Nations Unies

CAT/C/73/D/889/2018

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

26 juillet 2022

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité contre la torture au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 889/2018 * , **

Communication présentée par :

D. C. (représenté par un conseil, Vadim Drozdov)

Victime(s) présumée(s) :

Le requérant

État partie :

Suisse

Date de la requête :

17 octobre 2018 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 115 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 22 octobre 2018 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision:

22 avril 2022

Objet :

Risque de torture en cas d’expulsion vers la Fédération de Russie (non-refoulement)

Question(s) de procédure :

Recevabilité − épuisement des recours internes

Question(s) de fond :

Torture et peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Article(s) de la Convention :

3

1.1Le requérant est D. C., de nationalité russe, né en 1973. Il a demandé l’asile à la Suisse, demande qui a été rejetée. Il est détenu dans un centre de détention avant expulsion, et il a prié le Comité de demander que des mesures provisoires de protection soient prises pour surseoir à son expulsion. Il affirme qu’en l’expulsant vers la Fédération de Russie l’État partie commettrait une violation des droits qu’il tient de l’article 3 de la Convention. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 (par. 1) de la Convention, avec effet au 6 octobre 1986. Le requérant est représenté par un conseil, Vadim Drozdov.

1.2La requête a été enregistrée le 22 octobre 2018. Elle était accompagnée d’une demande de mesures provisoires de protection. Le 6 décembre 2018, l’État partie a soumis des observations sur la recevabilité de la communication, ainsi qu’une demande tendant à ce que le Comité examine la question de la recevabilité séparément du fond d’examen et une demande de levée des mesures provisoires de protection. Le 12 juillet 2019, le Comité a décidé de rejeter la demande d’examen séparé de la question de la recevabilité et de ne pas lever les mesures provisoires de protection. Le 19 mars 2021, il a rejeté la demande de l’État partie en date du 3 avril 2020 tendant à ce qu’il mette fin à l’examen de la requête.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant vivait à Malgobek, en République d’Ingouchie (Fédération de Russie), avec sa femme et ses six enfants.

2.2En septembre 2015, le demi-frère du requérant a été porté disparu et, en mars 2016, il a été accusé par les autorités russes de participer à des activités extrémistes ou terroristes et son nom a été placé sur la liste nationale des personnes soupçonnées de participer à ce type d’activités. En février 2017, le requérant a accusé les autorités ingouches d’être responsables de la disparition de son demi-frère. En avril 2017, deux policiers ont été tués à Malgobek ; le demi‑frère du requérant figurait parmi les principaux suspects.

2.3À cette période, le requérant a enregistré, sous la contrainte, une vidéo dans laquelle il enjoignait à son demi-frère de se rendre. En outre, le requérant y critiquait le wahhabisme radical. Le 29 avril 2017, alors qu’il travaillait sur son tracteur dans une exploitation agricole, il a été blessé à la tête et à la hanche par des tirs de carabine provenant d’une voiture. Ce n’est que plusieurs mois plus tard qu’une enquête a été ouverte sur cette agression. Le requérant affirme que les auteurs étaient des islamistes radicaux qui avaient infiltré les forces spéciales de sécurité et cherchaient à se venger après la diffusion de la vidéo dans laquelle il critiquait publiquement le wahhabisme radical.

2.4Le 23 août 2017, il a été signalé que le demi-frère du requérant avait été trouvé mort après une opération des forces spéciales de lutte antiterroriste. Toutefois, la dépouille n’ayant jamais été restituée à la famille, celle-ci doute de ce décès. Après que le décès de son demi‑frère a été signalé, un procureur de Malgobek a conseillé au requérant de quitter la Fédération de Russie.

2.5Le 15 octobre 2017, le requérant est entré sur le territoire suisse et a demandé, le même jour, une protection internationale, invoquant, à l’appui de sa demande, la disparition de son demi-frère et les tirs de carabine dont il avait lui-même été victime.

2.6Le 18 octobre 2017, après que le requérant s’est entretenu au téléphone avec sa femme, on a jeté une grenade à main à l’intérieur de son domicile de Malgobek. Le requérant affirme que la police n’a jamais ouvert d’enquête sur cette attaque.

