Communication présentée par :

O. N. et D. P. (représentées par un conseil, Svetlana Gromova)

Au nom de :

O. N. et D. P.

État partie :

Fédération de Russie

Date de la communication :

24 mars 2017 (date de la lettre initiale)

Références  :

Communiquée à l’État partie le 11 juillet 2017 (non publiée sous forme de document)

Date de la décision :

24 février 2020

Exposé des faits

Les auteures de la communication sont O. N. et D. P., de nationalité russe, nées en 1987 et en 1991, respectivement. Elles affirment que la Fédération de Russie a violé les droits qu’elles tiennent de l’article premier, des alinéas b), c), e) et f) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes. La Convention et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur pour l’État partie le 3 septembre 1981 et le 28 octobre 2004, respectivement. Les auteures sont représentées par un conseil, Svetlana Gromova.

Rappel des faits présentés par les auteures

Les auteures sont un couple lesbien qui entretient une relation stable depuis plusieurs années.

Dans la nuit du 19 au 20 octobre 2014, les auteures rentraient chez elles, à Saint‑Pétersbourg (Fédération de Russie) quand, à 0 h 47, à une station de métro, elles ont remarqué que deux inconnus les suivaient. Elles ont poursuivi leur chemin ; les deux hommes les ont suivies jusqu’à la sortie de la station puis dans la rue menant à l’appartement des auteures. En chemin, celles-ci montraient ouvertement qu’elles formaient un couple en s’étreignant, s’embrassant et se tenant la main. À un moment donné, un des hommes a attaqué la première auteure par derrière, la frappant. Il a ensuite donné des coups aux deux auteures, à la tête, au visage et sur d’autres parties du corps, en criant des insultes homophobes et en menaçant de les tuer si jamais il venait à les revoir. Pendant ce temps, le deuxième homme filmait l’agression à l’aide de son téléphone portable. Les hommes sont partis peu après.

Immédiatement après les faits, les auteures ne sont pas allées trouver la police car elles craignaient pour leur vie. Le lendemain, le 21 octobre, elles ont signalé l’agression et demandé qu’une enquête soit ouverte à ce sujet. Dans leur déclaration initiale à la police, elles ont rendu compte des faits. Le même jour, un médecin a examiné la première auteure. D’après le rapport médical, celle-ci avait subi un traumatisme crânien et un hématome était apparu sur sa hanche gauche. La deuxième auteure a décidé de ne pas subir d’examen médical car ses blessures n’étaient pas visibles le 21 octobre. Le lendemain, le 22 octobre, des bleus sont apparus sur son menton et sur sa hanche gauche mais aucun constat n’a été établi. Le 30 octobre, les auteures ont fait suite à la plainte déposée auprès des services de police : elles ont présenté un compte rendu détaillé des faits et ont demandé qu’une procédure pénale soit engagée au sujet des violences physiques et menaces de mort dont elles avaient été victimes. Dans les demandes qu’elles ont soumises séparément, les auteures ont notamment insisté sur le fait que les infractions avaient été motivées par la haine à l’égard de leur orientation sexuelle. La première auteure a fourni en complément de sa plainte une carte indiquant point par point les lieux de l’infraction, donnant des informations sur les caméras de télévision en circuit fermé installées le long du chemin parcouru depuis la station de métro, où elles avaient vu les agresseurs pour la première fois, jusqu’au lieu de l’agression.

Le 30 octobre, un enquêteur du poste de police no 29 du district Moskovsky, à Saint‑Pétersbourg, a refusé d’ouvrir un dossier pénal au titre du paragraphe 1 de l’article 116 du Code pénal de la Fédération de Russie. Dans sa décision, il a indiqué que l’impossibilité d’établir l’identité de témoins et des auteurs de l’infraction alléguée constituait un motif de refus. Le 30 octobre, le procureur adjoint du Bureau du Procureur du district Moskovsky, en sa qualité de procureur chargé de la procédure, a annulé la décision, a ordonné un complément d’enquête et a chargé l’enquêteur de faire déterminer la gravité des blessures infligées aux auteures, de recueillir les enregistrements de vidéosurveillance faits depuis l’entrée de la station de métro et d’accomplir d’autres actes d’enquête nécessaires concernant les circonstances de l’espèce.

Le 26 novembre, la première auteure a subi un examen médical. Dans le rapport remis le jour même, il a été établi qu’un hématome était apparu sur sa hanche gauche et que la blessure n’avait pas nui à sa santé. Concernant la commotion cérébrale précédemment diagnostiquée, l’expert a conclu que la blessure ne pouvait pas être confirmée faute d’éléments suffisants.

À une date non précisée en 2014, l’enquêteur a demandé que les services de l’administration du métro fournissent l’enregistrement de vidéosurveillance. Celle-ci a répondu le 7 décembre et fait savoir à l’enquêteur que cet enregistrement avait été détruit à l’expiration de la durée de conservation des images, fixée à sept jours.

Le 9 décembre, une fois les enquêtes complémentaires terminées, l’enquêteur a de nouveau refusé d’accueillir la plainte, mentionnant l’absence d’infraction. Le 19 décembre, le procureur chargé de la procédure a annulé cette décision au motif qu’elle était illégale et non fondée. Dans sa décision, il a indiqué qu’une procédure pénale pouvait être engagée en vertu du paragraphe 1 de l’article 116 du Code pénal. À la suite de cette décision, la question a été renvoyée à l’enquêteur. Le 14 février 2015, l’enquêteur a refusé une fois de plus d’accueillir la plainte, mentionnant l’absence d’acte délictueux. Les auteures affirment ne pas avoir été informées de ces décisions.

