineur au moment de son arrestation. Taous Djebbar a quant à elle introduit une plainte le 22 décembre 1999 auprès du Procureur général d’Alger, concernant l’enlèvement de ses deux fils. Le même jour, elle a également adressé un nouveau courrier au Ministre de la justice, demandant si ses fils étaient vivants ou non, et dans l’affirmative, le lieu où ils se trouvaient. Taous Djebbar a encore signalé le cas de ses fils au Président de la République par lettre du 23 mai 2004.

2.10Au vu de l’absence de réponse des autorités contactées, la famille s’est tournée vers le Groupe de travail sur les disparitions forcées et involontaires des Nations Unies. Le cas des frères Chihoub lui a été transmis le 19 octobre 1998. L’État partie n’a cependant pas clarifié leur sort auprès de ce mécanisme.

2.11A partir de 1998, les auteurs ont été à plusieurs reprises convoqués afin d’être entendus par diverses autorités nationales, notamment par la gendarmerie, le parquet militaire de ressort, le juge d’instruction d’El Harrach, la police de la Daïra de Baraki, le parquet général d’Alger, et la Commission nationale consultative pour la protection et la promotion des droits de l’homme (ayant succédé à l’ONDH). La famille ignorait en général dans le cadre de quelle procédure s’inscrivait chaque prise de déposition, car cela n’était pas spécifié dans les convocations respectives. Par ailleurs, les auteurs n’ont pas eu connaissance d’autres mesures d’enquête ayant été menées à bien. En particulier, à la connaissance des auteurs, les individus ayant participé à l’enlèvement de leurs fils disparus n’ont jamais été interrogés, ni autrement inquiétés. Les voisins témoins des deux enlèvements n’ont pas non plus été convoqués pour être entendus dans le cadre de ces procédures. Aucune des démarches entreprises par les auteurs n’a abouti à une décision de justice, ni même à une enquête diligente et raisonnablement complète. La seule instance judiciaire qui se soit prononcée reste le Juge d’instruction d’El Harrach, qui a mis fin à la procédure par une décision de non-lieu datée du 3 avril 2000, notifiée à la famille par une note sommaire, manuscrite, et dépourvue de motifs. La famille n’a jamais reçu copie de la décision formelle de non-lieu.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que les faits révèlent que leurs fils Djamel et Mourad Chihoub ont été victimes de disparition forcée dès leur arrestation par des agents de l’État partie, respectivement les 16 mai 1996 et 13 novembre 1996. Leur arrestation a été suivie d’un déni de reconnaissance de leur privation de liberté, et de la dissimulation du sort qui leur a été réservé, les soustrayant ainsi délibérément à la protection de la loi. Les auteurs soulignent que la détention au secret entraîne un risque trop élevé d’atteinte au droit à la vie, puisque la victime se trouve à la merci de ses geôliers, qui eux, de par la nature même des circonstances, échappent à toute mesure de surveillance. Même dans l’hypothèse où la disparition n’aboutirait pas au pire, la menace qui pèse à ce moment-là sur la vie de la victime constitue une violation de l’article 6, dans la mesure où l’État ne s’est pas acquitté de son devoir de protéger le droit fondamental à la vie. Les auteurs ajoutent que l’État partie a d’autant plus manqué au devoir de garantir le droit à la vie des deux victimes qu’il n’a déployé aucun effort pour enquêter sur le sort de celles-ci. Relevant en outre que 12 ans après leur disparition dans un centre de détention au secret, les chances de retrouver Djamel et Mourad Chihoub sont à présent infimes, et se référant à l’observation générale no. 14 (1984) du Comité concernant l’article 6, les auteurs allèguent que ces derniers ont subi une violation de leurs droits garantis par l’article 6, lu seul et conjointement avec l’article 2, paragraphe 3, du Pacte.

3.2Les auteurs allèguent en outre que la disparition forcée de Djamel et Mourad Chihoub, et l’angoisse et la souffrance qui en ont résulté, sont constitutives d’un traitement contraire à l’article 7 du Pacte à l’égard des deux victimes.

3.3S’agissant d’eux-mêmes, les auteurs soutiennent que la disparition de Djamel et Mourad Chihoub a constitué et demeure une épreuve paralysante, douloureuse et angoissante dans la mesure où ils ignorent tout du sort de leurs deux fils, et, s’ils sont morts, ne savent rien des circonstances de leur décès, et, le cas échéant, où ils sont inhumés. Cette incertitude, source de profondes souffrances continuelles pour toute la famille, dure depuis leurs arrestations en mai et novembre 1996. Depuis, les autorités n'ont à aucun moment cherché à soulager leur supplice en menant des enquêtes effectives. Les auteurs allèguent que ce faisant, l'État partie a agi en violation de l'article 7 du Pacte à leur égard, lu seul et conjointement avec l’article 2, paragraphe 3, du Pacte.

3.4 En ce qui concerne l'article 9 du Pacte, les auteurs rappellent que leurs fils ont été arrêtés par des membres des forces armées de l’État partie, sans mandat de justice, et sans qu’ils soient informés des causes de leur arrestation. Aucun membre de leur famille ne les a revus, ni n’a pu communiquer avec eux depuis leur arrestation. La famille n’a eu connaissance de la présence de Djamel Chihoub au PCO de Châteauneuf et à la caserne de la Sécurité militaire de Beni Messous, et de celle de Mourad Chihoub à la caserne militaire de Baraki et au PCO d’El Madania (Salembier) que par le biais de tierces personnes ayant été en détention avec eux, à défaut de communications officielles de l’État partie. Toutes les tentatives des auteurs pour avoir des nouvelles de leurs fils ont par la suite échoué. Selon les auteurs, il en résulte un manquement flagrant de l’État partie à ses obligations au titre de l’article 9, paragraphe 1, à l’égard de Djamel et Mourad Chihoub.

