Nations Unies

CCPR/C/106/D/1779/2008

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. générale

27 février 2013

Original: français

Comité des droits de l ’ homme

Communication no 1779/2008

Constatations adoptées par le Comité à sa 106ème session(15 octobre-2 novembre 2012)

Communication présentée par:

Aîssa Mezine (représenté par l’organisation TRIAL, Association suisse contre l’impunité)

Au nom de:

Bouzid Mezine (frère de l’auteur) et l’auteur

État partie:

Algérie

Date de la communication:

31 mars 2008 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 24 avril 2008 (non publiée sous forme de document)

Date de l ’ adoption des constatations:

25 octobre 2012

Objet:

Disparition forcée

Questions de procédure:

Épuisement des recours internes

Questions de fond:

Droit à la vie, interdiction de la torture et des traitements cruels et inhumains, droit à la liberté et à la sécurité de la personne, respect de la dignité inhérente à la personne humaine, reconnaissance de la personnalité juridique et droit à un recours effectif

Articles du Pacte:

2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1) et 16

Article du Protocole facultatif:

5 (par. 2 b)

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (106e session)

concernant la

Communication no 1779/2008*

Présentée par:

Aîssa Mezine (représenté par l’organisation TRIAL, Association suisse contre l’impunité)

Au nom de:

Bouzid Mezine (frère de l’auteur) et l’auteur

État partie:

Algérie

Date de la communication:

31 mars 2008 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l ’ homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 25 octobre 2012,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1779/2008 présentée par Aîssa Mezine, en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par l’auteur de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5du Protocole facultatif

1.1L’auteur de la communication, datée du 31 mars 2008, est Aîssa Mezine, citoyen algérien né le 6 juillet 1960 à Kouba, wilaya d’Alger. Il fait valoir que son frère, Bouzid Mezine, de nationalité algérienne, né à Kouba (Alger) le 1er décembre 1963, est victime de violations par l’Algérie des articles 2 (par. 3), 6 (par. 1), 7, 9 (par. 1 à 4), 10 (par. 1), 16 et 17 (par. 1) du Pacte. Il affirme être lui-même victime d’une violation des articles 2 (par. 3), 7 et 17 (par. 1) du Pacte. L’auteur et son frère sont représentés par l’organisation TRIAL (Association suisse contre l’impunité).

1.2Le 12 mars 2009, le Comité, par l’intermédiaire de son Rapporteur spécial chargé des nouvelles communications et des mesures provisoires, a décidé de ne pas séparer l’examen de la recevabilité de celui du fond.

Rappel des faits présentés par l’auteur

2.1Le 11 août 1996, entre 1 h 30 et 2 heures du matin, un détachement de militaires a investi le domicile de la famille Mezine qui se trouve à Alger. Ils étaient accompagnés d’hommes habillés en civil, qui se sont présentés comme appartenant aux services de sécurité militaire. Ils ont arrêté Bouzid Mezine sous les yeux de sa famille et des voisins. Une vingtaine d’agents ont procédé à une perquisition. À aucun moment ils n’ont produit de mandat d’arrêt ou de perquisition. Le père de la victime leur a demandé les raisons de l’arrestation de son fils, ainsi que de l’endroit où il serait emmené. Les militaires ont répondu qu’ils conduiraient la victime à la caserne de Chérarba, mais sont partis dans une direction différente (vers Ben Aknoun).

2.2Depuis cette nuit, la victime n’est jamais rentrée, aucun membre de sa famille n’a réussi à le voir ni à communiquer avec lui, et les autorités ne les ont informés de son sort à aucun moment, malgré les demandes d’informations réitérées auprès des autorités compétentes. En octobre 1996, un codétenu libéré a affirmé que le disparu se trouvait à la prison militaire de Blida. Cette information a été confirmée à la famille par un membre de l’armée, parlant à titre personnel.

2.3Le père de la victime a attendu le délai légal de garde à vue de quarante-huit heures. Il a ensuite cherché son fils dans de nombreuses casernes et commissariats de la région. Il a également effectué des démarches auprès des différents tribunaux d’Alger, pour savoir si la victime avait été présentée devant un procureur. Il a écrit à plusieurs reprises aux autorités civiles et militaires, sans obtenir de réponse. Il s’est adressé au Président de l’Observatoire des droits de l’homme (ONDH), au Président de la République et au Ministre de la justice pour demander la recherche du disparu, des informations sur son sort et des explications sur les raisons de son arrestation. L’auteur a également soumis une requête à cette fin au Médiateur de la République. Le 23 février 1997, le Médiateur lui a répondu, sans toutefois donner d’information quant au sort de la victime.

2.4Parallèlement, le père de la victime a demandé au Procureur de la République du tribunal de Hussein Dey et à son supérieur, le Procureur général de la Cour d’Alger, de lui communiquer les charges portées à l’encontre de son fils et d’enquêter sur son enlèvement. Le 21 mars 1999, le juge d’instruction de la première chambre du tribunal de Hussein Dey a rendu une ordonnance de non-lieu, au motif qu’en cette date le prévenu restait inconnu. Par la suite, le Bureau du Procureur de Hussein Dey a informé la famille que, dans la mesure où la victime avait été arrêtée par des membres de l’armée, seul le Procureur du tribunal militaire de Blida était compétent pour mener une enquête et, le cas échéant, engager des poursuites. Le 2 août 1999, une plainte a été déposée auprès de cette juridiction.

2.5Plus de sept mois après le dépôt de cette plainte, le père de la victime a informé le tribunal civil de Hussein Dey que les témoins oculaires de l’enlèvement n’avaient toujours pas été convoqués pour déposer. Aucune enquête n’a été menée, alors même que deux voisins présents la nuit des faits ont présenté leur version des faits dans une déclaration, authentifiée par la wilaya d’Alger le 12 février 1998. Le père de la victime a également procédé à une déclaration le 7 mars 2000. Ces déclarations n’ont pas été jointes au dossier du tribunal militaire. En l’absence d’une instruction effective, aucune poursuite n’a été décidée, ni devant la juridiction civile, ni devant les tribunaux militaires. La famille n’a reçu aucune information qui découlerait d’une démarche formelle d’investigation sur le sort de la victime.

