Nations Unies

CAT/C/73/D/881/2018

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

14 juin 2022

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 881/2018 * , **

Communication présentée par :

K. M. (représenté par un conseil, Alfred Ngoyi Wa Mwanza)

Victime(s) présumée(s) :

Le requérant

État partie :

Suisse

Date de la requête :

13 août 2018 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application des articles 114 et 115 du Règlement intérieur du Comité, transmise à l’État partie le 20 août 2018 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

28 avril 2022

Objet :

Expulsion vers la République démocratique du Congo

Question(s) de procédure :

Non-épuisement des recours internes ; griefs non étayés

Question(s) de fond :

Risque de torture ou de traitement cruel, inhumain ou dégradant en cas d’expulsion vers le pays d’origine

Article(s) de la Convention :

3

1.1Le requérant est K. M., de nationalité congolaise, né en 1980 en République démocratique du Congo. Par suite du rejet de sa demande d’asile par l’État partie, il fait l’objet d’une décision de renvoi vers la République démocratique du Congo. Il considère qu’un tel renvoi constituerait une violation par l’État partie de l’article 3 de la Convention. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 (par. 1) de la Convention le 2 décembre 1986. Le requérant est représenté par un conseil, Alfred Ngoyi Wa Mwanza.

1.2Le 20 août 2018, en application de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas expulser le requérant tant que sa requête serait à l’examen.Le 22 août 2018, l’État partie a informé le Comité qu’il avait suspendu le renvoi du requérant vers la République démocratique du Congo.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant est né et a grandi dans la ville de Kinshasa, où il habitait avec ses parents et sa sœur. En 1990, à la mort de son père, le requérant, sa mère et sa sœur ont été accusés d’avoir causé sa mort par voie de sorcellerie et chassés du logement familial par la famille de son père. Le requérant s’est retrouvé dans la rue, où il a vécu et travaillé dans des conditions difficiles jusqu’à l’âge de 15 ans. C’est dans ce contexte que le requérant, encore mineur, a été recruté de force dans l’armée et envoyé au camp d’entraînement militaire de Kibomango pour faire le service militaire.

2.2Entre 1998 et 2004, le requérant a été affecté dans différentes régions pour participer aux combats. En 2004, il a suivi la formation de chauffeur militaire et une formation militaire avec le général Numbi, au sein du bataillon Simba à Mbankana, dans l’ancienne province du Bandundu. En 2010, le bataillon a été dissous et le requérant a intégré la 11e région militaire, où il a obtenu les grades de premier sergent-major, d’adjudant et d’adjudant de première classe. Il a servi de chauffeur personnel au général Shora et a été chargé du transport de troupes et de matériel militaire.

2.3En 2014, le requérant a été convoqué par son supérieur pour effectuer un transport en pleine nuit à destination de Kingakati, le village présidentiel. Le général Shora, supérieur du requérant, ainsi que le Gouverneur de la ville et le général Oleko se trouvaient à la base logistique. On lui a donné l’ordre de conduire un des camions civils appartenant à l’hôtel de ville de Kinshasa. Arrivé à destination, il a été contraint de descendre de son camion pour que des membres de la garde républicaine le conduisent plus loin, au-delà de la première ceinture de sécurité. Le requérant a distingué des tracteurs en train de creuser des fosses. Lorsque le camion lui a été restitué, il a remarqué que du sang coulait à proximité du réservoir et a alors interrogé le général Shora sur la présence du sang. Ce dernier l’a blâmé et a ordonné à la garde républicaine de s’emparer du requérant.

2.4Le requérant a été poignardé au visage et à la tempe. Il a été violemment battu, et a eu un bras fracturé. Il a perdu connaissance et a repris ses esprits plus tard, au camp de Kokolo, à proximité des locaux de la police militaire. C’est là que le général Shora lui a tiré une balle dans la jambe et a ordonné qu’on l’emmène. Le requérant se souvient confusément d’avoir reçu quelques soins, et d’avoir repris ses esprits dans un cachot souterrain, lié à la police militaire du camp de Kokolo, qui sert de mouroir pour des détenus politiques et des déserteurs. Durant sa détention, qui a duré près de six mois, le requérant a appris d’autres détenus que l’opération à laquelle il avait participé visait à faire disparaître des opposants dans des fosses communes.