3.5Les auteurs ajoutent que n’ayant à aucun moment été notifiés des charges pénales qui pesaient contre eux, l’article 9, paragraphe 2, du Pacte a également été violé à l’égard des deux victimes. Concernant Djamel Chihoub en particulier, à propos duquel le commandant ayant mené son arrestation aurait affirmé « lorsque Saïd se livrera, nous libérerons Djamel », il apparaît que l’unique objet de son arrestation était de faire pression sur son frère Saïd, au mépris des principes de légalité et de justice. Par ailleurs, de l’aveu même du commandant ayant procédé à l’arrestation de Djamel, aucune preuve de conduite illégale n’existait à son encontre. S’agissant de Mourad, aucune raison apparente ne peut justifier son arrestation en novembre 1996, autre qu’un acharnement délibéré contre la famille, alors que son frère Saïd Chihoub avait été tué un mois plus tôt. Les autorités de l’État partie confirmeront elles aussi plus tard que Mourad Chihoub ne faisait l’objet d’aucun mandat d’arrêt ou de recherche. En conséquence, l’article 9, paragraphe 2, a été violé à l’égard des deux victimes.

3.6Djamel et Mourad Chihoub n’ayant pas été présentés dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité judiciaire, les auteurs soutiennent que les victimes ont également été victimes d’une violation de l’article 9, paragraphe 3. Enfin, les auteurs affirment que Djamel et Mourad Chihoub sont également victimes d’une violation de l’article 9, paragraphe 4, puisqu’étant détenus au secret depuis 1996 et privés de tout contact avec le monde extérieur, ils ne pouvaient par conséquent matériellement pas contester la légalité de leur détention, ou demander à un juge leur libération.

3.7Les auteurs soutiennent en outre que du fait de leur détention au secret, leurs fils Djamel et Mourad Chihoub n’ont pas été traités avec humanité et dans le respect de la dignité inhérente à la personne humaine. Ils affirment par conséquent que ces derniers ont été victimes d’une violation par l’État partie de leurs droits garantis par l’article 10, paragraphe 1, du Pacte.

3.8Les auteurs font également valoir qu’ayant été victimes de disparition forcée, Djamel et Mourad Chihoub se sont vus nier le droit d’être reconnus comme titulaires de droits et d’obligations, autrement dit réduits à l’état de « non-personne », en violation de l’article 16 du Pacte par l’État partie.

3.9Il est également allégué par les auteurs que les forces armées de l’État partie ayant fait irruption dans leur domicile sans aucun mandat pour arrêter leurs deux fils, jusqu’à défoncer la porte pour arrêter Mourad Chihoub, et menacer son père, une immixtion arbitraire dans leur vie privée et leur domicile a eu lieu, en violation de l’article 17 du Pacte à l’égard des auteurs. Ils ajoutent que résidant chez leurs parents, leurs deux fils, Djamel et Mourad Chihoub sont également victimes au titre de l’article 17.

3.10Avec les disparitions forcées de leurs fils Djamel et Mourad, et la mort de leur fils aîné Saïd, les auteurs ont perdu trois de leurs enfants. Ce faisant, ils allèguent que les autorités de l’État partie ont, par leurs actions, anéanti leur vie familiale, en violation de leur obligation de protection de la famille à leur égard, telle que prescrite par l’article 23 paragraphe 1, du Pacte.

3.11Relevant que Mourad Chihoub était âgé de 16 ans lorsqu’il a été arrêté arbitrairement au domicile de ses parents et placé en détention au secret, les auteurs soutiennent que l’État partie a agi en violation de l’article 24, paragraphe 1 à son égard.

3.12Les auteurs soutiennent également qu’aucune suite n’ayant été donnée à toutes les démarches entreprises pour éclaircir le sort de leurs deux fils, qui étaient eux-mêmes de fait empêchés d’exercer leur droit à contester la légalité de leur détention, l’État partie a manqué à ses obligations de garantir à Djamel et Mourad Chihoub un recours utile, puisqu’il aurait du mener une enquête approfondie et diligente sur leur disparition. Ils allèguent en outre que l’absence de recours utile est d’autant plus patente qu’une amnistie totale et généralisée a été décrétée sur le plan légal, assurant l’impunité des individus responsables de violations. N’ayant pas pris les mesures nécessaires pour protéger les droits prévus aux articles 6, 7, 9, 10, 16, 17, 23 et 24, l’État partie a agi selon les auteurs en violation autonome de l’article 2, paragraphe 3, du Pacte à l’égard de Djamel et Mourad Chihoub.

3.13En ce qui concerne la question de l’épuisement des recours internes, les auteurs soutiennent que toutes les autorités sollicitées se sont abstenues d’enclencher une enquête adéquate. Tant les autorités judiciaires que gouvernementales et administratives ont en effet été interpellées, en vain. Les auteurs soutiennent donc que tous les recours se sont révélés inutiles et inefficaces. Ils ajoutent, subsidiairement, se trouver confrontés à l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire après la promulgation de l’ordonnance n° 6/01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, qui interdit, sous peine d’emprisonnement, le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme les disparitions forcées. Par conséquent, les auteurs soutiennent qu’ils ne sont plus tenus, pour que leur communication soit recevable devant le Comité, de poursuivre plus longtemps encore leurs démarches et procédures sur le plan interne, et risquer de se voir ainsi exposés à des poursuites pénales.

Observations de l’État partie sur la recevabilité de la communication

4.1Le 3 mars 2009, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication ainsi que dix autres communications présentées au Comité des droits de l’homme, et ce dans un « mémorandum de référence sur l’irrecevabilité des communications introduites devant le Comité des droits de l’homme en rapport avec la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale ». Il considère en effet que les communications alléguant la responsabilité d’agents publics ou exerçant sous l’autorité de pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparitions forcées durant la période considérée, c'est-à-dire de 1993 à 1998, doivent être traitées dans un cadre global, les faits allégués devant être remis dans le contexte intérieur sociopolitique et sécuritaire d’une période où le Gouvernement a difficilement dû faire face au terrorisme.

