Nations Unies

CAT/C/73/D/934/2019

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

13 juillet 2022

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 934/2019 * , **

Communication présentée par :

Malcolm John Richards (non représenté par un conseil)

Victime(s) présumée(s) :

Le requérant

État partie :

Nouvelle-Zélande

Date de la requête :

13 mars 2018 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise en application de l’article 115 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 27 mai 2019 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision:

12 mai 2022

Objet :

Maltraitance d’enfants dans un hôpital public

Question(s) de procédure:

Recevabilité ratione temporis  ; épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Absence d’enquête diligente et impartiale ; droit à un recours interne utile et à une réparation

Article(s) de la Convention :

2, 10, 11, 12, 13 et 14

1.Le requérant est Malcolm John Richards, de nationalité néo-zélandaise, né le 13 février 1960. Il affirme être victime d’une violation des droits qu’il tient des articles 2, 10, 11, 12 et 13 de la Convention. La requête soulève également, sur le fond, des questions au regard de l’article 14, même si celui-ci n’est pas expressément cité par le requérant. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 (par. 1) de la Convention le 9 janvier 1990. Le requérant n’est pas représenté par un conseil.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1De 1972 à 1977, le docteur Selwyn Leeks, psychiatre, a dirigé l’Unité pour enfants et adolescents de l’hôpital psychiatrique de Lake Alice − établissement public administré par le Ministère de la santé. Le requérant, alors âgé de 15 ans, a été admis à l’hôpital psychiatrique de Lake Alice le 19 octobre 1975 et y est resté jusqu’au 20 décembre 1975. Il a été hospitalisé à la demande de sa mère, qui avait déclaré qu’il était un enfant violent et qu’elle craignait qu’il tue son père s’il rentrait chez lui. M. Richards a reçu un diagnostic de schizophrénie. Son traitement consistait en des séances d’électroconvulsivothérapie modifiée (électrochocs) et non modifiée et en l’administration de médicaments, . Pendant les séances d’électroconvulsivothérapie non modifiée, on ne lui a pas administré l’oxygène nécessaire pour relancer l’activité cérébrale et, ainsi, prévenir les dommages cérébraux.

2.2En 1976 et 1977, plusieurs plaintes ont été déposées auprès des autorités publiques et des organisations médicales au sujet des traitements administrés aux enfants à l’hôpital psychiatrique de Lake Alice, traitements qui consistaient à faire subir à ceux-ci des électrochocs sur diverses parties du corps et à leur administrer des médicaments à des fins punitives, et non thérapeutiques. Les mêmes années, une commission d’enquête a examiné le cas d’un garçon de 13 ans traité à l’hôpital psychiatrique de Lake Alice, mais a conclu que l’utilisation de l’électroconvulsivothérapie ne constituait pas un acte répréhensible ni une faute professionnelle, l’une des justifications étant qu’il était acceptable d’administrer des électrochocs sans anesthésie aux enfants parce que leurs os étaient souples et ne risquaient pas de se briser pendant les convulsions. En 1977, le Conseil de l’ordre des médecins de Nouvelle‑Zélande a enquêté sur une plainte d’un ancien patient qui affirmait que le docteur Leeks avait utilisé un appareil d’électroconvulsivothérapie pour lui administrer des électrochocs douloureux, mais le docteur Leeks n’a pas été sanctionné et a donc pu continuer à pratiquer librement la pédopsychiatrie. Toujours en 1977, comme suite à une plainte déposée auprès de la police concernant des électrochocs douloureux infligés à deux enfants dans ce même hôpital, la police a conclu qu’il n’y avait pas eu de comportement répréhensible, mais seulement un « manque de discernement » de la part du personnel. Enfin, une plainte déposée en 1977 auprès du Bureau du Médiateur a abouti à l’adoption de règles plus strictes concernant le consentement au traitement et a mis fin à la pratique du Département de la protection sociale consistant à placer les enfants et les jeunes sous tutelle dans des hôpitaux psychiatriques sans avoir recours aux procédures officielles de placement en institution prévues par la loi sur la santé mentale. Les plaintes n’ont pas donné lieu à des poursuites, et le docteur Leeks a par la suite quitté la Nouvelle-Zélande pour aller travailler à Melbourne (Australie).

2.3Beaucoup plus tard, en 1997, des médias néo-zélandais, puis australiens, ont publié plusieurs articles sur les sévices infligés aux enfants à l’hôpital psychiatrique de Lake Alice. Suite à cela, d’anciens patients ont commencé à se manifester. En 1999, une action civile a été intentée devant la Haute Cour de Wellington au nom de 56 anciens patients. Ce nombre est passé à 85 en 2001, lorsque l’État a indemnisé les victimes à hauteur de 6 millions de dollars néo‑zélandais (environ 3,22 millions de dollars des États-Unis) et leur a adressé une lettre d’excuse. En 2009, 110 autres plaignants − dont le requérant − se sont fait connaître après que l’État a annoncé qu’il indemniserait d’autres personnes. Toutes les allégations de mauvais traitements et de sévices ont donné lieu à des excuses générales et au versement d’un paiement à titre gracieux à chaque personne concernée. Au total, l’État a versé 12,8 millions de dollars néo-zélandais à 195 victimes. Le 12 août 2009, le Procureur général (Attorney-General) a informé le requérant que l’État n’avait pas l’intention de demander l’ouverture d’une enquête sur les faits survenus à l’hôpital psychiatrique de Lake Alice, celui‑ci ayant déjà versé une indemnisation et présenté des excuses à tous les patients du docteur Leeks à titre de règlement total et définitif de leurs demandes.

2.4En 1999, le Conseil de l’ordre des médecins a prononcé la radiation du docteur Leeks. Il a précisé qu’il n’enquêterait pas sur les allégations de mauvais traitements étant donné que le docteur ne figurait plus sur les tableaux de l’ordre.

2.5En 2000, le requérant a porté plainte auprès de la police pour dénoncer les agissements criminels d’anciens membres du personnel de l’hôpital de Lake Alice, dont le docteur Leeks. En 2003, les autorités néo-zélandaises ayant invité les anciennes victimes qui avaient reçu des excuses à déposer une plainte pénale auprès de la police, la Commission des citoyens pour les droits de l’homme a présenté plusieurs plaintes. L’enquête policière sur les plaintes du requérant et des autres victimes de l’hôpital psychiatrique de Lake Alice s’est d’abord concentrée sur les violations possibles de la loi de 1969 sur la santé mentale. La police a expliqué que cette loi constituait le cadre juridique approprié pour examiner les plaintes, mais que certaines de ses dispositions exigeaient que les plaintes de ce type soient déposées dans les six mois suivant les faits allégués. Elle a donc clos l’enquête en 2010, estimant qu’il n’y avait pas de charges suffisantes pour engager des poursuites pénales, compte tenu, en particulier, du temps écoulé depuis les faits, de l’indisponibilité des témoins et de la forte probabilité que la défense fasse valoir le fait que le délai avait été dépassé et qu’une enquête avait déjà été menée sur les faits dans les années 1970. En mars 2010, le requérant a été informé des résultats de l’enquête. Il a déposé de nouvelles demandes d’enquête, auxquelles la police a apporté la même réponse le 18 septembre 2012 et le 16 février 2017.

2.6En 2001, Sir Rodney Gallen, juge de la Haute Cour à la retraite, a été chargé par les autorités d’examiner les plaintes concernant l’hôpital psychiatrique de Lake Alice. Il a constaté que le recours à l’électroconvulsivothérapie non modifiée était non seulement fréquent, mais courant dans cet établissement, et que ce traitement était administré non pas à titre thérapeutique, mais comme punition. Il a également constaté que bon nombre des enfants admis dans cet hôpital n’étaient pas atteints de maladie mentale.

2.7En 2003, l’une des victimes a déposé une plainte auprès du Conseil de l’ordre des médecins de l’État de Victoria, en Australie, où le docteur Leeks exerçait depuis son départ de Nouvelle-Zélande au début de 1978. En 2006, le Conseil a organisé une audience en vertu de la loi de 1994 sur la pratique de la médecine afin d’examiner 39 plaintes déposées contre le docteur Leeks pour « conduite infamante » dans le cadre de l’exercice de ses fonctions à l’hôpital psychiatrique de Lake Alice dans les années 1970. Néanmoins, la veille de la date fixée pour l’audience − le 19 juillet 2006 − M. Leeks a démissionné de toutes ses fonctions. L’audience n’a donc jamais eu lieu, le Conseil ayant accepté la démission du docteur Leeks et considéré qu’il n’avait pas compétence sur un praticien qui n’exerçait plus. En 2011, l’Agence australienne de réglementation des professions de santé a pris acte de la démission du docteur Leeks et déclaré que, puisque la population était désormais protégée contre les agissements du docteur Leeks, le résultat était le même que si une plainte contre lui avait abouti.

2.8En 2017, le requérant a dénoncé ce qui lui était arrivé à l’hôpital psychiatrique de Lake Alice et déposé, en vain, des demandes auprès du Procureur général, du Bureau du Médiateur, de la Commission nationale des droits de l’homme et du Ministre de la justice pour qu’une enquête soit ouverte sur les faits.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant affirme être victime d’une violation des droits qu’il tient des articles 2, 10, 11, 12 et 13 de la Convention. La requête soulève aussi, sur le fond, des questions au regard de l’article 14 de la Convention. Le requérant affirme qu’il a été victime de mauvais traitements et d’actes de torture dans l’Unité pour enfants et adolescents de l’hôpital psychiatrique de Lake Alice. Il soutient que l’État partie n’a pas fait en sorte que les membres du personnel de l’établissement aient à répondre des sévices et des mauvais traitements qu’ils avaient infligés aux enfants dont ils avaient la charge. Le Conseil de l’ordre des médecins de l’État partie a accepté la démission du docteur Selwyn Leeks en 1999 et s’est par conséquent déclaré incompétent à son égard. Le Conseil de l’ordre des médecins de l’Australie a fait de même lorsque le docteur Leeks a démissionné de toutes ses fonctions en 2009, la veille du jour où l’audience le concernant devait commencer. La police de l’État partie a affirmé qu’elle ne pouvait pas poursuivre le docteur Leeks ni d’autres membres du personnel de l’hôpital, car les faits étaient prescrits. En l’absence d’enquête, les responsables présumés n’ont fait l’objet d’aucune sanction disciplinaire et les autorités médicales de l’État partie n’ont même pas dénoncé les actes commis par les anciens membres du personnel de l’hôpital ni les traitements subis par les victimes. Aucun rapport médical officiel sur les pratiques à l’hôpital de Lake Alice et aucune déclaration interdisant ces pratiques n’ont été publiés.

3.2Le requérant affirme qu’il existe des voies d’enquête officielles que l’État partie n’a pas envisagées, comme l’enquête ministérielle. L’hôpital psychiatrique de Lake Alice était administré par l’État et employait des fonctionnaires. L’ouverture d’une enquête officielle fait partie des moyens qui permettraient d’établir les responsabilités pour les mauvais traitements infligés. Une autre possibilité serait d’exiger des autorités médicales qu’elles enquêtent sur un ancien praticien, même si celui-ci a démissionné. Le docteur Leeks aurait fait l’objet de mesures disciplinaires sévères s’il avait été entendu par le Conseil de l’ordre des médecins de Nouvelle-Zélande ou par celui d’Australie.

3.3Enfin, le requérant affirme qu’à l’instar des autres victimes, il n’a bénéficié d’aucune mesure de réadaptation appropriée pour les actes de torture subis. Il avance en outre que les dossiers médicaux de tous les anciens patients de l’hôpital psychiatrique de Lake Alice devraient contenir un rectificatif concernant le diagnostic erroné de maladie mentale établi par l’hôpital.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note en date du 27 novembre 2019, l’État partie a formulé ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Il constate tout d’abord que le requérant a utilisé la communication de M. Zentveld au Comité « comme modèle pour sa propre requête » et indique qu’il s’appuiera sur les observations qu’il avait formulées concernant cette communication et fournira des informations complémentaires actualisées.

4.2L’État partie affirme que le seul grief qui n’est pas irrecevableratione temporisest celui selon lequel le principal auteur présumé des sévices perpétrés à l’hôpital psychiatrique de Lake Alice, le docteur Selwyn Leeks, n’a pas eu à répondre de ses actes. Il retrace l’historique des plaintes déposées contre l’Unité pour enfants et adolescents de l’hôpital psychiatrique de Lake Alice et rappelle la suite que les autorités ont donnée aux demandes d’enquête, puis fait observer que les éléments à caractère sexuel des allégations formulées par le requérant, selon lesquelles il aurait été soumis à une « thérapie par aversion » consistant en l’administration d’électrochocs sur ses organes génitaux, font actuellement l’objet d’une enquête. L’État partie estime que cette enquête prouve que la police continue de donner suite aux plaintes déposées dans cette affaire.

4.3L’État partie affirme que la communication est irrecevable pour plusieurs raisons. La Convention est entrée en vigueur sur son territoire le 9 janvier 1990. Étant donné qu’elle vise à attaquer des actes antérieurs à cette date, la communication est irrecevable ratione temporis. Les allégations de violation des articles 2, 10 et 11 de la Convention peuvent donc être écartées. Par ailleurs, et bien que le requérant ne le mentionne pas expressément, la communication est également susceptible de soulever des questions relatives au droit d’obtenir réparation énoncé à l’article 14 de la Convention, notamment une indemnisation et des mesures de réadaptation. Ce qui précède n’est toutefois pas applicable en l’espèce, car les actes de torture dénoncés se sont produits bien avant le 9 janvier 1990.

4.4L’État partie fait observer que certains aspects de la communication visent à mettre en cause des agents ne relevant pas de sa juridiction. La partie de la communication qui concerne les décisions d’institutions telles que le Conseil de l’ordre des médecins de l’État de Victoria (Australie) est donc irrecevable.

4.5L’État partie affirme aussi que le requérant n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles. Il n’a pas contesté les décisions du Conseil de l’ordre des médecins de Nouvelle‑Zélande. Le Conseil étant un organisme de réglementation indépendant, sa décision de ne pas enquêter sur le docteur Leeks ne peut être imputable à l’État. Il n’en reste pas moins que les décisions du Conseil peuvent être contestées devant une juridiction supérieure. Ni le requérant ni d’autres patients n’ont demandé en temps voulu le contrôle juridictionnel de la décision du Conseil de ne pas enquêter sur le docteur Leeks. Il n’était pourtant pas impossible qu’une telle procédure aboutisse. Toutefois, à présent, compte tenu du temps écoulé depuis l’intervention de ces décisions, il est peu probable que le requérant bénéficie d’un recours utile sous la forme d’une procédure de contrôle juridictionnel.

4.6De surcroît, la dernière plainte du requérant auprès de la police fait actuellement l’objet d’une enquête et l’intéressé aura probablement la possibilité de participer à la Commission royale d’enquête sur les violences commises par le passé dans les établissements publics.

4.7Concernant le fond, l’État partie affirme tout d’abord que les documents communiqués au Comité ne contiennent aucun élément de nature à démontrer qu’il a manqué aux obligations que l’article 10 de la Convention met à sa charge. Les faits se sont produits en 1975, et le requérant n’a jamais tiré grief de la formation ou des connaissances insuffisantes du personnel pendant la période qui a suivi la ratification. L’article 10 ne s’applique donc pas.

4.8L’État partie reconnaît qu’une mesure qu’il peut prendre pour s’assurer qu’il s’acquitte de ses obligations au titre de l’article 2 de la Convention est de veiller au respect de l’article 11. Cela étant, même à considérer que l’article 11 soit pertinent pour la période précédant la ratification − argument qu’il réfute − l’État partie soutient que l’obligation de prendre des mesures législatives, administratives, judiciaires ou autres pour empêcher que des actes de torture soient commis (art. 2) et celle d’exercer une surveillance sur les instructions, méthodes, pratiques et procédures relatives à la garde et au traitement des personnes détenues (art. 11) ont été pleinement respectées dans les années 1970. Les premiers contrôles effectués par les organismes publics compétents sont importants parce qu’ils ont eu lieu à l’époque où fonctionnait l’Unité pour enfants et adolescents de l’hôpital psychiatrique de Lake Alice ou à une date proche ; ils ont donné lieu à un examen approfondi des questions pertinentes, la Commission d’enquête et le Médiateur ayant la possibilité d’entendre des témoins et de recevoir des éléments de preuve, et aucunes poursuites n’ont été engagées à la suite des enquêtes.

4.9En ce qui concerne la période postérieure à la ratification, les documents communiqués au Comité ne fournissent aucune preuve que l’État partie a manqué à ses obligations au titre de l’article 2 et de l’article 11, lu seul ou conjointement avec l’article 2. Dans les années 2000, lorsque de nouvelles plaintes ont été déposées, l’État partie a agi de manière responsable en examinant les allégations des anciens patients et en indemnisant et en présentant des excuses aux intéressés, le requérant y compris. Même si le processus de règlement n’a pas consisté en une enquête ministérielle à proprement parler, il a permis d’examiner des cas individuels et d’éviter que les plaignants aient à subir le stress et les risques associés à un procès civil. De plus, la pratique médicale a considérablement évolué depuis l’époque où l’Unité pour enfants et adolescents de l’hôpital psychiatrique de Lake Alice était en activité. Les professionnels de santé exercent aujourd’hui dans un cadre réglementaire très différent. En conséquence, il est très peu probable que les faits survenus dans cet établissement se reproduisent dans l’État partie.

4.10Même à considérer que les articles 12 et 13 de la Convention soient pertinents pour la période précédant la ratification, ils ont été pleinement respectés par l’État partie au cours de cette période. Les enquêtes menées dans les années 1970 sur les allégations concernant l’hôpital psychiatrique de Lake Alice ont été immédiates et impartiales, conformément aux articles 12 et 13. En ce qui concerne la période postérieure à la ratification, il est indéniable que le requérant a exercé son droit de déposer plainte auprès de la police. L’État partie croit comprendre que le requérant affirme pour l’essentiel que l’article 12 a été violé, premièrement, parce que la police n’a pas engagé de poursuites contre le docteur Leeks, deuxièmement, parce qu’il n’y a pas eu d’enquête ministérielle sur les faits survenus à Lake Alice et, troisièmement, parce que la décision du Conseil de l’ordre des médecins de ne pas enquêter sur le docteur Leeks au motif qu’il n’exerçait plus la profession de médecin en Nouvelle‑Zélande était inadéquate.

4.11De nombreuses enquêtes ont été ouvertes par la police, dans les années 1970 et, de nouveau, plus récemment, dans les années 2000 afin de déterminer à la fois la nature et les circonstances des infractions pénales qui auraient été commises à l’hôpital psychiatrique de Lake Alice et à établir l’identité de toute personne qui pouvait avoir été impliquée. La question centrale que soulève la présente communication est celle de savoir si la décision de la police de ne pas poursuivre M. Leeks constituait une violation des articles 12 ou 13. L’État partie affirme que non.

4.12L’État partie soutient que l’article 12 de la Convention n’oblige pas les États parties à poursuivre un individu accusé de torture si les preuves sont insuffisantes pour que la procédure aboutisse. Conformément à cet article, les États parties ont l’obligation d’enquêter sur la torture lorsqu’il existe des motifs raisonnables de le faire. La police a enquêté et a décidé de ne pas poursuivre le docteur Leeks parce qu’elle manquait de preuves et qu’elle avait conclu que l’intérêt public ne justifiait pas des poursuites. Cette décision a été prise et examinée par des hauts responsables de la police, et elle n’est incompatible ni avec l’article 12, ni avec l’article 13, comme en ont convenu plusieurs commentateurs éminents. Qui plus est, la Cour internationale de Justice a considéré que l’obligation, énoncée à l’article 7 (par. 1) de la Convention, de soumettre une affaire aux autorités compétentes pouvait ou non déboucher sur l’engagement de poursuites en fonction des éléments de preuve disponibles. Quoi qu’il en soit, la police continue de donner suite aux plaintes concernant l’hôpital psychiatrique de Lake Alice et mène actuellement une enquête sur les allégations formulées par le requérant et d’autres anciens patients concernant les actes de violence sexuelle qui auraient été commis dans l’Unité pour enfants et adolescents.

4.13S’agissant de la décision de l’État partie de ne pas ouvrir d’enquête ministérielle, la Convention n’énonce pas l’obligation de mener une enquête de cette nature, mais exige seulement des autorités compétentes qu’elles enquêtent sur les actes de torture allégués. C’est ce qu’il s’est passé, et une enquête est toujours en cours. L’État partie rappelle qu’il a créé une Commission royale d’enquête sur les violences commises par le passé dans les établissements publics et qu’il est fort probable que celle-ci se penche sur les faits survenus dans l’Unité pour enfants et adolescents de l’hôpital psychiatrique de Lake Alice. Cette partie de la requête n’a donc pas lieu d’être pour le moment.

4.14Quant à l’allégation du requérant selon laquelle le Conseil de l’ordre des médecins aurait dû enquêter sur le docteur Leeks, l’État partie renvoie à ses arguments sur la recevabilité selon lesquels, d’une part, le Conseil de l’ordre des médecins est un organe indépendant de l’État, de sorte que sa décision ne peut pas être imputable à celui-ci et, d’autre part, les plaignants lésés, dont le requérant, avaient le droit de faire examiner cette décision par une juridiction supérieure, mais ont choisi de ne pas exercer ce droit.

4.15L’État partie constate que même s’il ne dénonce pas expressément une violation de l’article 14 de la Convention, le requérant affirme qu’il n’a pas bénéficié de mesures d’indemnisation et de réadaptation appropriées de la part de l’État pour ce qu’il a subi à l’Unité pour enfants et adolescents de l’hôpital de Lake Alice. L’État partie répète que ce grief est irrecevable, étant donné que les actes de torture auraient été perpétrés avant l’entrée en vigueur de la Convention en Nouvelle-Zélande. En tout état de cause, le requérant a obtenu une réparation de la part de l’État partie : il a accepté l’indemnisation qui lui a été versée, il a reçu des excuses personnelles du Premier Ministre et du Ministre de la santé au nom de l’État, et il a eu la possibilité de faire appel au service anonyme d’écoute et d’assistance.

4.16Enfin, l’État partie rappelle les mesures qu’il a prises pour modifier la pratique médicale, au vu desquelles il est très peu probable que les faits survenus à l’hôpital psychiatrique de Lake Alice se reproduisent.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Le requérant a soumis ses commentaires le 10 janvier 2020. Il affirme qu’au lieu d’enquêter de manière approfondie sur les allégations de punitions et de mauvais traitements infligés et de violences sexuelles commises à l’hôpital de Lake Alice, l’État partie a mené des investigations très limitées qui ne visaient pas à établir les responsabilités pour les actes commis.

5.2Concernant les réparations financières, le requérant affirme qu’il s’agissait d’une indemnisation pour les viols et coups subis et les médicaments administrés, mais pas pour les actes de torture. Il explique que, lorsque tous les anciens patients se sont prononcés sur la question de savoir s’ils voulaient accepter le versement ou continuer de se battre, il avait voté contre l’indemnisation. Il ajoute que la somme versée dépendait du nombre de jours passés à l’hôpital de Lake Alice, sans tenir compte du préjudice subi, et que 40 % du paiement à titre gracieux était reversé à l’avocat.

5.3Le requérant dit que toutes les enquêtes menées jusqu’à présent par la police étaient défaillantes. Il affirme qu’il a déposé plainte pour la première fois en 1980, mais que les policiers ne l’ont pas pris au sérieux et ont même menacé de l’arrêter. Ensuite, pendant les enquêtes menées entre 2002 et 2010, la police n’a interrogé qu’un seul des quelque 42 plaignants et a refusé d’entendre d’autres parties. L’enquête ouverte comme suite à ses plaintes concernant les viols et les coups subis et les médicaments administrés n’avance pas, la police espérant probablement que le docteur Leeks décède avant qu’elle ait à se prononcer sur l’opportunité d’engager des poursuites. Il ne semble pas y avoir de réelle intention de poursuivre les auteurs des infractions présumées.

5.4Le requérant rappelle que la Commission royale d’enquête n’est pas habilitée à octroyer des réparations aux victimes. L’un des membres de la Commission lui aurait dit que celle-ci ne pourrait rien faire pour lui, hormis garder une trace de son récit et lui présenter ses excuses. Quoi qu’il en soit, le requérant estime que les excuses du Premier Ministre ne sont pas sincères et il ne peut pas les accepter.

5.5Le requérant insiste sur le fait qu’à l’hôpital de Lake Alice, l’électroconvulsivothérapie était aussi utilisée pour punir les mauvais comportements, notamment en l’administrant sur les organes génitaux, et que plusieurs garçons, lui y compris, avaient subi cette punition brutale. Il ne comprend pas pourquoi le Conseil de l’ordre des médecins n’a pas mené une enquête approfondie, compte tenu des allégations graves de sévices et de mauvais traitements qui alimentaient la controverse entourant le docteur Leeks et l’hôpital psychiatrique de Lake Alice. Il affirme que dans d’autres corps de métier, les organismes professionnels peuvent engager une enquête ou prendre des mesures disciplinaires même lorsque la personne concernée a démissionné.

5.6Concernant le service anonyme d’écoute et d’assistance mentionné par l’État partie, le requérant affirme qu’il a eu droit à neuf heures de psychothérapie pour le traumatisme vécu, mais qu’il n’a bénéficié d’aucune aide pour se remettre des actes de torture et reconstruire sa vie et qu’encore aujourd’hui, à plus de 60 ans, il est toujours hanté par ce que le docteur Leeks lui a fait subir à l’hôpital de Lake Alice. En outre, les recommandations formulées dans le cadre de ce service n’ont jamais été appliquées ni portées à la connaissance du public.

5.7Le requérant estime que l’État partie ne peut pas se servir du fait que la Convention est entrée en vigueur en 1990 et que les actes datent de 1975 comme d’une excuse, étant donné que les allégations de torture et de mauvais traitements ont été portées à l’attention des autorités en 1999, dans le cadre d’une action collective, et en 2001, dans le rapport de Sir Rodney Gallen. L’État partie n’a pas engagé de poursuites avec toute la rigueur de la loi, ce qui prouve qu’il n’était pas disposé à enquêter réellement sur les faits. Ce manque de volonté se retrouve dans sa tentative de convaincre le Comité de rejeter la requête. Le requérant considère que l’État partie, le Conseil de l’ordre des médecins et la police ne se sont pas acquittés de leur devoir de protéger les enfants vulnérables dans les établissements publics.

5.8Contrairement à la police, le requérant pense que cette affaire présente un intérêt public, même s’il ne croit pas que les travaux de la Commission royale d’enquête sur les violences commises par le passé dans les établissements publics permettront d’amener le docteur Leeks et les membres du personnel de l’hôpital de Lake Alice à répondre de leurs actes. L’État partie se refuse à révéler pourquoi le docteur Leeks et son équipe n’ont jamais eu à répondre de quoi que ce soit, même une fois que l’on savait que le médecin avait torturé et mutilé plus de 200 enfants.

5.9Enfin, le requérant affirme détenir des informations selon lesquelles le ministère public (Crown Law) a en sa possession les comptes rendus de 38 entretiens avec d’anciens membres du personnel de l’hôpital de Lake Alice qui permettraient potentiellement de prouver la culpabilité du docteur Leeks. Alors qu’ils sont d’une importance cruciale, ces documents n’ont jamais été transmis à la police. Selon le requérant, les avocats de la Couronne (Crown solicitors) entravent le cours de la justice depuis des années et sont en situation de conflit d’intérêts.

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Dans une note en date du 24 novembre 2021, l’État partie a soumis des observations complémentaires. Constatant que dans ses commentaires, le requérant avait mentionné plusieurs faits qui ne figuraient pas dans la lettre initiale, l’État partie donne des informations actualisées sur l’enquête de police, la Commission royale d’enquête et les garanties et règles qui régissent le recours à l’électroconvulsivothérapie.

6.2Comme suite à la décision adoptée par le Comité en l’affaire Zentveld c. Nouvelle ‑ Zélande, la police a procédé à un examen approfondi du dossier établi dans le cadre des précédentes enquêtes sur l’Unité pour enfants et adolescents. Un plan en trois phases a été mis sur pied pour enquêter sur les allégations de violences sexuelles commises au sein de l’Unité. Pour garantir l’indépendance et l’impartialité des investigations, les policiers qui avaient pris part aux premières enquêtes sur l’hôpital psychiatrique de Lake Alice ont été écartés. Compte tenu du délai de prescription attaché aux infractions visées par la loi de 1969 sur la santé mentale et du fait que la loi de 1989 sur le crime de torture n’était pas encore en vigueur à l’époque, la police s’est fondée sur la loi de 1961 sur la criminalité pour apprécier les allégations.

6.3Pendant la première phase de l’enquête, la police a évalué la portée des allégations susceptibles de faire l’objet d’investigations et examiné les documents qui figuraient dans le dossier qu’elle avait constitué lors de l’enquête menée entre 2002 et 2010, notamment les déclarations qui avaient été faites dans le cadre de l’action civile intentée contre l’État, les dépositions d’anciens membres du personnel de l’hôpital de Lake Alice et d’autres documents pertinents. Cet examen initial exhaustif a été réalisé en un mois.

6.4Pendant la deuxième phase, la police a procédé à des interrogatoires et analysé les éléments de preuve obtenus. Pour l’aider dans sa tâche, elle a fait appel à un analyste qui a collaboré avec les enquêteurs. Plutôt que de considérer un témoignage comme représentatif, elle a cherché à recueillir des informations auprès de toute personne se présentant comme une victime potentielle. Pendant cette phase d’enquête et de recueil des preuves, la police a aussi examiné d’autres déclarations qui avaient été faites dans le cadre de l’action civile intentée contre l’État, ainsi que des renseignements et des comptes rendus d’audiences et d’enquêtes communiqués par les Conseils de l’ordre des médecins de Nouvelle-Zélande et de l’État de Victoria, et des renseignements et comptes rendus émanant du Ministère de la santé, du Bureau régional de la santé dont dépendait l’hôpital psychiatrique de Lake Alice, du ministère public, de la Commission des citoyens pour les droits de l’homme et des archives de la police et de l’État néo-zélandais.

6.5À partir des dépositions d’anciens patients faites dans le cadre de l’action civile intentée contre l’État, la police a pu identifier d’autres patients qui auraient subi des électrochocs sur les organes génitaux ou qui ont affirmé que l’électroconvulsivothérapie qui leur avait été administrée à l’hôpital de Lake Alice n’était pas thérapeutique, mais visait à les punir. Sur les 13 patients identifiés par la police qui avaient révélé avoir subi des électrochocs sur les organes génitaux, 4 sont décédés, 6 ont accepté d’être interrogés et 3 ont refusé. Sur ces trois patients, deux ont accepté que leurs dépositions soient utilisées. Des enquêteurs spécialement formés pour mener des entretiens ayant valeur probante dans les cas d’infractions à caractère sensible commises sur des personnes ont été mobilisés, de sorte que les déclarations puissent être consignées de façon plus formelle et plus exhaustive.

6.6En plus des patients qui avaient fait des dépositions par le passé, beaucoup d’autres anciens patients ont été identifiés grâce aux dossiers médicaux ou autres. Toutefois, les précédents contacts avec la police s’étaient révélés traumatisants pour certains des anciens patients de l’Unité pour enfants et adolescents. Aussi, afin de minimiser le risque de traumatisme, la police a décidé de ne pas prendre contact avec les patients qui n’avaient participé à aucune enquête, audience ou action civile, mais de porter l’enquête à la connaissance du public et de laisser quiconque souhaitant y prendre part la contacter directement. Trois anciens patients se sont manifestés et ont demandé à être interrogés.

6.7Au total, la police a identifié 136 anciens patients de l’Unité pour enfants et adolescents ayant affirmé avoir subi des électrochocs sur les organes génitaux et/ou à titre de punition (les 133 patients dont les dépositions étaient déjà connues de la police et les trois personnes qui s’étaient manifestées après que l’enquête eut été rendue publique). Parmi eux, 63 ont été interrogés, 37 ont été contactés mais ont refusé l’entretien, 31 sont décédés et 5 n’ont pas pu être localisés. Sur les 37 patients qui ont refusé l’entretien, 20 ont autorisé la police à utiliser les dépositions qu’ils avaient faites dans le cadre de l’action civile intentée contre l’État. Par conséquent, la police dispose à présent des témoignages de 83 anciens patients de l’Unité pour enfants et adolescents (63 personnes interrogées et 20 dont les dépositions antérieures peuvent être utilisées).

6.8L’enquête de police sur les allégations de sévices infligés aux patients de l’Unité pour enfants et adolescents est maintenant dans sa troisième et dernière phase, qui est axée sur le docteur Leeks et les anciens membres du personnel de l’Unité. La police a fait la synthèse des éléments de preuve recueillis lors des première et deuxième phases et a cherché à interroger des personnes qui avaient travaillé au sein de l’Unité pendant la période considérée. La priorité a été donnée aux employés qui, selon les anciens patients ou d’autres membres du personnel, étaient présents au moment des faits ou en avaient été témoins. Sur les 66 personnes dont la police était sûre qu’elles avaient travaillé au sein de l’Unité pendant la période considérée, 37 sont décédées, 15 ont été interrogées et 2 ont été contactées, mais n’étaient pas aptes à être interrogées. Sur la base des investigations menées jusqu’à présent, la police juge peu probable que les 12 autres personnes soient susceptibles de détenir des informations nouvelles et pertinentes pour l’enquête.

6.9La police se trouve maintenant dans la phase finale de décision et doit déterminer s’il convient d’engager des poursuites contre le docteur Leeks et/ou d’autres membres du personnel de l’Unité pour enfants et adolescents. Pour ce faire, elle doit déterminer si l’action publique répondrait aux critères énoncés dans les lignes directrices du Procureur général adjoint (Solicitor General), à savoir l’existence de preuves à charge et d’un intérêt public suffisants. Elle a demandé un avis à un avocat de la Couronne sur la question de savoir s’il existait des motifs suffisants pour inculper une ou plusieurs personnes et s’il était envisageable d’extrader le docteur Leeks d’Australie. Elle a aussi demandé à un conseiller de la Reine (Queen ’ s Counsel) indépendant d’examiner l’avis rendu par l’avocat de la Couronne.

6.10Lorsque la police aura décidé si des poursuites doivent ou non être engagées contre le docteur Leeks ou d’autres anciens membres du personnel de l’Unité pour enfants et adolescents, elle en informera les anciens patients qui ont pris part à l’enquête en cours, y compris le requérant. Elle a aussi tenu le requérant informé de l’avancement de l’enquête. Celle-ci a progressé plus lentement que prévu en raison de la nécessité d’obtenir des avis d’experts juridiques et médicaux et des difficultés créées par la pandémie de COVID‑19, mais la police rendra dès que possible sa décision quant à une éventuelle inculpation.

6.11Par ailleurs, l’État partie indique que la Commission royale d’enquête a confirmé qu’elle allait enquêter sur les sévices infligés au sein de l’Unité pour enfants et adolescents de l’hôpital de Lake Alice. En juin 2021, la Commission a organisé des audiences consacrées à la question, au cours desquelles elle a entendu des personnes qui ont subi de tels sévices, dont le requérant, ainsi que des experts et des témoins institutionnels. Son rapport final est attendu en juin 2023.

6.12Concernant les témoins institutionnels, le directeur du Département des enquêtes pénales et le Procureur général adjoint ont tous deux reconnu que des erreurs avaient été commises pendant les précédentes enquêtes. La police a admis qu’entre 2002 et 2010, elle n’avait pas accordé la priorité voulue à l’enquête sur les allégations d’infractions pénales commises au sein de l’Unité pour enfants et adolescents et qu’elle n’y avait pas affecté des ressources suffisantes. En conséquence, les investigations avaient accusé un retard inacceptable et les allégations n’avaient pas toutes fait l’objet d’une enquête approfondie. La police a présenté ses excuses aux victimes de l’hôpital de Lake Alice pour ces défaillances. Elle a aussi reconnu que les premières enquêtes auraient dû couvrir le recours au paraldéhyde à des fins punitives et que plusieurs dépositions de victimes avaient été perdues entre 2002 et 2006 et n’avaient donc probablement pas fait l’objet d’une enquête en bonne et due forme pendant cette période.

6.13Le 1er février 2022, l’État partie a fait savoir que la police avait terminé son enquête et décidé d’engager des poursuites contre un ancien membre de l’Unité pour enfants et adolescents, aujourd’hui âgé de 89 ans, et de retenir contre lui huit chefs d’accusation de maltraitance d’enfant volontaire à l’égard de sept anciens patients. La police avait aussi annoncé que l’enquête avait permis de recueillir suffisamment d’éléments de preuve pour inculper du chef de maltraitance infantile volontaire deux autres anciens membres du personnel, dont le docteur Leeks − âgé de 92 ans. Ces deux personnes ont toutefois été déclarées médicalement inaptes à être jugées et, depuis l’annonce de cette décision, le docteur Leeks est décédé.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention lui en fait l’obligation, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel les griefs du requérant qui concernent les décisions des autorités australiennes sont irrecevables étant donné que les actes reprochés ont été commis hors de sa juridiction. Le Comité considère qu’il n’est pas compétent pour examiner les griefs du requérant qui ont trait à des actes commis en dehors de la juridiction de l’État partie et déclare ces griefs irrecevables au regard de l’article 22 (par. 1) de la Convention.

7.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel les griefs que le requérant tire des articles 2, 10 et 11 de la Convention sont irrecevables ratione temporis au motif que les violations dénoncées auraient été commises avant l’entrée en vigueur de la Convention sur son territoire. Le Comité rappelle qu’un État partie est lié par les obligations que lui fait la Convention dès que celle-ci entre en vigueur à son égard. Le Comité peut néanmoins examiner des allégations de violations qui concernent des obligations procédurales découlant de la Convention à compter de la date à laquelle l’État partie a ratifié la Convention ou y a adhéré, ou de la date à laquelle il a fait la déclaration prévue à l’article  22, par laquelle il reconnaît la compétence du Comité pour recevoir et examiner des plaintes, même lorsque ces allégations concernent des violations commises avant ces dates.

7.4Le Comité note qu’en l’espèce, les actes de torture et les sévices dénoncés par le requérant se sont produits entre le 19 octobre et le 20 décembre 1975, pendant son séjour à l’Unité pour enfants et adolescents de l’hôpital psychiatrique de Lake Alice, et que la déclaration faite par l’État partie conformément à l’article 22 (par. 1) de la Convention a pris effet le 9 janvier 1990. Il constate que le traitement auquel le requérant a été soumis est antérieur à l’entrée en vigueur de la Convention pour l’État partie. Il considère donc qu’il n’est pas compétent ratione temporis pour apprécier la violation alléguée de l’obligation de fond énoncée à l’article 2 (par. 1) de la Convention, à savoir le traitement auquel le requérant a été soumis en 1975.

7.5Le Comité rappelle néanmoins qu’au regard des articles 12 et 13 de la Convention, les États parties sont liés par l’obligation procédurale d’enquêter sur les allégations de torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il constate que le requérant a porté plainte auprès de la police en 2000 contre le personnel de l’hôpital et le docteur Leeks, et que la police a clos son enquête en 2010, soit bien après l’entrée en vigueur de la Convention pour l’État partie. Le Comité conclut par conséquent que les griefs procéduraux que le requérant tire des articles 12 et 13 de la Convention relèvent de sa compétence ratione temporis et qu’il n’est donc pas empêché par l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention de les examiner.

7.6Le Comité note que selon l’État partie, le requérant n’a pas épuisé les recours internes disponibles, d’une part, parce qu’il n’a pas contesté devant les tribunaux la décision du Conseil de l’ordre des médecins de ne pas enquêter sur le docteur Leeks et, d’autre part, parce qu’il aura la possibilité de participer à la Commission royale d’enquête sur les violations commises par le passé dans les établissements publics nouvellement établie. Le requérant n’a certes pas contesté qu’il avait la possibilité de faire examiner la décision du Conseil de l’ordre des médecins par les tribunaux, mais le Comité considère que la procédure devant le Conseil − que l’État partie décrit lui-même comme un organe de réglementation indépendant − ne peut remplacer une enquête pénale sur les faits dénoncés par le requérant. Il note en outre que l’État partie reconnaît que la Commission royale d’enquête n’a pas le pouvoir d’établir une responsabilité pénale. Il considère donc que le requérant ne disposait d’aucun autre recours utile pour faire examiner les griefs qu’il tire des articles 12 et 13 de la Convention.

7.7Le Comité note que le requérant n’avance aucun argument pour expliquer en quoi les droits qu’il tient des articles 10 et 11 de la Convention ont été violés. Le Comité considère donc que cette partie de la requête est infondée et la déclare irrecevable au regard de l’article 22 (par. 2) de la Convention.

7.8Le Comité prend note de l’allégation du requérant selon laquelle l’État partie n’a pas fait en sorte qu’une enquête appropriée soit menée et que les auteurs des traitements qu’il a subis à l’hôpital psychiatrique de Lake Alice aient à répondre de leurs actes, ce qui est contraire aux articles 12 et 13 de la Convention. Il considère que le requérant a suffisamment étayé ce grief aux fins de la recevabilité. Ne voyant aucun autre obstacle à la recevabilité, il déclare recevable cette partie de la communication, qui concerne les griefs tirés des articles 12 et 13 de la Convention, et passe à son examen au fond. Il estime en outre que les griefs du requérant sont recevables dans la mesure où ils soulèvent des questions au regard de l’article 14, lu conjointement avec les articles 12 et 13 pour ce qui est des aspects procéduraux relatifs au droit à la justice et à la vérité.

Examen au fond

8.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

8.2Le Comité note que la principale question dont il est saisi est celle de savoir si les autorités compétentes ont procédé immédiatement à une enquête impartiale sur les allégations du requérant concernant les actes de torture et les sévices infligés par le personnel de l’Unité pour enfants et adolescents de l’hôpital psychiatrique de Lake Alice en 1975, conformément aux articles 12 et 13 de la Convention. Il rappelle sa jurisprudence selon laquelle une enquête pénale doit viser à la fois à déterminer la nature et les circonstances des faits dénoncés autant que l’identité des personnes qui peuvent être impliquées. Il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais d’une obligation de moyens. Le Comité doit donc déterminer si les autorités de l’État partie ont pris des mesures raisonnables pour mener une enquête qui permette non seulement d’établir les faits, mais aussi d’identifier et de sanctionner leurs auteurs.

8.3Le Comité note tout d’abord que l’État partie ne conteste pas les faits survenus dans les années 1970 dans l’Unité pour enfants et adolescents de l’hôpital de Lake Alice. Les premières plaintes concernant ces faits ont été déposées en 1976. D’après le rapport de police daté du 22 mars 2010, l’Unité a été fermée en 1979 en raison de préoccupations relatives à la supervision et de plusieurs enquêtes décisives. Le Comité note en outre que l’État partie ne conteste pas l’affirmation du requérant selon laquelle il a subi des électrochocs et a été sédaté à des fins non thérapeutiques et a été frappé et violé lors de son séjour à l’Unité. Il était écrit dans la lettre d’excuses que le requérant a reçue le 31 octobre 2001 que l’État s’excusait pour les « traitements » qu’il avait « subis et dont il avait pu être témoin » à l’hôpital de Lake Alice. Le Comité estime que les traitements dénoncés par le requérant sont constitutifs d’actes de torture telle qu’elle est définie à l’article premier de la Convention.

8.4Le Comité note en outre que, dans la plainte qu’il a déposée auprès de la police en 2000, le requérant mentionnait l’administration d’électrochocs et de médicaments à titre de punition, ainsi que des violences sexuelles subies alors qu’il était encore un enfant placé dans un établissement public. Il note aussi qu’en dépit de la gravité de ces allégations et de la vulnérabilité particulière du requérant, qui était enfant au moment des faits − et malgré les conclusions d’un juge de la Haute Cour à la retraite selon lesquelles l’électroconvulsivothérapie était constamment utilisée à l’hôpital de Lake Alice pour punir les enfants −, le rapport établi le 22 mars 2010 à l’issue d’une enquête policière qui a duré plus de trois ans et demi ne précise pas si les traitements décrits avaient bien pour objet de punir. Selon ce rapport, il existe des preuves de l’utilisation des deux modes de traitement par électroconvulsivothérapie. Il existe également des preuves de l’administration d’électrochocs dans des circonstances qui pourraient suggérer une forme de thérapie par aversion ou de punition. Le rapport indique également qu’il s’agit du septième examen de ces faits ou de faits connexes.

8.5À cet égard, le Comité rappelle qu’il avait recommandé à l’État partie de procéder sans délai à des enquêtes impartiales sur les allégations de mauvais traitements liées aux « cas anciens » et de poursuivre les auteurs des actes en question. Il rappelle également que, dans ses observations finales de 2015 concernant le sixième rapport périodique de l’État partie, il avait constaté que celui-ci n’avait pas « mené d’enquête ni engagé de poursuites pour les près de 200 cas présumés de torture et de mauvais traitements concernant des mineurs qui se seraient produits à l’hôpital de Lake Alice » et lui avait recommandé de mener rapidement des enquêtes impartiales et approfondies sur toutes les allégations de mauvais traitements dans les établissements de santé et de poursuivre les personnes soupçonnées de mauvais traitements. Dans son rapport de 2010, la police indiquait également que les médias avaient constamment porté un vif intérêt à cette affaire. Le Comité constate donc avec préoccupation qu’alors même que la police a mené plusieurs enquêtes sur la même affaire et reconnu l’existence de preuves de l’utilisation des « deux modes » de traitement par électroconvulsivothérapie et de l’administration d’électrochocs dans des circonstances qui pourraient suggérer une forme de thérapie par aversion ou de punition, que l’État partie a reconnu devant le Comité la gravité des plaintes anciennes pour torture et que l’intérêt du public pour cette affaire restait entier, les autorités de l’État partie ne se sont pas systématiquement efforcées d’établir les faits concernant une affaire ancienne aussi sensible, à savoir les sévices infligés à des enfants placés dans des établissements publics. Elles n’ont pas non plus reconnu expressément et qualifié les traitements subis par le requérant, qui étaient constitutifs de torture.

8.6Le Comité prend note des informations actualisées selon lesquelles la police a récemment décidé d’engager enfin des poursuites contre trois anciens membres du personnel de l’Unité pour enfants et adolescents, même si le premier a aujourd’hui 89 ans, le deuxième est médicalement inapte à être jugé et le troisième − le suspect principal, à savoir le docteur Leeks − est décédé entre-temps. L’État partie admet non seulement que les premières plaintes concernant les traitements infligés à l’hôpital de Lake Alice dans les années 1970 ont été déposées en 1976 et que d’autres ont été soumises depuis, mais aussi qu’une Commission royale a été créée très récemment, en 2018, pour enquêter sur les violences commises par le passé dans les établissements publics − y compris l’hôpital de Lake Alice − et que la police n’a décidé d’engager des poursuites qu’en 2022. L’affaire concernait des actes de violence commis contre un groupe vulnérable dans un établissement public, et on ne peut déléguer à des organes indépendants le pouvoir de rendre des décisions en matière pénale. À cet égard, le Comité note que le Conseil de l’ordre des médecins a lui aussi refusé d’agir en acceptant la radiation du docteur Leeks. L’État partie a tacitement accepté cette décision, qui est source d’impunité, en dépit de l’obligation qui lui incombe de protéger des mauvais traitements les personnes vulnérables, qui n’ont pas d’autre possibilité de porter leurs allégations devant les autorités compétentes.

8.7Dans son rapport de 2010, la police indiquait que les accusations n’avaient été examinées qu’en relation avec la culpabilité du principal suspect, le docteur Leeks, et concluait qu’il était peu probable qu’il y ait suffisamment de preuves pour engager avec succès des poursuites pour cruauté volontaire envers un enfant. Comme suite à des demandes de victimes, l’enquête a été rouverte en 2019 concernant les allégations d’abus sexuels à Lake Alice et, en 2021, la police a estimé qu’elle disposait de suffisamment d’éléments de preuve pour inculper trois personnes du chef de maltraitance infantile volontaire, bien que le principal suspect, le docteur Leeks, ne puisse pas être poursuivi au motif qu’il n’était pas en mesure de se défendre devant un tribunal. Le Comité se dit préoccupé par le laps de temps considérable qui s’est écoulé entre les deux enquêtes de police, lesquelles ont abouti à des résultats opposés, ce qui soulève des doutes quant à l’efficacité de l’enquête policière, et en particulier la probabilité qu’elle ait permis d’identifier les responsables des violations. À cet égard, il constate que la police a reconnu les défaillances de ses précédentes enquêtes sur les sévices infligés à l’Unité pour enfants et adolescents, défaillances à cause desquelles les investigations ont accusé un retard inacceptable et les allégations n’ont pas toutes fait l’objet d’une enquête approfondie.

8.8Le Comité note en outre que, dans son enquête, la police a accordé une grande importance au fait que, selon la juste qualification des infractions en cause, un délai de prescription de six mois s’appliquait à celles-ci. Toutefois, ni l’État partie dans ses observations ni la police n’ont déterminé si le requérant, qui était enfant au moment des traitements en question, aurait pu effectivement déposer plainte dans les six mois qui ont suivi sa sortie de l’hôpital de Lake Alice, où il avait été envoyé par sa propre mère. Le Comité note que le requérant était placé dans cet établissement en 1975 et qu’il a essayé de déposer plainte auprès de la police en 1980, mais qu’il n’a pas été pris au sérieux et a même été menacé d’arrestation. À cet égard, il appelle l’attention de l’État partie sur l’obligation qui lui incombe, au titre de l’article 12 de la Convention, de veiller à ce qu’il soit immédiatement procédé d’office à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis. Il note que ce n’est qu’en 2003 que l’État a invité d’anciens patients de l’hôpital psychiatrique de Lake Alice à déposer une plainte pénale auprès de la police et que, malgré cette invitation expresse, la police n’a achevé son enquête qu’en 2021.

8.9Enfin, le Comité constate que, lorsqu’elles ont été saisies de plusieurs plaintes concernant les faits survenus à l’hôpital de Lake Alice, les autorités chargées de l’enquête ont choisi de n’examiner qu’une plainte représentative, ce qui, dans les circonstances particulières de ces plaintes anciennes qui n’ont pas été contestées, risquait de masquer le caractère systémique des violations en cause et toutes les circonstances les entourant. Il note toutefois que l’État partie a indiqué que dans sa nouvelle enquête engagée en 2019, la police n’avait pas considéré un unique témoignage comme représentatif, mais avait cherché à recueillir des informations auprès de toute personne se présentant comme une victime potentielle, dans la droite ligne de la décision rendue en l’affaire Zentveld c. Nouvelle ‑ Zélande.

8.10Au vu de ce qui précède, le Comité considère que l’État partie n’a pas immédiatement procédé à une enquête impartiale sur les actes de torture que le requérant affirme avoir subis lors de son séjour à l’Unité pour enfants et adolescents de l’hôpital psychiatrique de Lake Alice, et que cela constitue une violation des obligations mises à sa charge par les articles 12 et 13 de la Convention.

8.11Enfin, le Comité note que le requérant affirme qu’il n’a pas bénéficié de mesures d’indemnisation et de réadaptation appropriées pour les actes de torture subis dans l’Unité pour enfants et adolescents de l’hôpital de Lake Alice, ce que l’État partie n’a pas contesté. Le Comité conclut donc que le droit du requérant d’obtenir réparation, y compris sous forme de mesures de réadaptation, énoncé à l’article 14 de la Convention, a aussi été violé.

9.Le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, décide que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des articles 12, 13 et 14 de la Convention.

10.Le Comité invite instamment l’État partie à :

a)Faire en sorte qu’un tribunal examine rapidement toutes les allégations de torture formulées par le requérant et, le cas échéant, que les peines prévues par le droit interne soient infligées aux auteurs des actes en cause ;

b)Accorder au requérant une réparation appropriée, y compris une indemnisation juste et l’accès à la vérité, en fonction de l’issue du procès ;

c)Rendre publique la présente décision et en diffuser largement le contenu afin d’éviter que des violations analogues de la Convention se reproduisent.

11.Conformément à l’article 118 (par. 5) de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux constatations ci-dessus.