Comité contre la torture
Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 914/2019* , **
Communication présentée par : |
T. A. (représentée par un conseil, Tarig Hassan) |
Victime(s) présumée(s) : |
La requérante |
État partie : |
Suisse |
Date de la requête : |
13 février 2019 (date de la lettre initiale) |
Références : |
Décision prise en application des articles 114 et 115 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 15 février 2019 (non publiée sous forme de document) |
Date de la présente décision : |
28 avril 2022 |
Objet : |
Expulsion vers l’Érythrée d’une déserteuse |
Question(s) de procédure : |
- |
Question(s) de fond : |
Non-refoulement ; statut de réfugié ; torture |
Article(s) de la Convention : |
3 |
1.1La requérante est T. A., de nationalité érythréenne, née le 1er janvier 1984. Elle affirme qu’en l’expulsant vers l’Érythrée, l’État partie violerait les droits qu’elle tient l’article 3 de la Convention. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 (par. 1) de la Convention le 2 décembre 1986. La requérante est représentée par un conseil.
1.2Le 15 février 2019, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a adressé à l’État partie une demande de mesures provisoires au titre de l’article 114 de son règlement intérieur, le priant de suspendre l’expulsion de la requérante vers l’Érythrée tant que sa requête serait à l’examen. Le 19 février 2019, l’État partie a informé le Comité qu’il accédait à cette demande.
Rappel des faits présentés par la requérante
2.1Appartenant à l’ethnie tigrinya, la requérante a grandi dans la province de Debub, en Érythrée. Elle a abandonné l’école à 16 ans, après le décès de son père, et a aidé sa mère à accomplir les tâches ménagères, avant d’être employée comme domestique à Asmara.
2.2La requérante n’a pas été exemptée de l’obligation d’effectuer son service national. En application de la loi no 82/1995 sur le service national, tous les citoyens érythréens âgés de 18 à 40 ans sont tenus d’accomplir un service national de dix-huit mois − six mois de formation militaire, puis douze mois de service militaire actif. Cependant, depuis, le Gouvernement érythréen a étendu la durée du service national obligatoire, celle-ci passant de dix-huit mois à une durée indéterminée. Seules les personnes qui présentent un handicap grave et permanent sont définitivement exemptées de service national. L’article 37 de la loi susmentionnée dispose que l’insoumission au service militaire et la désertion sont passibles d’une amende ou d’une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement. Les insoumis et les déserteurs qui se font prendre par les autorités sont sévèrement punis.
2.3En juillet 2009, lors d’un raid, deux soldats ont emmené la requérante, ainsi que d’autres jeunes femmes et filles, à Wia, dans un camp clôturé et recouvert de bâches où elle a été détenue et violentée. Au camp, les conditions de vie étaient insupportables, il faisait chaud et l’eau et la nourriture étaient en quantités très limitées. Après une quinzaine de jours, la requérante a été conduite à Sawa, où elle a suivi une formation militaire de huit mois. Elle a ensuite été transférée à la 47e unité militaire (djuffa) à Keren, où elle a travaillé comme domestique pour des commandants. Les mauvaises conditions dans lesquelles elle vivait et les violences constantes qu’elle subissait l’ont poussée à fuir le pays.
2.4Après s’être échappée du camp en tenue civile, la requérante s’est rendue avec une autre femme à Barentu, puis à Tesseney, et enfin à Khartoum, au Soudan, où elle a travaillé en tant que domestique pendant trois ans, avant de partir pour l’Europe.
2.5La requérante est arrivée en Suisse à une date non précisée. Le 1er août 2014, elle a demandé l’asile. Pour prouver son identité, elle a fourni sa carte d’identité érythréenne, qui lui avait été délivrée le 16 avril 2012, à Mendefera. Le 13 août 2014 et le 3 juillet 2015, elle a été interrogée par le Secrétariat d’État aux migrations.
2.6Le 12 août 2015, le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté la demande d’asile. Il a estimé que les allégations de la requérante selon lesquelles elle avait déserté et quitté illégalement l’Érythrée n’étaient pas crédibles et qu’il n’y avait aucune raison de conclure qu’elle serait soumise à des actes de torture ou à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en Érythrée. Le Secrétariat d’État a tout de même ordonné son admission provisoire en Suisse, au motif que le renvoi forcé vers l’Érythrée n’était pas possible à ce moment-là. La requérante n’a pas recouru contre la décision de refus d’asile, car elle ne risquait plus d’être expulsée de Suisse.
2.7Le 24 avril 2018, le Secrétariat d’État aux migrations a notifié à la requérante son intention d’annuler la mesure d’admission provisoire, au motif que la situation en Érythrée avait changé et qu’il avait déterminé, ainsi que le Tribunal administratif fédéral, que les renvois vers l’Érythrée pouvaient reprendre. Il lui a aussi donné la possibilité d’être entendue concernant la notification d’intention.