2.7Les 20 octobre et 14 novembre 2017, le requérant a été interrogé par les autorités suisses chargées des demandes d’asile. Pendant les entretiens, on lui a demandé à plusieurs reprises s’il avait la possibilité de déménager à Moscou pour éviter d’être persécuté, ce à quoi il a répondu qu’il serait également pris pour cible à Moscou.

2.8Le 21 décembre 2017, le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté la demande de protection internationale déposée par le requérant, arguant que celui-ci n’était en danger que dans la partie de la Fédération de Russie où il résidait avant d’entrer sur le territoire suisse. Le Secrétariat d’État aux migrations a donc estimé que le requérant avait la possibilité de déménager à Moscou, d’où sa femme était originaire, et qu’il y serait en sécurité. Le requérant affirme que les autorités n’ont pas apprécié comme il se devait ses craintes d’être persécuté, mais qu’elles se sont contentées d’indiquer qu’il avait la possibilité de déménager ailleurs en Fédération de Russie. Il fait en outre observer que les autorités n’ont pas contesté l’authenticité ou la crédibilité de ses déclarations et que le Secrétariat d’État aux migrations a indiqué que son récit était crédible et étayé par des éléments probants.

2.9Le requérant aurait pu former un recours contre la décision du Secrétariat d’État aux migrations du 21 décembre 2017, dans un délai de trente jours, ce qu’il n’a pas fait. Il soutient que toutes les indications lui ayant été données en allemand, langue qu’il ne parle pas, lorsqu’il a été convoqué au centre d’accueil des réfugiés pour retirer la lettre contenant cette décision, il n’a pas compris que cette lettre était déjà arrivée et qu’il devait aller la chercher.

2.10En janvier 2018, la décision du Secrétariat d’État aux migrations est devenue exécutoire et, le 15 février 2018, le requérant a reçu l’ordre de quitter le territoire suisse.

2.11Le 13 mars 2018, le requérant a demandé au Secrétariat d’État aux migrations de réexaminer sa demande de protection internationale, sur la base de nouvelles informations relatives au risque qu’il courrait d’être persécuté par Daech, les services de renseignement russes et des proches des policiers qui auraient été tués par son demi-frère (dans le cadre de ce que l’on qualifie de vendetta), essentiellement en raison du fait que l’un de ses parents est soupçonné de terrorisme. Le 21 mars 2018, le Secrétariat d’État aux migrations a suspendu la mesure d’expulsion prise à l’égard du requérant, dans l’attente que sa demande de réexamen soit examinée, et a demandé au requérant de s’acquitter des frais de réexamen.

2.12Le 9 mai 2018, le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté la demande de réexamen de la demande initiale du requérant, estimant qu’aucun élément nouveau ne lui avait été soumis et qu’il n’y avait donc pas lieu de procéder à un tel réexamen. Le Secrétariat d’État aux migrations a donc décidé de ne plus surseoir à l’exécution de la mesure d’expulsion prise à l’égard du requérant et a précisé que les requêtes qu’il pourrait présenter par la suite n’auraient pas d’effet suspensif sur la mesure en question.

2.13Le 25 mai 2018, le requérant a formé un recours contre cette décision devant le Tribunal administratif fédéral, arguant qu’en cas de renvoi en Fédération de Russie, il serait à nouveau persécuté par des services de sécurité, des extrémistes violents ou des proches des policiers qui auraient été tués par son demi-frère. Le 28 mai 2018, le Tribunal administratif fédéral a décidé de surseoir à l’exécution de la mesure d’expulsion mais, le 11 juin 2018, il a levé cette suspension. Le 25 juin 2018, le requérant a formé un recours contre la décision du Tribunal administratif fédéral, mais il en a été débouté le 27 juin 2018. Depuis cette date, la mesure d’expulsion prise à son égard est exécutoire.

2.14Le 4 septembre 2018, le Tribunal administratif fédéral a rejeté le recours formé par le requérant contre la décision du Secrétariat d’État aux migrations de ne pas réexaminer sa demande de protection internationale.

2.15Le requérant indique qu’il y a des éléments nouveaux qu’il n’a pas encore porté à la connaissance des autorités suisses, à savoir : a) les 2 et 4 novembre 2017 et les 10 janvier, 14 mars, 12 juin, 10 juillet et 30 juillet 2018, son épouse, qui réside à Malgobek, a reçu des convocations qui lui étaient adressées, le priant, sans plus d’informations, de se présenter devant un enquêteur pour être entendu en tant que témoin ; b) en août 2018, son fils a été agressé par plusieurs individus masqués, dans l’arrière-cour de la maison familiale à Malgobek ; c) on s’en était pris à son fils parce que l’oncle de celui-ci était soupçonné de terrorisme. Le requérant affirme qu’en cas de renvoi en Fédération de Russie, il serait ramené de force à Malgobek pour répondre aux sept convocations, et que dans cette ville il serait également persécuté.

2.16Le requérant dit avoir épuisé tous les recours internes utiles disponibles. Il a formé des recours contre les décisions du 9 mai 2018 et du 11 juin 2018, et aucun autre recours interne ne lui est ouvert. Ayant fourni les preuves des agressions physiques commises à son égard et à l’égard des membres de sa famille dans leur pays d’origine, il affirme avoir étayé l’allégation selon laquelle il courrait personnellement et actuellement le risque d’être persécuté en Fédération de Russie. Il affirme également que les éléments nouveaux devraient être examinés et appréciés par les autorités suisses chargées des demandes d’asile.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant affirme que son expulsion vers la Fédération de Russie constituerait une violation par la Suisse de l’article 3 de la Convention. Il invoque, à l’appui de ses affirmations, le fait que s’il était renvoyé dans son pays d’origine : a) il pourrait être persécuté par les forces de l’ordre russes, en raison de son lien de parenté avec son demi-frère soupçonné de terrorisme ; b) il pourrait être persécuté dans le cadre d’une vendetta orchestrée par des proches des policiers qui auraient été tués par son demi-frère ; c) il pourrait être persécuté par des extrémistes violents pour avoir publiquement critiqué leur idéologie.

3.2Le requérant insiste sur la crédibilité de ses griefs et soutient que les autorités suisses chargées des demandes d’asile n’ont pas mis en doute ses déclarations, mais qu’elles ont considéré que le risque était limité à une partie de la Fédération de Russie, sans apprécier toutes les informations portées à leur attention.

3.3Le requérant prie le Comité de demander à la Suisse de surseoir à son expulsion vers la Fédération de Russie tant que sa requête sera à l’examen et de demander aux autorités suisses d’examiner la demande de protection internationale qu’il a déposée.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une note en date du 6 décembre 2018, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité. Il soutient que le requérant n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles. Comme il ressort de la jurisprudence du Comité, le requérant aurait dû présenter aux autorités nationales tous les éléments nouveaux apparus, même après le rejet définitif de sa demande d’asile. De manière générale, les doutes quant à l’utilité d’un recours ne sont pas dissipés dès lors que le requérant n’a pas démontré que le recours en question aurait peu de chances d’aboutir. En principe, il n’appartient pas au Comité d’évaluer les perspectives de succès des recours internes, mais uniquement d’examiner si ce sont des recours appropriés aux fins recherchées par le requérant. Le Comité a pour pratique de considérer que le recours n’est pas utile lorsqu’il est dépourvu de tout effet suspensif ou que le coût de la procédure est trop élevé.

4.2Le 15 octobre 2017, le requérant a déposé une demande d’asile, qui a été rejetée le 21 décembre 2017. Il aurait pu former un recours contre cette décision du Secrétariat d’État aux migrations devant le Tribunal administratif fédéral, dans un délai de trente jours, ce qui aurait eu un effet suspensif. Le 13 mars 2018, le requérant a déposé une demande de réexamen, aux fins de laquelle il a fourni des éléments d’information supplémentaires le 23 avril 2018. Le 9 mai 2018, cette demande a été rejetée, au motif qu’aucun élément de preuve nouveau n’avait été soumis. Le 4 septembre 2018, le Tribunal a confirmé la décision du Secrétariat d’État aux migrations de ne pas réexaminer la demande d’asile du requérant, considérant que la requête semblait destinée à compenser le fait que le requérant n’avait pas contesté la décision de rejet rendue initialement par le Secrétariat d’État aux migrations le 21 décembre 2017. Ainsi, le Secrétariat d’État aux migrations et le Tribunal ont dûment examiné la question de savoir s’il y avait lieu de suspendre la mesure de renvoi du requérant. L’appel ayant un effet suspensif, il constitue un recours utile.

4.3L’État partie rappelle que le requérant n’a pas formé un recours contre la décision du Secrétariat d’État aux migrations du 21 décembre 2017 devant le Tribunal administratif fédéral, lequel aurait eu un effet suspensif. La décision du Tribunal du 4 septembre 2018 ne portait que sur une demande de réexamen, à savoir qu’il s’agissait de déterminer si les preuves présentées à l’appui de la demande comportaient des éléments nouveaux suffisants pouvant conduire à ce que la décision du Secrétariat d’État aux migrations du 21 décembre 2017 soit réexaminée. Le requérant n’a pas soumis les éléments nouveaux aux autorités nationales (plutôt qu’au Comité) car il estimait que le recours formé devant le Tribunal administratif fédéral n’aurait pas automatiquement un effet suspensif. Qui plus est, il n’a pas prétendu que les recours internes n’étaient ni disponibles ni utiles.

4.4En principe, le requérant aurait pu déposer une nouvelle demande d’asile ou une demande de réexamen de la décision rejetant sa demande d’asile. En conclusion, l’État partie demande que les mesures provisoires de protection soient levées et que la communication soit déclarée irrecevable.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

5.1Dans une note en date du 3 avril 2019, le requérant a soumis des commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité. Il y commente le fait que l’État partie conteste la recevabilité de sa communication, en particulier parce qu’il n’a pas déposé de nouvelle demande d’asile ou de demande de réexamen de la décision de rejet de sa demande d’asile.

5.2Le requérant soutient que le fait de demander aux autorités suisses de réexaminer sa demande d’asile ne lui assurerait pas une protection internationale, car cela ne suspendrait pas automatiquement l’exécution de la mesure d’expulsion prise à son égard. Il souligne qu’après que le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté la demande de réexamen de sa demande d’asile initiale, le 9 mai 2018, le Tribunal administratif fédéral l’a informé que les requêtes qu’il pourrait présenter par la suite n’auraient pas d’effet suspensif sur son expulsion. Cet élément, considéré conjointement avec l’article 111b (par. 3) de la loi sur l’asile, qui dispose que « [l]e dépôt d’une demande de réexamen ne suspend pas l’exécution du renvoi », a conduit le requérant à croire que de nouvelles demandes de réexamen de sa demande ne suspendraient pas la mesure d’expulsion et ne constitueraient donc pas un recours utile. Le requérant n’a pas l’intention de saisir le Secrétariat d’État aux migrations d’une nouvelle demande de réexamen de la décision de ne pas lui accorder de protection internationale. Comme en dispose l’article 111b (par. 3) de la loi sur l’asile, « [l]’autorité compétente pour le traitement de la demande peut, sur demande, octroyer l’effet suspensif en cas de mise en danger du requérant dans son État d’origine ou de provenance ».

5.3En l’espèce, le requérant ne peut pasdéposer une nouvelle demande d’asile, faute de disposer d’éléments nouveaux justifiant une demande de protection internationale. L’article 111c (par. 2) de la loi sur l’asile prévoit que « [l]es demandes […] présentant de manière répétée les mêmes motivations sont classées sans décision formelle ». Dans sa demande initiale d’asile d’octobre 2017, sa demande de réexamen du 13 mars 2018 et ses communications ultérieures avec les autorités suisses, le requérant a indiqué toutes les raisons pour lesquelles il demandait une protection internationale. Il affirme qu’il n’a pas l’intention de déposer une nouvelle demande d’asile auprès des autorités suisses. Les éléments nouveauxauxquels l’État partie fait référence ne font qu’apporter des éléments de contextesupplémentaires aux motifs initialement invoqués.En tout état de cause, une nouvelle demande d’asile ne suspendrait pas la mesure d’expulsion applicable, conformément à la décision du Secrétariat d’État aux migrations du 9 mai 2018. Pour tenter de faire valoir au niveau interne des informations obtenues auprès de proches, le requérant devrait déposer une nouvelle demande de réexamen. Comme indiqué ci-dessus, une demande de réexamen de sa demande d’asile ne constitue pas un recours utile au sens de la Convention, car elle n’a pas automatiquement un effet suspensif. Le requérant affirme que sa communication est recevable et qu’il n’y a pas lieu de lever les mesures provisoires de protection comme l’a demandé l’État partie.

5.4Le requérant fait également valoir qu’en ratifiant la Convention, l’État partie a accepté de coopérer de bonne foi avec le Comité. L’État partie aurait dû se conformer à la demande du Comité, formulée dans la lettre d’enregistrement du Comité du 22 octobre 2018, de lui communiquer ses observations tant sur la recevabilité que sur le fond de la communication. Le requérant demande que tous les échanges relatifs à la présente affaire se fassent en anglais.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Dans une note en date du 10 décembre 2019, l’État partie a rappelé les trois motifs invoqués par le requérant à l’appui de sa demande d’asile, faisant valoir qu’une partie des allégations et des éléments de preuve présentés au Comité n’avait pas été portée à la connaissance des autorités nationales chargées des demandes d’asile. La présente communication doit donc être déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes disponibles. À titre subsidiaire, l’État partie avance que la communication devrait être considérée comme dénuée de fondement.

6.2L’État partie affirme que le requérant n’a pas présenté d’argument crédible et étayé tendant à démontrer qu’en cas de renvoi il serait personnellement et actuellement exposé à un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture. Il n’y a pas de violence généralisée ni de violations graves ou systématiques des droits de l’homme. Le requérant devrait invoquer des motifs supplémentaires de penser qu’il risquerait d’être soumis à la torture. Aucune preuve d’un tel risque couru personnellement n’a été présentée.

6.3Le requérant n’a pas prétendu avoir été soumis à la torture ou à d’autres mauvais traitements dans le passé. Selon ses propres déclarations, faites lors de son entretien du 14 novembre 2017, il n’a jamais eu de problème avec les autorités de la Fédération de Russie ni de raison de craindre lesdites autorités, malgré la radicalisation présumée de son demi-frère. En ce qui concerne l’agression commise contre lui en avril 2017 par le groupe armé, elle a fait l’objet d’une enquête pénale des autorités russes. L’État partie part du principe que les autorités peuvent et veulent offrir une protection au requérant.

6.4Le requérant n’a pas prétendu s’être livré, à l’intérieur ou à l’extérieur de son pays d’origine, à des activités politiques. En outre, certaines de ses déclarations étaient imprécises ou contradictoires. Par exemple, lors de son entretien du 20 octobre 2017, il a affirmé qu’il pouvait résider à Moscou, où on lui avait proposé un emploi au Service des urgences médicales. Qui plus est, il a fourni une adresse et indiqué quelle était son activité professionnelle à Moscou, lorsqu’il a déposé, dans cette ville, une demande de visa à l’ambassade de Suisse. Dans la communication qu’il a soumise au Comité, il a fait état d’éléments qui n’avaient pas été communiqués aux autorités suisses. Par exemple, sa femme n’est pas originaire de Moscou, mais d’Ingouchie. Après la mort violente de ses parents pendant la première guerre en Tchétchénie, elle a été adoptée par un couple d’Ingouches et a déménagé à Moscou, où elle s’est ensuite mariée. Par conséquent, le requérant et sa famille n’ont pas de parents directs ni de logement à Moscou. Le requérant n’a pas expliqué pourquoi il avait fait des déclarations différentes à différents moments et pourquoi il ne pouvait pas vivre à Moscou. Le requérant n’a pas non plus fait part aux autorités des sept convocations qui lui avaient été adressées entre le 2 novembre 2017 et le 30 juillet 2018. Bien que ces convocations lui aient été adressées en sa qualité de témoin, leur raison d’être n’a pas été expliquée en détail et l’épouse du requérant n’a pas non plus fourni d’informations supplémentaires à ce sujet. On ne comprend pas bien pourquoi le requérant n’a pas fait état de ces convocations pendant la procédure de demande d’asile, ou pendant la procédure ultérieure concernant sa demande de réexamen. En revanche, on peut comprendre qu’une victime d’agression armée soit convoquée par les autorités pour être entendue en tant que témoin. Le requérant devant faire le déplacement de Moscou à Malgobek (Ingouchie) pour répondre aux convocations et être entendu comme témoin, l’État partie soutient que ces convocations montrent que les autorités étaient disposées et décidées à lui offrir une protection après la tentative d’assassinat qui l’avait visée en avril 2017.

6.5Parmi les nouveaux éléments dont le requérant a fait état figure le fait que son fils Osman a été agressé par des inconnus en août 2018. L’un des agresseurs aurait déclaré à Osman qu’ils le battaient à cause de son oncle, soupçonné de terrorisme. À cet égard, l’État partie rappelle que les autorités chargées des demandes d’asile n’ont pas contesté les déclarations faites par le requérant à l’appui de sa demande d’asile (décisions du Secrétariat d’État aux migrations du 21 décembre 2017 et du 9 mai 2018, et décision du Tribunal administratif fédéral du 4 septembre 2018), et qu’il est possible que les actes violents commis contre des membres de sa famille aient eu lieu. Néanmoins, le requérant a toujours la possibilité de déménager avec sa famille à Moscou ou ailleurs en Fédération de Russie, afin d’éviter tout risque de persécution. L’État partie part du principe que les autorités russes sont disposées et décidées à lui offrir une protection.

6.6Le requérant invoque trois motifs de craindre d’être soumis à la torture ou à d’autres mauvais traitements en cas de renvoi en Fédération de Russie. En ce qui concerne les craintes alléguées nées du fait qu’il a un lien de parenté avec une personne soupçonnée d’être un terroriste, l’État partie rappelle que les convocations à un entretien ont été adressées au requérant en sa qualité de témoin. Le demi-frère du requérant ayant disparu en septembre 2015, on ne voit pas bien pourquoi les autorités auraient attendu aussi longtemps − jusqu’en novembre 2017 − avant de le convoquer pour être entendu. En outre, après l’agression dont il a été victime en avril 2017, le requérant a été autorisé à quitter légalement son pays à deux reprises, et, selon les déclarations qu’il a faites lors de ses entretiens du 20 octobre et du 14 novembre 2017, il n’a pas subi la moindre conséquence à son retour de son premier séjour à l’étranger.

6.7Concernant ses craintes d’être persécuté par des proches des policiers qui auraient été tués par son demi-frère, le requérant a soumis des documents d’information générale émanant d’une organisation non gouvernementale suisse appelée « Citizens’ Support » et du centre des droits de l’homme Memorial, en Fédération de Russie. Or ces documents sont sans rapport aucun avec sa situation. En outre, il n’a pas pu être établi que le requérant avait eu le moindre contact avec les autorités de Malgobek.

6.8En ce qui concerne les craintes du requérant d’être persécuté par des extrémistes, l’État partie soutient que les autorités n’ont pas contesté que le requérant avait été victime d’une agression. Ses griefs selon lesquels il n’a pas été protégé n’ont pas été corroborés. En outre, selon les déclarations qu’il a lui-même faites lors d’un entretien, le requérant avait la possibilité de résider à Moscou sans courir le moindre risque. Le requérant n’a pas présenté d’éléments concrets permettant d’établir qu’en cas d’expulsion vers la Fédération de Russie, il serait personnellement et actuellement exposé à un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture ou à d’autres mauvais traitements, au sens de l’article 3 de la Convention.

6.9En conclusion, l’État partie affirme que le requérant n’a soumis aucun élément montrant qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’il serait personnellement exposé à un risque réel d’être torturé s’il était renvoyé en Fédération de Russie. La présente communication devrait donc être déclarée irrecevable ou dénuée de fondement. Le renvoi du requérant ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.

Observations complémentaires de l’État partie

7.1Dans une note en date du 3 avril 2020, l’État partie a demandé qu’il soit mis fin à l’examen de la requête, au motif que le requérant avait déposé une nouvelle demande d’asile le 28 février 2020.

7.2Le 3 avril 2020, le Secrétariat d’État aux migrations a décidé de suspendre l’exécution de la mesure d’expulsion du requérant vers la Fédération de Russie. Les autorités cantonales comme l’intéressé ont été informés de cette suspension le 26 mars 2020. Étant donné que le requérant ne risque plus d’être renvoyé de l’État partie et que toute décision rendue à l’issue de sa nouvelle demande d’asile serait susceptible d’un recours devant le Tribunal administratif fédéral qui aurait un effet suspensif, l’État partie demande au Comité de mettre fin à l’examen de la requête. Il fait valoir que le requérant pourrait saisir le Comité d’une nouvelle requête s’il considérait à nouveau que les autorités nationales chargées des demandes d’asile violaient ses droits. L’État partie renvoie à la décision du Comité de mettre fin à l’examen de la requête dans l’affaire N . A . A . et al . c . Suisse.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

8.1Dans une note en date du 29 décembre 2020, le requérant a soumis ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond, et s’est opposé à la demande de cessation de l’examen de la requête présentée par l’État partie. Il fait valoir que la décision du Comité de mettre fin à l’examen dans l’affaire N . A . A . et al . c . Suisse concernait le renvoi du requérant vers l’Italie en application du Règlement (UE) no604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 (Règlement Dublin III). Dans cette affaire, les requérants avaient encore la possibilité de déposer une demande d’asile pour ne pas être expulsés vers leur pays d’origine. Or la présente affaire concerne les décisions relatives au renvoi du requérant directement dans son pays d’origine. Les deux situations ne sont pas identiques. En l’espèce, il est établi que le requérant a le statut de victime au regard de l’article 3 de la Convention. Cela est confirmé par la lettre du Secrétariat d’État aux migrations en date du 26 mars 2020, dans laquelle celui-ci demande aux autorités cantonales de suspendre le renvoi du requérant jusqu’à ce que le Comité ait examiné son cas et que sa nouvelle demande d’asile soit traitée par les autorités nationales.

8.2Le 14 mai 2020, le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté la nouvelle demande d’asile du requérant en date du 28 février 2020, soumise par un représentant au niveau national, et lui a ordonné de quitter le territoire suisse avant le 31 juillet 2020. Le requérant n’a pas formé un recours contre cette décision devant le Tribunal administratif fédéral, estimant qu’un tel recours ne serait pas utile, argument qu’il avait déjà défendu dans sa demande initiale et dans ses commentaires sur les observations formulées le 6 décembre 2018 par l’État partie concernant la recevabilité, dans lesquelles celui-ci indiquait que le requérant ne s’était pas prévalu de ce recours. En outre, le représentant du requérant au niveau national lui a indiqué que ce recours n’aboutirait pas.

8.3Le requérant fait l’objet d’une nouvelle mesure d’expulsion, qui est exécutoire. Vu la décision du Secrétariat d’État aux migrations du 14 mai 2020, les arguments de l’État partie en faveur de la demande de cessation de l’examen semblent dénués de fondement, étant donné que les mêmes facteurs de risque et les mêmes griefs concernant le risque de renvoi en Fédération de Russie ont été soulevés dans le cadre de la nouvelle procédure d’asile. Ce risque n’a pas disparu. Le requérant risque toujours d’être renvoyé en Fédération de Russie, la suspension de la mesure d’expulsion prise à son égard n’étant que temporaire.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention lui en fait l’obligation, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

9.2Le Comité rappelle que, conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, il n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Toutefois, cette règle ne s’applique pas s’il est établi que les procédures de recours internes ont dépassé ou dépasseraient les délais raisonnables ou qu’il serait peu probable que le requérant obtienne réparation par ce moyen. Le Comité note qu’en l’espèce, l’État partie a contesté que le requérant avait épuisé tous les recours internes disponibles.

9.3Le requérant affirme que s’il était renvoyé en Fédération de Russie, la Suisse violerait l’article 3 de la Convention car il risquerait d’être persécuté et torturé.

9.4Le Comité prend note de l’argument du requérant selon lequel le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté sa demande d’asile le 21 décembre 2017 et il aurait pu former un recours contre cette décision devant le Tribunal administratif fédéral dans un délai de trente jours, mais il ne l’a pas fait car il n’avait pas compris qu’il devait retirer un envoi du Secrétariat d’État aux migrations à la poste. Le 13 mars 2018, le requérant a demandé au Secrétariat d’État aux migrations de réexaminer sa demande d’asile, après avoir fourni des informations supplémentaires sur les risques auxquels il serait exposé. Le 21 mars 2018, le Secrétariat d’État aux migrations a décidé de surseoir à l’exécution de la mesure d’expulsion prise à l’égard du requérant jusqu’à ce que sa demande de réexamen soit examinée. Le 9 mai 2018, le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté la demande de réexamen de la demande initiale au motif qu’aucun élément nouveau ne lui avait été soumis et a levé la suspension de l’exécution de la mesure d’expulsion et indiqué que toute requête ultérieure n’aurait pas d’effet suspensif. Le 25 mai 2018, le requérant a formé un recours contre la décision du Secrétariat d’État aux migrations du 9 mai 2018 devant le Tribunal administratif fédéral. Le 28 mai 2018, le Tribunal administratif fédéral a de nouveau suspendu l’exécution de la mesure d’expulsion mais, le 11 juin 2018, le Tribunal administratif fédéral a levé cette suspension. Le 25 juin 2018, le requérant a formé un recours contre cette décision du Tribunal administratif fédéral, mais celle-ci a été confirmée le 27 juin 2018. Depuis cette date, la mesure d’expulsion prise à l’égard du requérant est exécutoire. Le 4 septembre 2018, le Tribunal administratif fédéral a confirmé la décision du Secrétariat d’État aux migrations de ne pas réexaminer la demande d’asile du requérant, au motif que la requête semblait destinée à compenser le fait que le requérant n’avait pas contesté la décision de rejet rendue initialement par le Secrétariat d’État aux migrations le 21 décembre 2017. De l’avis de l’État partie, ce dernier recours ne portait que sur une demande de réexamen. Le Comité prend également note de l’affirmation du requérant selon laquelle certains éléments nouveaux portés à la connaissance du Comité n’avaient pas été soumis aux autorités nationales chargées des demandes d’asile. Il prend note en outre de l’argument de l’État partie selon lequel le requérant n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles, étant donné qu’il n’a pas présenté aux autorités nationales tous les éléments nouveaux, même après le rejet définitif de sa demande, et qu’il n’a pas formé un recours, devant le Tribunal administratif fédéral, contre la décision de rejet rendue par le Secrétariat d’État aux migrations le 21 décembre 2018, ce qui aurait eu un effet suspensif. L’État partie affirme également que le requérant pouvait déposer une nouvelle demande d’asile ou solliciter le réexamen de cette demande. Le requérant fait toutefois observer que les demandes de réexamen ne suspendent pas automatiquement l’exécution d’une mesure d’expulsion et ne constituent donc pas un recours utile. Le Comité note que le 14 mai 2020, le Secrétariat d’État aux migrations a rejeté la nouvelle demande d’asile déposée par le requérant le 28 février 2020 et lui a ordonné de quitter le territoire suisse avant le 31 juillet 2020. L’État partie fait valoir à cet égard que le requérant n’a une nouvelle fois pas formé un recours contre cette décision devant le Tribunal administratif fédéral, car il considère qu’un tel recours ne serait pas utile, comme il l’a déjà affirmé précédemment. Le requérant a refusé de se prévaloir de ce recours, car il doute de pouvoir obtenir gain de cause. Le Comité rappelle sa jurisprudence, d’où il ressort que de simples doutes quant à l’utilité d’un recours ne dispensent pas le requérant de s’en prévaloir et que de manière générale de tels doutes ne sont pas dissipés dès lors que le requérant n’a pas démontré que le recours en question aurait peu de chances d’aboutir.

9.5Dans les circonstances de l’espèce, le Comité estime que l’État partie devrait avoir la possibilité de faire apprécier tous les éléments de preuve réunis par ses autorités chargées des demandes d’asile, y compris au stade du recours devant le Tribunal administratif fédéral, avant que la communication ne soit soumise pour examen en application de l’article 22 de la Convention. En outre, le Comité ne peut pas conclure qu’en l’espèce, le contrôle exercé par le Tribunal administratif fédéral sur la base d’un recours formé contre la décision de rejet rendue par le Secrétariat d’État aux migrations, qui entraîne automatiquement un effet suspensif, serait a priori inefficace. Le Comité conclut donc que le requérant n’a pas épuisé tous les recours internes disponibles.

10.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard de l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, au motif que tous les recours internes disponibles n’ont pas été épuisé ;

b)Que la présente décision sera communiquée au requérant et à l’État partie.