2.5Dans la nuit du 24 au 25 décembre 2014, le requérant et quelques-uns de ses codétenus ont fait l’objet d’un transfert. Peu avant, le major Nyembo s’était rendu au cachot et avait demandé au requérant à quelle promotion il appartenait. Ils ont ensuite été placés dans un camion, les yeux bandés. Une fois le camion à l’arrêt, ils ont été appelés à en sortir et le major Nyembo leur a indiqué un minibus dans lequel ils devaient monter, et où se trouvaient trois hommes blancs. Le minibus les a conduits à proximité du fleuve Congo, où une pirogue attendait le requérant pour traverser le fleuve à destination de Brazzaville. Là, il a été pris en charge, a reçu des soins et a été conduit à l’aéroport, d’où il a embarqué pour la Grèce, où il a séjourné pendant trois mois.

2.6Le 7 mai 2015, le requérant est entré en Suisse en avion et y a déposé une demande d’asile. Le 19 mai 2015, il a été entendu sommairement sur ses motifs d’asile, son identité, son itinéraire de voyage et ses documents d’identité. Par la suite, il a été aiguillé vers le canton de Genève pour y séjourner dans le cadre de sa procédure d’asile. Le 18 avril 2017, le requérant a été entendu de manière approfondie sur ses motifs d’asile. Le 16 janvier 2018, le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté sa demande d’asile et prononcé son renvoi.

2.7Le 4juillet 2018, le Tribunal administratif fédéral a rejeté le recours du requérant. Unnouveau délai a été imparti au requérant, qui devait quitter la Suisse au plus tard le 7août 2018. De ce fait, toutes les voies de recours internes ont été épuisées, et le requérant craint que son refoulement vers la République démocratique du Congo puisse intervenir à tout moment.

2.8Par suite des tortures et des mauvais traitements subis en République démocratique du Congo, l’état de santé psychique du requérant s’est gravement détérioré et il suit un traitement psychiatrique en Suisse, consistant en des consultations et des médicaments.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant invoque une violation de l’article 3 de la Convention se rapportant à son renvoi imminent vers la République démocratique du Congo, où il risque de subir des tortures et des traitements cruels, inhumains ou dégradants, en raison du fait qu’il a connaissance du transport de cadavres et de l’endroit où ceux-ci ont été enterrés, ainsi que de son évasion en tant que militaire de l’armée congolaise, qui correspond à une désertion, laquelle est punie par la justice militaire congolaise.

3.2Le requérant précise qu’il sera sans doute condamné, avec un procès inéquitable et des périodes de détention préventive dans des conditions inhumaines accompagnées d’actes de tortures et de traitements cruels, inhumains ou dégradants. Sa demande d’asile à l’étranger sous l’étiquette d’agent de l’État constituera une circonstance aggravante.

3.3Le requérant fait aussi référence à la situation des droits humains en République démocratique du Congo, et au fait que la situation sécuritaire et politique en cette période préélectorale se caractérise par des tensions et engendre une grande instabilité concrétisée par des violations massives des droits humains.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 24 septembre 2018, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication pour non-épuisement des recours internes.

4.2L’État partie rappelle que, le 16 janvier 2018, le Secrétariat d’État aux migrations, après avoir entendu personnellement le requérant à deux reprises, a rejeté la demande d’asile du requérant du 7 mai 2015, estimant invraisemblables les allégations de risque de persécution, une décision confirmée le 4 juillet 2018 par le Tribunal administratif fédéral.

4.3L’État partie affirme que le requérant a soumis au Comité deux rapports médicaux datés du 29 mai 2017, dont il ressort que celui-ci souffre du syndrome de stress post‑traumatique, ainsi qu’une attestation médicale datée du 23 juillet 2018, qui fait état d’une nette péjoration de son état de santé. L’attestation médicale étant postérieure à l’arrêt du Tribunal administratif fédéral du 4 juillet 2018, l’État partie affirme que ni le Tribunal ni le Secrétariat d’État aux migrations n’ont pu se prononcer sur sa pertinence. Cet élément postérieur peut cependant faire l’objet d’une demande de réexamen, au sens de l’article 111b de la loi no 142.31 du 26 juin 1998 sur l’asile. Dans cette procédure, le requérant peut notamment invoquer des moyens de preuve postérieurs au prononcé de l’arrêt du Tribunal, mais qui concernent des faits antérieurs. Les faits nouveaux et preuves nouvelles peuvent entraîner le réexamen s’ils sont de nature à influer sur l’issue de la contestation et si les moyens de preuve offerts sont propres à les établir.