2.8Le 25 mai 2018, la requérante a contesté la notification d’intention. Le 24 septembre 2018, le Secrétariat d’État aux migrations a annulé la mesure d’admission provisoire dont la requérante bénéficiait et lui a ordonné de quitter le territoire suisse avant le 20 novembre 2018. Il a considéré que la situation générale en matière de droits de l’homme en Érythrée s’était améliorée et qu’au vu des éléments du dossier de la requérante, rien n’indiquait qu’elle risquerait réellement d’être punie ou de subir des mauvais traitements si elle était renvoyée en Érythrée. En outre, rien ne portait à croire qu’elle courrait immédiatement un risque réel d’être enrôlée de force dans le service national et que ses droits seraient ainsi violés.
2.9Le 25 octobre 2018, la requérante a contesté la décision du Secrétariat d’État aux migrations. Le 13 décembre 2018, le Tribunal administratif fédéral a rejeté son recours. La requérante a épuisé les recours internes dont elle disposait pour contester son renvoi en Érythrée.
2.10Depuis son arrivée en Suisse, la requérante n’a pas ménagé ses efforts pour favoriser son intégration professionnelle et sociale. Elle a suivi des cours d’alphabétisation et d’allemand, a participé à divers programmes d’emploi et a toujours cherché du travail. Un an environ avant la soumission de sa requête, son frère a disparu à l’âge de 32 ans. Sa famille pense qu’il a été enlevé par les autorités pour effectuer son service militaire.
2.11La requérante précise qu’elle n’a pas soumis la même question à une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.
Teneur de la plainte
3.1La requérante affirme que l’État partie violerait les droits qu’elle tient de l’article 3 de la Convention s’il la renvoyait en Érythrée, où elle courrait un risque réel et imminent d’être soumise à des actes de torture ou à d’autres traitements cruels et dégradants pour avoir déserté avant la fin de son service national et quitté illégalement le pays. À son arrivée à l’aéroport, les autorités constateraient immédiatement qu’elle était partie illégalement, la considéreraient de ce fait comme une dissidente politique, l’interrogeraient, la placeraient en détention et la puniraient sévèrement. En Érythrée, les sanctions infligées aux déserteurs sont motivées par des considérations politiques et d’une sévérité disproportionnée. Il existe des motifs sérieux de croire que la requérante risquerait de faire l’objet de sanctions arbitraires, y compris de subir des actes de torture, à son retour. En outre, elle serait soumise à l’esclavage ou au travail forcé, ce qui constituerait une autre violation de l’article 3 de la Convention.
3.2Le Secrétariat d’État aux migrations a mal évalué la crédibilité de la requérante. Pendant les entretiens relatifs à sa demande d’asile, la requérante a fait des déclarations cohérentes et concordantes concernant son service militaire et sa désertion. La brièveté de ses déclarations était imputable aux troubles psychologiques dont elle souffrait à cette époque et à son manque d’éducation. Il ressort des comptes rendus d’entretien qu’elle avait du mal à suivre la procédure. Elle a posé à plusieurs reprises des questions complémentaires pour tenter de comprendre le contexte et le sens exact des questions auxquelles elle devait répondre. Les comptes rendus indiquent aussi qu’elle s’est réellement efforcée de donner les réponses les plus exactes possibles.
3.3En outre, dans sa décision du 12 août 2015, le Secrétariat d’État aux migrations a injustement tiré des conclusions négatives du récit répétitif que la requérante avait fait de sa formation militaire à Sawa. Cette formation consistait en des activités répétitives et monotones, à savoir marcher au pas, faire le salut militaire et réaliser des manœuvres. On peut difficilement reprocher à la requérante le manque de diversité de la vie militaire et quotidienne à Sawa.
3.4De manière générale, la requérante a fait des déclarations parfaitement cohérentes, logiques et détaillées à propos de son service militaire. Elle a parlé de son expérience personnelle et de ses peurs et a décrit les hébergements à Wia. Elle a aussi donné des informations précises sur les conditions de vie là-bas, par exemple sur les repas pendant la formation militaire et sur le fait qu’après s’être couchée, elle devait parfois se relever pour un comptage. Pendant l’entretien, elle a extériorisé ses émotions et son ressenti.
3.5Dans sa décision du 12 août 2015, le Secrétariat d’État aux migrations n’a mentionné qu’une contradiction dans les déclarations de la requérante concernant son service militaire. Cette prétendue contradiction portait sur la désignation de l’unité à laquelle la requérante avait été affectée et pouvait aisément être résolue. Lors de son premier entretien relatif à sa demande d’asile, elle a parlé de son unité à Sawa et du fait qu’elle avait travaillé comme domestique dans les cuisines à Keren. Au second entretien, elle a déclaré qu’elle avait été affectée à la 47e unité, à Keren. Ses déclarations relatives à son service militaire à Wia, à Sawa et à Keren étaient donc manifestement concordantes.
