Nations Unies

CAT/C/45/D/349/2008

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. restreinte*

16 décembre 2010

Français

Original: anglais

Comité contre la torture

Quarante-cinquième session

1er-19 novembre 2010

Décision

Communication no 349/2008

Présentée par:

Mme Mükerrem Güclü(représentée par un conseil, Ingerman Sahlström)

Au nom de:

Mme Mükerrem Güclü

État partie:

Suède

Date de la requête:

29 juillet 2008 (lettre initiale)

Date de la présente décision:

11 novembre 2010

Objet:

Expulsion de l’auteur vers la Turquie

Questions de fond:

Interdiction du refoulement

Questions de procédure:

Griefs insuffisamment étayés

Article de la Convention:

3

[Annexe]

Annexe

Décision du Comité contre la torture au titre de l’article 22de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (quarante-cinquième session)

concernant la

Communication no 349/2008

Présentée par:

Mme Mükerrem Güclü(représentée par un conseil, Ingemar Sahlström)

Au nom de:

Mme Mükerrem Güclü

État partie:

Suède

Date de la requête:

29 juillet 2008 (lettre initiale)

Le Comité contre la torture, institué en vertu de l’article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Réuni le 11 novembre 2010,

Ayant achevé l’examen de la requête no 349/2008, présentée par M. Ingemar Sahlström au nom de Mme Mükerrem Güclü en vertu de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par la requérante, son conseil et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Décision au titre du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture

[Les notes explicatives entre crochets ne figureront pas dans le texte de la décision finale.]

1.1La requérante est Mme Mükerrem Güclü, de nationalité turque, née le 3 mai 1973. Elle réside en Suède et fait l’objet d’un arrêté d’expulsion vers la Turquie. Elle vit avec son mari et sa fille, qui ont également soumis une requête au Comité (Aytulun et Güclü c. Suède, communication no 373/2009). Elle affirme que son renvoi vers la Turquie constituerait une violation par la Suède de l’article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Elle est représentée par un conseil, M. Ingemar Sahlström.

1.2Le 31 juillet 2008, le Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, agissant en application du paragraphe 1 de l’article 108 du Règlement intérieur, a prié l’État partie de ne pas expulser la requérante vers la Turquie tant que sa requête serait examinée par le Comité. À la même date, l’État partie a accédé à cette demande.

Rappel des faits présentés par la requérante

2.1La requérante est entrée au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en mai 1990, à l’âge de 17 ans. Elle a participé à ses activités pendant quinze ans en tant que «soldat de la guérilla», et a suivi un entraînement de deux mois en Iraq. Entre 1991 et 1998, elle était chargée de dactylographier des articles écrits pour des journaux par d’autres membres du PKK, notamment Abdullah Öcalan, le chef du PKK. Elle a présenté aux autorités suédoises des photos d’elle en compagnie d’Abdullah Öcalan et d’autres dirigeants du PKK. Jusqu’en 1998, elle travaillait principalement dans les régions de Sirnak et de Diyarbakir en Turquie. Bien qu’elle n’ait jamais pris part au combat, elle devait porter des armes comme n’importe quel autre soldat de la guérilla; elle était armée d’une kalachnikov. L’armée turque a attaqué le camp de la guérilla où elle se trouvait à 10 reprises. En 1997, elle a été blessée au coude lors d’une attaque de l’armée turque.

2.2En 1998, elle a été transférée au camp principal du PKK en Syrie, appelé «l’Académie», où elle a participé à un cours d’éducation politique durant dix mois. Pendant cette formation, elle dirigeait un groupe de 20 personnes. Elle a été élue pour participer au sixième congrès du PKK tenu en Iraq entre décembre 1998 et février 1999. Elle a ensuite participé aux activités de la branche féminine du PKK (le PJA) à Qandil en Iraq. Sa tâche consistait principalement à dactylographier les articles rédigés par des dirigeants et d’autres membres du parti pour le journal Tanrica Zilan, mais elle a également écrit plusieurs articles elle-même.

2.3À la fin des années 90, la requérante a commencé à avoir des doutes sur l’idéologie du PKK. En 2002, elle a été détenue pendant plusieurs mois par cette organisation qui la soupçonnait d’avoir aidé un soldat de la guérilla à fuir et de ne pas soutenir le PKK et le PJA. Elle a été interrogée à de nombreuses reprises et humiliée devant ses camarades. Elle a également été traduite devant le tribunal du PKK appelé «la Plateforme». Après un certain temps, elle a été autorisée à poursuivre son travail au département des médias du PKK où elle a été maintenue sous surveillance. Elle s’efforçait d’éviter de se faire remarquer. Les personnes qui avaient tenté de s’échapper des camps de la guérilla ont été exécutées.

2.4En mai 2004, elle a été autorisée à s’entretenir avec des membres de sa famille dans un camp de réfugiés à Machmoor en Iraq. Elle s’est alors enfuie avec l’aide de son oncle, citoyen suédois. Elle a passé quelques mois en Iran, puis est retournée en Turquie avec de faux papiers d’identité. Elle y est restée pendant un certain temps, en veillant toutefois à ne pas se rendre dans les régions où le PKK était actif, de crainte d’être reconnue et tuée. Elle s’est rendue en Suède, où elle a présenté une demande d’asile le 14 avril 2005. En Suède, elle a épousé un homme dont la demande d’asile était également pendante, avec qui elle a eu un enfant en 2007. Par la suite, la demande d’asile de son mari, qui est également un ancien soldat de la guérilla du PKK ayant fui cette organisation, a été rejetée par la Suède.

2.5La requérante dit qu’elle est recherchée par les autorités turques, qui ont effectué de nombreuses recherches pour la retrouver, ont arrêté des membres de sa famille et les ont interrogés pour tenter de savoir où elle se trouvait. Selon elle, les autorités turques sont bien au courant de sa participation aux activités du PKK, car elles ont dit aux membres de sa famille qu’elles savaient qu’elle avait été un soldat de la guérilla. Son frère a dit à la police qu’elle se trouvait en Suède. La requérante affirme qu’en cas de renvoi en Turquie, elle risque jusqu’à quinze ans de prison pour ses activités au sein du PKK, et d’être soumise à la torture en détention. Elle affirme également que le PKK, la considérant comme un déserteur, la tuera, et que les autorités turques n’assureront pas sa protection.

2.6Le 23 mai 2006, le Conseil des migrations a rejeté la demande d’asile de la requérante ainsi que ses demandes de permis de séjour et de permis de travail. Il a également ordonné son expulsion vers son pays d’origine. Il n’a pas contesté le récit de ses activités au sein du PKK, mais a estimé qu’elle n’avait pas établi qu’elle était recherchée par les autorités turques. Le Conseil a reconnu qu’il y avait un risque que la requérante soit arrêtée et jugée, mais a considéré qu’il n’y avait aucun élément prouvant qu’elle recevrait une «peine plus sévère que d’autres personnes dans la même situation». Le Conseil a également estimé que la peine ne serait pas disproportionnée, compte tenu du fait que la requérante avait été membre d’une organisation terroriste. En outre, le Conseil a fait référence à la récente politique de la Turquie de «tolérance zéro» à l’égard de la torture et a dit que bien qu’il y ait encore des cas isolés de torture, rien n’indiquait que la requérante elle-même serait soumise à de tels actes. Le Conseil a également estimé que la requérante n’avait pas prouvé que le PKK la tuerait pour avoir quitté l’organisation sans autorisation.

2.7La requérante a fait appel de la décision du Conseil des migrations devant le tribunal des migrations (tribunal administratif du comté de Stockholm). Le 8 janvier 2007, Amnesty International a soumis une communication au tribunal pour soutenir l’appel de la requérante, affirmant que celle-ci ne bénéficierait pas d’un procès équitable en Turquie et qu’elle risquerait d’être soumise à la torture, ainsi qu’à d’autres traitements inhumains ou cruels. Amnesty International a relevé que les personnes qui se trouvaient dans la même situation que la requérante ne bénéficiaient pas de l’assistance d’un avocat et qu’elles étaient soumises à la torture dans le but de leur extorquer des aveux.

2.8Le 22 novembre 2007, le tribunal des migrations a rejeté l’appel de la requérante. Le 10 juin 2008, la cour d’appel des migrations a refusé à la requérante l’autorisation de faire appel de la décision du tribunal des migrations.

Teneur de la plainte

2.9La requérante affirme qu’à son arrivée en Turquie, elle sera arrêtée et torturée par les autorités et/ou par le PKK. Elle dit qu’elle ne bénéficiera pas d’un procès équitable et sera envoyée en prison, où elle n’aura aucune protection contre le PKK.

2.10La requérante se réfère aux directives du Ministère britannique de l’intérieur concernant le traitement des membres du PKK en Turquie, au rapport de la Commission européenne sur la Turquie, aux rapports d’Amnesty International de juillet 2007, et aux directives des services d’immigration canadiens relatives au PKK et à la Turquie. Tous ces documents font état de cas de mauvais traitements et de torture dans le système pénitentiaire turc, et deux d’entre eux indiquent explicitement que les forces de sécurité prennent pour cible les membres du PKK. La plupart de ces rapports datent de 2007.

Observations de l’État partie

3.1Dans une note datée du 30 janvier 2009, l’État partie rappelle partiellement les faits présentés par la requérante dans sa communication initiale. Il appelle en outre l’attention sur les réformes qui ont été engagées par les autorités turques pour lutter contre le problème de la torture, bien qu’il reconnaisse que des cas de torture continuent à se produire. Rappelant les arguments du Conseil des migrations, il relève que le PKK est considéré comme une organisation terroriste tant par la Turquie que par l’Union européenne. L’État partie reconnaît que la requérante risque d’être arrêtée, jugée et emprisonnée, mais il considère que l’octroi du statut de réfugié ne saurait être uniquement fondé sur le fait qu’une personne risque d’être punie conformément à la législation nationale.

3.2L’État partie relève que la requérante menait des activités à un niveau relativement peu élevé dans l’organisation et estime qu’elle n’a pas démontré qu’elle risquait une «peine disproportionnée» si elle était jugée en Turquie. Elle n’a pas démontré qu’elle risquait de faire l’objet de persécutions, de menaces ou d’actes de harcèlement de la part du PKK qui nécessiteraient que sa protection soit assurée. Même si elle risquait de subir un tel traitement, l’État partie considère qu’il est de la responsabilité des autorités judiciaires et de la police turques d’assurer sa protection.

3.3L’État partie rappelle que l’un des juges du tribunal des migrations a émis une opinion dissidente en faveur de la plaignante. Il a estimé que les informations relatives aux activités de la requérante dans le PKK étaient suffisantes pour que celle-ci soit considérée comme une «personne nécessitant une protection» et que, par conséquent, il fallait lui accorder un permis de résidence en Suède.

3.4Au sujet de la recevabilité, l’État partie reconnaît que la requérante a épuisé tous les recours internes disponibles et que, à sa connaissance, la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement. Il estime que la requérante affirme qu’elle risque de subir un traitement incompatible avec l’article 3 de la Convention sans apporter le minimum d’éléments de preuve requis aux fins de la recevabilité. Il fait valoir que la communication est manifestement infondée et donc irrecevable en vertu du paragraphe 2 de l’article 22 de la Convention et de l’alinéa b de l’article 107 du Règlement intérieur du Comité.

3.5L’État partie conteste les griefs de la requérante quant au fond. Il rappelle les réformes entreprises par la Turquie dans le domaine des droits de l’homme, notamment l’adoption d’une politique de tolérance zéro à l’égard de la torture et les importantes réformes législatives qui prévoient des mécanismes de plainte pour les victimes de tortures. Il estime qu’il convient d’accorder un grand poids aux conclusions des autorités suédoises, car celles-ci sont très bien placées pour apprécier les informations présentées par la requérante et évaluer la crédibilité de ses allégations. La requérante avait pris part aux activités du PKK à un niveau peu élevé et son travail se limitait à des tâches de dactylographie et d’édition. L’État partie nie donc qu’elle présente autant d’intérêt pour les autorités turques qu’elle le prétend. La requérante avait indiqué qu’elle n’avait jamais été privée de liberté, emprisonnée, ni arrêtée. Dans sa décision initiale, le Conseil des migrations avait relevé que la requérante n’avait pas pu établir par des preuves documentaires qu’elle présentait un intérêt pour les autorités turques, notamment qu’elle n’avait pas produit un extrait du registre national turc de la population prouvant qu’elle était recherchée par les autorités. Toutefois, l’État partie relève que, selon les informations dont il dispose, depuis 2004 il serait illégal d’indiquer dans ce registre qu’une personne est recherchée. Pour cette raison, l’État partie ne tient pas compte du fait que la requérante n’a pas présenté un tel document.

3.6L’État partie est conscient du fait que, le PKK étant considéré comme une organisation terroriste, au regard de la législation antiterroriste turque tout lien avec cette organisation constitue une infraction qui est réprimée par une peine alourdie d’un facteur de 1,5. Il estime que le risque que la requérante soit placée en détention ne constitue pas en soi un motif sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à un traitement contraire à l’article 3 de la Convention. En outre, l’État partie, citant de nombreux rapports concernant la question de la torture en Turquie, affirme que la situation des droits de l’homme dans le pays s’est améliorée, malgré une certaine augmentation des cas de torture signalée par les organisations non gouvernementales en 2007, et conclut que les informations concernant la vulnérabilité des membres du PKK dans les prisons sont quelque peu contradictoires.

3.7L’État partie affirme également que le risque d’être soumis à des mauvais traitements par un acteur non étatique ou par des particuliers sans le consentement exprès ou tacite du Gouvernement du pays de renvoi n’entre pas dans le champ d’application de l’article 3 de la Convention, et que par conséquent les griefs formulés à cet égard ne devraient pas être pris en compte dans l’examen de la communication. Il note en outre que la requérante avait passé dix mois dans le pays après avoir quitté le PKK sans être inquiétée et nie qu’elle présente autant d’intérêt pour le PKK qu’elle le prétend. L’État partie attire l’attention sur les contradictions dans les déclarations de la requérante concernant les possibilités d’échapper au PKK. Pendant la procédure d’asile, la requérante a affirmé qu’elle n’était pas autorisée à quitter le PKK et a décrit le sort réservé à ceux qui tentaient de s’échapper. Toutefois, elle a également dit qu’elle avait été autorisée à voir son oncle en dehors de la zone de guérilla, et que les règles avaient été modifiées en 2004 de sorte que les membres de l’organisation qui souhaitaient partir étaient désormais autorisés à le faire.

Commentaires de la requérante

4.1Le 15 avril 2009, la requérante a contesté les arguments de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond de la plainte.

4.2La requérante fournit une déclaration de la section de Diyarbakir de l’Association pour les droits de l’homme en Turquie datée du 13 août 2008 à l’appui de ses allégations. Il y est indiqué que des traitements cruels et inhumains sont souvent infligés par les forces de sécurité et que les personnes expulsées vers la Turquie suite au rejet de leur demande du statut de réfugié sont souvent arrêtées à leur arrivée dans les aéroports et soumises à un interrogatoire durant lequel la force physique et la pression psychologique sont utilisées. Les auteurs de ce document affirment qu’un mandat d’arrêt a été émis contre la requérante au motif qu’elle était membre d’une organisation terroriste armée, et indiquent le numéro de l’affaire pénale engagée contre elle par un procureur de Diyarbakir (2005/298). Il est affirmé dans cette déclaration que le nombre de plaintes déposées auprès de l’association concernant des actes de torture dans la région n’a cessé d’augmenter depuis 2004, et que rien qu’entre 2007 et 2008, il a augmenté de 260% (passant de 172 plaintes pour torture en 2007 à 434 en 2008). En ce qui concerne les anciens membres du PKK, l’association affirme qu’on les force à faire des aveux, à donner des informations sur le PKK et l’emplacement de ses camps, ainsi qu’à participer au combat contre leurs anciens camarades. L’association avance en outre que si la requérante et son mari étaient tous deux renvoyés en Turquie et qu’ils y étaient arrêtés, leur fille serait condamnée à vivre dans la rue.

4.3La requérante communique également des copies de décisions du Conseil des migrations et du tribunal des migrations concernant des affaires similaires à la sienne accordant le statut de réfugié en Suède à d’anciens membres du PKK. Elle fait valoir que, suivant leur propre pratique, les autorités auraient dû lui accorder l’asile.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

5.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une requête, le Comité contre la torture doit déterminer si la requête est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux paragraphes 5 a) et b) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement et que tous les recours internes disponibles ont été épuisés.

5.2Concernant l’allégation de la requérante selon laquelle en cas de renvoi en Turquie, elle serait tuée par le PKK pour avoir quitté l’organisation sans autorisation, le Comité considère que la question de savoir si l’État partie a l’obligation de ne pas expulser une personne qui risque de se voir infliger une douleur ou des souffrances par une entité non gouvernementale, sans le consentement exprès ou tacite du Gouvernement, est en dehors du champ d’application de l’article 3 de la Convention. Le Comité estime donc que ce grief est irrecevable en vertu de l’article 107 c) du Règlement intérieur du Comité.

5.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui affirme que la communication est irrecevable car manifestement infondée, étant donné que l’affirmation de la requérante selon laquelle elle risque de subir de la part des agents de l’État un traitement qui équivaudrait à une violation de l’article 3 de la Convention n’est pas étayée par le minimum d’éléments de preuve aux fins de la recevabilité. Le Comité est cependant d’avis que la requérante a apporté assez d’éléments pour lui permettre d’examiner l’affaire sur le fond.

Examen au fond

6.1Le Comité doit déterminer si, en renvoyant la requérante en Turquie, l’État partie manquerait à l’obligation qui lui est faite en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler un individu vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’il risque d’être soumis à la torture.

6.2Le Comité doit déterminer, comme le prévoit le paragraphe 1 de l’article 3, s’il existe des motifs sérieux de croire que la requérante risque d’être soumise à la torture si elle est renvoyée en Turquie. Pour ce faire, il doit tenir compte de tous les éléments, conformément au paragraphe 2 de l’article 3, y compris l’existence d’un ensemble systématique de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l’homme. À cet égard, le Comité note l’argument de l’État partie qui indique que des dispositions ont été prises pour améliorer la situation des droits de l’homme, notamment par l’introduction d’une politique de tolérance zéro et de mécanismes permettant de porter plainte contre les auteurs d’actes de torture. Il prend également note de l’argument de la requérante selon lequel ces changements n’ont pas fait diminuer le nombre de cas de torture signalés en Turquie (une organisation non gouvernementale locale ayant enregistré 172 plaintes pour torture en 2007 et 434 en 2008).

6.3Il s’agit cependant de déterminer si l’intéressée risque personnellement d’être soumise à la torture à son retour en Turquie. Même s’il existait en Turquie un ensemble systématique de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l’homme, cette situation ne constituerait pas en soi un motif suffisant pour conclure que la requérante risque d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays; il doit exister des motifs spécifiques donnant à penser que l’intéressée court personnellement un risque. À l’inverse, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne peut pas être considérée comme risquant d’être soumise à la torture dans les circonstances qui sont les siennes.

6.4Le Comité rappelle son observation générale relative à l’application de l’article 3 de la Convention, où il est indiqué que l’existence d’un risque d’être soumis à la torture doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons et qu’en tout état de cause, il n’est pas nécessaire de montrer que le risque couru est hautement probable.

6.5Le Comité note que l’État partie ne conteste pas le fait que la requérante ait participé aux activités du PKK, mais fait valoir que sa participation a eu lieu à un niveau peu élevé. Il note que l’État partie nie qu’elle présente aujourd’hui un grand intérêt pour les autorités turques, mais qu’il admet, tout comme le Conseil des migrations, que si elle est recherchée par les autorités turques, il y a un risque qu’elle soit arrêtée, placée en détention avant jugement et condamnée à une longue peine d’emprisonnement (par. 3.9). En outre, l’État partie indique qu’il ne tient pas compte du fait que la requérante n’a pas présenté d’éléments étayant directement l’allégation selon laquelle elle est recherchée par les autorités. Le Comité note également que la requérante a donné des informations concernant une action pénale engagée contre elle (affaire no 2005/298) (par. 4.2) qui [bien qu’elles n’aient pas, semble-t-il, été présentées aux autorités suédoises avant la soumission de la communication au Comité] n’ont pas été contestées par l’État partie. Le Comité est donc d’avis que la requérante a apporté suffisamment d’éléments indiquant qu’elle risque d’être arrêtée si elle est renvoyée en Turquie.

6.6Le Comité observe que, selon diverses sources, notamment les rapports soumis par la requérante, les forces de sécurité et la police turques continuent à utiliser la torture, en particulier pendant les interrogatoires et dans les centres de détention, notamment à l’égard des personnes soupçonnées de terrorisme. Le Comité note également que, selon les propres observations de l’État partie (par. 3.6), le nombre de cas signalés de mauvais traitements a augmenté en 2007. Plusieurs rapports présentés par l’État partie indiquent que, malgré les mesures législatives prises par le Gouvernement turc, les auteurs de ces crimes bénéficient souvent de l’impunité, et mettent en doute l’efficacité de la réforme entreprise. Un grand nombre des rapports récents auxquels l’État partie renvoie font également état d’une augmentation des cas signalés de mauvais traitements et de tortures commis par des membres des forces de sécurité ou de la police en dehors des locaux officiels, qui sont par conséquent plus difficiles à détecter et à documenter.

6.7En conclusion, le Comité note que la requérante a été membre du PKK pendant quinze ans; que, même si elle occupait une position peu élevée, elle a parfois effectué des travaux pour le chef de l’organisation, Abdullah Öcalan, ainsi que pour d’autres hauts dirigeants du PKK; qu’elle est recherchée en Turquie pour y être jugée en vertu de la législation antiterroriste et qu’elle risque donc d’être arrêtée à son arrivée dans le pays. À la lumière de ce qui précède, le Comité estime que la requérante a présenté suffisamment d’éléments prouvant qu’elle court personnellement un risque réel et prévisible d’être soumise à la torture si elle est renvoyée dans son pays d’origine.

6.8Le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, conclut que la décision de l’État partie de renvoyer la requérante en Turquie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

7.Conformément au paragraphe 5 de l’article 112 de son règlement intérieur, le Comité souhaite recevoir, dans un délai de quatre-vingt-dix jours, des renseignements sur les mesures que l’État partie aura prises pour donner suite à la présente décision.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol, en français et en russe. Paraîtra ultérieurement en arabe et en chinois dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]