4.4L’État partie précise que le requérant peut demander le réexamen de la décision du Secrétariat d’État aux migrations ordonnant l’exécution de son renvoi de Suisse, dans la mesure où cette exécution serait illicite en vertu d’un engagement international de l’État partie.

4.5S’agissant de la voie de recours extraordinaire pour faire valoir des faits nouveaux, l’autorité compétente pour la traiter, à savoir le Secrétariat d’État aux migrations, peut accorder l’effet suspensif à la demande de réexamen. Dans tous les cas, la décision de suspendre l’exécution du renvoi ou de qualifier un recours comme une nouvelle demande d’asile est prise après un examen individuel du cas.

4.6Le requérant a donc à sa disposition un moyen effectif pour faire valoir les nouvelles allégations et nouveaux moyens de preuve. Il devrait les faire examiner par l’autorité compétente dans une procédure interne. Or, le requérant, assisté par un conseil, n’a pas jugé utile de saisir le Secrétariat d’État aux migrations d’une demande de réexamen ; pour rappel, une éventuelle décision du Secrétariat d’État pourrait faire l’objet d’un recours devant le Tribunal administratif fédéral. L’État partie conclut par conséquent que le requérant n’a pas épuisé les recours internes disponibles.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie sur la recevabilité

5.1Dans ses commentaires du 13 décembre 2018, le requérant affirme que l’attestation médicale datée du 23 juillet 2018 ne contient pas d’éléments nouveaux pouvant ouvrir la voie à une demande de réexamen de la décision du Secrétariat d’État aux migrations.

5.2En ce qui concerne la question de l’illicéité du renvoi, le requérant considère qu’il n’a fait valoir devant le Comité aucun fait nouveau méconnu des autorités de l’État partie. L’arrêt du Tribunal administratif fédéral a pris en compte sa situation sous l’angle de l’illicéité du renvoi, et il n’existe pas de faits nouveaux en matière d’asile et de reconnaissance de la qualité de réfugié qui seraient survenus postérieurement à l’arrêt du 4 juillet 2018. Une nouvelle procédure d’asile devant les autorités de l’État partie sur ce point ne se justifie donc pas.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Le 3 novembre 2020, l’État partie a soumis ses observations sur le fond. Il rappelle les décisions des autorités suisses en matière d’asile. Le Secrétariat d’État aux migrations a notamment relevé des contradictions entourant la participation du requérant à l’opération menée à Kingakati à la fin de 2013 ou au début de 2014, et son arrestation après le retour au camp militaire de Kokolo. Le Secrétariat d’État a qualifié de simplistes et non convaincantes les déclarations du requérant portant sur les motifs des inconnus qui l’auraient aidé tant dans sa fuite de prison que dans son départ du pays vers l’Europe, et d’invraisemblable la crainte de représailles du fait que le requérant a quitté son pays en tant que soldat. En ce qui concerne l’exigibilité du renvoi, le Secrétariat d’État a noté que la situation en République démocratique du Congo ne s’y opposait pas. Quant à la santé du requérant, le Secrétariat d’État a analysé la gravité de son état ainsi que le traitement approprié avant de conclure que le suivi psychothérapeutique et médical était possible en République démocratique du Congo.

6.2Saisi d’un recours du requérant, représenté par un conseil, le Tribunal administratif fédéral a rendu une décision incidente le 19 février 2018, admettant la demande d’assistance judiciaire présentée et invitant le Secrétariat d’État aux migrations à se prononcer en particulier sur plusieurs points soulevés par le requérant et repris dans les considérants de la décision incidente. Dans son préavis du 7 mars 2018, le Secrétariat d’État a ainsi relevé des éléments supplémentaires d’invraisemblance du récit du requérant. Il a notamment fait observer que les lésions du requérant étaient certes établies par les rapports médicaux datés du 29 mai 2017, mais que de tels rapports ne pouvaient pas, à eux seuls, attester la cause exacte d’un traumatisme. À cela s’ajouterait, en l’espèce, que les observations faites par les médecins dans ces rapports ne seraient pas explicites au point de rendre crédibles les motifs allégués par le requérant.