3.6Dans sa décision du 12 août 2015, le Secrétariat d’État aux migrations a indiqué qu’en principe, le seul moyen de quitter légalement l’Érythrée est de posséder un passeport valide et un visa de sortie. La procédure d’obtention d’un visa de sortie est arbitraire, étant donné que les critères et conditions d’octroi du document ne sont pas prévus par la loi mais laissés à la discrétion des autorités. En outre, ce visa n’est délivré qu’après le paiement d’une importante somme d’argent, et uniquement aux quelques personnes considérées comme loyales. De plus, à l’époque, les femmes de moins de 47 ans ne pouvaient pas obtenir ce visa. Le Secrétariat d’État ne peut donc pas partir du principe que la requérante a quitté légalement l’Érythrée.
3.7La requérante avait déjà effectué neuf mois de service militaire lorsqu’elle a déserté et quitté l’Érythrée sans autorisation. Le travail forcé auquel elle a été astreinte pendant plus de huit mois lors de sa formation militaire à Sawa, puis pendant un mois en tant que domestique à Keren, constitue une atteinte aux droits qu’elle tient de l’article 4 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme). Dans sa décision du 24 septembre 2018, le Secrétariat d’État aux migrations n’a pas tenu compte de cette atteinte et s’est concentré sur le risque de violation future.
3.8Il est bien connu qu’il est difficile pour les Érythréens et Érythréennes âgés de 18 à 50 ans qui sont aptes à effectuer leur service national de quitter légalement le pays. La déclaration de la requérante selon laquelle elle a fui illégalement l’Érythrée à l’âge de 27 ans doit donc nécessairement être jugée crédible. Les autorités érythréennes considèrent que les individus qui ont illégalement quitté le territoire sont des grands délinquants et des traîtres, et ceux-ci courent donc un grave danger dans le pays. Les sanctions infligées en cas de violation des règles de sortie du pays sont extrajudiciaires et arbitraires. De surcroît, l’affirmation des autorités de l’État partie selon laquelle la requérante a probablement déjà été exemptée de service national est purement conjecturale et n’est étayée par aucun élément de preuve.
3.9En Érythrée, les femmes qui ont été exemptées de service militaire ou qui ont interrompu leur service peuvent « régulariser » leur statut à 27 ans ou être officiellement démobilisées. Ces exemptions sont toutefois appliquées arbitrairement et les femmes exemptées peuvent quand même être contraintes d’accomplir leur service national à tout moment. En réalité, seules les personnes qui ont consacré toute leur vie à lutter pour la liberté peuvent être exemptées de service militaire.
3.10On ne peut pas partir du principe que la requérante avait déjà achevé son service militaire lorsqu’elle a fui l’Érythrée, car elle n’avait effectué que neuf mois de service et il n’existe pas d’information fiable sur les libérations du service militaire.
3.11Dans son arrêt en l’affaire Said c. Pays-Bas, la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que « les traitements réservés aux déserteurs en Érythrée …, ceux-ci allant de la détention au secret à des expositions prolongées à de fortes températures, en passant par le ligotage des mains et des pieds dans des positions douloureuses » étaient inhumains. La situation des déserteurs et des insoumis ne s’est pas améliorée depuis l’adoption de cette décision : selon plusieurs sources crédibles, les déserteurs sont soumis à des actes de torture et à des traitements cruels, inhumains ou dégradants dans de nombreux centres de détention et d’emprisonnement informels dans tout le pays.
Observations de l’État partie sur le fond
4.1Dans des observations en date du 2 août 2019, l’État partie ne conteste pas la recevabilité de la requête, mais juge qu’elle est infondée. Dans sa communication, la requérante n’a présenté aucun élément susceptible de mettre en doute les conclusions des autorités nationales de l’immigration.
4.2En Suisse, les informations sur le pays d’origine jouent un rôle central dans l’évaluation des demandes d’asile. En mai 2015, le Secrétariat d’État aux migrations a établi un rapport à partir d’informations sur le pays provenant de diverses sources. Ce rapport a été validé par quatre autorités partenaires, un expert scientifique et le Bureau européen d’appui en matière d’asile. En février et mars 2016, le Secrétariat d’État a effectué une mission sur place afin de réexaminer, d’approfondir et de compléter le rapport, en y incluant d’autres informations parues entre-temps. Le 10 août 2016, il a publié une version actualisée du rapport, établie à partir de toutes les informations qu’il avait collectées. Dans des rapports publiés entre décembre 2015 et août 2016, plusieurs autorités nationales − notamment des autorités norvégiennes et suédoises et le Ministère de l’intérieur du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord − sont parvenues à des conclusions similaires.
