Communication présentée par :

K. K.

Au nom de :

L’auteure

État partie :

Fédération de Russie

Date de la communication :

7 décembre 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Communiquée à l’État partie le 18 janvier 2016

Date de la décision :

25 février 2019

Exposé des faits

1.L’auteure de la communication est K. K., de nationalité russe, née en 1983. Elle se dit victime d’une violation des droits qui lui sont conférés par les alinéas b), d) et e) de l’article 2, l’alinéa a) de l’article 5 et l’alinéa c) de l’article 7 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. La Fédération de Russie a ratifié la Convention le 23 janvier 1981 et le Protocole facultatif le 28 juillet 2004.

Rappel des faits présentés par l’auteure

2.1L’auteure, militante de la cause LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres) et conseillère juridique bénévole de l’organisation Vykhod, était invitée à participer à l’organisation du festival QueerFest de 2013. Le 19 septembre, à l’entrée du bâtiment où se tenait la manifestation, elle a vu un député de l’Assemblée législative de Saint-Pétersbourg, Vitaly Milonov, accompagné de représentants de la police et de plusieurs autres hommes, qu’elle a reconnus car ils avaient auparavant agressé des militants LGBT. Sur les instructions de M. Milonov, les agents de police ont demandé aux organisateurs de la manifestation de leur présenter le contrat de location de l’espace utilisé. L’auteure est intervenue pour clarifier les aspects juridiques de la requête. M. Milonov a alors interrompu la conversation, déclarant que l’auteure et les autres participants n’étaient pas russes et qu’ils étaient à la solde de diplomates étrangers, à qui ils demandaient de l’argent. Le député, imité par son entourage, a ensuite adressé des menaces et des insultes aux visiteurs et aux bénévoles du festival. Il a notamment employé des termes comme spidozny, petukh et petushatnik. Il a dit à des femmes « Va te couper les cheveux, animal », les a traitées de « sauvages » ou encore a qualifié une femme de « mari » d’une autre. Lorsqu’un de ses acolytes a tenté de brutaliser une personne se rendant au festival et que l’auteure a demandé aux policiers d’intervenir, il l’a traitée de stukachka et de kovyryalka. Les agents de police n’ont pas réagi à ce comportement injurieux à l’égard de l’auteure.

2.2Le 30 septembre 2013, l’auteure a formé un recours pour engager des poursuites contre M. Milonov devant le parquet de Saint-Pétersbourg et celui du district de Primorsky (Saint-Pétersbourg), au titre des articles 5.61 (injure) et 5.62 (discrimination) du Code des infractions administratives de la Fédération de Russie. Le parquet du district de Primorsky a rejeté la demande, le 17 octobre 2013, au motif que le Code des infractions administratives ne comportait aucune disposition relative à la responsabilité administrative des députés de l’Assemblée législative et que, ceux‑ci bénéficiant de l’immunité, ils ne pouvaient être poursuivis qu’en vertu d’une loi fédérale spéciale qui n’avait pas encore été adoptée. Le 30 janvier 2014, l’auteure a fait appel de cette décision auprès du tribunal de district de Primorsky, qui l’a déboutée et a confirmé la décision du parquet le 20 mars 2014.

2.3Le 9 novembre 2013, l’auteure a engagé une procédure civile contre M. Milonov devant le tribunal de district d’Oktyabrsky (Saint-Pétersbourg), demandant que son honneur et sa dignité soient protégés et que la violation de ses droits moraux soit reconnue. L’affaire a été déférée au tribunal de district de Kirovsky pour des raisons de compétence. Le 29 avril 2014, ce dernier a rejeté la procédure, affirmant qu’aucun élément ne prouvait que le défendeur avait tenu des propos injurieux.

2.4Le 28 mai 2014, l’auteure a fait appel de la décision du tribunal de district de Kirovsky devant le tribunal de la ville de Saint-Pétersbourg. Le 14 octobre 2014, le tribunal a rejeté l’appel.

2.5À une date non précisée, l’auteure a intenté un pourvoi en cassation auprès du Présidium du tribunal de la ville de Saint-Pétersbourg. Celui-ci a rejeté le pourvoi le 27 février 2015, indiquant que, dans le cadre d’une procédure de cassation, l’annulation ou la révision d’un jugement devait être justifiée par une violation matérielle des règles de fond et de procédure, ce qui n’était pas le cas dans l’affaire examinée.