2.6Le Procureur du tribunal de Hussein Dey, qui avait classé la plainte sur le plan pénal, a soumis une requête introductive d’instance devant le juge civil, en vue de faire prononcer la disparition de la victime. Le 28 février 2000, le père de la victime a été cité à comparaître à une audience devant le même tribunal, laquelle s’est tenue le 11 mars 2000. Il a fait valoir que tant qu’une enquête était en cours devant la juridiction militaire, le tribunal civil ne devrait pas se prononcer sur une éventuelle disparition de son fils, et a demandé par conséquent un sursis à statuer. Le tribunal a fait droit à la demande de surseoir à statuer formulée par le père de la victime.

2.7Le 19 octobre 1998, la famille a soumis le cas de la victime au Groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions forcées ou involontaires. L’Algérie n’a pas répondu aux demandes d’informations du Groupe de travail.

2.8L’auteur n’a pas la possibilité d’engager une procédure judiciaire, étant donné la promulgation de l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006, portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale. Si auparavant ils étaient inutiles et inefficaces, les recours internes sont aujourd’hui indisponibles.

Teneur de la plainte

3.1Bouzid Mezine a été victime d’une disparition forcée le 11 août 1996. L’auteur invoque l’article 7 (par. 2, al. i)) du Statut de Rome de la Cour pénale internationale et l’article 2 de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées. En tant que victime de disparition forcée, Bouzid Mezine était empêché d’exercer son droit à recourir pour contester la légalité de sa détention. Ses proches ont utilisé tous les moyens légaux disponibles pour connaître la vérité sur son sort, mais aucune suite n’a été donnée à leurs démarches.

3.2Plus de quinze ans après sa disparition dans un centre de détention secret, les chances de retrouver Bouzid Mezine vivant sont infimes. L’auteur considère que la détention au secret entraîne un risque élevé de violation du droit à la vie. La menace que fait peser la disparition forcée sur la vie de la victime constitue donc une violation de l’article 6, dans la mesure où l’État partie ne s’est pas acquitté de son devoir de protéger le droit fondamental à la vie et où il n’a pas non plus pris de mesure pour enquêter sur ce qui est arrivé à Bouzid Mezine. En conséquence, l’auteur affirme qu’il y a eu violation de l’article 6, lu conjointement avec l’article 2 (par. 3) du Pacte.

3.3S’agissant de la victime, le seul fait d’être soumis à une disparition forcée est constitutif de traitement inhumain ou dégradant. L’angoisse et la souffrance provoquées par la détention indéfinie sans contact avec la famille et le monde extérieur équivalent à un traitement contraire à l’article 7 du Pacte. Pour l’auteur, la disparition de Bouzid Mezine constitue une épreuve paralysante, douloureuse et angoissante en violation de l’article 7 du Pacte.

3.4Bouzid Mezine a été arrêté par des militaires sans mandat de justice, sans être informé des raisons de son arrestation. Lors de ses interrogatoires, il n’a pas été informé des charges retenues contre lui. De plus, il n’a pas été présenté dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilitée par la loi à exercer des fonctions judiciaires. Le délai de mise à disposition judiciaire ne doit pas dépasser quelques jours, et la détention au secret peut entraîner en elle-même une violation de l’article 9, paragraphe 3. En tant que victime d’une disparition forcée, Bouzid Mezine ne pouvait matériellement pas introduire un recours pour contester la légalité de sa détention, ni demander à un juge sa libération. Ces faits constituent des violations de l’article 9 (par. 1 à 4) du Pacte.

3.5Si l’on admet que Bouzid Mezine a fait l’objet d’une violation de l’article 7, on ne saurait soutenir qu’il a bénéficié d’un traitement humain et respectueux de la dignité due à toute personne humaine. L’auteur considère donc que l’État partie a également violé le paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

3.6En étant victime d’une détention non reconnue, Bouzid Mezine a également été réduit à l’état de non-personne, en violation de l’article 16 du Pacte. L’auteur note à cet égard que la disparition forcée est, par essence, une négation du droit à la personnalité juridique dans la mesure où le refus de la part des autorités de révéler le sort réservé au disparu ou le lieu où il se trouve ou encore d’admettre qu’il a été privé de liberté soustrait l’intéressé à la protection de la loi.

3.7Des agents de l’État ont perquisitionné le domicile de la famille Mezine en plein milieu de la nuit, à 2 heures du matin, sans produire de mandat et par conséquent en violation de l’article 17 du Pacte, dans le sens défini par le Comité dans son Observation générale no 16 (1988).

3.8En tant que victime de disparition forcée, Bouzid Mezine était de fait empêché d’exercer son droit à recourir pour contester la légalité de sa détention, qui lui était garanti par l’article 2 (par. 3) du Pacte. Quant à l’auteur et sa famille, ils ont utilisé tous les moyens légaux pour connaître la vérité sur le sort de la victime, mais aucune suite n’a été donnée à leurs démarches par l’État partie, pourtant tenu d’assurer un recours utile, notamment de mener une enquête approfondie et diligente. L’auteur considère donc que l’État partie a violé l’article 2 (par. 3) à l’égard de Bouzid Mezine et de lui-même.