4.3Depuis janvier 2017, le Tribunal administratif fédéral a rendu trois arrêts de référence concernant l’Érythrée (D-7898/2015 du 30 janvier 2017, D-2311/2016 du 17 août 2017 et E‑5022/2017 du 10 juillet 2018), dans lesquels il s’est penché sur les contraintes particulières liées à la disponibilité des informations sur la situation en Érythrée. Dans son arrêt D‑7898/2015, il a abordé la question de savoir dans quelle mesure les Érythréens qui quittaient leur pays illégalement risquaient d’être persécutés pour ce motif en cas de retour. Il a résumé ses constatations dans son arrêt E-1218/2019 du 16 avril 2019. Au terme d’une analyse approfondie des informations disponibles, il est parvenu à la conclusion que la pratique consistant à reconnaître la qualité de réfugié à une personne au seul motif qu’elle est sortie illégalement d’Érythrée devait être abandonnée. Il s’est essentiellement fondé sur le constat que des membres de la diaspora, dont certains avaient quitté illégalement leur pays, étaient retournés en Érythrée pour de brefs séjours sans subir de préjudice.
4.4On ne peut donc plus considérer que les personnes qui ont quitté l’Érythrée sans autorisation sont, de manière générale, exposées à des sanctions sévères et peuvent prétendre à l’asile. L’argument selon lequel il y a risque important de sanction ou de sérieux préjudices au sens de l’article 3 de la loi sur l’asile n’est retenu que si d’autres facteurs défavorables qui font que le demandeur serait indésirable aux yeux des autorités érythréennes viennent s’y ajouter. Parmi ces facteurs, on peut citer le fait d’avoir appartenu à un groupe d’opposants au régime, d’avoir occupé un poste haut placé avant de fuir, d’avoir déserté ou de s’être soustrait au service militaire.
4.5Les autorités suisses de l’immigration affirment que si l’examen de la situation de cette personne révèle que non seulement elle serait punie afin de garantir qu’elle s’acquitte de ses obligations militaires, mais aussi qu’elle serait considérée comme un opposant politique et serait sanctionnée de manière disproportionnée et traitée de façon inhumaine, elle est considérée comme courant le risque d’être persécutée au regard du droit international.
4.6Le Tribunal administratif fédéral a constaté que le refus de servir et la désertion étaient sévèrement punis en Érythrée. La sanction infligée s’accompagne en général d’une incarcération dans des conditions inhumaines, et souvent d’actes de torture, la désertion et le refus de servir étant considérés comme une manifestation d’opposition au régime. Cette sanction revêt donc le caractère d’une persécution et la crainte fondée d’y être exposé entraîne la reconnaissance du statut de réfugié. Une telle crainte n’est cependant fondée que si la personne concernée a déjà été concrètement en contact avec les autorités militaires ou avec d’autres autorités en vue d’un prochain recrutement (par exemple, si elle a reçu une convocation de l’armée). La simple possibilité de recevoir une convocation dans un avenir plus ou moins proche ne suffit pas pour prouver que la crainte est fondée. En outre, le fait de devoir éventuellement accomplir son service militaire n’est pas déterminant en soi.
4.7La question de savoir si un enrôlement éventuel de la requérante au service national après son retour en Érythrée constituerait un traitement interdit par le droit international est liée à la question de savoir si le renvoi serait légal et exécutoire. Conformément au principe du non-refoulement, l’exécution d’un renvoi est illégale lorsque la Suisse, compte tenu du droit international public, ne peut contraindre un étranger à se rendre dans un pays donné et qu’aucun autre État ne se déclare prêt à l’accueillir. Selon le droit interne, une décision de renvoi ne peut être exécutée si le renvoi ou l’expulsion de l’étranger vers son pays d’origine ou de provenance le mettrait concrètement en danger, par exemple en cas de guerre, de guerre civile, de violence généralisée ou de nécessité médicale.
4.8Depuis juin 2016, le Secrétariat d’État aux migrations considère que le simple fait d’avoir quitté l’Érythrée de manière illégale ne signifie pas que la personne concernée subira à coup sûr des persécutions en cas de retour dans son pays. Par conséquent, les ressortissants érythréens qui n’ont pas encore été convoqués pour accomplir leur service militaire national, qui en sont exemptés ou en ont été libérés ne sont plus reconnus comme réfugiés pour cette seule raison. Le Secrétariat d’État continue toutefois d’examiner soigneusement chaque demande d’asile. Le Tribunal administratif fédéral a confirmé et explicité cette pratique dans ses arrêts de référence susmentionnés.