4.2 Durant cette période, le Gouvernement devait combattre des groupes non-structurés. Les civils ont, à maintes reprises, imputé des disparitions forcées aux forces de l’ordre. Les cas de disparitions forcées sont d’origines nombreuses, mais ne sont pas imputables au Gouvernement. Sur la base de données documentées par de nombreuses sources indépendantes, notamment la presse, et les organisations des droits de l’homme, la notion générique de personne disparue en Algérie durant la période considérée renvoie à six cas de figures distincts, dont aucuns ne sont imputables à l’État. L’État partie cite le cas de personnes déclarées disparues par leurs proches, alors qu’elles étaient rentrées en clandestinité de leur propre chef pour rejoindre les groupes armés en demandant à leur famille de déclarer qu’elles avaient été arrêtées par les services de sécurité pour « brouiller les pistes » et éviter le « harcèlement » par la police. Le deuxième cas concerne les personnes signalées comme disparues suite à leur arrestation par les services de sécurité mais qui ont profité après leur libération, de rentrer dans la clandestinité. Il peut aussi s’agir de la situation où la personne disparue a été enlevée par des groupes armés qui, parce qu’ils ne sont pas identifiés ou ont agi en usurpant leurs uniformes ou leurs documents d’identification, ont été assimilés, à tort, à des agents relevant des forces armées ou des services de sécurité. Le quatrième cas de figure concerne les personnes recherchées par leur famille qui ont pris l’initiative d’abandonner leurs proches, et parfois même de quitter le pays, dans le prolongement de problèmes personnels ou de litiges familiaux. Il peut s’agir, en cinquième lieu, de terroristes recherchés, tués, enterrés dans le maquis à la suite de « guerre de tendance » ou de « guerre de doctrine » ou de « conflit de butin » entre groupes armés rivaux. L’État partie évoque enfin une sixième possibilité dans laquelle les personnes recherchées comme ayant disparues, se sont trouvées soit sur le territoire national soit à l’étranger vivant sous de fausses identités réalisées grâce à un réseau de falsification de documents.

4.3 L’État partie souligne que c’est en considération de la diversité et de la complexité des situations couvertes par la notion générique de disparition que le législateur algérien, à la suite du plébiscite populaire de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale a préconisé le traitement de la question des disparus dans un cadre global à travers la prise en charge de toutes les personnes disparues dans le contexte de la « tragédie nationale» du soutien pour toutes ces victimes afin qu’elles puissent surmonter cette épreuve et l’octroi d’un droit à réparation pour toutes les victimes de disparition et leurs ayant droits. Selon des statistiques élaborées par les services du ministère de l’Intérieur, 8 023 cas de disparitions ont été déclarés, 6 774 dossiers ont été examinés, 5 704 dossiers ont été acceptés à l’indemnisation, 934 ont été rejetés et 136 sont en cours d’examen. 371 459 390 dinars algériens (DA) de compensation à toutes les victimes concernées ont été versés. A cela s’ajoutent 1 320 824 683 DA versés sous forme de pensions mensuelles.

4.4 L’État partie fait également valoir que tous les recours internes n’ont pas été épuisés. Il insiste sur l’importance de faire une distinction entre les simples démarches auprès d’autorités politiques ou administratives, les recours non contentieux devant des organes consultatifs ou de médiation, et les recours contentieux exercés devant les diverses instances juridictionnelles compétentes. Il ressort des déclarations des auteurs que les plaignants ont saisi les autorités politiques ou administratives, des organes consultatifs ou de médiation et des représentants du parquet, (Procureurs généraux ou Procureurs de la République) sans avoir, à proprement parler, engagé une procédure de recours judiciaire et par l’exercice de l’ensemble des voies de recours disponibles en appel et en cassation. Seuls les représentants du ministère public sont habilités par la loi à ouvrir une enquête préliminaire et à saisir le juge d’instruction. Dans le système judiciaire algérien, le Procureur de la République reçoit les plaintes et, le cas échéant, met en mouvement l’action publique. Cependant, pour protéger les droits de la victime ou de ses ayants droits, le code de procédure pénale autorise ces derniers à agir par la voie de la plainte avec constitution de partie civile directement devant le juge d’instruction. Dans ce cas, c’est la victime et non le Procureur qui met en mouvement l’action publique en saisissant le juge d’instruction. Ce recours visé aux articles 72 et 73 du Code de procédure pénale n’a pas été utilisé alors qu’il aurait suffi pour les victimes à déclencher l’action publique et obliger le juge d’instruction à informer, même si le parquet en avait décidé autrement.

4.5 L’État partie note en outre que les auteurs se sont crus à tort dispensés de l’obligation de saisir les juridictions compétentes du fait de l’article 45 de l’ordonnance 06-01. L’État partie rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle la « croyance ou la présomption subjective d’une personne quant au caractère vain d’un recours ne la dispense pas d’épuiser tous les recours internes » .

4.6 L’État partie s’arrête ensuite sur la nature, les fondements et le contenu de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et les textes de son application. Il souligne qu’en vertu du principe d’inaliénabilité de la paix qui est devenu un droit international à la paix, le Comité est invité à accompagner, consolider cette paix et favoriser la réconciliation nationale pour permettre aux États affectés par des crises intérieures de renforcer leurs capacités. Dans cet effort de réconciliation nationale, l’État a adopté cette Charte dont l’ordonnance la constituant prévoit des mesures d’ordre juridique emportant extinction de l’action publique et commutation ou remises de peines pour toute personne coupable d’actes de terrorisme ou ayant bénéficié des dispositions de la discorde civile, à l’exception de ceux ayant commis, comme auteurs ou complices, des actes de massacres collectifs, de viols ou d’attentats à l’explosif dans des lieux publics. Cette ordonnance prévoit également des mesures d’appui à la prise en charge de la question des disparus par une procédure de déclaration judiciaire de décès qui ouvre droit à une indemnisation des ayant droits. En outre, des mesures d’ordre socio-économique ont été mises en place telles que des aides à la réinsertion professionnelle ou d’indemnisation. Enfin, l’ordonnance prévoit des mesures politiques telles que l’interdiction d’exercer une activité politique à toute personne ayant instrumentalisé dans le passé la religion, et de déclarer irrecevable toute poursuite engagée à titre individuel ou collectif à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la Nation et de la préservation des institutions de la République.

4.7 Outre la création d’un fonds d’indemnisation pour les victimes, le peuple algérien a, selon l’État partie, accepté d’engager une démarche de réconciliation nationale. Les faits allégués par les auteurs sont couverts par ce mécanisme interne global de règlement.

4.8 L’État partie demande au Comité de constater la similarité des faits et des situations décrites par les auteurs, ainsi que le contexte sociopolitique et sécuritaire durant lequel ils se sont produits ; constater le non-épuisement par les auteurs de tous les recours internes ; et constater que les autorités de l’État partie ont mis en œuvre un mécanisme interne de traitement et de règlement global des cas visés par les communications en cause selon un dispositif de paix et réconciliation nationale conforme aux principes de la Charte des Nations Unies et des Pactes et conventions subséquentes ; conclure à l’irrecevabilité desdites communications et renvoyer les auteurs à mieux se pourvoir.

Observations additionnelles de l’État partie sur la recevabilité de la communication

5.1 Le 9 octobre 2009, l’État partie a transmis au Comité un mémoire additif dans lequel il réitère que les communications soumises devant le Comité relèvent d’une question globale historique dont les causes et circonstances échappent à ce dernier.

5.2 L’État partie insiste sur le fait qu’il ne se prononcera pas sur les questions de fond relatives auxdites communications avant qu’il ne soit statué sur la question de la recevabilité ; que l’obligation de tout organe juridictionnel ou quasi-juridictionnel est d’abord de traiter les questions préjudicielles avant de débattre du fond. Selon l’État partie, la décision d’imposer l’examen des questions de recevabilité et celles se rapportant au fond de manière conjointe et concomitante dans les cas d’espèce, outre qu’elle n’a pas été concertée, préjudicie gravement à un traitement approprié des communications soumises, tant dans leur nature globale que par rapport à leurs particularités intrinsèques. Se référant au Règlement intérieur du Comité des droits de l’homme, l’État partie note que les sections relatives à l’examen par le Comité de la recevabilité de la communication et celles relatives à l’examen au fond sont distinctes et dès lors pourraient être examinées séparément. S’agissant particulièrement de la question de l’épuisement des recours internes, l’État partie souligne qu’aucune des communications soumises par les auteurs n’a fait l’objet d’un cheminement judiciaire interne qui aurait permis son examen par les autorités judiciaires internes. Seules quelques unes des communications soumises sont arrivées au niveau de la Chambre d’Accusation, juridiction d’instruction de second degré placée au niveau des Cours.

5.3 Rappelant la jurisprudence du Comité sur l’obligation d’épuiser les recours internes, l’État partie souligne que de simples doutes sur les perspectives de succès ainsi que la crainte de délais ne dispensent pas les auteurs d’épuiser ces recours. S’agissant du fait que la promulgation de la Charte rend impossible tout recours en la matière, l’État partie répond que l’absence de toute démarche par les auteurs n’a pas permis à ce jour aux autorités algériennes de prendre position sur l’étendue et les limites des dispositions de cette Charte. En outre, l’ordonnance ne requiert de déclarer irrecevable que les poursuites engagées contre des « éléments des forces de défense et de sécurité de la République » pour des actions dans lesquelles elles ont agi conformément à leurs missions républicaines de base, à savoir la protection des personnes et des biens, la sauvegarde de la Nation et la préservation des institutions. Toute allégation d’action susceptible d’être imputée aux forces de défense et de sécurité, qui serait intervenue en dehors de ce cadre est susceptible d’être instruite par les juridictions compétentes.

5.4 Enfin, l’État partie réitère sa position s’agissant de la pertinence du mécanisme de règlement mis en place par la Charte pour la paix et la réconciliation nationale.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

6.1Le 22 juillet 2011, les auteurs ont formulé des commentaires sur les observations de l’État partie sur la recevabilité, et ont fourni des arguments additionnels sur le fond de la communication.

6.2S’agissant de la compétence ratione materiae du Comité, les auteurs rappellent qu’en ratifiant le Pacte et le Protocole facultatif, qui sont entrés en vigueur pour l’État partie le 12 décembre 1989 – soit avant la survenance des faits donnant lieu à la présente communication, l’État partie a reconnu la compétence du Comité pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers relevant de sa juridiction, et qui prétendent être victimes de violation, par cet État, d’un droit garanti par le Pacte. Cette compétence, qui est de nature générale, n’est pas soumise à la discrétion d’un État partie. En particulier, il n’appartient pas au Gouvernement de l’État partie de juger de l’opportunité de la saisine du Comité concernant une situation particulière. Pareille appréciation relève plutôt de la compétence du Comité lorsqu’il se prononcera sur sa compétence ratione materiae, en estimant si les faits allégués constituent une violation des droits protégés par le Pacte. De même, l’adoption par le Gouvernement algérien de mesures législatives et administratives internes en vue de prendre en charge les victimes de la « tragédie nationale » ne peut être invoquée au stade de la recevabilité pour interdire aux particuliers relevant de la juridiction de réaliser leur droit découlant de l’article 5 du Protocole facultatif. Même si de telles mesures peuvent avoir une incidence sur la solution au litige, elles doivent être analysées quant au fond de l’affaire plutôt qu’au stade de sa recevabilité. Les auteurs soulignent en outre que l’argumentation de l’État partie est surprenante dans le cas d’espèce, puisque comme l’a déjà relevé le Comité, les mesures législatives qui ont été adoptées sont elles-mêmes en violation des droits contenus dans le Pacte.

6.3Les auteurs rappellent que la promulgation de l’état d’urgence le 9 février 1992 par l’Algérie n’affecte nullement le droit des individus de soumettre des communications individuelles devant le Comité. L’article 4 du Pacte prévoit que la proclamation de l’état d’urgence permet uniquement de déroger à certaines provisions du Pacte, et n’affecte donc pas l’exercice de droits découlant de son Protocole facultatif. L’auteur considère donc que les considérations de l’État partie sur l’opportunité de la communication ne constituent pas un motif d’irrecevabilité valable.

6.4En ce qui concerne l’argument selon lequel les auteurs n’auraient pas épuisé les recours internes, n’ayant pas mis en œuvre l’action publique par le biais d’un dépôt de plainte avec constitution de partie civile auprès du juge d’instruction, les auteurs se réfèrent à la récente jurisprudence du Comité dans l’affaire Benaziza, dans laquelle ce dernier a considéré que « l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme, en particulier lorsqu’il s’agit de disparitions forcées et d’atteintes au droit à la vie, mais aussi d’engager des poursuites pénales contre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. La constitution de partie civile pour des infractions aussi graves que celles alléguées en l’espèce ne saurait remplacer des poursuites qui devraient être engagées par le Procureur de la République lui-même. »  Les auteurs considèrent donc que pour des faits aussi graves que ceux allégués, il revenait aux autorités compétentes de se saisir de l’affaire. En l’occurrence, toutes les démarches entreprises par la famille sont demeurées vaines, y compris le dépôt de plaintes pénales, les communications adressées au Ministère de la justice, au Président de la République, ainsi qu’à l’ONDH. Tant la police que le Procureur général avaient connaissance de la disparition de Djamel et Mourad Chihoub, sans pourtant qu’aucune enquête ne soit ordonnée, ni aucune instruction ouverte, et sans qu’aucune des personnes impliquées dans la disparition ne soit inquiétée. Il ne saurait donc être reproché aux auteurs de n’avoir pas épuisé les recours internes concernant une violation aussi grave, que l’État partie n’aurait pas dû ignorer.

6.5S’agissant de l’argument de l’État partie selon lequel la simple « croyance ou la présomption subjective » ne dispense pas l’auteur d’une communication d’épuiser les recours internes, les auteurs se réfèrent à l’article 46 de l’Ordonnance 06-01 du 27 février 2006, en vertu duquel toute dénonciation ou plainte engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et sécurité de la République, doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente. L’introduction d’une telle plainte ou dénonciation est passible d’une peine d’emprisonnement de trois à cinq ans et d’une amende de 250 000 DA à 500 000 DA. L’État partie n’a donc pas démontré de manière convaincante dans quelle mesure le dépôt de plainte avec constitution de partie civile aurait permis aux juridictions compétentes de recevoir et d’instruire une plainte introduite, sachant qu’une telle plainte aurait été en violation de l’article 45 de l’Ordonnance, ni comment les auteurs auraient pu être immunisés contre l’application de l’article 46 de l’Ordonnance. La lecture objective des dispositions en vigueur révèle donc que toute plainte concernant les violations dont Djamel et Mourad Chihoub ont été victimes aurait été non seulement déclarée irrecevable, mais également pénalement réprimée. Les auteurs concluent au caractère vain des recours mentionnés par l’État partie.

6.6En ce qui concerne le fond de la communication, l’auteur note que l’État partie s’est borné à énumérer des contextes dans lesquels les victimes de la « tragédie nationale », de façon générale, auraient pu disparaître. Ces observations générales ne contestent nullement les faits allégués dans la présente communication, et sont répétées de manière identique pour une série d’autres affaires, démontrant ainsi que l’État partie ne souhaite pas traiter ces affaires de manière individuelle et répondre aux allégations des auteurs et aux souffrances qu’ils ont subies.

6.7Les auteurs notent que, conformément au Règlement intérieur du Comité, il n’existe pas de droit d’un État partie à demander que la recevabilité soit considérée séparément du fond d’une communication. Il s’agit d’une prérogative d’ordre exceptionnel, et qui relève exclusivement de la compétence du Comité. En l’espèce, rien ne distingue la communication présente des autres cas de disparitions forcées considérés par le Comité, qui justifierait un examen distinct de sa recevabilité.

6.8Enfin, les auteurs constatent que l’État partie n’a pas réfuté les allégations qu’ils ont avancées. Se référant à la jurisprudence du Comité, ils maintiennent tous les faits présentés dans leur communication, notant que de nombreux rapports sur les agissements des forces de l’ordre pendant la période donnée, et les multiples démarches entreprises, corroborent et donnent du poids à leurs allégations. Compte tenu de la responsabilité de l’État partie dans la disparition du fils de l’auteur, dont ils sont sans nouvelle depuis plus de 15 ans, les auteurs ne sont pas en mesure de fournir plus d’éléments à l’appui de leur communication, éléments que l’État partie est le seul à détenir. En conclusion, les auteurs renouvellent leur demande au Comité de procéder à l’examen du fond de la communication, en considérant que les faits allégués sont suffisamment étayés. Selon eux, l’absence de réponse sur le fond de la communication constitue en outre un acquiescement tacite de la véracité des faits allégués par l’État partie, qui devraient par conséquent être considérés comme avérés par le Comité.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son Règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2Comme il est tenu de le faire en vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité doit s’assurer que la même question n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Il note que les disparitions de Djamel Chihoub et Mourad Chihoub ont été signalées au Groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions forcées. Toutefois, il rappelle que les procédures ou mécanismes extra conventionnels mis en place par la Commission des droits de l'homme ou le Conseil des droits de l’homme, et dont les mandats consistent à examiner et à faire rapport publiquement sur la situation des droits de l'homme dans tel ou tel pays ou territoire ou sur des phénomènes de grande ampleur de violation des droits de l'homme dans le monde, ne relèvent pas d'une procédure internationale d'enquête ou de règlement au sens du paragraphe 2 a) de l'article 5 du Protocole facultatif. En conséquence, le Comité estime que l'examen des cas de Djamel et Mourad Chihoub par le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires ne rend pas la communication irrecevable en vertu de cette disposition.

7.3Le Comité note que selon l’État partie, les auteurs n’auraient pas épuisé les recours internes, puisque la possibilité de saisine du juge d’instruction en se constituant partie civile n’a pas été envisagée. Le Comité relève toutefois que le 9 octobre 1999, Saadi Chihoub a porté plainte auprès du Juge d’instruction d’El Harrach pour l’enlèvement et la disparition de son fils Mourad Chihoub. Le Comité prend en outre note des multiples démarches entreprises par les auteurs pour faire la lumière sur le sort de leurs fils Djamel et Mourad Chihoub y compris auprès de dignitaires politiques, du Parquet d’El Harrach, du Juge d’instruction, ainsi que des instances administratives compétentes. Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle les auteurs doivent faire usage de tous les recours judiciaires pour satisfaire à la prescription de l’épuisement de tous les recours internes disponibles, dans la mesure où de tels recours semblent être utiles en l’espèce et sont de facto ouverts à ces auteurs, et constate que l’État partie n’a pas avancé d’élément permettant de conclure qu’un tel recours était de facto ouvert aux auteurs, dès lors que l’Ordonnance 06-01 du 27 février 2006 continue d’être appliquée, en dépit des recommandations du Comité visant à sa mise en conformité avec le Pacte, Le Comité conclut par conséquent que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne saurait faire obstacle à la recevabilité de la communication.

7.4 Le Comité considère que les auteurs ont suffisamment étayé leurs allégations dans la mesure où elles soulèvent des questions au regard des articles 6, paragraphe 1; 7; 9, paragraphes 1-4; 10; 16; 17 ; 23 ; 24 et 2, paragraphe 3, du Pacte. Il procède donc à l’examen de la communication sur le fond.

Examen au fond

8.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.2Le Comité constate que l’État partie s’est contenté de maintenir que les communications alléguant la responsabilité d’agents publics, ou exerçant sous l’autorité de pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparitions forcées entre 1993 à 1998, doivent être traitées dans un cadre global, les faits allégués devant être remis dans le contexte intérieur sociopolitique et sécuritaire d’une période où le Gouvernement a difficilement dû faire face au terrorisme et que, par conséquent, elle ne sauraient être examinées par le Comité dans le cadre du mécanisme de plaintes individuelles. Le Comité tient à faire à nouveau renvoi à ses observations finales à l’Algérie lors de sa 91ème session ainsi que sa jurisprudence, selon laquelle l’État partie ne devrait pas invoquer les dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale contre des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou ont soumis, ou qui soumettraient, des communications au Comité. Comme souligné dans ses dernières observations finales, le Comité ne peut que réitérer que l’ordonnance 6-01, sans les amendements recommandés par celui-ci, semble promouvoir l’impunité et ne peut donc, en l’état, être compatible avec les dispositions du Pacte.

8.3Le Comité rappelle ses constatations dans des communications précédentes,et note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations des auteurs de la présente communication sur le fond. Il réaffirme en outre que la charge de la preuve ne doit pas incomber uniquement aux auteurs d’une communication, d’autant plus que ces derniers et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Il ressort implicitement du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif que l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient.

8.4Le Comité note que Djamel Chihoub a été arrêté le 16 mai 1996 par des membres de l’armée de l’État partie. Mourad Chihoub aurait quant à lui été arrêté le 13 novembre 1996, alors qu’il avait 16 ans, par des officiers militaires de la caserne de Baraki sous les ordres du même commandant ayant procédé à l’arrestation de Djamel Chihoub quelques mois auparavant. Aucun des membres de la famille n’aurait reçu de ses nouvelles depuis. Selon les auteurs, les chances de retrouver Djamel et Mourad Chihoub vivants quinze ans après leur disparition sont infimes, et leur absence prolongée, ainsi que le contexte et les circonstances de leurs arrestations, laissent penser qu’ils ont perdu la vie en détention. Le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucune information susceptible de réfuter ces allégations, et conclut que ce dernier a failli à son obligation de garantir le droit à la vie de Djamel et Mourad Chihoub, en violation de l’article 6 du Pacte.

8.5En ce qui concerne l’allégation de détention au secret de Djamel et Mourad Chihoub, le Comité reconnaît le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle son observation générale n° 20 (1992) relative à l’article 7, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Sur la base des éléments à sa disposition, le Comité conclut que le fait d’avoir maintenu Djamel et Mourad Chihoub en détention au secret depuis 1996, et de les avoir empêchés de communiquer avec leur famille et le monde extérieur, constituent une violation de l’article 7 du Pacte à leur égard.

8.6En ce qui concerne les auteurs, Taous Djebbar et Saadi Chihoub, le Comité relève l’angoisse et la détresse que leur a causée la disparition de leurs deux fils, dont ils sont restés sans nouvelle depuis maintenant 15 ans, aucune enquête effective n'ayant été menée pour éclaircir le sort des victimes, malgré le nombre considérable de démarches qu’ils ont entreprises dès l’arrestation de leurs fils. En conséquence, le Comité considère que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 7 seul, et lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte à l’égard des auteurs.

8.7En ce qui concerne le grief de violation de l’article 9, les informations dont le Comité est saisi montrent que Djamel et Mourad Chihoub ont été arrêtés par des agents de l’État partie sans mandat, puis détenus au secret sans avoir accès à un défenseur, et sans jamais être informés des motifs de leur arrestation ni des charges retenues contre eux. Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 4 de l'article 9, un contrôle judiciaire de la légalité de la détention doit inclure la possibilité d'ordonner la libération du détenu si la détention est déclarée incompatible avec les dispositions du Pacte, en particulier celles du paragraphe 1 de l'article 9. Les autorités de l’État partie ayant elles-mêmes reconnu qu’aucune charge n’était retenue contre Djamel Chihoub, ni aucun mandat d’arrêt émis à son encontre, et en l’absence de toute explication supplémentaire par l’État partie, le Comité conclut que la détention de Djamel Chihoub et de Mourad Chihoub était en violation de l’article 9.

8.8Concernant le grief des auteurs au titre de l’article 10, paragraphe 1, le Comité réaffirme que les personnes privées de liberté ne doivent pas subir de privations ou de contraintes autres que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté, et qu’elles doivent être traitées avec humanité et dans le respect de leur dignité. Notant que Djamel et Mourad Chihoub ont été détenus au secret pendant 15 ans, par conséquent privés de tout contact avec leur famille et le monde extérieur, et relevant l’absence de toute information de la part de l’État partie quant au traitement qui leur a été réservé lors de leur détention dans divers établissements militaires, le Comité conclut à une violation de l’article 10, paragraphe 1, du Pacte à l’égard des deux victimes.

8.9Concernant l'article 16, le Comité réitère sa jurisprudence constante, selon laquelle l'enlèvement intentionnel d'une personne de la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de reconnaissance de sa personnalité juridique si la victime était entre les mains des autorités de l'État lors de sa dernière apparition, et si les efforts de ses proches pour avoir accès à des recours utiles, y compris devant les cours de justice sont systématiquement empêchés. Dans le cas présent, où les autorités de l'État ont été saisies à de multiples titres de la disparition de Djamel et Mourad Chihoub, mais n’ont pourtant fourni aucune information à son sujet aux auteurs, le Comité conclut que la disparition forcée de Djamel et Mourad Chihoub pendant 15 ans les a soustraits à la protection de la loi pendant la même période, et privés de leur droit à la reconnaissance de leur personnalité juridique, en violation de l'article 16 du Pacte.

8.10Le Comité est d’avis que les faits dont il est saisi révèlent qu’ayant arrêté Mourad Chihoub à l’âge de 16 ans, alors qu’il était mineur, sans mandat d’arrêt ni quelconque explication, et l’ayant détenu au secret et privé de tout contact avec sa famille pendant 15 ans, l’État partie n’a pas assuré la protection spéciale due aux enfants de moins de 18 ans. En conséquence, le Comité conclut à une violation des droits garantis à l’article 24 vis-à-vis de Mourad Chihoub.

8.11Les auteurs invoquent également l’article 2, paragraphe 3, du Pacte, qui fait aux États parties obligation de garantir à toute personne des recours accessibles, utiles et exécutoires pour faire valoir les droits garantis dans le Pacte. Le Comité réitère l’importance qu’il accorde à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes pour violation de droits dans leur ordre juridique interne. Il rappelle son observation générale n° 31 (2004), dans laquelle il indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte.Le Comité rappelle également que tout acte de disparition forcée constitue une violation de nombreux droits consacrés par le Pacte, qui peut également constituer une violation du droit à la vie, ou une menace grave pour ce droit. En l’espèce, les renseignements soumis au Comité révèlent que les parents de Djamel et Mourad Chihoub n’ont pas eu accès à un recours utile, toutes leurs démarches pour clarifier leur sort étant restées vaines. En outre, l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire après la promulgation de l’ordonnance n° 6-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale continue de les priver de tout accès à un recours utile, puisque cette ordonnance interdit, sous peine d’emprisonnement, le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme les disparitions forcées. Le Comité en conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 de l'article 2, lu conjointement avec les articles 6, paragraphe 1, 7, 9, 10, paragraphe 1, et 16 du Pacte à l’égard de Djamel et Mourad Chihoub, et lu conjointement avec l’article 24 du Pacte vis-à-vis de Mourad Chihoub. Le Comité constate également une violation du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec l’article 7 à l’égard des auteurs.

8.12Ayant constaté une violation de l’article 7 du Pacte, le Comité n’examinera pas le grief tiré de la violation des articles 17 et 23 du Pacte.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie de l’article 6, paragraphe 1, de l’article 7, de l’article 9, de l’article 10, paragraphe 1, et de l'article 16, à l’égard de Djamel Chihoub et Mourad Chihoub. Il constate en outre une violation de l’article 24 du Pacte vis-à-vis de Mourad Chihoub. Le Comité conclut également que l’État partie a agi en violation du paragraphe 3 de l'article 2, lu conjointement avec l’article 6, paragraphe 1, l’article 7, l’article 9, l’article 10, paragraphe 1, et l’article 16 à l’égard de Djamel et Mourad Chihoub, et conjointement avec l’article 24 vis-à-vis de Mourad Chihoub. Enfin, le Comité constate une violation de l’article 7, lu seul et conjointement avec l’article 2, paragraphe 3, à l’égard des auteurs (parents des victimes).

10.Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile, consistant notamment à (i) mener une enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition de Djamel et Mourad Chihoub ; (ii) fournir à sa famille des informations détaillées quant aux résultats de son enquête ; (iii) les libérer immédiatement s’il sont toujours détenus au secret ; (iv) dans l’éventualité où Djamel et Mourad Chihoub étaient décédés, restituer leurs dépouilles à la famille ; (v) poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises; et (vi) indemniser de manière appropriée les auteurs et leur famille pour les violations subies, ainsi que Djamel et Mourad Chihoub s’il sont en vie. Par ailleurs, et nonobstant l’Ordonnance n° 06-01, l’État devrait veiller à ne pas entraver le droit à un recours effectif pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y a eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingt jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations, et à les diffuser largement.

[Adopté en français (version originale), en anglais et en espagnol. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

Appendice

Opinion individuelle (dissidente) de Krister Thelin, rejoint par Michael O’Flaherty

Le Comité a constaté une violation directe de l’article 6 du Pacte en concluant que l’État partie avait manqué à son obligation de garantir le droit à la vie de Djamel et de Mourad Chihoub. Je n’approuve pas cette conclusion pour les raisons suivantes.

La jurisprudence du Comité établie depuis longtemps dans les affaires de disparition forcée, où les faits ne se prêtent pas à une interprétation de la mort réelle de la victime, a mis l’accent sur l’obligation de l’État partie d’assurer une protection et de garantir des recours utiles et exécutoires en vertu du paragraphe 3 de l’article 2, et a donc invoqué le paragraphe 1 de l’article 6 uniquement lu conjointement avec ces dispositions. Le Comité a récemment confirmé ce mode d’approche dans deux affaires de disparition forcée mettant en cause le même État partie et ayant le même contexte factuel.

Or dans l’affaire à l’examen le Comité a, sans entrer dans un débat et sans même faire référence aux arguments avancés dans l’affaire, fait une constatation conforme à ce qui avait été jusqu’alors la position d’une minorité de membres seulement, c’est-à-dire une violation directe du paragraphe 1 de l’article 6 sans rattacher celui-ci au paragraphe 3 de l’article 2.

Cette interprétation étendue du droit à la vie garanti par le Pacte place à mon avis le Comité sur une voie inconnue, conduisant à ce que des violations directes de l’article 6, indépendamment du fait que la victime soit présumée en vie, soient à l’avenir constatées dans différentes situations également en dehors du contexte de la disparition forcée. Au minimum, la majorité aurait dû exposer des motifs justifiant cette nouvelle application de violations de l’article 6.

(Signé) Krister Thelin

(Joint par) Michael O’Flaherty

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

Opinion individuelle (concordante) de Fabián Salvioli, rejoint par Cornelis Flinterman

1.J’approuve entièrement la décision du Comité des droits de l’homme dans l’affaire Chihoub c. Algérie (communication no 1811/2008), établissant des violations des droits de l’homme dont les victimes sont Djamel et Mourad Chihoub, ainsi que leurs parents, Taous Djebbar et Saadi Chihoub, du fait de la disparition forcée de ces personnes.

2.En revanche, pour les raisons que j’expose ci-après, je considère que le Comité aurait dû conclure également que l’État est responsable d’une violation du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Enfin, le Comité aurait dû signaler qu’à son avis l’État doit modifier les dispositions de l’ordonnance no 06/01, pour garantir que de tels faits ne se reproduisent pas.

a)La compétence du Comité pour conclure à des violations d’articles qui ne sont pas invoqués dans la communication

3.Depuis que je suis membre du Comité, je ne cesse d’affirmer que d’une façon incompréhensible le Comité a limité lui-même sa capacité de dégager une violation du Pacte en l’absence de grief juridique spécifique. Chaque fois que les faits montrent clairement que la violation s’est produite, le Comité peut et doit − en vertu du principe jura novit curiae − inscrire l’affaire dans le droit. Les fondements juridiques de cette position et les raisons pour lesquelles les États ne se retrouvent pas sans défense sont exposés dans l’opinion partiellement dissidente que j’ai rédigée dans l’affaire Weerawansa c. Sri Lanka (par. 3 à 5) et je renvoie à ces considérations.

4.Il faut souligner en tout état de cause que dans la présente affaire (Chihoub c. Algérie) les auteurs invoquent expressément une violation de l’article 2 (voir par exemple les paragraphes 1.1 et 3.12) même si les dispositions invoquées sont le paragraphe 3 de l’article.

b)La violation du paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte

5.La responsabilité internationale de l’État peut naître, entre autres facteurs, de l’action ou de l’omission de l’un quelconque de ses pouvoirs, notamment bien sûr du pouvoir législatif, ou de tout autre qui a la faculté de légiférer conformément à la Constitution. Le paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte dispose: «Les États parties au présent Pacte s’engagent à prendre, en accord avec leurs procédures constitutionnelles et avec les dispositions du présent Pacte, les arrangements devant permettre l’adoption de telles mesures d’ordre législatif ou autre, propres à donner effet aux droits reconnus dans le présent Pacte qui ne seraient pas déjà en vigueur.». Si l’obligation établie au paragraphe 2 de l’article 2 est d’ordre général, le manquement à cette obligation peut engager la responsabilité internationale de l’État.

6.Cette disposition est exécutoire par elle-même. Le Comité a souligné à juste titre dans son observation générale no 31 (2004) : «Les obligations découlant du Pacte en général et de l’article 2 en particulier s’imposent à tout État partie considéré dans son ensemble. Tous les pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) ainsi que toute autre autorité publique ou gouvernementale à quelque échelon que ce soit − national, régional ou local − sont à même d’engager la responsabilité de l’État partie…».

7.De même que les États parties au Pacte sont tenus d’adopter des mesures législatives pour donner effet aux droits, de même du paragraphe 2 de l’article 2 découle une obligation négative: ils ne peuvent pas adopter de mesures législatives contraires au Pacte; adopter de telles dispositions constitue en soi une violation des obligations prévues au paragraphe 2 de l’article 2.

8.L’Algérie a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques le 12 septembre 1989; elle s’est donc engagée à respecter toutes les dispositions du Pacte et par conséquent à s’acquitter de toutes les obligations établies à l’article 2 et découlant de ses dispositions. À la même date, le 12 septembre 1989, l’État partie a adhéré au Protocole facultatif, reconnaissant la compétence du Comité des droits de l’homme pour recevoir et examiner des communications émanant de particuliers.

9.Dans la communication à l’examen, le Comité a toute la capacité voulue pour inscrire dans le droit les faits dont il est saisi: l’État a approuvé, en date du 27 février 2006, l’ordonnance no 6/01, qui interdit le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme les disparitions forcées, ce qui garantit l’impunité pour les responsables de violations graves des droits de l’homme. Il est incontestable qu’avec un tel acte législatif l’État partie a établi une norme contraire à l’obligation fixée au paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte, ce qui constitue une violation en soi, que le Comité aurait dû relever dans sa décision en plus des violations constatées, étant donné que les auteurs et leurs fils ont été victimes − entre autres faits − de cette disposition législative.

10.La disposition est directement applicable à l’espèce et par conséquent une constatation de violation du paragraphe 2 de l’article 2 dans l’affaire Chihoub n’est ni abstraite ni une simple question rhétorique. Enfin, il ne faut pas oublier que les violations constatées ont une incidence directe sur la réparation que le Comité doit demander quand il se prononce sur chaque communication.

c)La réparation dans l’affaire Chihoub

11.Le paragraphe 10 de la décision est un excellent exemple d’un mode d’approche complet de la réparation: sont demandées des mesures non patrimoniales de restitution, de satisfaction et de garantie de non-répétition (enquête approfondie sur les faits, mise en liberté si les victimes sont en vie, remise de leurs dépouilles à la famille si les victimes sont décédées, et poursuites engagées contre les responsables des violations commises, jugement et punition); dans sa décision, le Comité demande également des mesures patrimoniales de réparation (une indemnisation adéquate des auteurs pour les violations commises ainsi qu’aux deux fils s’ils sont vivants).

12.Toutefois, à la fin du paragraphe 10, le Comité signale que «… l’État devrait veiller à ne pas entraver le droit à un recours effectif pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. Il est tenu en outre de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.».

13.Le paragraphe cité ne laisse aucun doute: le Comité considère que les dispositions de l’ordonnance no 06/01 sont incompatibles avec le Pacte et il demande à l’État de garantir aux victimes un recours utile, «nonobstant cette disposition». Donc … le Comité dit-il que le pouvoir judiciaire ne doit pas appliquer cette disposition qui empêche la poursuite d’une enquête sur des faits constitutifs de graves violations des droits de l’homme?

14.La réponse est affirmative; le pouvoir judiciaire a l’obligation de procéder à un «contrôle de compatibilité» et de n’appliquer aucune disposition interne qui soit incompatible avec le Pacte. Cela est indispensable non seulement pour remplir les obligations en matière de droits de l’homme mais aussi pour éviter que la responsabilité de l’État ne soit engagée au plan international.

15.Toutefois, le Pacte ne s’impose pas uniquement au pouvoir judiciaire, il s’impose aussi aux autres pouvoirs de l’État, qui doivent adopter les mesures voulues pour assurer la protection des droits de l’homme, et le paragraphe 2 de l’article 2 du Pacte vise expressément les «mesures d’ordre législatif».

16.Dans sa jurisprudence constante, le Comité utilise une formule générale indiquant que l’État est tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir et c’est ce qu’il fait également au paragraphe 10 de sa décision. Comment garantir la non-répétition des faits? Il existe tout un ensemble de mesures que l’État peut prendre (dispenser une formation dans le domaine des droits de l’homme aux agents de l’État, en particulier aux membres de la police et des forces armées, adopter des protocoles d’action efficaces en cas de plaintes pour disparition forcée, prendre des initiatives pour conserver la mémoire de ce qui est arrivé, etc.). Sans préjudice de tout cela, le Comité aurait assurément dû signaler au paragraphe 10 de sa décision que l’État algérien doit modifier la disposition interne (l’ordonnance no 06/01 approuvée le 27 février 2006) afin de la rendre compatible avec les obligations découlant du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Le maintien en vigueur d’une disposition qui est en soi incompatible avec le Pacte n’est pas conforme aux normes internationales actuelles en matière de réparation pour des violations des droits de l’homme.

(Signé) Fabián Salvioli

(Joint par) Cornelis Flinterman

[Fait en espagnol (version originale), en anglais et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]