Plainte

3.1L’auteure fait valoir que l’État partie n’a pas mis à sa disposition des instruments de protection juridique efficaces, n’a pas reconnu la violation de ses droits, n’a proposé aucune réparation et n’a mis en place aucune autre procédure visant à restaurer ses droits.

3.2L’auteure se dit victime d’une violation des droits qui lui sont conférés par les alinéas b), d) et e) de l’article 2 de la Convention, en raison des actes d’humiliation et d’atteinte à l’honneur et à la dignité dont elle a été la cible du fait de son orientation sexuelle et de son identité de genre, ainsi que de son appartenance à la communauté LGBT.

3.3L’auteure se dit également victime d’une violation des droits qui lui sont conférés par l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, car elle a été humiliée et insultée en raison de sa non-conformité aux stéréotypes relatifs au rôle traditionnel des femmes dans les relations entre les sexes et du rôle social des femmes lesbiennes, bisexuelles ou transgenres.

3.4Enfin, l’auteure se dit victime d’une violation de l’alinéa c) de l’article 7 de la Convention, en raison du comportement discriminatoire et hostile dont elle a fait l’objet en tant que militante au service d’une organisation de défense des droits des LGBT.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Le 6 mai 2016, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité. Selon lui, la communication est irrecevable, l’auteure n’ayant pas épuisé toutes les voies de recours au niveau national puisqu’elle n’a pas formé de pourvoi en cassation contre la décision du tribunal de district de Kirovsky auprès de la Cour suprême de la Fédération de Russie. Il souligne qu’en vertu du Code de procédure civile, un pourvoi en cassation peut être introduit dans les six mois suivant l’entrée en vigueur de la décision du tribunal et, une fois ce délai révolu, la partie appelante peut demander au tribunal de le proroger. L’État partie renvoie à l’affaire Abramyan c. Fédération de Russie, dans laquelle la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a jugé qu’avant de la saisir, l’appelant devait avoir épuisé tous les recours en cassation, c’est‑à-dire avoir saisi une cour de cassation régionale et la Cour suprême de la Fédération de Russie.

4.2L’État partie note que l’auteure aurait également pu déposer plainte auprès du Bureau de médiation fédéral ou régional, qui travaille en toute indépendance, sans rendre compte à aucune autorité publique, et aurait donc pu examiner la plainte de façon objective.

4.3L’État partie ajoute que la communication est irrecevable car elle n’est pas étayée. Selon lui, les documents fournis par l’auteure montrent que les autorités nationales ont traité ses plaintes dans le respect de la loi, de façon raisonnable et dans les délais prescrits, et que les tribunaux ont rendu leur jugement à l’issue d’une procédure accusatoire, en respectant le principe d’égalité entre les parties. La juridiction de première instance a jugé que les propos du défendeur ne pouvaient pas être considérés comme des injures et cette décision a été confirmée par les cours d’appel et de cassation. L’État partie souligne que les tribunaux ont consulté intégralement et objectivement les éléments de preuve fournis par l’auteure, qui comprenaient des déclarations de témoins et des enregistrements vidéo, et en ont dûment tenu compte dans leurs décisions.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie quant à la recevabilité

5.1Le 11 juillet 2016, l’auteure a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité de la communication. Elle reconnaît que le Code de procédure civile l’autorise à former un pourvoi en cassation auprès de la Cour suprême de la Fédération de Russie. Toutefois, aux termes de l’article 387 du Code, les décisions des juridictions inférieures ne peuvent être revues ou annulées dans le cadre de procédures de cassation qu’en cas de violation grave des règles de droit matériel ou de procédure ayant influé sur l’issue d’une affaire. L’auteure indique que sa procédure civile a été rejetée car le tribunal n’a pas reconnu que sa dignité avait été bafouée par le défendeur ni que les propos que celui-ci lui avait tenus étaient des injures. D’après la décision du 27 février 2015 adoptée par le tribunal de la ville de Saint-Pétersbourg, qui a examiné le pourvoi en cassation, les arguments avancés visaient à faire réévaluer les motifs des conclusions des juridictions de première instance et d’appel et ne pouvaient donc pas être examinés en cassation. Par conséquent, saisir la Cour suprême ne lui aurait pas permis d’obtenir le résultat souhaité.

5.2L’auteure fait également remarquer que tout pourvoi en cassation est d’abord examiné par un juge unique qui décide s’il sera soumis à la Cour, ce qui rend la procédure arbitraire.