4.9En l’espèce, le renvoi de la requérante peut être exécutoire. L’Érythrée n’est pas dans une situation de guerre, de guerre civile ou de violence généralisée qui permettrait d’emblée − et indépendamment des circonstances de l’espèce − de présumer que tout ressortissant du pays serait réellement en danger. En outre, les conditions de vie s’y sont améliorées, bien que la situation économique reste difficile, et la situation s’y est stabilisée pour ce qui est des ressources médicales, de l’accès à l’eau et à la nourriture et des conditions de formation. De plus, une grande partie de la population profite des transferts d’argent importants provenant de la diaspora. L’accord de paix signé avec l’Éthiopie le 9 juillet 2018 a mis fin au conflit entre les deux pays. Dans ce contexte, les mesures de renvoi sont exécutoires, sauf si des circonstances personnelles particulières font que la vie de la personne concernée serait en danger en cas de renvoi en Érythrée ; l’exécution de ce type de mesure ne requiert plus, comme le prévoyait la jurisprudence antérieure, des circonstances individuelles particulièrement favorables.
4.10De surcroît, le renvoi de la requérante n’est pas illégal. Selon la jurisprudence du Tribunal administratif fédéral, les requérants qui indiquent avoir quitté leur pays par crainte d’être appelés au service national doivent en outre prouver qu’ils seraient très certainement visés personnellement − et non pas simplement du fait d’un hasard malheureux − par des mesures incompatibles avec le droit international. Dans son arrêt de référence E-5022/2017, le Tribunal s’est penché sur la question de la légalité de l’exécution du renvoi vers l’Érythrée, en cas de retour volontaire, quand il y avait un risque d’incorporation au service national militaire ou civil. Pour ce faire, il a tenu compte des objectifs du service, du système de recrutement, de la durée de l’obligation de servir, du groupe de personnes concernées et des conditions de service. Le Tribunal a reconnu qu’il ressortait des nombreuses sources d’information consultées que tous les citoyens érythréens, hommes et femmes, étaient astreints au service national. Selon les informations dont il disposait, le recrutement pour le service national s’effectuait généralement par l’intermédiaire du système scolaire. La douzième année scolaire se déroulait au centre national d’entraînement militaire de Sawa, où tous les élèves suivaient une formation militaire, terminaient leurs études et passaient leur examen final. Les autorités administratives locales pouvaient ordonner aux jeunes de 18 ans qui n’étaient plus scolarisés de se présenter directement pour accomplir le service national. La formation de base devant être suivie dans ce cadre pouvait durer jusqu’à six mois, après quoi les intéressés étaient recrutés pour accomplir un service militaire ou un service civil d’une durée de cinq à dix ans. Le Tribunal a également admis que les conditions de vie étaient pénibles, aussi bien durant la formation de base que pendant le service national, et que les sources consultées faisaient mention de mauvais traitements et de violences sexuelles. Il a constaté que durant leur formation militaire, les soldats devaient subir les décisions arbitraires de leurs supérieurs, qui punissaient sévèrement les manifestations d’indiscipline, les opinions divergentes et les tentatives de fuite. Le service militaire était également placé sous le signe de l’arbitraire ; les mêmes abus pouvaient être constatés, sans qu’ils puissent pour autant être tenus pour généralisés. Le service civil était quant à lui très mal rémunéré, la solde versée permettant à peine de couvrir les besoins des personnes qui l’accomplissaient.
4.11Cela étant, le Tribunal administratif fédéral n’a pas jugé que les mauvais traitements et les violences infligés aux conscrits étaient à ce point généralisés que chacun d’entre eux risquait réellement et sérieusement de subir de tels actes. On ne saurait donc affirmer que la requérante courrait un risque sérieux d’être soumise au travail forcé ou obligatoire si elle devait effectuer son service national, et il en va de même pour le risque de subir un traitement inhumain ou dégradant.
4.12Selon le Tribunal administratif fédéral, le service national en Érythrée devrait être considéré comme du travail forcé plutôt que comme de l’esclavage. Dans son arrêt E‑5022/2017, le Tribunal s’est fondé sur les informations dont il disposait pour affirmer qu’il n’y avait pas de raison de supposer que le service national était une situation permanente constitutive de réduction en esclavage au sens du droit international. En revanche, dans la mesure où ce service, mal rémunéré, était sans durée préalablement déterminée et pouvait durer de cinq à dix ans, il ne constituait pas une obligation civique normale, représentait une charge disproportionnée et pouvait être constitutif de travail forcé.
4.13Dans son arrêt D-2311/2016, le Tribunal administratif fédéral a jugé que les demandeurs d’asile érythréens déboutés n’étaient pas exposés à un risque généralisé d’être enrôlés de force dans le service national à leur retour dans leur pays. Il a fait observer que les demandeurs déboutés qui avaient quitté l’Érythrée après s’être acquittés de leurs obligations militaires avaient systématiquement été libérés du service national et n’avaient aucune raison de craindre d’être de nouveau enrôlés à leur retour ou d’être condamnés pour avoir refusé de servir. Cela se vérifiait en particulier pour les femmes mariées, ou enceintes, ou qui avaient des enfants ou qui avaient quitté l’Érythrée alors qu’elles avaient au moins 30 ans. Selon certaines sources, les femmes étaient généralement démobilisées avant l’âge de 30 ans, souvent entre 25 et 30 ans. En outre, les Érythréens reconnus comme appartenant à la diaspora étaient exemptés de service national s’ils payaient un impôt de 2 % et signaient une lettre de repentance. Il y avait lieu de penser que les ressortissants érythréens qui avaient passé plus de trois ans à l’étranger avaient régularisé leur statut auprès des autorités érythréennes et étaient donc considérés comme appartenant à la diaspora.