Le 3 mars, les auteures ont contesté l’inaction de l’enquêteur devant le tribunal du district Moskovsky au titre de l’article 125 du Code de procédure pénale, affirmant, en se référant à l’article premier, aux articles 2 et 3 et à l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, que les faits n’avaient pas fait l’objet d’une enquête efficace et que les mesures d’instruction avaient été insuffisantes et ne correspondaient pas à la nature précise de l’infraction dont elles avaient été victimes, à savoir des actes de violence commis en raison de leur orientation sexuelle non traditionnelle. Les auteures ont également déclaré ne pas avoir été informées des actes de procédure accomplis en l’espèce. Le 2 avril, elles ont de nouveau présenté leurs arguments, ajoutant qu’absolument rien n’avait été fait pour établir l’identité de témoins oculaires ou des auteurs de l’infraction, qu’on n’avait pas demandé à un expert de soumettre la première auteure à un examen médico-légal, que la demande visant à obtenir l’enregistrement de vidéosurveillance n’avait pas été envoyée promptement, ce qui avait entraîné la perte irrémédiable d’éléments de preuve, et qu’aucune mesure n’avait été prise pour obtenir les enregistrements vidéo faits à l’aide d’autres caméras de sécurité installées le long du chemin allant de la station de métro au lieu de l’agression.

Le 13 mars, le procureur chargé de l’enquête a annulé le refus d’accueillir la plainte opposé le 14 février et renvoyé la question à l’enquêteur. Dans sa décision, il a réaffirmé qu’il existait des motifs suffisants pour engager une procédure pénale pour voies de fait au titre du paragraphe 1 de l’article 116 du Code pénal.

Le 14 avril, le tribunal a fait partiellement droit à la plainte déposée par les auteures, estimant que l’enquêteur n’avait pas inspecté les lieux des faits et qu’il n’avait ainsi pas exécuté les instructions reçues du procureur chargé de l’enquête. La plainte a été rejetée pour le surplus. Le 23 avril, les auteures ont formé un recours contre cette décision devant le tribunal municipal de Saint-Pétersbourg, affirmant qu’aucune enquête efficace n’avait été menée sur les faits, en violation des obligations internationales mises à la charge de l’État partie par la Convention. Elles ont également soutenu que le tribunal n’avait pas pris en considération tous les arguments présentés dans leur plainte et que la qualification de l’infraction dont elles avaient été victimes comme voies de fait en vertu du paragraphe 1 de l’article 116 du Code pénal ne tenait pas compte du caractère homophobe de l’infraction commise. Le 7 juillet, le tribunal municipal de Saint-Pétersbourg a confirmé la décision de justice du 14 avril et débouté les auteures de leur plainte, sans présenter d’argumentation particulière à ce sujet.

Le 2 mai, l’enquêteur a accueilli la plainte au titre du paragraphe 1 de l’article 116 du Code pénal. À une date non précisée en mai et le 3 mai, respectivement, les deux auteures ont obtenu le statut de victime et ont été interrogées. Le 21 juillet, la procédure a été suspendue car l’identité des auteurs de l’infraction n’avait pas été établie. Les auteures déclarent ne pas avoir été informées de cette décision.

Le 18 juin, le conseil des auteures a demandé que la qualification de l’infraction soit modifiée, affirmant que le caractère homophobe de l’acte aurait dû être pris en compte et, en conséquence, que les faits auraient dû être qualifiés au titre du paragraphe 2 de l’article 116 du Code pénal. Elle a affirmé que le libellé de cet article visait de manière générale les voies de fait motivées par la haine et l’hostilité à l’égard d’un groupe social et que, compte tenu de la situation des auteures, qui s’identifient comme des lesbiennes appartenant à la communauté des lesbiennes, bisexuelles et transgenres en tant que groupe social, ces dispositions étaient applicables à leur cas. Le 20 juin, l’enquêteur a rejeté la demande, déclarant qu’il était impossible pour l’heure de confirmer le mobile allégué, à savoir le caractère homophobe de l’infraction, car l’identité des auteurs de l’infraction ne pouvait pas être établie et que le mobile, comme élément constitutif de l’infraction, était essentiellement subjectif. Le 6 août, la première auteure a formé un recours contre ce refus devant le tribunal. Dans ce recours, elle a déclaré que, en qualifiant les faits, l’enquêteur avait non seulement fait abstraction du caractère homophobe du mobile mais avait également omis d’inclure les menaces de mort comme élément constitutif de l’infraction. Le 16 octobre, le tribunal a rejeté la plainte, approuvant le raisonnement présenté par l’enquêteur dans sa décision. L’argument de l’auteure relatif à la menace de mort n’a pas été examiné. Le 22 octobre, le conseil des auteures a interjeté appel de cette décision devant le tribunal municipal de Saint-Pétersbourg, en se fondant sur les mêmes arguments que ceux présentés dans la plainte déposée par la première auteure. Le 2 décembre, le tribunal municipal a rejeté la plainte et confirmé la décision de justice.

Le 29 février 2016, le conseil des auteures a contesté devant le tribunal l’inaction de l’enquêteur et la décision du 21 juillet 2015 de suspendre la procédure. Dans la plainte, elle a contesté le fait que l’infraction avait été qualifiée au titre du paragraphe 1 de l’article 116 du Code pénal et souligné que l’enquêteur n’avait pas pris les mesures d’enquête nécessaires, déclarant, en particulier, que tous les raisonnements n’avaient pas été vérifiés, qu’aucun enregistrement de vidéosurveillance n’avait été examiné, qu’aucun témoin oculaire n’avait été trouvé et qu’aucun des éventuels témoins désignés par les auteures n’avait été convoqué ou interrogé. Le conseil a affirmé également que les auteures n’avaient pas été informées des décisions prises dans le cadre de la procédure en l’espèce.

À une date non précisée, la procédure pénale a repris. Le 19 février 2016, elle a été suspendue car les auteurs n’avaient pas été identifiés. Le 13 avril, le procureur chargé de l’enquête a annulé la décision de suspendre l’enquête et un complément d’enquête a été demandé par renvoi.

Le 18 avril, le tribunal a mis fin à la procédure engagée à la suite de la plainte soumise par le conseil des auteures le 29 février compte tenu de la demande que celle-ci avait formulée en ce sens à la suite de la décision du procureur chargé de l’enquête, prise le 13 avril, de reprendre l’enquête.

Le 10 mai, le conseil des auteures a demandé à l’enquêteur de modifier la qualification de l’infraction en tenant compte du caractère homophobe du mobile de l’attaque. La demande a été rejetée. Le conseil a été informé de cette décision le 20 mai.

Les auteures déclarent avoir été informées le 31 mai des résultats de l’examen médico-légal, réalisé par un expert le 16 juin 2015 sur ordre donné par l’enquêteur le 23 mai 2015. Elles n’en avaient pas eu connaissance précédemment. En septembre 2016, elles ont demandé aux autorités de les informer de l’état d’avancement de l’enquête les concernant. Elles n’ont reçu aucune réponse.

Les auteures affirment que les voies de recours interne disponibles, à savoir la procédure engagée au titre de l’article 125 du Code de procédure pénale, ne constituent pas un recours utile. Elles font référence à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, en particulier à l’affaire Dobriyeva et autres c. Fédération de Russie, dans laquelle il a été établi que de tels recours ne semblent pas permettre de remédier aux défauts de l’enquête, et, en l’espèce, dans les plaintes, il était également fait mention des défauts de l’enquête, de la négligence des enquêteurs et de la modification de la qualification de l’infraction. De plus, les juridictions nationales ont réaffirmé estimer que, en matière de procédure, les enquêteurs avaient toute latitude concernant la conduite de l’enquête et la qualification de l’infraction de manière indépendante. De ce fait, les auteures affirment que les recours internes disponibles ne sont pas utiles.

Teneur de la plainte

Les auteures affirment qu’il y a eu violation de l’article premier, des alinéas b), c), e) et f) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, l’État partie n’ayant pas procédé à une enquête efficace sur une infraction violente commise contre elles par des particuliers en raison de leur orientation sexuelle non traditionnelle.

Au titre de l’article premier et des alinéas b), c), e) et f) de l’article 2 de la Convention, les auteures affirment que le cadre législatif pénal et la pratique administrative de l’État partie ne permettent pas à celui-ci d’honorer l’obligation qui est la sienne de protéger efficacement les femmes contre la discrimination fondée sur leur orientation sexuelle. En particulier, contrevenant à la recommandation générale no 28 (2010) du Comité concernant les obligations fondamentales des États parties découlant de l’article 2 de la Convention et aux observations finales du Comité concernant le rapport de la Fédération de Russie valant sixième et septième rapports périodiques (CEDAW/C/USR/CO/7), le Code pénal russe ne sanctionne pas expressément la violence contre les femmes appartenant à la communauté des lesbiennes, bisexuelles et transgenres fondée sur la haine et les préjugés liés à leur orientation sexuelle. Certes, on pourrait dire que certaines dispositions du Code, en particulier celles du paragraphe 1 de l’article 63 et du paragraphe 2 de l’article 116, ont pour effet indirect d’ériger en infraction les faits délictueux à caractère homophobe, les actes motivés par la haine et l’hostilité à l’égard d’un groupe social y étant proscrits et constituant par nature des infractions aggravées, mais dans les faits, les autorités nationales se dispensent d’enquêter sur la dimension homophobe de certaines infractions, qu’elles considèrent être des infractions ordinaires.

Au titre des alinéas b) à f) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention et rappelant l’article 3 de la Convention, les auteures affirment que, dans leur situation particulière, les autorités nationales n’ont pas procédé à une enquête efficace, diligente et indépendante ni pris toutes les mesures nécessaires compte tenu du caractère particulier de l’infraction dont elles avaient été victimes du fait qu’elles sont lesbiennes. Non seulement les enquêteurs chargés du dossier n’ont pas agi avec diligence en vue de recueillir et de trouver des éléments de preuve, tels les enregistrements de vidéosurveillance de la nuit des faits, mais ils n’ont pas pris non plus de mesures visant à établir l’identité d’éventuels témoins oculaires de l’infraction ni tenu les auteures informées de l’état d’avancement de la procédure pénale. Pendant une longue période de temps, l’enquêteur a refusé à plusieurs reprises d’accueillir la plainte. Il l’a accueillie le 2 mai 2015 seulement et la qualification des faits était fondée sur le paragraphe 1 de l’article 116 du Code pénal, en faisant totalement abstraction du caractère homophobe de l’infraction commise. Toutes les tentatives ultérieures visant la modification de la qualification sont restées vaines.

Enfin, au titre de l’article premier, des alinéas b), c), e) et f) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention, les auteures soutiennent que l’État partie ne s’est pas acquitté des obligations qui lui sont imposées de promouvoir et de faire respecter les droits des femmes, en raison du comportement empreint de stéréotypes dont font preuve les autorités nationales à l’égard des violences faites aux femmes appartenant à la communauté des lesbiennes, bisexuelles et transgenres du fait de l’orientation sexuelle de ces femmes. Selon les auteures, la façon dont leur affaire a été abordée montre clairement que l’idée selon laquelle cette forme de violence constituerait une infraction ordinaire n’appelant pas l’adoption de mesures particulières est profondément enracinée.

Les auteures demandent au Comité d’établir qu’il y a eu violation de l’article premier, des alinéas b), c), e) et f) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention et de recommander à l’État partie de leur offrir des voies de recours appropriées, notamment l’accès à une réparation en espèces et à des services de réadaptation psychologique. Elles demandent également au Comité de recommander à l’État partie ce qui suit : faire procéder d’office à une enquête efficace et diligente sur chaque infraction lorsqu’il existe des raisons de penser que celle-ci avait pour motif la haine envers les femmes appartenant à la communauté des lesbiennes, bisexuelles et transgenres, en tenant dûment compte des circonstances particulières de l’infraction ; faire suivre une formation professionnelle aux fonctionnaires afin que ceux-ci sachent que les infractions à caractère homophobe commises contre les femmes appartenant à la communauté des lesbiennes, bisexuelles et transgenres sont des infractions motivées par la haine qui appellent l’intervention de l’État ; donner accès aux femmes appartenant à la communauté des lesbiennes, bisexuelles et transgenres victimes d’infractions motivées par la haine à des services d’aide psychologique, juridique et autre.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

Le 26 avril 2018, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication.

L’État partie affirme que le droit de former un recours contre une décision de justice est énoncé au paragraphe 1 de l’article 389 du Code de procédure pénale de la Fédération de Russie. Les auteures et leur représentante n’ont cependant pas formé de recours contre la décision rendue le 18 avril 2016 par le tribunal du district Moskovsky.

L’État partie affirme également que les auteures et leur représentante n’ont pas formé de recours en cassation contre la décision rendue le 16 octobre 2015 par le tribunal du district Moskovsky, contre la décision rendue le 2 décembre 2015 par le tribunal municipal de Saint-Pétersbourg ou contre la décision rendue le 18 avril 2016 par le tribunal du district Moskovsky, comme prévu à l’alinéa 2 du paragraphe 1 et à l’alinéa 2 du paragraphe 2 de l’article 401 du Code de procédure pénale.

En 2016, la chambre pénale de la Cour suprême a noté ce qui suit : au total, 599 affaires ont été examinées concernant des décisions qui avaient été revêtues de l’autorité de la chose jugée. La Cour s’est saisie de 207 affaires ; elle s’est prononcée en faveur des requérants dans 200 d’entre elles, qui concernaient 217 personnes. En outre, 13 condamnations ont été annulées. Neuf de ces 13 affaires ont été renvoyées devant la juridiction inférieure pour réexamen. Dans des affaires concernant trois personnes, la qualification des faits reprochés a été modifiée comme des infractions moins graves. Au total, 87 condamnations ont été modifiées et, dans des affaires concernant 13 personnes, la qualification de l’infraction a été modifiée. Dans des affaires qui concernaient 74 personnes, la condamnation n’a pas été modifiée, mais la peine a été allégée. La chambre pénale de la Cour suprême a examiné des recours en cassation contre des décisions rendues par les juridictions des sujets de la Fédération de Russie concernant 11 personnes ; les affaires y relatives avaient été renvoyées pour réexamen dans le cadre d’un appel ; la décision concernant une personne a été infirmée. Dans des affaires concernant 35 personnes, les décisions de cassation ont été modifiées ou annulées sans que le jugement ou la décision en appel ne soient infirmés.

L’État partie rejette l’affirmation des auteures selon laquelle la procédure prévue à l’article 125 du Code de procédure pénale ne constitue pas un recours utile. Il fournit les données statistiques ci-après à l’appui de ses observations. En 2016, les juridictions de la Fédération de Russie ont examiné 127 086 plaintes soumises au titre de l’article 125 du Code de procédure pénale. Elles se sont prononcées en faveur des auteurs des plaintes dans 6 369 d’entre elles et ont rejeté 29 917 plaintes. Au cours du premier semestre de 2017, les juridictions ont examiné 127 086 plaintes : 2 822 ont été accueillies, 11 736 rejetées et 41 979 classées ; 146 décisions ont été rendues par des juridictions spéciales, dont 92 décisions contre des organes chargés des enquêtes préliminaires.

L’État partie rappelle les faits de l’espèce et affirme que, le 12 mars 2015, devant le tribunal du district Moskovsky les auteures ont déposé une plainte relative à l’inaction de l’enquêteur du poste de police no 29 du district Moskovsky. Leur plainte a été accueillie en partie. Un recours contre la décision formé devant le tribunal municipal de Saint‑Pétersbourg a été rejeté le 7 juillet.

Le 19 août, devant le tribunal du district Moskovsky, les auteures ont déposé plainte au titre de l’article 125 du Code de procédure pénale concernant le refus de modifier la qualification de l’infraction. Leur plainte a été rejetée le 16 octobre. Le 21 juillet, l’enquête avait été suspendue car aucun auteur présumé n’avait été identifié. L’appel fait devant le tribunal municipal de Saint-Pétersbourg a été rejeté le 2 décembre.

Le 17 mars 2016, la représentante des auteures a déposé une plainte devant le tribunal du district Moskovsky concernant l’inaction de l’enquêteur du poste de police no 29 du district Moskovsky et la suspension de la procédure pénale. Le 18 avril, il a été mis fin à la procédure car la décision de l’enquêteur avait été annulée le 13 avril par le procureur adjoint du district Moskovsky. Il n’a pas été fait appel de cette décision de justice.

L’État partie affirme que le Bureau du Procureur général, après avoir examiné la plainte des auteures, n’a trouvé aucun élément prouvant que celles-ci avaient subi un traitement inhumain ou dégradant ou avaient été victimes de discrimination en raison de leur orientation sexuelle. L’enquête suit son cours.

L’État partie souligne que les griefs des auteures ont trait à l’examen ou à l’appréciation des circonstances de l’espèce et à l’application de la législation interne. Le refus de modifier la qualification de l’infraction était légitime car le mobile d’un acte ne peut être établi qu’une fois l’auteur des faits reprochés a été identifié, ce qui n’était pas le cas en l’espèce. L’État partie déclare qu’il n’a pas été fait obstacle à l’accès des auteures à la justice car celles-ci auront la possibilité de soumettre la même demande lorsque les auteurs de l’infraction auront été identifiés.

L’État partie indique que l’argument des auteures selon lequel un groupe de personnes dont l’orientation sexuelle est particulière est considéré par la Cour constitutionnelle et la jurisprudence interne comme un groupe social susceptible d’être victime d’infractions motivées par la haine ne modifie pas la conclusion formulée par les autorités compétentes de l’État partie car les données disponibles ne permettaient pas d’établir que les actes d’une personne inconnue étaient motivés par la haine envers un groupe social particulier.

Enfin, l’État partie considère qu’il n’y a pas eu violation des droits que les auteures tiennent de la Convention.

Commentaires des auteures sur les observations de l’État partie concernant larecevabilité et le fond

Le 30 juillet 2018, les auteures ont contesté les arguments avancés par l’État partie concernant la recevabilité et le fond de la communication.

Les auteures ont informé le Comité que l’enquête criminelle avait repris après que leur plainte avait été soumise au Comité. Le 8 septembre 2017, les auteures ont été interrogées par l’enquêteur du poste de police no 29 du district Moskovsky. On les a informées que l’enquête avait repris conformément à la décision du Bureau du Procureur du district Moskovsky. Les auteures n’avaient pas été autorisées à obtenir une copie des nouveaux documents relatifs à la procédure les concernant.

Le 21 septembre, pour la première fois depuis l’agression, les auteures ont été invitées à participer à l’examen des lieux de l’infraction. Cet examen a été réalisé trois ans après les faits et s’est donc révélé inutile.

Le 17 novembre, la représentante des auteures a été informée que l’enquête avait repris.

Ayant eu connaissance de la décision du Bureau du Procureur d’annuler la décision de suspendre l’enquête en l’espèce, la représentante des auteures s’est aperçue qu’une expertise psycholinguistique avait été demandée en vue de déterminer si les représentants de la communauté des lesbiennes, bisexuelles et transgenres pouvaient être considérés comme un groupe social. Le 1er décembre, les experts ont estimé que l’orientation sexuelle des auteures était la cause des violences physiques et de l’agression verbale qu’elles avaient subies et que les agresseurs avaient personnellement fait montre d’hostilité à l’égard des lesbiennes. Cependant, ils n’ont relevé aucun signe d’incitation à la haine contre la communauté des lesbiennes, bisexuelles et transgenres, les agresseurs n’ayant pas encouragé par leurs paroles d’autres personnes à avoir une attitude négative.

Depuis décembre 2017, les auteures n’ont pas obtenu de nouvelles informations sur l’état d’avancement de l’enquête sur l’infraction dont elles avaient été victimes.

À une date non précisée, les auteures ont déposé une plainte au titre de l’article 125 du Code de procédure pénale concernant l’inaction de l’enquêteur car elles n’avaient pas été informées de la décision de faire procéder à un examen psycholinguistique et ne pouvaient pas formuler de demande visant la modification des questions soumises aux experts. Le 13 mars 2018, le tribunal du district Moskovsky a rejeté la plainte car il ne pouvait être fait appel de la décision de l’enquêteur au titre de l’article 125 du Code de procédure pénale. Les auteures ont fait appel de cette décision, sans succès.

Au sujet de l’épuisement des recours internes, les auteures font valoir que le Comité des droits de l’homme a estimé que les recours en cassation au titre du chapitre 47.1 du Code de procédure pénale ne constituaient pas un recours utile dans les affaires pour lesquelles l’enquête sur une infraction motivée par la haine envers une personne lesbienne, bisexuelle ou transgenre n’était pas efficace. Le Comité des droits de l’homme était d’avis qu’un tel recours en cassation contenait des éléments propres à un recours extraordinaire et a estimé que l’État partie devait donc montrer qu’une telle procédure avait des chances suffisantes de constituer un recours utile dans les circonstances de l’espèce. Les auteures affirment que leur affaire est comparable à celle mentionnée plus haut et que les statistiques fournies par l’État partie ont un caractère très général et ne rendent pas compte du nombre d’actions introduites au titre de l’article 125 du Code de procédure pénale.

Au sujet de l’absence de recours en cassation contre la décision rendue le 18 avril 2016 par le tribunal du district Moskovksy, les auteures affirment que, la décision de suspendre l’enquête ayant déjà été annulée par le procureur, un appel n’était pas nécessaire. Les auteures réaffirment que le recours prévu au titre de l’article 125 du Code de procédure pénale ne constitue pas un recours utile car il ne permet pas de remédier à l’absence d’une enquête efficace sur une infraction motivée par la haine.

Les auteures affirment également que, en Fédération de Russie, les juridictions refusent systématiquement d’examiner les questions ayant trait à la qualification juridique des faits et au non-respect de la procédure par les autorités chargées de l’enquête. La Cour européenne des droits de l’homme a déclaré que de tels recours ne semblaient pas permettre de remédier aux défauts de l’enquête. En conséquence, les auteures n’avaient pas accès à des voies de droit permettant de contraindre l’enquêteur à prendre en compte le mobile à caractère discriminatoire de l’infraction et à accomplir des actes d’enquête particuliers.

Les auteures soulignent qu’il découle de la Convention que la violence fondée sur le genre constitue une forme de discrimination à l’égard des femmes et que certains groupes de femmes, telles les lesbiennes, sont plus exposés à la discrimination. Les États parties devraient offrir à de tels groupes une protection adéquate contre les violences physiques ou psychologiques et la discrimination. En l’espèce, l’État partie a manqué à ses obligations, ce qui a entraîné des violations des droits des auteures.

Les auteures déclarent que l’État partie n’a pas fait en sorte que l’enquête relative à la procédure pénale les concernant soit conduite de manière efficace et avec diligence. Elles font également observer que l’infraction définie à l’article 116 du Code pénal a un délai de prescription de deux ans à compter de la date à laquelle les faits ont été commis et que, en l’espèce, ce délai a déjà expiré. Ainsi, la négligence des autorités chargées de l’enquête risque d’avoir pour conséquence l’impunité des agresseurs et l’absence de recours offert aux auteures.

Les auteures déclarent qu’en refusant que les faits soient qualifiés d’infraction motivée par la haine, l’État partie a fait preuve de tolérance à l’égard de la violence fondée sur des motifs discriminatoires concernant les lesbiennes, gays, bisexuelles et transgenres, en particulier les lesbiennes. Il a été fait état du nombre élevé d’actes de violence commis contre les lesbiennes, bisexuelles et transgenres en Fédération de Russie dans de nombreux rapports ainsi que dans les observations finales du Comité concernant le rapport de la Fédération de Russie valant sixième et septième rapports périodiques et le huitième rapport périodique de la Fédération de Russie (CEDAW/C/USR/CO/7 et CEDAW/C/RUS/CO/8).

Les auteures demandent au Comité de confirmer qu’il y a eu violation de l’article premier et des articles 2 et 5 de la Convention et de recommander à l’État partie qu’il adopte une législation exhaustive en matière de lutte contre la discrimination qui lui imposera de considérer un mobile à caractère homophobe comme une circonstance aggravante, de recueillir des statistiques concernant la violence sexuelle, la violence domestique et les infractions motivées par l’homophobie et d’invalider la loi sur « la propagande homosexuelle ».

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

Le Comité doit, conformément à l’article 64 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif. Conformément à l’article 66, il peut décider d’examiner la recevabilité de la communication en même temps que le fond.

Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’alinéa a) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, que la question n’avait pas déjà fait l’objet ou ne faisait pas l’objet d’un examen dans le cadre d’une autre procédure d’enquête ou de règlement international.

Le Comité rappelle que, aux termes du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif, il n’examine aucune communication sans avoir vérifié que tous les recours internes ont été épuisés, à moins que la procédure de recours n’excède des délais raisonnables ou qu’il soit improbable que le requérant obtienne réparation par ce moyen. À cet égard, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication devrait être déclarée irrecevable au regard de ces dispositions car les auteures n’avaient pas introduit de recours contre la décision rendue le 18 avril 2016 par la juridiction inférieure et n’avaient formé de recours en cassation ni devant le présidium du tribunal municipal de Saint-Pétersbourg ni devant la chambre pénale de la Cour suprême contre la décision rendue le 16 octobre 2015 par la juridiction inférieure, la décision rendue le 2 décembre 2015 par la juridiction d’appel ou la décision rendue le 18 avril 2016 par la juridiction inférieure. Il prend note également de l’argument des auteures selon lequel elles n’ont pas interjeté appel de la décision de justice rendue le 18 avril 2016 car la décision de suspendre l’enquête relative à leur plainte avait déjà été annulée par le procureur et il était dès lors inutile de former un recours contre cette décision. Il prend note en outre de l’argument des auteures selon lequel d’autres recours auraient été inutiles et il aurait été improbable qu’elles obtiennent réparation par ce moyen. À ce sujet, le Comité note que les auteures avaient la possibilité de former un recours en cassation au titre du premier alinéa du paragraphe 2 de l’article 401 du Code de procédure pénale au moment de la soumission de la communication au Comité. Le Comité doit donc déterminer si cette procédure aurait eu une chance d’aboutir.

Le Comité relève que la procédure de recours en cassation régie par le premier alinéa du paragraphe 2 de l’article 401 du Code de procédure pénale prévoit le réexamen, sur des points de droit uniquement, de décisions devenues exécutoires. La décision de renvoyer une affaire en cassation pour réexamen par la juridiction compétente relève du pouvoir discrétionnaire d’un juge unique et n’est soumise à aucun délai. Le Comité conclut, au vu de ces éléments, que le recours en cassation est une voie de recours extraordinaire. Il appartient donc à l’État partie de démontrer qu’il y a des chances raisonnables que cette procédure constitue un recours utile dans les circonstances de l’espèce. Dans la présente affaire, l’État partie précise qu’en 2016, la chambre pénale de la Cour suprême de la Fédération de Russie a examiné 599 affaires, dont 207 au titre de la procédure de recours en cassation, et s’est prononcée « en faveur des requérants » dans 200 d’entre elles (voir par. 4.4). Cependant, l’État partie n’a pas fourni d’informations ni démontré que cette procédure aurait des chances d’aboutir dans des affaires pour lesquelles les autorités chargées de l’enquête n’avaient pas mené une enquête efficace et diligente et dans lesquelles la demande d’engagement de poursuites pour infraction violente n’a pas été accueillie. En l’absence de toute précision de l’État partie montrant l’utilité du recours en cassation dans des affaires semblables à la présente espèce, le Comité estime que les dispositions du paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif ne l’empêchent pas d’examiner la présente communication.

Le Comité note également que l’État partie fait valoir que la communication soumise par les auteures avait trait à la façon dont les autorités nationales chargées de l’enquête avaient examiné les faits de l’espèce et appliqué la législation nationale et que, dans la présente affaire, il ne peut être conclu que les mesures prises par les autorités chargées de la procédure pénale étaient illégales ou arbitraires ou qu’elles limitaient l’accès à la justice.

Le Comité note également que les auteures affirment que les autorités chargées de l’enquête n’ont engagé une procédure pénale que sept mois après l’agression dont elles avaient été victimes, que cette procédure a été classée, suspendue et rouverte plusieurs fois et que la peine prévue pour l’infraction définie à l’article 116 du Code pénal a un délai de prescription de deux ans à compter de la date à laquelle l’infraction a été commise. Le délai de prescription pour les faits en question a donc expiré le 20 octobre 2016 et toute tentative visant à traduire en justice les auteurs de l’infraction après cette date est donc prescrite.

Compte tenu de ces éléments de fait, le Comité est d’avis que les griefs des auteures ne peuvent être considérés comme manifestement mal fondés, mais que les questions de la recevabilité des griefs des auteures au titre du Protocole facultatif se rapportant à la Convention et la mesure dans laquelle ils sont étayés dans la présente communication sont si étroitement liées au fond de l’affaire qu’il serait plus approprié de statuer sur ces points au stade de l’examen au fond. Le Comité considère par conséquent que les griefs que les auteures tirent de l’article premier, des alinéas b) à f) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité, et déclare donc la communication recevable.