5.3L’auteure ajoute que, dans son cas, le délai pour introduire un pourvoi en cassation avait expiré le 15 avril 2015 (six mois après la décision rendue en appel) et que l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Abramyan c. Fédération de Russie avait été rendu le 15 mai 2015. Avant cette affaire, la CEDH et les organes conventionnels des droits de l’homme considéraient que les juridictions civiles de première et de deuxième instances de la Fédération de Russie constituaient des voies de recours, mais pas les juridictions supérieures (procédure de contrôle). L’auteure affirme qu’après l’affaire Abramyan, l’État a modifié la procédure civile interne en renommant « appel » la procédure de cassation et « cassation » la procédure de contrôle juridictionnel. De ce fait, lorsqu’elle a soumis sa lettre initiale dans le cadre de la présente communication, l’auteure s’est fondée sur le principe qui était alors en vigueur, selon lequel seules les cours d’appel étaient reconnues comme voies de recours. Elle ajoute que le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a déjà déclaré qu’il ne reconnaissait pas comme recours les procédures de cassation et de contrôle juridictionnel telles que définies dans la version révisée du Code de procédure civile de la Fédération de Russie.

5.4Pour ce qui est de saisir le Bureau de médiation de la Fédération de Russie, l’auteure affirme que ce n’est pas une voie de recours interne et qu’elle n’est reconnue comme telle par aucun organe international. Aux termes de l’article 27 de la Loi constitutionnelle fédérale, le Bureau de médiation pour les droits de l’homme de la Fédération de Russie doit, compte tenu des décisions prononcées au sujet des plaintes déposées, communiquer ses propres conclusions et recommandations aux autorités qui ont, par leurs travaux, porté atteinte aux droits et aux libertés des citoyens. Ses conclusions ne permettent pas de rétablir les droits bafoués et ne constituent pas une reconnaissance par l’État de la violation commise : seuls les tribunaux et les autorités administratives disposent de tels pouvoirs. L’auteure rappelle que la CEDH a jugé que le recours à un mécanisme de médiation ne constituait pas une voie de recours interne au sens de l’article 35 de la Convention européenne des droits de l’homme.

5.5L’auteure signale également que les conclusions présentées aux autorités locales par le Bureau de médiation pour les droits de l’homme de Saint-Pétersbourg, tout comme celles du Bureau de médiation fédéral, n’ont été en aucune manière prises en compte et n’ont pas eu de conséquences juridiques pour les auteurs de violations. À titre d’exemple, en septembre 2014, le Bureau de médiation de Saint-Pétersbourg a saisi le Président de l’Assemblée législative de la ville au sujet des agissements d’un groupe d’individus dirigé par M. Milonov, qui avait bloqué les accès aux locaux où se déroulait le festival QueerFest en 2014, séquestrant plus de 100 personnes à l’intérieur, et y avait diffusé un gaz non identifié ainsi qu’un fumigène coloré. Aucune suite n’a été donnée à cette communication.

5.6En ce qui concerne les déclarations de l’État partie selon lesquelles il n’y a pas eu injure, l’auteure renvoie aux conclusions d’une analyse linguistique légale menée en 2015‑2016 dans le cadre d’une autre procédure civile engagée devant le tribunal de district de Kirovsky contre M. Milonov par un groupe de militantes et militants LGBT qui l’accusaient de leur avoir adressé des insultes homophobes. L’expert linguistique avait établi que le mot kovyryalka, proféré à l’intention d’une personne précise, était une injure et qu’il était considéré comme tel dans pratiquement tous les contextes. L’auteure souligne que les conclusions de cet expert sont analogues à celles présentées par un spécialiste dans le cadre de son affaire, mais que les griefs ont été rejetés dans les deux cas, ce qui démontre que la Fédération de Russie n’offre pas de voies de recours internes face aux actes discriminatoires commis par le député de l’Assemblée législative de Saint-Pétersbourg, M. Milonov, contre des groupes de population socialement vulnérables, tels que les personnes LGBT et celles qui défendent leurs droits.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1L’État partie a présenté ses observations sur le fond le 6 mai 2016. Il note que, dans le cadre de l’action intentée par l’auteure contre M. Milonov, le tribunal de district de Kirovsky s’est fondé sur la Constitution de la Fédération de Russie, le Code civil et les résolutions de la Cour suprême pour juger qu’il n’y avait pas lieu d’assurer la protection judiciaire des droits de l’auteure, puisque M. Milonov n’avait fait qu’exprimer son opinion personnelle. L’État partie fait valoir qu’après avoir analysé les éléments de preuve recueillis, y compris les enregistrements vidéo des événements du 19 septembre 2013, les conclusions des psychologues et des linguistes et les déclarations des témoins, le tribunal a jugé que les propos du défendeur n’étaient pas offensants et ne portaient pas atteinte à l’honneur et à la dignité de l’auteure, puisqu’ils ne la visaient pas personnellement, ne contenaient pas de termes insultants, injurieux ou grossiers et reflétaient simplement l’opinion personnelle du défendeur au sujet de la manifestation, qu’il était libre d’exprimer en vertu de la Constitution russe et du droit international. Le tribunal a estimé que l’on ne pouvait pas considérer les actes du défendeur comme insultants ou portant atteinte à l’honneur, à la dignité et à la réputation de l’auteure pour la seule raison qu’il avait exprimé un point de vue critique et avait manqué de respect envers l’auteure en utilisant le pronom familier ti pour s’adresser à elle. Le comportement du défendeur pouvait s’expliquer par une situation de tension ou d’autres facteurs, mais il ne témoignait d’aucun sentiment nationaliste, xénophobe ou misogyne, comme l’avait prétendu la demandeuse dans le cadre de l’affaire.