4.14En résumé, le risque d’être enrôlé dans le service national ne peut plus être considéré en lui-même comme un obstacle à l’exécution d’une mesure de renvoi. Les personnes qui ont fui l’Érythrée parce qu’elles craignaient d’être conscrites doivent établir qu’il est fort probable qu’elles soient personnellement et délibérément visées par des mesures contraires aux normes internationales applicables à leur retour.
4.15En l’espèce, le Secrétariat d’État aux migrations a jugé que la requérante n’était pas crédible. L’État partie renvoie aux arguments avancés par le Secrétariat d’État dans sa décision. Les rapports sur le pays que la requérante cite dans sa communication au Comité ne changent en rien les conclusions tirées concernant les incohérences des déclarations qu’elle a faites pendant la procédure d’asile. Le Secrétariat d’État a estimé qu’il n’était pas crédible que la requérante ait déserté. De plus, la requérante n’a pas indiqué que les autorités militaires érythréennes avaient pris contact avec elle, ce qui lui aurait donné des raisons de croire qu’elle serait enrôlée de force à son retour. Elle n’a pas non plus dit qu’elle appartenait à un groupe de dissidents ou qu’elle avait occupé un poste haut placé avant de quitter le pays.
4.16Le Tribunal administratif fédéral a noté que la requérante avait 27 ans lorsqu’elle a quitté l’Érythrée. Se fondant sur son analyse de la situation dans le pays, il a jugé que le Secrétariat d’État aux migrations avait eu raison de considérer que la requérante avait pu être exemptée de service national, ou en avoir été libérée ou l’avoir déjà accompli. Il a ajouté que la requérante étant âgée de 34 ans au moment de son arrestation, le risque qu’elle soit enrôlée de force à son retour en Érythrée était faible. Citant son arrêt D-2311/2016, qui concernait aussi une ressortissante érythréenne âgée de plus de 30 ans, le Tribunal a rappelé le principe susmentionné selon lequel la requérante devait établir qu’il était fort probable qu’elle subisse un traitement contraire au droit international à son retour. Il a jugé qu’elle n’avait pas établi qu’elle risquerait d’être enrôlée de force ou qu’il était fort probable qu’elle soit soumise à un traitement contraire à la Convention si elle était renvoyée en Érythrée. Il a également jugé qu’il n’y avait pas de raison de croire qu’elle serait exposée à un tel risque, notamment parce que ses allégations relatives à son service militaire et à sa désertion n’étaient pas crédibles.
4.17Dans sa communication, la requérante critique plusieurs arrêts dans lesquels le Tribunal administratif fédéral s’est penché sur la situation en Érythrée. Elle ne donne toutefois aucune information susceptible de remettre en question les conclusions formulées dans ces arrêts ou les conclusions des autorités nationales de l’immigration concernant sa demande d’asile. Elle n’a pas démontré en quoi elle serait personnellement exposée aux risques décrits dans les rapports qu’elle cite. Les autorités de l’immigration ont soigneusement examiné les risques encourus et ont conclu que rien n’indiquait concrètement qu’elle serait soumise à un traitement contraire aux dispositions de la Convention en Érythrée.
4.18La référence faite par la requérante à la décision rendue en l’affaire M. G. c. Suisse est hors de propos, car le Comité avait fondé son constat de violation de l’article 3 de la Convention sur des motifs de procédure et n’avait pas considéré que le requérant risquerait de subir un traitement contraire aux dispositions de la Convention à son retour en Érythrée.
Commentaires de la requérante sur les observations de l’État partie concernant le fond
5.1Dans des commentaires en date du 24 janvier 2020, la requérante répète ses arguments et soutient qu’elle n’avait pas de représentant légal lors de son audience de demande d’asile devant le Secrétariat d’État aux migrations. Par conséquent, l’appréciation défavorable de la crédibilité de son témoignage pendant cette audience devrait être remise en question. De plus, la requérante est toujours en âge d’être conscrite et l’on doit donc supposer qu’elle a quitté son pays illégalement, étant donné qu’elle n’avait aucun moyen d’obtenir un visa de sortie.