6.3Dans son arrêt du 4 juillet 2018, le Tribunal administratif fédéral a précisé qu’il était incontesté que le requérant avait servi dans l’armée congolaise. Il a cependant qualifié d’invraisemblables tant la prétendue désertion que les circonstances présentées par le requérant. À l’appui de sa conclusion, il a mentionné que le requérant avait donné des versions très divergentes concernant le ou les convois à l’origine de son arrestation. Il y avait des contradictions et des divergences, entre autres, sur le lieu de son arrestation et le lieu de sa détention, les formes et le contenu de son ou de ses interrogatoires, le nom de la personne l’ayant interrogé ou encore le traitement des blessures qu’il aurait subies. Le Tribunal a également tenu compte du fait que le requérant n’avait jamais personnellement accompli des démarches pour son pays et de l’absence d’explication entourant sa fuite, y compris l’assistance spontanément offerte par des inconnus, ainsi que des divergences concernant la manière dont il avait pu s’évader de prison. Le Tribunal a en outre noté que le requérant, selon ses dires, possédait une carte militaire biométrique depuis 2009, mais se serait ultérieurement fait délivrer une carte militaire sous format papier. En ce qui concerne les rapports médicaux datés du 29 mai 2017, le Tribunal a partagé l’appréciation faite par le Secrétariat d’État aux migrations, notamment en ce qui concerne leur pertinence quant aux causes des blessures du requérant.

6.4L’État partie rappelle aussi la teneur de la communication, notamment l’allégation selon laquelle le requérant serait exposé à des actes de torture en cas de renvoi dans son pays d’origine. Celui-ci reprend essentiellement les motifs allégués à l’appui de sa demande d’asile. Il soutient en particulier être exposé aux sanctions pénales prévues aux articles 43 à 45 de la loi no 024/2002 du 18 novembre 2002 portant Code pénal militaire en République démocratique du Congo, du fait qu’il a été militaire et a quitté l’armée congolaise sans autorisation. Le requérant allègue qu’en raison de ses antécédents, une condamnation pour désertion serait sans doute accompagnée d’actes de torture et de traitements cruels, inhumains ou dégradants. Tant ces éléments que les moyens de preuve y afférant ont déjà fait l’objet d’un examen minutieux de la part des autorités nationales en matière d’asile. Devant le Comité, le requérant présente, outre les deux rapports médicaux datés du 29 mai 2017, dont il ressort qu’il souffre du syndrome de stress post-traumatique, une attestation médicale datée du 23 juillet 2018 faisant état d’une nette péjoration de son état de santé.

6.5Si le Comité ne devait pas déclarer la communication irrecevable, l’État partie réaffirme le bien-fondé des décisions des autorités nationales, à la lumière de l’article 3 de la Convention ainsi que de la jurisprudence du Comité et de ses observations générales. L’État partie affirme que la charge de la preuve incombe en principe à l’auteur, qui doit présenter des arguments défendables, c’est-à-dire des arguments circonstanciés montrant qu’un risque existe.

6.6L’État partie fait valoir qu’afin d’examiner s’il y a des motifs sérieux de croire que l’auteur d’une requête risquerait d’être soumis à la torture s’il devait être refoulé, le Comité doit prendre en compte toutes les considérations pertinentes, conformément à l’article 3 (par. 2) de la Convention, notamment l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives. Lors de cet examen, il s’agit toutefois de déterminer si l’intéressé court personnellement un risque prévisible et réel d’être victime de torture dans le pays où il serait renvoyé. Il s’ensuit que l’existence d’un ensemble de violations des droits de l’homme, tel qu’il est mentionné à l’article 3 (par. 2) de la Convention, ne constitue pas un motif suffisant pour conclure qu’un individu risquerait d’être victime de torture à son retour dans son pays. Des motifs supplémentaires doivent par conséquent exister pour que le risque de torture puisse être qualifié, au sens des paragraphes 11 et 38 de l’observation générale no 4 (2017) du Comité, de prévisible, actuel, personnel et réel. En outre, la situation générale dans le pays ne saurait, à elle seule, constituer un motif suffisant pour conclure que l’auteur risquerait d’être victime de torture à son retour dans ce pays. Malgré les troubles et affrontements locaux qui surgissent épisodiquement et des tensions prévalant notamment dans l’est du pays, la République démocratique du Congo ne connaît pas, sur l’ensemble de son territoire, une situation de guerre, de guerre civile ou de violence généralisée. L’État partie conclut que le requérant n’a pas apporté d’éléments permettant de conclure qu’il courrait un risque prévisible, réel et personnel d’être soumis à la torture en cas de renvoi en République démocratique du Congo.