6.2L’État partie ajoute que les allégations de l’auteure, qui affirme que les images vidéo montrent M. Milonov s’adresser à elle et la traiter de kovyryalka, un terme de jargon renvoyant à ses relations intimes, relèvent de la spéculation et ne sont étayées par aucun élément de preuve. Les deux parties ont présenté au tribunal les conclusions établies par des linguistes à propos des acceptions de ce mot. L’auteure a affirmé que c’était un terme d’argot des plus offensants employé dans les prisons pour femmes, qui signifiait « lesbienne ». Le tribunal de première instance a toutefois estimé que l’acception donnée par l’auteure était peu connue du grand public et qu’il n’y avait aucune raison de penser que M. Milonov connaissait ce sens spécifique. Il a tenu compte des conclusions du linguiste qui a assuré que kovyryalka avait de nombreuses significations, qui n’étaient pas toutes insultantes, et du fait que différents dictionnaires donnaient encore plus d’acceptions non injurieuses de ce terme. Le tribunal a établi que le défendeur avait prononcé ce mot en chuchotant presque et sans exprimer aucune émotion. Le représentant du défendeur a indiqué que celui-ci ne se souvenait même pas d’avoir utilisé ce mot et que, s’il l’avait fait, il ne lui avait pas attribué le même sens que l’auteure.

6.3L’État partie note qu’aux termes de l’article premier de la Convention, l’expression « discrimination à l’égard des femmes » vise toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine. Les tribunaux nationaux ont conclu qu’il n’y avait eu aucune violation des droits moraux de l’auteure, y compris celui de ne pas être victime de discrimination. L’État partie ajoute que l’évaluation des éléments de preuve et de l’application du droit interne relève de la compétence des autorités nationales, y compris judiciaires, et qu’il considère donc qu’il n’y a pas eu de violation de la Convention dans cette affaire.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie quant au fond

7.1Dans les commentaires qu’elle a soumis le 25 novembre 2016, l’auteure a réaffirmé qu’elle estimait avoir été victime de discrimination de la part d’un représentant de l’autorité publique, qui était venu sur les lieux d’une manifestation et avait fait des déclarations qu’elle avait trouvées offensantes et humiliantes. L’auteure insiste sur le fait que les atteintes à son honneur et à sa dignité, et les injures portant sur son orientation sexuelle constituaient des actes de discrimination à son égard en tant que membre d’un groupe vulnérable, les femmes lesbiennes, bisexuelles ou transgenres, et étaient fondées sur son orientation sexuelle et son identité de genre et motivées par son activité de défense des droits des personnes LGBT. Elle déclare également avoir été humiliée et insultée en raison de sa non-conformité aux stéréotypes relatifs au rôle traditionnel des femmes dans les relations entre les sexes et dans la famille, et en raison du rôle social des femmes lesbiennes, bisexuelles ou transgenres. Elle considère que les termes employés pour s’adresser à elle, dont le registre relève exclusivement du milieu carcéral, visaient à l’associer à un environnement criminel afin de la marginaliser et de donner l’impression que son comportement était condamnable.