Examen au fond

Conformément aux dispositions du paragraphe 1 de l’article 7 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les auteures et l’État partie.

En ce qui concerne l’argument des auteures selon lequel l’action et l’inaction des autorités chargées de l’enquête se fondaient sur des stéréotypes liés au genre et à l’orientation sexuelle, en violation de l’article 5 de la Convention, le Comité réaffirme que la Convention impose des obligations à tous les organes de l’État et que les États parties peuvent être tenus responsables des décisions judiciaires contraires aux dispositions de la Convention. Le Comité souligne également que la pleine application de la Convention exige non seulement que les États parties prennent des mesures pour éliminer la discrimination dans ses formes directe et indirecte et pour améliorer la situation des femmes, mais aussi qu’ils s’emploient à modifier et transformer les stéréotypes de genre et à éliminer les représentations stéréotypées des genres, qui sont à la fois une cause et une conséquence de la discrimination à l’égard des femmes. Les stéréotypes de genre peuvent être perpétués par différents instruments et dispositifs, notamment les lois et les systèmes juridiques, et être entretenus par des acteurs étatiques dans tous les organes et à tous les niveaux du Gouvernement, ainsi que par des acteurs privés.

Le Comité rappelle que la discrimination telle qu’elle est définie à l’article premier de la Convention inclut la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre. Ce type de discrimination n’est pas limité aux mesures prises par les États parties ou en leur nom. En effet, conformément à l’alinéa e) de l’article 2 de la Convention, les États parties peuvent être également responsables d’actes commis par des acteurs privés s’ils ne prennent pas les précautions qui s’imposent pour prévenir les violations des droits et pour enquêter sur les actes de violence, punir les auteurs et octroyer réparation aux victimes..

Le Comité rappelle que la discrimination à l’égard des femmes est inextricablement liée à d’autres facteurs ayant une incidence sur leur vie, notamment le fait d’être lesbienne. Par conséquent, parce que les femmes subissent des formes multiples et croisées de discrimination, ce qui en aggrave les effets négatifs, le Comité admet que la violence fondée sur le genre peut toucher les femmes à différents degrés ou de différentes façons, d’où la nécessité de réponses politiques et juridiques.

Le Comité a réuni des informations sur de nombreux exemples de l’impact négatif des formes croisées de discrimination sur l’accès à la justice, y compris les voies de recours inefficaces, pour des groupes spécifiques de femmes. Le Comité a également relevé que lorsque des femmes appartenant à ces groupes déposent plainte, les autorités négligent fréquemment d’agir avec le soin qui s’impose pour enquêter, poursuivre et punir les auteurs et/ou offrir des voies de recours.

Le Comité rappelle également que, en vertu des alinéas a), c), d) et e) de l’article 2 de la Convention, l’État partie est tenu de modifier ou d’abroger toute loi, disposition réglementaire, coutume ou pratique qui constitue une discrimination à l’égard des femmes. Il souligne à cet égard que les représentations stéréotypées portent atteinte au droit des femmes à un procès équitable et que l’appareil judiciaire doit se garder de créer des précédents inflexibles sur la base d’idées préconçues de ce qui constitue un acte de violence fondée sur le genre. Les lois pénales sont particulièrement importantes pour garantir aux femmes l’exercice de leurs droits fondamentaux, notamment leur droit d’accès à la justice sur un pied d’égalité. Au titre des articles 2 et 15 de la Convention, les États parties ont l’obligation de garantir aux femmes l’accès à la protection et aux recours offerts par le droit pénal et de veiller à ce qu’elles ne fassent pas l’objet d’une discrimination dans le cadre de ces systèmes, en tant que victimes.

En l’espèce, le respect par l’État partie des obligations mises à sa charge par les alinéas a), c), d) et e) de l’article 2 de la Convention, qui lui imposent d’éliminer les stéréotypes liés au genre, doit être évalué en fonction de la place donnée aux questions de genre dans le cadre du traitement de l’espèce par les autorités chargées de l’enquête. À cet égard, le Comité note que les autorités chargées de l’enquête n’ont engagé une procédure pénale que sept mois après l’agression dont les auteures avaient été victimes, et que les faits ont été qualifiés au titre du paragraphe 1 de l’article 116 du Code pénal, en ne tenant aucunement compte du caractère homophobe de l’infraction. Toutes les tentatives ultérieures des auteures visant à ce que la qualification soit modifiée sont restées vaines. Le Comité note également que les autorités nationales n’ont pas mené d’enquête efficace et diligente ni pris toutes les mesures nécessaires correspondant au caractère particulier de l’infraction commise contre les auteures du fait qu’elles sont lesbiennes. À cet égard, les auteures affirment que les enquêteurs chargés de la procédure pénale n’ont pas agi avec diligence en vue de recueillir et de trouver des éléments de preuve ou d’établir l’identité d’éventuels témoins oculaires de l’infraction commise. Elles soutiennent en outre qu’ils ne les ont pas non plus tenues informées de l’état d’avancement de l’examen de leur plainte.

Le Comité note également que l’enquête criminelle a été rouverte après que la plainte a été soumise à l’État partie ; cependant, aucune information n’est disponible sur les résultats de cette enquête. Le Comité note que l’État partie soutient que le Bureau du Procureur général, après avoir examiné la plainte déposée par les auteures n’a trouvé aucun élément prouvant que celles-ci avaient subi un traitement inhumain ou dégradant ou avaient été victimes de discrimination en raison de leur orientation sexuelle. L’enquête suit son cours et il n’existe pas de données suffisantes pour démontrer que les actes d’une personne inconnue avaient été motivés par la haine envers un groupe social particulier. Le Comité note que, dans leur intégralité, ces faits donnent à croire que, du fait de l’absence d’enquête diligente, adéquate et efficace à la suite de la plainte déposée par les auteures concernant l’agression violente qu’elles avaient subie, du fait qu’elles sont lesbiennes, et de la non-prise en compte des questions de genre dans le traitement de leur affaire, les autorités se sont laissées influencées par des stéréotypes négatifs à l’égard des lesbiennes. Le Comité conclut donc que les autorités de l’État partie n’ont pas agi avec diligence et de manière adéquate et n’ont pas offert de voies de recours aux auteures, en violation des obligations découlant de la Convention.