6.7L’État partie note que le requérant fait valoir avoir été violemment attaqué dans le contexte de l’opération menée à Kingakati et de l’arrestation qui s’en est suivie. Or, si les blessures en tant que telles sont établies par les rapports médicaux datés du 29 mai 2017, tant le Secrétariat d’État aux migrations que le Tribunal administratif fédéral ont conclu que les invraisemblances dans le récit du requérant excluaient que ce dernier les ait subies dans les circonstances qu’il avait exposées. Il s’ensuit que les allégations de torture ou de mauvais traitements ne sont pas étayées.

6.8L’État partie relève en outre que le requérant n’a pas fait valoir s’être livré, à l’intérieur ou hors de l’État d’origine, à des activités politiques.

6.9Concernant la crainte du requérant d’être exposé à un traitement prohibé par l’article 3 de la Convention en raison de sa désertion de l’armée congolaise, l’État partie estime que cette allégation a fait l’objet d’un examen circonstancié lors de la procédure d’asile. Le requérant a eu amplement la possibilité d’étayer et de préciser ses griefs devant le Secrétariat d’État aux migrations et le Tribunal administratif fédéral. Il n’est pas contesté que le requérant a, pendant une certaine période, servi dans l’armée congolaise. Cependant, les éléments qu’il a apportés n’ont permis ni au Tribunal ni au Secrétariat d’État de conclure à la plausibilité de sa prétendue arrestation, de sa détention ainsi que de son récit portant sur l’évasion ou de la désertion alléguée. À cela s’ajoute qu’il ne ressort pas du dossier que les autorités congolaises auraient ouvert une procédure pénale visant le requérant.

6.10Le requérant, représenté par un conseil, n’apporte pas d’éléments mettant en cause le déroulement de la procédure d’asile. Bien au contraire, il se contente de présenter sa version des faits ayant fait l’objet d’un examen par les autorités internes compétentes. En d’autres termes, il ne conteste pas le déroulement correct de la procédure d’asile, mais l’appréciation des faits par le Secrétariat d’État aux migrations et le Tribunal administratif fédéral dans leurs décisions respectives. Il ne ressort du dossier comme de la présente requête aucun élément concret rendant crédible l’allégation selon laquelle le requérant serait exposé à un danger prévisible, personnel et réel de se voir soumis à un acte de torture au sens de l’article 3 de la Convention, en cas de retour en République démocratique du Congo. D’après l’État partie, la présente requête ne contient aucun élément ou moyen de preuve nouveau de nature à modifier la conclusion des autorités nationales, selon laquelle les allégations du requérant ne sont pas propres à établir une crainte fondée de persécutions futures en cas de renvoi en République démocratique du Congo. Le requérant ne présente pas non plus d’élément concret de nature à établir, de façon crédible et avec un minimum de vraisemblance, qu’il serait exposé à un risque prévisible, actuel, personnel et réel d’être soumis à des actes de torture au sens de l’article 3 de la Convention en cas de renvoi en République démocratique du Congo.

6.11En conséquence, l’État partie estime que le requérant n’a pas démontré qu’il existe des motifs sérieux de craindre qu’il soit exposé concrètement et personnellement à des traitements contraires à la Convention en cas de renvoi dans son pays d’origine.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie sur le fond

7.1Dans ses commentaires datés du 30 août 2021, le requérant réaffirme qu’il courrait un risque important d’être torturé s’il était renvoyé en République démocratique du Congo. Il joint des documents médicaux étayant les traitements dont il bénéficie contre les affections psychiques consécutives aux tortures subies dans son pays d’origine, et souligne qu’il s’agit d’un moyen de preuve étayant les tortures et traitements cruels, inhumains ou dégradants dont il a fait l’objet dans son pays d’origine.