5.2La requérante rappelle qu’en Érythrée, la torture est généralisée et systémique. Elle renvoie à un rapport de la Rapporteuse spéciale sur la situation des droits de l’homme en Érythrée, dans lequel celle-ci s’est inquiétée des cas d’arrestation arbitraire, de détention pour une durée indéterminée, de décès en détention et de disparition forcée qui avaient été signalés. La Rapporteuse spéciale a constaté que l’Érythrée continuait de détenir des prisonniers politiques et des prisonniers d’opinion et a noté avec préoccupation que des personnes continuaient d’être détenues au secret et de rester en détention pour une durée indéterminée, en violation de leurs droits fondamentaux relatifs à la régularité de la procédure, dont le droit d’être informées des chefs d’accusation retenus contre elles. Elle a aussi indiqué que les autorités érythréennes n’avaient pas engagé de réforme à l’échelle nationale et que le renvoi en Érythrée des demandeurs d’asile déboutés par la Suisse exposerait bon nombre d’entre eux au risque d’être arrêtés ou harcelés ou de subir des violences.
5.3Il est permis de douter de l’utilité des missions d’enquête menées par l’État partie en Érythrée. Bien souvent, les autorités de l’immigration ne s’entretiennent qu’avec des représentants du Gouvernement, des diplomates à Asmara et d’autres personnes qui dépendent du Gouvernement. Ainsi, en 2014, le Haut-Commissaire des Nations Unies pour les réfugiés a critiqué un rapport du Gouvernement danois sur sa mission d’enquête, jugeant qu’il était entaché d’erreurs méthodologiques. Les pays ont tendance à accorder l’asile à la grande majorité des demandeurs érythréens. Par exemple, en 2018, le Danemark a approuvé 98 % des demandes d’asile émanant d’Érythréens, tandis qu’en 2019, la Norvège a fait droit à 202 des 205 demandes de ce type et en 2018, la Suède n’en a rejeté que 77 sur 1 051.
5.4Le fait que la requérante a déserté et quitté le pays illégalement suffit à établir qu’elle serait soumise à un traitement contraire aux dispositions de la Convention si elle était renvoyée en Érythrée. Dans un rapport publié en 2016, la Commission d’enquête sur les droits de l’homme en Érythrée a cité des témoignages selon lesquels certains Érythréens qui avaient fait l’objet d’une expulsion collective par le Soudan avaient été arrêtés et placés en détention à leur retour dans leur pays.
5.5De même, la Rapporteuse spéciale sur les droits de l’homme en Érythrée a déclaré en 2017 que les autorités érythréennes considéraient celles et ceux qui quittaient le pays sans visa de sortie comme des opposants politiques assimilables à des traîtres. Elle a dit que les Érythréens qui vivaient à l’étranger devaient signer un formulaire de demande de services d’immigration et de citoyenneté afin de régulariser leur situation avant de pouvoir solliciter des services consulaires. En signant ce formulaire, les individus reconnaissaient qu’ils « regrettaient d’avoir commis une infraction en n’accomplissant pas le service national » et qu’ils étaient « prêts à accepter une sanction appropriée en temps voulu ». Une telle procédure donnait carte blanche aux autorités pour infliger des peines arbitraires.
5.6L’État partie n’a pas précisé sur quoi il s’était fondé pour conclure que les femmes de plus de 30 ans n’étaient pas susceptibles d’être enrôlées. La Rapporteuse spéciale sur les droits de l’homme en Érythrée a mentionné des informations selon lesquelles les conscrits du service national/militaire étaient victimes d’actes de violence et de mauvais traitements et les femmes et les filles étaient particulièrement touchées, les violences sexuelles et le harcèlement à l’encontre des conscrites étant répandus, en particulier au camp d’entraînement militaire de Sawa. Rien n’indique que la requérante, qui n’avait accompli que dix-huit mois de service militaire, était libérée de ce service. Il n’existe pas d’information fiable sur la durée du service militaire en Érythrée.
5.7Si la requérante est renvoyée en Érythrée, la force arbitraire et excessive qui sera utilisée contre elle sera assimilable à des actes de torture ou à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.
Autres observations de l’État partie sur le fond
6.1Dans ses observations supplémentaires datées du 9 mars 2020, l’État partie réaffirme sa position et répète que les principales allégations de la requérante − qui concernent son arrestation lors d’un raid en juillet 2009, sa détention à Wia et à Sawa, sa formation militaire à Sawa, sa fuite du camp militaire de Keren et son départ illégal d’Érythrée − ne sont pas crédibles.
6.2Concernant les rapports que la requérante a cités dans ses commentaires, l’État partie informe le Comité qu’en principe, lorsque des Érythréens affirment avoir déserté ou avoir été en contact avec les autorités érythréennes en vue de leur conscription et que leurs affirmations sont crédibles, les autorités suisses de l’immigration leur accordent l’asile. À l’inverse, les Érythréens qui ont quitté leur pays illégalement sans avoir eu de contact concret avec les autorités se voient généralement refuser l’asile. La crainte d’être enrôlé ne suffit pas. Toutefois, les individus qui affirment de manière crédible que leur enrôlement était imminent, parce qu’ils avaient atteint la majorité (et donc l’âge minimum de conscription), et qui ont quitté illégalement l’Érythrée sont considérés comme des déserteurs et se voient accorder l’asile.