Le Comité rappelle ses observations finales concernant le rapport de la Fédération de Russie valant sixième et septième rapports périodiques (CEDAW/C/USR/CO/7, par. 41), dans lesquelles il s’est inquiété des actes de violence commis à l’égard de femmes lesbiennes, bisexuelles et transgenres et a appelé l’État partie à protéger efficacement les femmes contre les violences et les discriminations dues à leur orientation sexuelle, en particulier en adoptant une législation exhaustive visant à lutter contre la discrimination qui prévoie l’interdiction des formes multiples de discrimination, y compris la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Il a exhorté par ailleurs l’État partie à redoubler d’efforts pour lutter contre les discriminations à l’égard des femmes lesbiennes, bisexuelles et transgenres, en lançant notamment une campagne de sensibilisation visant l’ensemble de l’opinion publique et en proposant des programmes de formation adéquats aux forces de maintien de l’ordre. Dans ses observations finales concernant le huitième rapport périodique de la Fédération de Russie (CEDAW/C/RUS/CO/8, par. 11 et 12), le Comité demeurait préoccupé par les informations faisant état d’obstacles auxquels les femmes étaient confrontées lorsqu’elles demandaient justice, notamment la stigmatisation sociale et les stéréotypes négatifs, la méconnaissance de leurs droits et les connaissances limitées dont elles disposaient sur les parties de la Convention, de son Protocole facultatif et des recommandations générales afférentes à la stricte application, par les responsables de l’application des lois, de la législation interdisant toute discrimination fondée sur le genre à l’égard des femmes.

Le Comité estime qu’il ressort de l’espèce que l’État partie a failli à son devoir de faire respecter les droits des femmes, en particulier dans le contexte de la violence et de la discrimination à l’égard des femmes liées à leur orientation sexuelle, d’éliminer les obstacles auxquels les auteures ont été confrontées lorsqu’elles ont demandé justice, notamment les stéréotypes négatifs à l’égard des lesbiennes, et de veiller à ce que les fonctionnaires chargés de faire respecter la loi appliquent strictement la législation interdisant toute discrimination fondée sur le genre à l’égard des femmes.

À la lumière de ce qui précède, le Comité estime que la manière dont la police et les autorités chargées des poursuites de l’État partie ont traité l’affaire constitue une violation des droits que les auteures tiennent de l’article premier, des alinéas a) c), d) et e) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention. En particulier, le Comité reconnaît que les auteures ont subi un préjudice moral. Elles ont été soumises à la peur et à la détresse par les organes de l’État, qui auraient dû examiner leurs plaintes promptement et de manière impartiale et efficace, en particulier la police, qui n’a pas enquêté de manière efficace, impartiale et en temps voulu sur leur affaire et n’a pas amené les auteurs à répondre de leurs actes devant la justice.

En vertu du paragraphe 3 de l’article 7 du Protocole facultatif et compte tenu des considérations ci-dessus, le Comité estime que l’État partie a manqué à ses obligations et a donc violé les droits que les auteures tiennent de l’article premier, des alinéas b) à g) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention.

Le Comité adresse les recommandations ci-après à l’État partie :

a)Concernant les auteures de la communication : offrir des voies de recours appropriées, y compris une réparation en espèces et des services de réadaptation psychologique proportionnés à la gravité des violations des droits des auteures ;

b)D’une manière générale :

i)Organiser en temps voulu à l’intention de la police et des autorités chargées des enquêtes une formation tenant compte des questions de genre sur la Convention, le Protocole facultatif s’y rapportant et les recommandations générales du Comité, en particulier les recommandations générales no 19 (1992) sur la violence à l’égard des femmes, no 28, no 33 (2015) sur l’accès des femmes à la justice et no 35 (2017) sur la violence à l’égard des femmes fondée sur le genre, portant actualisation de la recommandation no 19, afin que les infractions à caractère homophobe commises contre les femmes appartenant à la communauté des lesbiennes soient considérées comme des actes de violence fondée sur le genre ou des infractions motivées par la haine nécessitant l’intervention active de l’État ;

ii)S’acquitter de ses obligations de diligence s’agissant de respecter, de protéger et de réaliser les droits fondamentaux des femmes, y compris les lesbiennes, en particulier le droit de vivre à l’abri de toutes formes de violence fondée sur le genre ;

iii)Enquêter promptement et de manière exhaustive, impartiale et sérieuse sur toutes les allégations de violence à l’égard des femmes fondée sur le genre lorsqu’il y a lieu de croire que ces violences sont inspirées par la haine pour les femmes appartenant à la communauté des lesbiennes, compte tenu des circonstances particulières de l’infraction, veiller à ce que des procédures pénales soient engagées dans toutes les affaires de ce type, traduire les auteurs présumés devant la justice de manière équitable, impartiale et avec diligence, et imposer des sanctions appropriées ;

iv)Donner aux femmes lesbiennes qui sont victimes de violence un accès sûr et rapide à la justice, y compris, au besoin, à une aide juridictionnelle gratuite, pour qu’elles aient accès à des recours et à des services de réadaptation efficaces et suffisants, conformément aux orientations formulées dans la recommandation générale no 33 du Comité.

Conformément au paragraphe 4 de l’article 7 du Protocole facultatif, l’État partie examinera dûment les constatations et les éventuelles recommandations du Comité, auquel il soumettra, dans un délai de six mois, une réponse écrite, l’informant notamment de toute action menée à la lumière de ses constatations et recommandations.