7.2Le requérant soutient que l’expérience démontre que les personnes victimes d’actes de torture ou d’autres violences peuvent être sujettes à des phénomènes de refoulement, de honte et de culpabilité, ou souffrir d’un syndrome de stress post-traumatique. C’est ce que son médecin traitant a constaté comme affections dans les documents médicaux joints à sa requête. En effet, ces personnes rencontrent des problèmes particuliers lorsqu’elles doivent expliquer leurs motifs d’asile. Les tortures et traitements cruels, inhumains ou dégradants subis les affectent profondément, de sorte qu’elles ont du mal à relater les récits d’asile sans y inclure de contradictions, et oublient certains détails importants des faits vécus. Le requérant estime que ses déclarations faites au cours de son audition approfondie et de son audition complémentaire n’ont pas été prises en compte en vertu de la règle inquisitoire. Ces déclarations devraient revêtir un poids particulier s’il faut procéder à l’examen global du dossier, comme l’implique la règle de la vraisemblance prépondérante.

7.3Le requérant a fait valoir les craintes fondées de rentrer dans son pays au risque de subir des tortures et des traitements cruels, inhumains ou dégradants en raison de sa désertion. À cet égard, le requérant cite l’article 47 de la loi no 024/2002 portant Code pénal militaire en République démocratique du Congo, ainsi formulé :

Est déclaré déserteur à l’étranger :

1. Tout militaire ou assimilé qui, trois jours après celui de l’absence constatée, franchit, sans autorisation, les limites du territoire de la République ou qui, hors de ce territoire, abandonne l’unité ou le détachement, la base ou la formation à laquelle il appartient, le navire ou l’aéronef à bord duquel il est embarqué ;

2. Tout militaire ou assimilé qui, hors du territoire de la République, à l’expiration du délai fixé au point1 ci-dessus pour son retour de congé, de mission ou de déplacement, ne se présente pas à l’unité ou au détachement, à la base ou à la formation à laquelle il appartient, au navire ou à l’aéronef à bord duquel il est embarqué.

L’article 48 de la même loi prévoit ce qui suit :

Tout militaire ou assimilé, coupable de désertion à l’étranger est puni, en temps de paix, d’un à cinq ans de servitude pénale principale.

Si le coupable a emporté une arme ou du matériel de l’État, ou s’il a déserté étant de service ou avec complot, la peine encourue est de trois à dix ans de servitude pénale.

Si la désertion à l’étranger a lieu en temps de guerre ou pendant les circonstances exceptionnelles, la peine peut être portée à la servitude pénale à perpétuité et même à la peine de mort.

7.4Le requérant, dans le cas de son renvoi, serait sans doute condamné en application de ces dispositions pénales, avec un procès inéquitable et des périodes de détention préventive dans des conditions inhumaines accompagnées d’actes de tortures et de traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il ferait en plus l’objet de circonstances aggravantes du fait qu’il a pu déposer une demande d’asile à l’étranger sous l’étiquette d’agent de l’État, car la situation sécuritaire et politique en République démocratique du Congo reste toujours caractérisée par des violations massives des droits humains.

7.5Le requérant fait référence à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, selon laquelle l’application de l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme) admet qu’une part de spéculation est inhérente à la fonction préventive de cette disposition de jus cogens qui interdit à un État d’exposer un administré aux traitements inhumains et dégradants, et qu’il ne s’agit pas d’exiger des intéressés qu’ils apportent une preuve certaine de leurs affirmations qu’ils seraient exposés à des traitements prohibés. À ce propos, la Cour a précisé que lorsque de tels éléments étaient produits, il incombait aux autorités de l’État de renvoi de dissiper les doutes éventuels à leur sujet, l’évaluation du risque allégué devant faire l’objet d’un contrôle rigoureux à l’occasion duquel les autorités de l’État de renvoi devaient envisager les conséquences prévisibles du renvoi sur l’intéressé dans l’État de destination, compte tenu de la situation générale dans celui-ci et des circonstances propres au cas particulier. La Cour a ajouté que dans l’hypothèse où, après l’examen des données de la cause, de sérieux doutes persistaient quant à l’impact de l’éloignement sur l’intéressé en raison de la situation générale dans l’État de destination et/ou de sa situation individuelle, il appartenait à l’État de renvoi d’obtenir de celui-ci, comme condition préalable à l’éloignement, des assurances individuelles et suffisantes afin d’éviter une situation contraire à l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

7.6Le requérant affirme qu’il a été poursuivi pour des faits en lien avec le régime de Joseph Kabila. Il n’est pas contesté que la République démocratique du Congo a connu un changement de régime à la suite de l’élection présidentielle du 30 décembre 2018. Depuis l’accession au pouvoir de Félix Tshisekedi, il y a certes des améliorations dans le pays en ce qui concerne les libertés d’expression et de manifestation. Malgré la libération de certains prisonniers politiques très connus du public et des organisations de défense des droits humains, plusieurs prisonniers politiques et d’opinion anonymes ou moins connus du public et qui avaient fait face à des problèmes avec le régime de Kabila restent encore en détention. Si certains d’entre eux arrêtés avant l’élection de décembre 2018 ont pu retrouver la liberté depuis l’arrivée au pouvoir du nouveau Président, d’autres continuent de croupir en prison, dans des conditions difficiles. Dans le cas du requérant, rien ne permet d’avancer qu’en dépit des charges qui pesaient sur lui, il serait facilement acquitté. Malgré le changement de président, le régime demeure inchangé. Les mêmes services de renseignement et de sécurité mis en place par l’ancien Président sont restés en place et en activité. En outre, le requérant se réfère à un arrêt récent du Tribunal administratif fédéral concernant un ressortissant de la République démocratique du Congo, dans lequel les juges ont reconnu que vu les pouvoirs conservés par Joseph Kabila, des personnes qui ont eu des problèmes avec son régime et ses services de sécurité par le passé restent susceptibles d’en avoir encore maintenant.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief soumis dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.2Le Comité rappelle que, conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, il n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Cette règle ne s’applique pas s’il a été établi que les procédures de recours ont excédé des délais raisonnables ou qu’il est peu probable que le requérant obtienne réparation par ce moyen.

8.3À cet égard, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel le requérant n’a pas déposé de demande de réexamen, au sens de l’article 111b de la loi sur l’asile, des faits nouveaux et preuves nouvelles concernant son état de santé. Le Comité note en outre l’affirmation du requérant selon laquelle l’attestation médicale postérieure à la décision des autorités nationales ne contient pas d’éléments nouveaux pour ouvrir la voie à une demande de réexamen de la décision du Secrétariat d’État aux migrations et qu’en ce qui concerne la question de l’illicéité du renvoi, il n’a fait valoir devant le Comité aucun fait nouveau méconnu des autorités de l’État partie. Par conséquent, le Comité considère que l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention ne constitue pas un obstacle à l’examen de la communication.

8.4Ne constatant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la requête recevable au titre de l’article 3 de la Convention et procède à son examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si le renvoi du requérant vers la République démocratique du Congo constituerait une violation de l’obligation incombant à l’État partie en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture ou à d’autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants. Le Comité rappelle avant tout que l’interdiction de la torture est absolue et non susceptible de dérogation, et qu’aucune circonstance exceptionnelle ne peut être invoquée par un État partie pour justifier des actes de torture.

9.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risque personnellement d’être soumis à la torture en cas de renvoi en République démocratique du Congo. Pour ce faire, conformément à l’article 3 (par. 2) de la Convention, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris l’existence éventuelle d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois que le but de cette analyse est de déterminer si l’intéressé court personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture dans le pays où il serait renvoyé. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi une raison suffisante pour établir qu’une personne donnée risquerait d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays. Il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé court personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

9.4Le Comité rappelle son observation générale no 4 (2017), selon laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire qu’une personne risque d’être soumise à la torture dans un État vers lequel elle doit être expulsée, que ce soit à titre individuel ou en tant que membre d’un groupe susceptible d’être torturé dans l’État de destination. Le Comité a pour pratique, en de telles circonstances, de considérer que des « motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel ». Les facteurs de risque personnel peuvent comprendre, notamment, l’affiliation politique ou les activités politiques du requérant ou des membres de sa famille, ou l’existence d’un mandat d’arrêt sans garantie d’un traitement et d’un procès équitables. LeComité rappelle que la charge de la preuve incombe au requérant, qui doit présenter des arguments défendables, c’est-à-dire des arguments circonstanciés montrant que le risque d’être soumis à la torture est prévisible, personnel, actuel et réel. Toutefois, lorsque le requérant se trouve dans une situation dans laquelle il n’est pas en mesure de donner de détails sur son cas, la charge de la preuve est inversée et il incombe alors à l’État partie concerné d’enquêter sur les allégations et de vérifier les informations sur lesquelles est fondée la requête. Le Comité rappelle également qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné ; toutefois, il n’est pas lié par ces constatations et il évalue librement les informations qui lui sont soumises, conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, en tenant compte de toutes les circonstances de chaque cas.

9.5En l’espèce, le Comité note l’argument du requérant selon lequel, en cas de renvoi en République démocratique du Congo, l’État partie agirait en violation des droits qu’il tient de l’article 3 de la Convention. Le Comité note également que le requérant fait valoir qu’en tant que militaire déserteur de l’armée congolaise ayant les grades de premier sergent-major, d’adjudant et d’adjudant de première classe qui a servi de chauffeur personnel au général Shora et a effectué des transports de troupes et de matériel militaire, il est susceptible de faire l’objet de mauvais traitements en cas de retour dans son pays d’origine. À cet égard, le Comité note aussi que l’État partie ne conteste pas le fait que le requérant a servi dans l’armée congolaise.

9.6Le Comité rappelle qu’il lui appartient de déterminer si le requérant court actuellement le risque d’être soumis à la torture, en cas de renvoi en République démocratique du Congo. Il note que le requérant a amplement eu la possibilité d’étayer et de préciser ses griefs, au niveau national, devant le Secrétariat d’État aux migrations et le Tribunal administratif fédéral, mais que les éléments apportés n’ont pas permis aux autorités nationales de conclure qu’il risquerait de subir des actes de torture ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants à son retour en République démocratique du Congo. Il note également que la situation de ce pays a évolué avec la fin du régime de Joseph Kabila, à la suite de l’élection présidentielle du 30 décembre 2018, et la libération de prisonniers politiques. Le Comité rappelle que l’existence de violations des droits humains dans le pays d’origine n’est pas suffisante en soi pour conclure qu’un requérant court personnellement le risque d’être torturé. Dès lors, le simple fait que des violations des droits humains sont commises en République démocratique du Congo ne constitue pas, en soi, un motif suffisant pour conclure que l’expulsion du requérant vers ce pays constituerait une violation de l’article 3 de la Convention. Le Comité note qu’il ressort du dossier que les autorités de l’État partie ont tenu compte des informations pertinentes d’ordre général dans le cadre de l’examen des demandes d’asile présentées par le requérant. Il observe qu’en l’espèce, le requérant n’a pas apporté la preuve qu’il avait été poursuivi pour des faits en lien avec le régime de Joseph Kabila et que sa désertion de l’armée revêtait une importance suffisante pour attirer l’intérêt des autorités de son pays d’origine, et conclut donc que les informations fournies ne démontrent pas que le requérant risquerait personnellement d’être torturé ou de subir des traitements cruels, inhumains ou dégradants s’il retournait en République démocratique du Congo.

9.7Le Comité observe que le requérant affirme souffrir d’un syndrome de stress post‑traumatique, mais n’a pu démontrer qu’il avait été victime de torture ou de mauvais traitements dans un passé récent ni produire d’éléments pouvant mettre en doute les conclusions des autorités suisses quant au refus de sa demande d’asile.

9.8Le Comité note que le requérant a soumis à l’appui de sa requête des rapports médicaux datés de 2017, 2018 et 2019 attestant qu’il souffre notamment d’un syndrome de stress post-traumatique, et qu’un renvoi vers la République démocratique du Congo violerait selon lui ses droits consacrés par la Convention. Le Comité note également l’argument de l’État partie, qui indique que les problèmes de santé soulevés peuvent être traités dans le pays d’origine du requérant. Le Comité considère de ce fait que la situation du requérant, y compris son état de santé physique et psychologique, a fait l’objet d’un examen approfondi par les autorités suisses, qui ont estimé qu’il n’y avait pas de risques majeurs pouvant porter atteinte aux droits garantis par la Convention, en cas de renvoi du requérant en République démocratique du Congo.

9.9.Dans ces circonstances, le Comité considère que les informations soumises par le requérant ne sont pas suffisantes pour établir qu’il courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture s’il était renvoyé en République démocratique du Congo.

10.Le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, conclut que le renvoi du requérant vers la République démocratique du Congo ne constituerait pas une violation par l’État partie de l’article 3 de la Convention.