6.3Sur le fondement de l’analyse ainsi effectuée au cas par cas, la Suisse accorde aux demandeurs d’asile érythréens une protection lorsqu’ils courent personnellement un risque réel de subir un traitement contraire aux dispositions de la Convention en Érythrée. Les rapports cités par la requérante sont généraux, ne portent pas sur sa situation personnelle et ne remettent pas en cause les conclusions des autorités de l’immigration concernant sa crédibilité.
Délibérations du Comité
Examen de la recevabilité
7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention lui en fait l’obligation, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.
7.2Le Comité rappelle que, conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, il n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Il constate que le recours de la requérante ayant été rejeté, celle-ci a obtenu une décision négative définitive concernant sa demande d’asile et que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la requête. En conséquence, le Comité considère qu’il n’est pas empêché par l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention d’examiner la requête.
7.3Ne voyant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la requête recevable et passe à son examen au fond.
Examen au fond
8.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.
8.2Le Comité doit déterminer si l’expulsion de la requérante vers l’Érythrée constituerait une violation de l’obligation incombant à l’État partie en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture.
8.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que la requérante risquerait personnellement d’être soumise à la torture si elle était renvoyée en Érythrée. Pour ce faire, conformément à l’article 3 (par. 2) de la Convention, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris l’existence éventuelle d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois que le but de cette analyse est de déterminer si l’intéressée courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être soumise à la torture dans le pays où elle serait renvoyée. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante pour établir qu’une personne donnée risquerait d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays. Il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressée courrait personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.
8.4Le Comité rappelle son observation générale no 4 (2017) sur l’application de l’article 3 de la Convention dans le contexte de l’article 22, selon laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire que l’intéressé risque d’être soumis à la torture dans l’État vers lequel il doit être expulsé, que ce soit à titre individuel ou en tant que membre d’un groupe susceptible d’être torturé dans l’État de destination. Il rappelle aussi que « des motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel ». Les facteurs de risque personnel peuvent comprendre, sans s’y limiter : a) l’origine ethnique et l’appartenance religieuse ; b) les actes de torture subis antérieurement ; c) la détention au secret ou une autre forme de détention arbitraire et illégale dans le pays d’origine ; d) l’affiliation politique ou les activités politiques du requérant.
8.5Le Comité rappelle en outre que la charge de la preuve incombe au requérant, qui doit présenter des arguments défendables, c’est-à-dire des arguments montrant qu’il court personnellement et actuellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture. Toutefois, lorsque le requérant n’est pas en mesure de donner des précisions, par exemple, lorsqu’il a démontré qu’il n’avait pas de possibilité d’obtenir les documents concernant ses allégations de torture ou lorsqu’il est privé de sa liberté, la charge de la preuve est inversée et il incombe à l’État concerné d’enquêter sur les allégations et de vérifier les renseignements sur lesquels la requête est fondée. Le Comité rappelle aussi qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné, mais qu’il n’est pas tenu par ces constatations. Il s’ensuit qu’il apprécie librement les informations dont il dispose, conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, compte tenu de toutes les circonstances pertinentes pour chaque cas.
8.6En l’espèce, afin de déterminer si la requérante risquerait d’être soumise à la torture à son retour en Érythrée, le Comité se fonde sur un rapport publié en 2021 par le Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme en Érythrée selon lequel les demandeurs d’asile renvoyés en Érythrée feraient l’objet de lourdes sanctions à leur retour, notamment de longues périodes de détention au secret, d’actes de torture et de mauvais traitements. Le Comité fait aussi observer que la précédente titulaire du mandat de Rapporteur spécial s’était inquiétée du fait que le retour volontaire, en 2019, de 56 Érythréens qui séjournaient en Suisse pourrait « faire courir des risques à ces personnes, car les conditions de leur retour ne [pouvaient] être suivies comme il [convenait] ». Le Comité fait observer que dans une déclaration faite au Conseil des droits de l’homme le 4 mars 2022, le Rapporteur spécial a souligné qu’à en juger par les faits récents, la situation des droits de l’homme en Érythrée ne s’améliorait toujours pas.
8.7Par conséquent, le Comité ne peut pas conclure qu’en l’espèce, la requérante ne courrait pas personnellement un risque prévisible, actuel et réel d’être soumise à la torture si elle était renvoyée dans son pays. Il considère donc que le renvoi de la requérante en Érythrée constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.
9.Compte tenu de ce qui précède, le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, conclut que le renvoi de la requérante en Érythrée constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.
10.Le Comité est d’avis que, conformément à l’article 3 de la Convention, l’État partie est tenu de s’abstenir de renvoyer de force la requérante en Érythrée.
11.Conformément à l’article 118 (par. 5) de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux observations ci-dessus.