7.2L’auteure fait valoir qu’elle a demandé aux autorités nationales de protéger ses droits à l’égalité et à la non-discrimination et de faire respecter sa vie privée, son honneur et sa dignité, et que ces autorités ont rejeté ses demandes et ne lui ont pas offert de voies de recours. Elle ajoute que le respect des principes de non-discrimination et d’égalité requiert une égalité réelle, pas seulement juridique ou formelle. L’égalité réelle repose sur une démarche individuelle de prise en compte des besoins spécifiques de certains groupes vulnérables et suppose l’élimination de tout obstacle auquel ils pourraient se heurter. L’auteure souligne qu’en tant que membre du groupe des femmes lesbiennes, bisexuelles ou transgenres et défenseuse des droits de la personne, elle est particulièrement exposée aux formes de discrimination interdites par la Convention. Selon elle, la discrimination fondée sur le sexe et l’identité de genre est étroitement liée à d’autres formes de discrimination touchant les femmes, notamment celles fondées sur leur statut social et leur orientation sexuelle. L’État partie doit donc reconnaître en droit et interdire ces formes de discrimination croisées, qui ont des effets néfastes cumulés sur les femmes. L’auteure fait remarquer que le Comité des droits de l’homme a considéré que le terme « sexe », utilisé au paragraphe 1 de l’article 2 et à l’article 26 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, recouvrait également l’orientation sexuelle, et qu’elle a donc été victime de discrimination au sens de l’article premier de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes.

7.3L’auteure rappelle que les organes internationaux expriment régulièrement des préoccupations au sujet des cas signalés de discrimination et de discours haineux, y compris à l’encontre des femmes lesbiennes, bisexuelles ou transgenres. Elle renvoie aux observations finales concernant le huitième rapport périodique de la Fédération de Russie formulées par le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes (CEDAW/C/RUS/CO/8), qui s’est déclaré préoccupé par les informations faisant état de discrimination, de harcèlement et de discours haineux, fondés sur des stéréotypes négatifs, à l’encontre des femmes lesbiennes, bisexuelles ou transgenres et les personnes intersexes, et a demandé instamment à l’État partie de fournir la protection nécessaire contre la discrimination à l’égard de ces personnes (ibid., par. 41 et 42). L’auteure souligne que, compte tenu de son exposition particulière à diverses formes de discrimination, il incombe à l’État partie non seulement de ne pas la soumettre à des actes de discrimination, mais aussi de veiller à ce que les allégations relatives à des situations de discrimination la visant en tant que membre d’un groupe vulnérable donnent lieu à des investigations approfondies. Elle fait également référence à la recommandation du Comité des ministres du Conseil de l’Europe sur des mesures visant à combattre la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle ou l’identité de genre et à la jurisprudence de la CEDH parmi les dispositions prises par d’autres organes internationaux pour lutter contre toute discrimination de ce type. Elle considère donc que l’État partie ne lui a pas fourni de voies de recours efficaces tenant compte du fait que les actes de discrimination ont été commis à son encontre par une personne représentant l’État, n’a pas reconnu ni dénoncé la violation de ses droits, ne lui a pas ouvert de droit à réparation et n’a pas engagé une quelconque procédure pour que ses droits ainsi bafoués soient désormais respectés. Elle observe également que M. Milonov est actuellement un membre élu de la Douma d’État, chambre basse de l’Assemblée fédérale de la Fédération de Russie.

Délibérations du Comité

8.1Conformément à l’article 64 de son règlement intérieur, le Comité doit décider si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif. Comme il est tenu de le faire aux termes de l’alinéa a) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, le Comité s’est assuré que la question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen dans le cadre d’une autre procédure d’enquête ou de règlement international.

8.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif, il n’examine aucune communication sans avoir vérifié que tous les recours internes ont été épuisés, à moins que la procédure de recours n’excède des délais raisonnables ou qu’il soit improbable que le requérant obtienne réparation par ce moyen. À cet égard, il prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication devrait être déclarée irrecevable en vertu de cette disposition, l’auteure n’ayant pas formé de recours en cassation devant la Cour suprême contre la décision rendue par le tribunal de première instance le 29 avril 2014 ou la décision rendue par la cour d’appel le 14 octobre 2014. Le Comité prend également note de la référence faite par l’État partie à l’affaire Abramyan c. Fédération de Russie, dans laquelle la CEDH a jugé qu’avant de la saisir, l’appelant devait avoir épuisé tous les recours en cassation. En outre, l’État partie a fait valoir que l’auteure aurait pu déposer plainte auprès du Bureau de médiation régional ou fédéral.