3.9Les membres de la famille de Bouzid Mezine n’ont pas la conviction absolue que celui-ci soit décédé, et ils continuent à espérer qu’il est toujours détenu au secret. Leur espoir est d’ailleurs conforté par les informations persistantes selon lesquelles il resterait plusieurs centres de détention secrets en Algérie, tant dans le sud comme à Oued Namous, où avaient déjà été détenues administrativement des milliers de personnes entre 1992 et 1995, que dans le nord, et en particulier dans les casernes et centres du Département du renseignement et de la sécurité (DRS). L’auteur craint par conséquent que, si son frère se trouve toujours en vie, les agents ou services qui le retiennent ne soient tentés, dans la conjoncture actuelle, de le faire disparaître définitivement. D’autre part, l’article 46 de l’ordonnance portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale prévoit des peines de prison pour les personnes qui portent plainte contre des exactions comme celles dont Bouzid Mezine a été victime. L’auteur demande donc que le Comité prie le Gouvernement algérien, d’une part de libérer Bouzid Mezine s’il est toujours détenu au secret et de prendre toute mesure pour empêcher qu’un préjudice irréparable ne lui soit causé, et d’autre part, de ne pas appliquer à l’auteur de la communication ni à aucun proche de la victime les articles 45 et 46 de l’ordonnance du 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, ni invoquer ces dispositions ou inquiéter l’auteur de quelque manière que ce soit pour le priver de son droit de saisir le Comité.

Observations de l’État partie sur la recevabilité de la communication

4.1Le 3 mars 2009, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication et de 10 autres communications présentées au Comité des droits de l’homme, dans un «mémorandum de référence sur l’irrecevabilité des communications introduites devant le Comité des droits de l’homme en rapport avec la mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale». Il considère en effet que les communications alléguant la responsabilité d’agents publics ou d’autres personnes agissant sous l’autorité de pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparition forcée pendant la période considérée, c’est‑à-dire de 1993 à 1998, doivent être examinées dans le contexte plus général de la situation sociopolitique et des conditions de sécurité dans le pays à une période où le Gouvernement s’employait à lutter contre le terrorisme.

4.2Durant cette période, le Gouvernement devait combattre des groupes non structurés. Il en est résulté une certaine confusion dans la manière dont plusieurs opérations ont été menées au sein de la population civile, pour qui il était difficile de distinguer les interventions de groupes terroristes de celles des forces de l’ordre, auxquelles les civils ont souvent attribué les disparitions forcées. Ainsi, d’après l’État partie, les cas de disparition forcée ont de nombreuses origines, mais ne sont pas imputables au Gouvernement. Sur la base de données provenant de différentes sources indépendantes, notamment la presse et les organisations des droits de l’homme, la notion générique de personne disparue en Algérie durant la période considérée renvoie à six cas de figure distincts, dont aucun n’est imputable à l’État. Le premier cas évoqué par l’État partie est celui de personnes déclarées disparues par leurs proches alors qu’elles étaient entrées dans la clandestinité de leur propre chef pour rejoindre les groupes armés en demandant à leur famille de déclarer qu’elles avaient été arrêtées par les services de sécurité pour «brouiller les pistes» et éviter le «harcèlement» par la police. Le deuxième cas concerne les personnes signalées comme disparues suite à leur arrestation par les services de sécurité mais qui ont profité de leur libération pour entrer dans la clandestinité. Le troisième concerne des personnes qui ont été enlevées par des groupes armés qui, parce qu’ils ne sont pas identifiés ou ont agi en usurpant soit leur uniforme, soit leurs documents d’identification à des policiers ou des militaires, ont été assimilés à tort à des agents relevant des forces armées ou des services de sécurité. Le quatrième cas de figure concerne les personnes recherchées par leur famille qui ont pris l’initiative d’abandonner leurs proches, et parfois même de quitter le pays, en raison de problèmes personnels ou de litiges familiaux. Il peut s’agir, en cinquième lieu, de personnes signalées comme disparues par leur famille et qui étaient en fait des terroristes recherchés, qui ont été tués et enterrés dans le maquis à la suite de combats entre factions, de querelles doctrinales ou de conflits autour des butins de guerre entre groupes armés rivaux. L’État partie évoque enfin un sixième cas de figure, dans lequel les personnes portées disparues vivaient en fait sur le territoire national ou à l’étranger sous une fausse identité obtenue grâce à un réseau de falsification de documents.

4.3L’État partie souligne que c’est en considération de la diversité et de la complexité des situations couvertes par la notion générique de disparition que le législateur algérien, à la suite du plébiscite populaire de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, a préconisé le traitement de la question des disparus dans un cadre global à travers la prise en charge de toutes les personnes disparues dans le contexte de la «tragédie nationale», un soutien pour toutes les victimes afin qu’elles puissent surmonter cette épreuve et l’octroi d’un droit à réparation pour toutes les victimes de disparition et leurs ayants droit. Selon des statistiques élaborées par les services du Ministère de l’intérieur, 8 023 cas de disparition ont été déclarés, 6 774 dossiers ont été examinés, 5 704 dossiers ont été acceptés à l’indemnisation, 934 ont été rejetés et 136 sont en cours d’examen. Au total, 371 459 390 DA ont été versés à toutes les victimes concernées à titre d’indemnisation. À cela s’ajoutent 1 320 824 683 DA versés sous forme de pensions mensuelles.

4.4L’État partie fait également valoir que tous les recours internes n’ont pas été épuisés. Il insiste sur l’importance de faire une distinction entre les simples démarches auprès d’autorités politiques ou administratives, les recours non contentieux devant des organes consultatifs ou de médiation et les recours contentieux exercés devant les diverses juridictions compétentes. L’État partie remarque qu’il ressort des déclarations des auteurs que les plaignants ont adressé des lettres à des autorités politiques ou administratives, saisi des organes consultatifs ou de médiation et transmis une requête à des représentants du parquet (procureurs généraux ou procureurs de la République) sans avoir à proprement parler engagé une procédure de recours judiciaire et l’avoir menée jusqu’à son terme par l’exercice de l’ensemble des voies de recours disponibles en appel et en cassation. Parmi toutes ces autorités, seuls les représentants du ministère public sont habilités par la loi à ouvrir une enquête préliminaire et à saisir le juge d’instruction. Dans le système judiciaire algérien, le Procureur de la République est celui qui reçoit les plaintes et qui, le cas échéant, met en mouvement l’action publique. Cependant, pour protéger les droits de la victime ou de ses ayants droit, le Code de procédure pénale autorise ces derniers à agir par voie de plainte avec constitution de partie civile directement devant le juge d’instruction. Dans ce cas, c’est la victime et non le Procureur qui met en mouvement l’action publique en saisissant le juge d’instruction. Ce recours visé aux articles 72 et 73 du Code de procédure pénale n’a pas été utilisé alors qu’il aurait permis aux victimes de déclencher l’action publique et d’obliger le juge d’instruction à informer, même si le parquet en avait décidé autrement.

4.5L’État partie note en outre que selon l’auteur, l’adoption par référendum de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et de ses textes d’application, notamment l’article 45 de l’ordonnance no 06-01, rend impossible de considérer qu’il existe en Algérie des recours internes efficaces, utiles et disponibles pour les familles de victimes de disparition. Sur cette base, l’auteur s’est cru dispensé de l’obligation de saisir les juridictions compétentes en préjugeant de leur position et de leur appréciation dans l’application de cette ordonnance. Or l’auteur ne peut invoquer cette ordonnance et ses textes d’application pour s’exonérer de n’avoir pas engagé les procédures judiciaires disponibles. L’État partie rappelle la jurisprudence du Comité selon laquelle la «croyance ou la présomption subjective d’une personne quant au caractère vain d’un recours ne la dispense pas d’épuiser tous les recours internes».

4.6L’État partie s’arrête ensuite sur la nature, les fondements et le contenu de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et ses textes d’application. Il souligne qu’en vertu du principe d’inaliénabilité de la paix, qui est devenu un droit international à la paix, le Comité devrait accompagner et consolider cette paix et favoriser la réconciliation nationale pour permettre aux États affectés par des crises intérieures de renforcer leurs capacités. Dans cet effort de réconciliation nationale, l’État partie a adopté la Charte, dont l’ordonnance d’application prévoit des mesures d’ordre juridique emportant extinction de l’action publique et commutation ou remise de peine pour toute personne coupable d’actes de terrorisme ou bénéficiant des dispositions relatives à la discorde civile, à l’exception de celles ayant commis, comme auteurs ou complices, des actes de massacre collectif, des viols ou des attentats à l’explosif dans des lieux publics. Cette ordonnance prévoit également une procédure de déclaration judiciaire de décès, qui ouvre droit à une indemnisation des ayants droit des disparus en qualité de victimes de la «tragédie nationale». En outre, des mesures d’ordre socioéconomique ont été mises en place, parmi lesquelles des aides à la réinsertion professionnelle et le versement d’indemnités à toutes les personnes ayant la qualité de victimes de la «tragédie nationale». Enfin, l’ordonnance prévoit des mesures politiques telles que l’interdiction d’exercer une activité politique à toute personne ayant contribué à la «tragédie nationale» en instrumentalisant la religion dans le passé et dispose qu’aucune poursuite ne peut être engagée à titre individuel ou collectif à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité de la République, toutes composantes confondues, pour des actions menées en vue de la protection des personnes et des biens, de la sauvegarde de la nation et de la préservation des institutions de la République.

4.7Outre la création de fonds d’indemnisation pour toutes les victimes de la «tragédie nationale», le peuple souverain d’Algérie a, selon l’État partie, accepté d’engager une démarche de réconciliation nationale, qui est le seul moyen pour cicatriser les plaies générées. L’État partie insiste sur le fait que la proclamation de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale s’inscrit dans une volonté d’éviter les confrontations judiciaires, les déballages médiatiques et les règlements de compte politiques. L’État partie considère, dès lors, que les faits allégués par l’auteur sont couverts par le mécanisme interne global de règlement induit par le dispositif de la Charte.

4.8L’État partie demande au Comité de constater la similarité des faits et des situations décrits par l’auteur et de tenir compte du contexte sociopolitique et sécuritaire dans lequel ils s’inscrivent, de conclure que l’auteur n’a pas épuisé tous les recours internes, de reconnaître que les autorités de l’État partie ont mis en œuvre un mécanisme interne de traitement et de règlement global des cas visés par les communications en cause selon un dispositif de paix et de réconciliation nationale conforme aux principes de la Charte des Nations Unies et des pactes et conventions subséquents, de déclarer la communication irrecevable et de renvoyer l’auteur à mieux se pourvoir.

Observations supplémentaires de l’État partie sur la recevabilité de la communication

5.1Le 9 octobre 2009, l’État partie a transmis au Comité un mémoire additif dans lequel il se pose la question de savoir si la série de communications individuelles présentée au Comité ne serait pas plutôt un détournement de la procédure visant à saisir le Comité d’une question globale historique dont les causes et circonstances échappent au Comité. L’État partie remarque à ce propos que ces communications «individuelles» s’arrêtent sur le contexte général dans lequel sont survenues les disparitions, focalisant uniquement sur les agissements des forces de l’ordre sans jamais évoquer ceux des divers groupes armés qui ont adopté des techniques criminelles de dissimulation pour faire endosser la responsabilité aux forces armées.

5.2L’État partie insiste sur le fait qu’il ne se prononcera pas sur les questions de fond relatives auxdites communications avant qu’il ne soit statué sur la question de la recevabilité et que l’obligation de tout organe juridictionnel ou quasi juridictionnel est d’abord de traiter les questions préjudicielles avant de débattre du fond. Selon l’État partie, la décision d’examiner de manière conjointe et concomitante les questions de recevabilité et celles se rapportant au fond dans les cas de l’espèce, outre qu’elle n’a pas été concertée, préjudicie gravement à un traitement approprié des communications soumises, tant dans leur nature globale que par rapport à leurs particularités intrinsèques. Se référant au Règlement intérieur du Comité des droits de l’homme, l’État partie note que les sections relatives à l’examen par le Comité de la recevabilité de la communication et celles relatives à l’examen au fond sont distinctes et que ces questions pourraient dès lors être examinées séparément. S’agissant particulièrement de l’épuisement des recours internes, l’État partie souligne qu’aucune des plaintes ou demandes d’informations formulées par l’auteur n’a été présentée par des voies qui auraient permis son examen par les autorités judiciaires internes.

5.3Rappelant la jurisprudence du Comité concernant l’obligation d’épuiser les recours internes, l’État partie souligne que de simples doutes sur les perspectives de succès ainsi que la crainte de retards ne dispensent pas l’auteur d’épuiser ces recours. S’agissant du fait que la promulgation de la Charte rend impossible tout recours en la matière, l’État partie répond que l’absence de toute démarche de l’auteur pour soumettre ses allégations à examen a empêché les autorités algériennes de prendre position sur l’étendue et les limites de l’applicabilité des dispositions de cette Charte. En outre, l’ordonnance ne requiert de déclarer irrecevables que les poursuites engagées contre des «éléments des forces de défense et de sécurité de la République» pour des actions dans lesquelles elles ont agi conformément à leurs missions républicaines de base, à savoir la protection des personnes et des biens, la sauvegarde de la nation et la préservation des institutions. En revanche, toute allégation d’action imputable aux forces de défense et de sécurité dont il peut être prouvé qu’elle serait intervenue en dehors de ce cadre est susceptible d’être instruite par les juridictions compétentes.

5.4Dans une note verbale datée du 6 octobre 2010, l’État partie réitère les observations sur la recevabilité soumises au Comité par note verbale du 3 mars 2009.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie

6.1Le 23 septembre 2011, l’auteur a formulé des commentaires sur les observations de l’État partie sur la recevabilité et fourni des arguments supplémentaires sur le fond.

6.2L’auteur relève que l’État partie a accepté la compétence du Comité pour examiner des communications émanant de particuliers. Cette compétence est de nature générale et son exercice par le Comité n’est pas soumis à la discrétion de l’État partie. En particulier, il n’appartient pas à l’État partie de juger de l’opportunité de la saisine du Comité s’agissant d’une situation particulière. Pareille appréciation relève du Comité lorsqu’il procède à l’examen de la communication. Se référant à l’article 27 de la Convention de Vienne, l’auteur considère que l’adoption par l’État partie de mesures législatives et administratives internes en vue de prendre en charge les victimes de la «tragédie nationale» ne peut être invoquée au stade de la recevabilité pour interdire aux particuliers relevant de sa juridiction de recourir au mécanisme prévu par le Protocole facultatif. En théorie, de telles mesures peuvent effectivement avoir une incidence sur la solution au litige, mais doivent s’analyser quant au fond de l’affaire, et non au titre de la recevabilité. En l’espèce, les mesures législatives adoptées constituent en elles-mêmes une violation des droits contenus dans le Pacte, comme le Comité l’a déjà relevé.

6.3L’auteur rappelle que la promulgation de l’état d’urgence le 9 février 1992 par l’Algérie n’affecte nullement le droit des individus de soumettre des communications au Comité. L’article 4 du Pacte prévoit en effet que la proclamation de l’état d’urgence permet de déroger à certaines dispositions du Pacte uniquement et n’affecte donc pas l’exercice de droits découlant de son Protocole facultatif. L’auteur considère donc que les considérations de l’État partie sur l’opportunité de la communication ne sont pas un motif d’irrecevabilité valable.

6.4L’auteur revient par ailleurs sur l’argument de l’État partie selon lequel l’exigence d’épuiser les voies de recours internes requiert que l’auteur mette en œuvre l’action publique par le biais d’un dépôt de plainte avec constitution de partie civile auprès du juge d’instruction, conformément aux articles 72 et suivants du Code de procédure pénale (par. 25 et suiv.). Il se réfère à la récente jurisprudence du Comité dans l’affaire Benaziza, citant les constatations adoptées le 27 juillet 2010 dans lesquelles le Comité déclare que «l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme, en particulier lorsqu’il s’agit de disparitions forcées et d’atteintes au droit à la vie, mais aussi d’engager des poursuites pénales contre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. La constitution de partie civile pour des infractions aussi graves que celles alléguées en l’espèce ne saurait remplacer des poursuites qui devraient être engagées par le Procureur de la République lui-même». L’auteur considère donc que pour des faits aussi graves que ceux allégués il revenait aux autorités compétentes de se saisir de l’affaire. Or cela n’a pas été fait alors que les membres de la famille de Bouzid Mezine ont tenté, dès son arrestation le 11 août 1996, de s’enquérir de sa situation auprès de différentes casernes, commissariats et parquets de la région, sans succès.

6.5Le père de la victime a saisi le Procureur du tribunal de Hussein Dey et le Procureur général de la Cour d’Alger du cas de son fils, en leur demandant d’entreprendre les actions nécessaires à l’établissement des faits. Il a ensuite, sur indication du parquet de Hussein Dey, saisi le Procureur militaire de Blida, qui n’a jamais mené d’enquête sérieuse sur la disparition de Bouzid Mezine. En l’absence d’une instruction effective, aucune poursuite n’a jamais été décidée. Parallèlement, le frère et le père de Bouzid Mezine ont écrit aux autorités nationales, dont le Médiateur de la République, le Président de l’Observatoire national des droits de l’homme, le Président de la République et le Ministre de la justice. Aucune n’a fourni d’information sur la victime. Ces démarches n’ont pas donné lieu à une enquête efficace, ni à la poursuite et la condamnation des responsables de cette disparition forcée ou à la réparation de la famille du disparu. La responsabilité d’engager des poursuites dans ce type d’affaire incombe aux autorités et il ne saurait être reproché à l’auteur de ne s’être pas constitué partie civile dans un tel cas.

6.6S’agissant de l’argument de l’État partie selon lequel la simple «croyance ou la présomption subjective» ne dispense pas l’auteur d’une communication d’épuiser les recours internes, l’auteur se réfère à l’article 45 de l’ordonnance no 06-01, en vertu duquel aucune poursuite ne peut être engagée, à titre individuel ou collectif, à l’encontre des éléments des forces de défense et de sécurité. L’auteur d’une telle plainte ou dénonciation est passible d’une peine d’emprisonnement de trois à cinq ans et d’une amende de 250 000 DA à 500 000 DA. L’État partie n’a donc pas démontré de manière convaincante dans quelle mesure le dépôt de plainte avec constitution de partie civile aurait permis aux juridictions compétentes de recevoir et d’instruire une plainte introduite, ce qui impliquerait que celles-ci violent le texte de l’article 45 de l’ordonnance, ou dans quelle mesure l’auteur aurait pu être exonéré de l’application de l’article 46 de l’ordonnance. Ainsi que le confirme la jurisprudence des organes conventionnels, la lecture de ces dispositions mène à la conclusion que toute plainte concernant les violations dont l’auteur et Bouzid Mezine ont été les victimes serait non seulement déclarée irrecevable mais qui plus est serait pénalement réprimée. L’auteur note que l’État partie n’apporte aucun exemple d’une quelconque affaire qui, malgré l’existence de l’ordonnance susmentionnée, aurait abouti à la poursuite effective des responsables de violations de droits de l’homme dans un cas similaire au cas d’espèce. Il conclut au caractère vain des recours mentionnés par l’État partie.

6.7Sur le fond de la communication, l’auteur note que l’État partie s’est limité à l’énumération des contextes dans lesquels les victimes de la «tragédie nationale», de façon générale, auraient pu disparaître. Ces observations générales ne réfutent nullement les faits allégués dans la présente communication. Elles sont d’ailleurs exposées de manière identique dans une série d’autres affaires, ce qui montre que l’État partie ne souhaite toujours pas traiter ces affaires de manière individuelle.

6.8S’agissant de l’argument de l’État partie selon lequel il serait en droit de demander que la recevabilité de la communication soit examinée séparément du fond, l’auteur se réfère au paragraphe 2 de l’article 97 du Règlement intérieur, qui prévoit que «le Groupe de travail ou le Rapporteur spécial peuvent, en raison du caractère exceptionnel de l’affaire, demander une réponse écrite ne portant que sur la question de la recevabilité». Ces prérogatives n’appartiennent donc ni à l’auteur de la communication ni à l’État partie et relèvent de la seule compétence du Groupe de travail ou du Rapporteur spécial. L’auteur considère que le cas d’espèce n’est en rien différent des autres cas de disparition forcée, et qu’il convient de ne pas dissocier la question de la recevabilité de celle du fond.

6.9Enfin, l’auteur constate que l’État partie n’a pas réfuté ses allégations. Les nombreux rapports sur les agissements des forces de l’ordre pendant la période donnée et les nombreuses démarches que lui-même a entreprises corroborent et crédibilisent ces allégations. Compte tenu de la responsabilité de l’État partie dans la disparition de son frère, l’auteur n’est pas en mesure de fournir plus d’éléments à l’appui de sa communication, éléments que l’État partie est le seul à détenir. L’auteur remarque d’ailleurs que l’absence de soumission sur le fond équivaut pour l’État partie à une reconnaissance des violations commises.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

7.2En vertu du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité doit s’assurer que la même question n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Il note que la disparition de Bouzid Mezine a été signalée au Groupe de travail des Nations Unies sur les disparitions forcées en 1998. Toutefois, il rappelle que les procédures ou mécanismes extraconventionnels mis en place par la Commission des droits de l’homme ou le Conseil des droits de l’homme, et dont les mandats consistent à examiner et à faire rapport publiquement sur la situation des droits de l’homme dans tel ou tel pays ou territoire ou sur des phénomènes de grande ampleur de violation des droits de l’homme dans le monde, ne relèvent généralement pas d’une procédure internationale d’enquête ou de règlement au sens du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif. En conséquence, le Comité estime que l’examen du cas de Bouzid Mezine par le Groupe de travail sur les disparitions forcées ou involontaires ne rend pas la communication irrecevable en vertu de cette disposition.

7.3Le Comité note que selon l’État partie, l’auteur et sa famille n’auraient pas épuisé les recours internes puisque la possibilité de saisine du juge d’instruction en se constituant partie civile en vertu des articles 72 et 73 du Code de procédure pénale n’a pas été envisagée. Le Comité note en outre que selon l’État partie l’auteur et son père ont adressé des lettres à des autorités politiques ou administratives, saisi des organes consultatifs ou de médiation et transmis une requête à des représentants du parquet (procureurs généraux ou procureurs de la République) sans avoir à proprement parler engagé une procédure de recours judiciaire et l’avoir menée jusqu’à son terme par l’exercice de l’ensemble des voies de recours disponibles en appel et en cassation. Le Comité note l’argument de l’auteur selon lequel le père de Mezine Bouzid a saisi le Procureur du tribunal de Hussein Dey et le Procureur général de la Cour d’Alger du cas de son fils, en leur demandant d’entreprendre les actions nécessaires à l’établissement des faits. Puis il a saisi le Procureur militaire de Blida. L’auteur et son père ont aussi écrit aux autorités nationales. Aucune information n’a été fournie sur la victime, et aucune des démarches décrites n’ont donné lieu à une enquête efficace, ni à la poursuite et à la condamnation des responsables. Le Comité note enfin que selon l’auteur, l’article 46 de l’ordonnance no 06-01 punit toute personne qui introduirait une plainte dans le cadre des actions visées à l’article 45 de l’ordonnance.

7.4Le Comité rappelle que l’État partie a non seulement le devoir de mener des enquêtes approfondies sur les violations supposées des droits de l’homme portées à l’attention de ses autorités, en particulier lorsqu’il s’agit de disparitions forcées et d’atteintes au droit à la vie, mais aussi de poursuivre quiconque est présumé responsable de ces violations, de procéder au jugement et de prononcer une peine. La famille de Mezine Bouzid a alerté à plusieurs reprises les autorités compétentes de sa disparition, mais l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition du frère de l’auteur, alors qu’il s’agissait d’allégations graves de disparition forcée. En outre, l’État partie n’a pas apporté les éléments permettant de conclure qu’un recours efficace et disponible est de facto ouvert alors que l’ordonnance no 06-01 du 27 février 2006 continue d’être appliquée en dépit des recommandations du Comité visant à sa mise en conformité avec le Pacte. Rappelant sa jurisprudence, le Comité réaffirme que la constitution de partie civile pour des infractions aussi graves que celles alléguées en l’espèce ne saurait remplacer des poursuites qui devraient être engagées par le Procureur de la République lui-même. En outre, étant donné le caractère imprécis du texte des articles 45 et 46 de l’ordonnance, et en l’absence d’informations concluantes de l’État partie concernant leur interprétation et leur application dans la pratique, les craintes exprimées par l’auteur quant aux conséquences de l’introduction d’une plainte sont raisonnables. Le Comité conclut que le paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la communication.

7.5Le Comité considère que l’auteur a suffisamment étayé ses allégations dans la mesure où elles soulèvent des questions au regard des articles 6 (par. 1), 7, 9, 10, 16 et 2 (par. 3) du Pacte, et procède donc à l’examen de la communication sur le fond.

Examen au fond

8.1Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

8.2Comme le Comité l’a déjà souligné au sujet de communications précédentes pour lesquelles l’État partie a fourni des observations collectives et générales sur les allégations graves soumises par les auteurs, force est de constater que l’État partie s’est contenté de maintenir que les communications alléguant la responsabilité d’agents publics ou exerçant sous l’autorité de pouvoirs publics dans la survenance de cas de disparition forcée de 1993 à 1998, doivent être examinées dans le contexte plus général de la situation sociopolitique et des conditions de sécurité dans le pays à une période où le Gouvernement s’employait à lutter contre le terrorisme. Le Comité tient à rappeler ses observations finales sur l’Algérie, adoptées le 1er novembre 2007, ainsi que sa jurisprudence selon laquelle l’État partie ne peut pas invoquer les dispositions de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale contre des personnes qui invoquent les dispositions du Pacte ou qui ont soumis ou pourraient soumettre des communications au Comité. L’ordonnance no 06-01, sans les amendements recommandés par le Comité, semble promouvoir l’impunité et ne peut donc, en l’état, être compatible avec les dispositions du Pacte.

8.3Le Comité note que l’État partie n’a pas répondu aux allégations de l’auteur sur le fond et rappelle sa jurisprudence conformément à laquelle la charge de la preuve ne doit pas incomber uniquement à l’auteur d’une communication, d’autant plus que l’auteur et l’État partie n’ont pas toujours un accès égal aux éléments de preuve et que souvent seul l’État partie dispose des renseignements nécessaires. Il ressort implicitement du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif que l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violations du Pacte portées contre lui et ses représentants et de transmettre au Comité les renseignements qu’il détient. En l’absence de toute explication fournie par l’État partie à ce sujet, il convient d’accorder tout le crédit voulu aux allégations de l’auteur dès lors qu’elles sont suffisamment étayées.

8.4Le Comité note que selon l’auteur, son frère, Mezine Bouzid, a été arrêté par des militaires dans la nuit du 11 août 1996, la dernière fois qu’il a été vu par sa famille; qu’en octobre 1996, un codétenu libéré a affirmé que le disparu se trouvait à la prison militaire de Blida et que cette information a été confirmée à la famille par un membre de l’armée, parlant à titre personnel. Malgré l’espoir de la famille de Mezine Bouzid de le retrouver vivant, le Comité note les craintes de l’auteur et de sa famille qu’il soit décédé du fait de sa disparition prolongée. Le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément réfutant une telle allégation. Le Comité rappelle qu’en matière de disparition forcée, la privation de liberté, suivie du déni de reconnaissance de celle-ci ou de la dissimulation du sort réservé à la personne disparue, soustrait cette personne à la protection de la loi et fait peser un risque constant et sérieux sur sa vie, dont l’État doit rendre compte. En l’espèce, le Comité constate que l’État partie n’a fourni aucun élément permettant de conclure qu’il s’est acquitté de son obligation de protéger la vie de Mezine Bouzid. En conséquence, le Comité conclut que l’État partie a failli à son obligation de protéger la vie de Mezine Bouzid, en violation du paragraphe 1 de l’article 6 du Pacte.

8.5Le Comité reconnaît le degré de souffrance qu’implique une détention sans contact avec le monde extérieur pendant une durée indéfinie. Il rappelle son Observation générale no 20 (1992) relative à l’article 7, dans laquelle il recommande aux États parties de prendre des dispositions pour interdire la détention au secret. Il note en l’espèce que Mezine Bouzid a été arrêté le 11 août 1996 et que son sort demeure inconnu à ce jour. En l’absence de toute explication satisfaisante de l’État partie, le Comité considère que cette disparition constitue une violation de l’article 7 du Pacte à l’égard de Mezine Bouzid.

8.6Le Comité prend acte également de l’angoisse et de la détresse que la disparition de Mezine Bouzid a causée à l’auteur. Il considère que les faits dont il est saisi font apparaître ne violation de l’article 7 seul et lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte à son égard.

8.7En ce qui concerne les griefs de violation de l’article 9, le Comité note les allégations de l’auteur, qui affirme que Mezine Bouzid a été arrêté le 11 août 1996 par des militaires en tenue officielle, sans mandat, et sans être informé des raisons de son arrestation (voir paragraphe 2.1); que Mezine Bouzid n’a pas été mis en examen et n’a pas été présenté devant une autorité judiciaire auprès de laquelle il aurait pu recourir contre la légalité de sa détention; et qu’aucune information officielle n’a été donnée à l’auteur et sa famille sur le lieu de la détention de Mezine Bouzid, ni sur son sort. En l’absence d’explications satisfaisantes de l’État partie, le Comité conclut à une violation de l’article 9 à l’égard de Mezine Bouzid.

8.8S’agissant du grief tiré du paragraphe 1 de l’article 10, le Comité réaffirme que les personnes privées de liberté ne doivent pas subir de privations ou de contraintes autres que celles qui sont inhérentes à la privation de liberté, et qu’elles doivent être traitées avec humanité et dans le respect de leur dignité. Compte tenu de la détention au secret de Mezine Bouzid, et en l’absence d’informations fournies par l’État partie à ce sujet, le Comité conclut à une violation du paragraphe 1 de l’article 10 du Pacte.

8.9S’agissant du grief de violation de l’article 16, le Comité réitère sa jurisprudence constante selon laquelle le fait de soustraire intentionnellement une personne à la protection de la loi pour une période prolongée peut constituer un refus de reconnaissance d’une personne devant la loi si la victime était entre les mains des autorités de l’État lors de sa dernière apparition et si les efforts de ses proches pour avoir accès à des recours potentiellement utiles, y compris devant les cours de justice (par. 3 de l’article 2 du Pacte), sont systématiquement empêchés. Dans le cas présent, le Comité note que l’État partie n’a pas fourni d’explications satisfaisantes sur les allégations de l’auteur, qui affirme être sans nouvelles de son frère. Le Comité en conclut que la disparition forcée de Mezine Bouzid depuis seize ans l’a soustrait à la protection de la loi et l’a privé de son droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, en violation de l’article 16 du Pacte.

8.10En ce qui concerne le grief de violation de l’article 17, le Comité note que l’État partie n’a fourni aucun élément justifiant ou expliquant l’irruption d’agents des forces de l’ordre au domicile de la famille Mezine au milieu de la nuit, à 2 heures du matin, sans mandat. Le Comité conclut que l’entrée d’agents de l’État dans le domicile de M. Bouzid et de sa famille dans de telles circonstances constitue une immixtion illégale dans leur vie privée, leur famille et leur domicile, en violation de l’article 17 du Pacte.

8.11L’auteur invoque le paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, qui impose aux États parties l’obligation de garantir un recours utile à tous les individus dont les droits reconnus dans le Pacte auraient été violés. Le Comité attache de l’importance à la mise en place par les États parties de mécanismes juridictionnels et administratifs appropriés pour examiner les plaintes faisant état de violations des droits. Il rappelle son Observation générale no 31 (80) (2004), qui indique notamment que le fait pour un État partie de ne pas mener d’enquête sur des violations présumées pourrait en soi donner lieu à une violation distincte du Pacte. En l’espèce, la famille de la victime a alerté à plusieurs reprises les autorités compétentes de la disparition de Mezine Bouzid, notamment les autorités judiciaires telles que le procureur de la République, mais toutes les démarches entreprises se sont révélées vaines et même dissuasives et l’État partie n’a procédé à aucune enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition du frère de l’auteur. En outre, l’impossibilité légale de recourir à une instance judiciaire après la promulgation de l’ordonnance no 06-01 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale continue de priver Mezine Bouzid, l’auteur et sa famille de tout accès à un recours utile puisque cette ordonnance interdit, sous peine d’emprisonnement, le recours à la justice pour faire la lumière sur les crimes les plus graves comme les disparitions forcées. Le Comité en conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec les articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 17 du Pacte à l’égard de Mezine Bouzid, et du paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, lu conjointement avec les articles 7 et 17 du Pacte, à l’égard de l’auteur.

9.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, constate que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie du paragraphe 1 de l’article 6, de l’article 7, de l’article 9, du paragraphe 1 de l’article 10, de l’article 16 et du paragraphe 3 de l’article 2, lu conjointement avec les articles 6 (par. 1), 7, 9, 10 (par. 1), 16 et 17 du Pacte à l’égard de Mezine Bouzid, et une violation de l’article 7, seul et lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2 et avec l’article 17 du Pacte à l’égard de l’auteur.

10.Conformément au paragraphe 3 de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer à l’auteur et sa famille un recours utile, consistant notamment à: a) mener une enquête approfondie et rigoureuse sur la disparition de Mezine Bouzid; b) fournir à l’auteur et sa famille des informations détaillées quant aux résultats de son enquête; c) libérer immédiatement l’intéressé s’il est toujours détenu au secret; d) dans l’éventualité où Mezine Bouzid serait décédé, restituer sa dépouille à sa famille; e) poursuivre, juger et punir les responsables des violations commises; et f) indemniser de manière appropriée l’auteur pour les violations subies, ainsi que Mezine Bouzid s’il est en vie. Nonobstant l’ordonnance no 06-01, l’État devrait également veiller à ne pas entraver le droit à un recours effectif pour les victimes de crimes tels que la torture, les exécutions extrajudiciaires et les disparitions forcées. L’État partie est en outre tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir.

11.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif, l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations et les diffuser largement dans les langues officielles.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]