8.3Le Comité note qu’aux termes de l’article 387 du Code de procédure civile, les motifs d’annulation ou de modification des décisions judiciaires par la procédure de cassation sont des violations graves des règles de droit matériel ou de procédure ayant influé sur l’issue d’une affaire. Il prend note de l’argument de l’auteure selon lequel sa procédure civile a été rejetée car le tribunal n’a pas reconnu que sa dignité avait été bafouée par le défendeur ni que les propos que celui-ci lui avait adressés étaient des injures. Le Comité prend également note des explications de l’auteure selon lesquelles son pourvoi en cassation devant le tribunal de la ville de Saint-Pétersbourg visait non pas à contester la légalité de la décision, mais à faire réévaluer les conclusions des juridictions de première instance et d’appel, que les arguments avancés ne pouvaient donc pas être examinés par la cour de cassation et que par conséquent, saisir la Cour suprême ne lui aurait pas permis d’obtenir le résultat souhaité.

8.4Le Comité rappelle sa jurisprudence dans laquelle il a établi que la procédure de cassation consistait principalement à examiner la légalité des décisions des juridictions inférieures. Étant donné qu’en l’espèce, l’auteure a saisi les juridictions supérieures pour faire réévaluer les éléments de preuve soumis et les faits présentés, le Comité considère qu’un nouveau pourvoi en cassation ne constituerait pas un recours efficace. Quant à l’argument de l’État partie selon lequel l’auteure aurait pu déposer plainte auprès du Bureau de médiation régional ou fédéral, le Comité renvoie à la jurisprudence du Comité des droits de l’homme et de la Cour européenne des droits de l’homme, en vertu desquelles une institution de médiation ne constitue pas une voie recours. Le Comité ne voit aucune raison d’en juger autrement en l’espèce.

8.5Le Comité a pris note des griefs de l’auteure au titre des alinéas b), d) et e) de l’article 2, de l’alinéa a) de l’article 5 et de l’alinéa c) de l’article 7 de la Convention. D’après l’auteure, l’État partie n’a pas reconnu qu’elle avait souffert de discrimination et subi une humiliation du fait de son orientation sexuelle et de son identité de genre. Le Comité note que l’État partie a fait valoir qu’après avoir examiné les arguments et les pièces soumis par l’auteure à la justice, les juridictions nationales ont jugé que les propos du défendeur n’étaient pas offensants et ne portaient pas atteinte à l’honneur et à la dignité de l’auteure, puisqu’ils ne la visaient pas personnellement, ne contenaient pas de termes insultants, injurieux ou grossiers et reflétaient simplement l’opinion personnelle du défendeur au sujet des manifestations, qu’il était libre d’exprimer en vertu de la Constitution russe et du droit international. Il note également que l’État partie a souligné que les juridictions nationales avaient conclu qu’il n’y avait eu aucune violation des droits moraux de l’auteure, y compris celui de ne pas être victime de discrimination.

8.6Le Comité note qu’en substance, l’auteure conteste la manière dont les juridictions nationales ont apprécié les faits de la cause et appliqué le droit interne. Il souligne qu’il ne lui appartient pas de se substituer aux autorités nationales dans l’évaluation des faits et des preuves, ni de décider de la responsabilité pénale de l’auteur présumé d’une infraction. Il considère qu’il appartient généralement aux juridictions des États parties à la Convention d’apprécier les faits et les éléments de preuve ou l’application de la législation interne dans un cas particulier, sauf s’il peut être établi que l’évaluation est partiale ou fondée sur des stéréotypes sexistes qui constituent une discrimination à l’égard des femmes, est manifestement arbitraire ou représente un déni de justice. À cet égard, il estime que rien de ce qui a été porté à sa connaissance ne laisse penser que l’examen de l’affaire auquel ont procédé les tribunaux, en ce qui concerne les allégations d’injure ou de discrimination, ait été entaché de telles irrégularités. Il constate que les deux parties ont pu faire valoir les avis de spécialistes concernant le sens des mots adressés à l’auteure, dont certains avaient plusieurs acceptions, parfois insultantes, et que les tribunaux ont établi que les allégations de l’auteure concernant la discrimination et les humiliations qu’elle aurait subies en raison de son orientation sexuelle n’étaient pas suffisamment étayées. Dans ces conditions et en l’absence de toute autre information pertinente dans le dossier, le Comité considère que la communication n’est pas suffisamment étayée aux fins de la recevabilité et est donc irrecevable en vertu de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif.

9.Le Comité décide donc que :

a)La communication est irrecevable au regard de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif ;

b)La présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteure.