Communication présentée par :

A. R. I. (représentée par un conseil, Jytte Lindgård)

Au nom de :

L’auteur

État partie :

Danemark

Date de la communication :

17 septembre 2015 (date de la lettre initiale)

Références :

Communiquée à l’État partie le 22 septembre 2015

Date de la décision :

25 février 2019

Exposé des faits

L’auteure de la communication est A. R. I., ressortissante de la Fédération de Russie d’origine tchétchène, née en 1995. Elle a présenté une demande d’asile au Danemark, qui a été rejetée, et affirme que son expulsion vers la Fédération de Russie constitue une violation des droits qui lui sont conférés par les alinéas c) à f) de l’article 2 et l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention. La Convention et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur au Danemark le 21 mai 1983 et le 22 décembre 2000, respectivement. L’auteure est représentée par un conseil, Jytte Lindgård.

Lorsqu’il a enregistré la communication le 22 septembre 2015, le Comité, agissant en vertu de l’article 5 du Protocole facultatif et de l’article 63 de son règlement intérieur, a demandé à l’État partie de surseoir à l’expulsion de l’auteure tant que sa communication serait à l’examen. Le 24 septembre 2015, la Commission danoise des recours des réfugiés a suspendu la procédure d’expulsion engagée contre l’auteure.

Rappel des faits présentés par l’auteure

Avant son arrivée au Danemark, l’auteure vivait dans une petite ville près de Grozny. Elle était étudiante en médecine depuis environ un an lorsque le conflit armé a éclaté en Tchétchénie. Elle n’était membre d’aucune organisation politique ou religieuse et ne soutenait pas le mouvement rebelle tchétchène. Toutefois, son cousin faisait partie du mouvement.

En juin 2014, l’auteure s’est vu demander par sa tante de soigner son cousin, qui avait été blessé par balle à la jambe. Elle n’a pas pu prodiguer à celui-ci les soins nécessaires et a conseillé de l’emmener à l’hôpital, mais son oncle a refusé, pensant que l’intéressé serait arrêté parce que c’était un rebelle. L’auteure a donné à son oncle et sa tante le numéro de téléphone de la mère d’un ami, chirurgienne, qui a soigné son cousin le jour même et a dit qu’elle reviendrait s’occuper de lui le lendemain matin, munie de son matériel médical. L’auteure est ensuite rentrée chez elle. Le lendemain, au petit matin, les autorités sont venues l’arrêter à son domicile, ainsi que son frère cadet, et l’ont placée en détention durant trois jours.

En détention, l’auteure a été interrogée, rouée de coups de pied et bousculée. On lui a posé des questions sur les liens qu’elle-même, son frère et son cousin entretenaient avec le « gang », c’est-à-dire le mouvement rebelle tchétchène. L’auteure a nié faire partie d’un quelconque « gang », et les autorités lui ont présenté une « déclaration de coopération » qu’elles lui ont dit de signer si elle était innocente. Elle a signé le document sans en lire le contenu. Au cours de la nuit qui a suivi, la deuxième qu’elle passait en détention, un homme est entré dans sa cellule et l’a agressée verbalement et sexuellement, lui disant que si elle parlait à qui que ce soit de ce qu’il lui avait fait, elle ne reverrait plus jamais la lumière du jour. Le lendemain, troisième jour de détention de l’auteure, au lieu d’interroger l’intéressée, les autorités lui ont apporté de la nourriture et lui ont promis de la libérer car « sa famille avait été très gentille ». Ce soir-là, l’auteure a été relâchée près d’une mosquée de sa ville, où elle a été accueillie par sa mère et son oncle, qui avaient obtenu sa libération au moyen d’une rançon. Elle a passé la nuit chez sa grand-mère et, le lendemain, a été emmenée chez un autre oncle à l’extérieur de la ville. Après avoir passé un mois et demi à deux mois cachée chez son oncle, elle a quitté la Fédération de Russie le 13 août 2014.

L’auteure soutient que, dans sa culture, être victime de violences sexuelles est synonyme de déshonneur. La nouvelle de son viol s’est propagée dans sa ville, et elle a dès lors été considérée comme une « femme souillée ». Son frère aîné a dit à sa mère que le fait qu’elle ait subi des violences sexuelles avait jeté la honte sur la famille et qu’il allait la tuer pour rétablir leur honneur, une pratique connue sous le nom de « crime d’honneur ». L’auteure soutient également qu’elle a peur de retourner dans sa ville car il lui semble que le document qu’elle a signé indique qu’elle a collaboré avec les autorités tchétchènes.

Le 15 août 2014, l’auteure est arrivée au Danemark et a présenté une demande d’asile. Le 30 janvier et le 18 juin 2015, elle a été interrogée par le Service danois de l’immigration. Le 26 juin 2015, le Service a rejeté sa demande d’asile, estimant qu’elle ne remplissait pas les conditions posées aux articles 7 et 31 de la loi sur les étrangers en ce qu’elle ne risquait pas d’être persécutée, condamnée à mort, torturée ou soumise à des peines ou traitements inhumains ou dégradants si elle était renvoyée en Fédération de Russie. Le Service a estimé que le récit de l’auteure semblait fabriqué de toutes pièces et était improbable, n’a pas retenu l’argument selon lequel la nouvelle des violences sexuelles subies s’était largement répandue au sein de la communauté de l’intéressée et a conclu que celle-ci ne risquait pas d’être personnellement et spécialement prise pour cible par les autorités tchétchènes. Le 19 août 2015, l’auteure a interjeté appel devant la Commission des recours des réfugiés. Le 31 août 2015, la Commission l’a déboutée, estimant qu’elle ne serait pas en danger si elle était renvoyée en Fédération de Russie et ne remplissait donc pas les conditions énoncées à l’article 7 de la loi sur les étrangers. La Commission a jugé que le récit de l’auteure était invraisemblable, en particulier les allégations selon lesquelles les autorités tchétchènes continuaient de s’intéresser à elle et sa famille la persécuterait. En application de la décision de la Commission, l’auteure devait quitter le Danemark dans un délai de quinze jours.

Le Service danois de l’immigration et la Commission des recours des réfugiés ont interrogé l’auteure sur les raisons qui avaient poussé sa mère à réunir des fonds pour lui permettre de fuir la Fédération de Russie, au lieu de s’en servir pour payer la rançon de son frère cadet. D’après l’auteure, sa mère savait à quoi une femme était exposée lorsqu’elle était arrêtée par les autorités et ce qui pouvait arriver si elle était à nouveau arrêtée ; c’est pourquoi elle estimait qu’il fallait la faire sortir du pays. L’auteure indique que depuis son départ, elle a eu peu de contacts avec sa mère, mais celle-ci l’a informée qu’elle était toujours recherchée et que sa famille recevait encore des convocations à son nom.

L’auteure explique qu’elle a épuisé toutes les voies de recours internes car les décisions rendues par la Commission sont définitives et ne sont pas susceptibles d’appel devant un tribunal. L’affaire n’est pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Teneur de la plainte

L’auteure affirme que son expulsion vers la Fédération de Russie constituerait une violation des droits qui lui sont conférés par les alinéas c) à f) de l’article 2 et l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention.

L’auteure affirme que son expulsion constituerait une violation par l’État partie des alinéas c) et d) de l’article 2 de la Convention car elle a informé les autorités danoises que les autorités tchétchènes la considéraient comme une personne qui aidait le mouvement rebelle tchétchène, dont fait partie son cousin. Elle se réfère à un rapport établi par le Service danois de l’immigration dans lequel il est indiqué que les femmes des familles des rebelles présumés courent un risque élevé d’être violées, de perdre leur travail et d’être poursuivies en justice pour des motifs fabriqués de toutes pièces, et que les viols sont rarement signalés sous peine pour la victime d’aggraver sa situation.

L’auteure affirme également que son expulsion constituerait une violation de l’alinéa f) de l’article 2 de la Convention car elle court un « risque réel » d’être victime d’un crime d’honneur commis par son frère aîné. Elle fait valoir que les autorités tchétchènes n’offrent pas de véritable protection contre ce risque car elles considèrent les crimes d’honneur comme une tradition. L’auteure ne précise pas en quoi son expulsion constituerait une violation de l’alinéa e) de l’article 2 et de l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention.

La Commission des recours des réfugiés aurait fondé sa décision sur l’impression que le récit de l’auteure manquait de crédibilité, sans évaluer le risque que l’intéressée courrait si elle était expulsée. L’auteure soutient que, bien qu’elle ait soulevé la question au cours de la procédure, la Commission n’a pas cherché à savoir si les dispositions de la Convention avaient été enfreintes.

Même si la Commission n’a pas mentionné qu’elle pourrait s’installer ailleurs en Fédération de Russie lors du rejet de sa demande d’asile, l’auteure avance que cela serait impossible pour une femme tchétchène dans sa situation. Elle se réfère à un rapport du Conseil danois pour les réfugiés dans lequel il est mentionné qu’il est très difficile, voire impossible, pour les Tchétchènes de s’installer ailleurs en Fédération de Russie. Elle indique que les Tchétchènes doivent s’enregistrer auprès des autorités locales pour pouvoir séjourner légalement dans un lieu donné et que les autorités tchétchènes confisquent régulièrement leurs papiers d’identité afin de les en empêcher. De plus, elle fait valoir que si une femme tchétchène quitte sa famille et tente de s’établir ailleurs, personne ne la soutiendra et elle continuera d’avoir des ennuis.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

Dans une note verbale datée du 18 novembre 2015, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité de la communication. Il demande au Comité d’examiner séparément la recevabilité et le fond de la communication. Il soutient que la communication devrait être déclarée irrecevable au regard de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif car elle est manifestement infondée et l’auteure n’a pas été en mesure d’établir qu’elle était à première vue recevable.

L’État partie rappelle les principaux faits de l’espèce et la décision rendue le 31 août 2013 par la Commission des recours des réfugiés. Il fournit de surcroît des informations sur l’organisation et la compétence de la Commission, le fondement juridique de ses décisions et les affaires dont elle est saisie.

L’État partie constate que l’auteure n’étaye pas l’argument selon lequel son expulsion enfreindrait l’alinéa e) de l’article 2 et l’alinéa a) de l’article 5 de la Convention. Il soutient qu’elle est simplement en désaccord avec l’appréciation que la Commission des recours des réfugiés a faite de sa crédibilité et qu’elle demande au Comité de réexaminer son dossier. Selon lui, elle n’a décelé aucune irrégularité dans la procédure et n’a pas démontré que la Commission n’avait pas dûment pris en compte tel ou tel élément. Si elle s’adresse au Comité, c’est pour qu’il agisse comme un organe d’appel et procède à un nouvel examen des faits présentés à l’examen de sa demande d’asile. L’État partie constate par ailleurs que l’auteure n’a fourni aucune précision nouvelle sur sa situation, c’est-à-dire aucune information en plus de celles sur lesquelles le Service danois de l’immigration s’est appuyé pour rejeter sa demande d’asile. Faisant référence à la jurisprudence du Comité des droits de l’homme, l’État partie avance que le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes devrait accorder une importance déterminante aux faits établis par la Commission, qui est mieux à même d’apprécier les circonstances de l’espèce. Il rappelle qu’après avoir soigneusement examiné la crédibilité de l’auteure, sa situation particulière et les informations générales disponibles sur le contexte de l’affaire, la Commission a conclu qu’il serait peu probable que l’auteure subisse des persécutions ou des violences si elle était expulsée.

L’État partie conteste l’argument selon lequel la Commission des recours des réfugiés n’a pas fait cas de la Convention lors de l’examen du dossier de l’auteure. Il réaffirme que la Commission est légalement tenue de tenir compte des obligations internationales du Danemark et souligne que le fait qu’elle n’ait pas fait expressément référence à la Convention dans sa décision ne signifie pas qu’elle n’a pas pris ses dispositions en considération.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité

Le 22 janvier 2016, l’auteure a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité. Elle réaffirme qu’elle risquerait d’être victime de persécution sexiste si elle était renvoyée en Fédération de Russie.

L’auteure avance que les crimes d’honneur sont devenus de plus en plus fréquents en Tchétchénie ces dernières années et leurs auteurs sont rarement amenés à répondre de leurs actes en justice. Elle indique que le Président tchétchène, Ramzan Kadyrov, a publiquement approuvé cette pratique et a fait d’autres déclarations discriminatoires à l’égard des femmes. Elle rappelle que sa famille pense toujours qu’elle est une « femme souillée », ce qui lui donne le droit de la tuer. Elle fait valoir qu’elle risquerait d’être victime d’un crime d’honneur si elle était expulsée.

L’auteure communique de nouvelles informations, à savoir que les autorités tchétchènes se rendent souvent chez sa mère pour la retrouver, ce qui, selon elle, justifie sa crainte d’être à nouveau victime de violences sexuelles de leur part. Le 14 janvier 2016, elle a fourni deux convocations de la police, datées des 9 et 21 avril 2015. De surcroît, sa mère lui a parlé des visites des autorités lors d’une conversation téléphonique qui a eu lieu le 17 janvier 2015 ou vers cette date. Elle lui a expliqué que les autorités tchétchènes avaient arrêté son frère aîné peu de temps avant le 31 décembre 2015 et l’avaient placé en garde à vue durant deux jours, et qu’elle ne savait pas où se trouvait son frère cadet.

Par ailleurs, l’auteure soutient que le conflit en Tchétchénie s’est envenimé. Le Président Kadyrov a réagi vigoureusement aux « attaques » lancées contre Grozny le 4 décembre 2014 et s’en est pris aux proches des insurgés en ordonnant leur expulsion de Tchétchénie et la destruction de leurs logements. L’auteure constate qu’un mois après que le Président Kadyrov a fait cette déclaration, au moins 15 maisons ont été détruites. Elle rappelle qu’elle demande l’asile parce qu’elle est officiellement considérée comme une partisane des rebelles, voire pire, étant donné qu’elle a soigné son cousin, un rebelle tchétchène, d’une blessure qu’il aurait reçue au cours d’une altercation avec les autorités tchétchènes.

L’auteure affirme que les informations susmentionnées viennent corroborer les renseignements qu’elle a communiqués aux autorités danoises dans sa demande d’asile, ce qui est un gage de sa crédibilité. Elle fait observer qu’il lui est difficile de fournir des preuves compte tenu du risque de subir des violences de la part des autorités tchétchènes et de sa famille. Elle rappelle que l’État partie ne peut pas renvoyer un demandeur d’asile dans son pays d’origine s’il court un danger imminent d’être maltraité. Elle se réfère à l’affaire A. c. Danemark, dans laquelle le Comité a fait observer que les États parties devaient tenir compte du fait que le critère applicable en ce qui concernait l’octroi de l’asile était non la probabilité absolue, mais la probabilité raisonnable, que le demandeur risque d’être persécuté à son retour dans son pays ou craigne à juste titre de l’être. L’auteure souligne qu’elle a été violée et a subi des traitements cruels et inhumains qui s’apparentent à des actes de torture. Elle renvoie à la décision rendue dans l’affaire Rong c. Australie, dans laquelle le Comité contre la torture a constaté que l’on ne pouvait guère s’attendre à ce que le récit d’une victime de la torture soit d’une parfaite exactitude. Elle renvoie également à l’opinion individuelle formulée par un membre du Comité des droits de l’homme dans l’affaire P. T. c. Danemark, selon laquelle, en cas de doute, ce Comité doit de manière générale choisir la solution la plus favorable à la victime présumée.

En outre, l’auteure rejette l’allégation de l’État partie selon laquelle la Commission des recours des réfugiés a tenu compte de la Convention dans sa décision du 31 août 2015. Elle se réfère aux affaires M. N. N. c. Danemark et A. c. Danemark, dans lesquelles le Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes a estimé que l’État partie qui renvoyait une personne dans un État où elle était susceptible de subir de graves violences sexistes enfreignait la Convention. Elle rappelle que sa mère lui a dit que son frère avait l’intention de commettre un crime d’honneur.

Observations de l’État partie sur le fond

Dans une note verbale datée du 22 décembre 2016, l’État partie a présenté ses observations sur le fond de la communication. Il réaffirme que celle-ci devrait être déclarée irrecevable au regard de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif car elle est manifestement infondée et l’auteure n’a pas été en mesure d’établir qu’elle était à première vue recevable. Au cas où le Comité jugerait la communication recevable, l’État partie soutient que l’auteure n’a pas suffisamment démontré qu’elle serait exposée à un risque réel, personnel et prévisible de graves actes de violence sexiste si elle était renvoyée en Fédération de Russie.

L’État partie rappelle les observations de l’auteure datées du 17 septembre 2015 et du 22 janvier 2016. Il fait observer que l’auteure ne fournit apparemment aucune précision nouvelle sur sa situation, c’est-à-dire aucune autre information que celles sur lesquelles la Commission des recours des réfugiés s’est appuyée pour rejeter sa demande d’asile, et renvoie donc à ses observations du 15 novembre 2015. L’État partie réaffirme que la Commission a soigneusement examiné les allégations de l’auteure en tenant compte de la situation de celle-ci et les a jugées incohérentes et invraisemblables.

L’État partie rappelle que, dans sa décision du 31 août 2015, la Commission des recours des réfugiés a estimé que l’auteure n’avait pas démontré qu’elle risquait d’être persécutée ou maltraitée si elle était renvoyée en Tchétchénie et ne remplissait donc pas les conditions posées aux paragraphes 1 et 2 de l’article 7 de la loi sur les étrangers.

L’État partie rappelle que la Commission des recours des réfugiés a rejeté la demande d’asile de l’auteure au motif que les informations fournies par celle-ci n’étaient pas crédibles, ni même vraisemblables. Il se réfère à un rapport de janvier 2015 dans lequel le Service danois de l’immigration indique que les autorités tchétchènes ne s’intéressent que très rarement, voire jamais, aux parents éloignés d’un criminel présumé, et que ces personnes ne risquent pas d’être sanctionnées, maltraitées ou torturées. L’auteure est entrée au Danemark avec un vrai passeport temporaire délivré à Grozny le 4 août 2014, et l’État partie estime qu’il est peu probable que les autorités lui aient délivré un document lui permettant de quitter la Fédération de Russie si elles s’intéressaient toujours à elle. En outre, l’État partie rappelle que la Commission des recours des réfugiés a rejeté l’argument selon lequel l’auteure risquait d’être victime d’un crime d’honneur. Étant donné que l’intéressée affirme qu’elle n’a parlé du viol qu’à sa mère et que celle-ci a nié les rumeurs qui circulaient en ville, l’État partie estime qu’il est peu probable que son frère ait cru ces rumeurs. L’État partie estime qu’il est également peu probable que le frère de l’auteure ait été le seul à vouloir la tuer et que le reste de la famille n’ait pas entendu les rumeurs ou soit resté disposé à l’aider malgré tout.

En ce qui concerne les convocations datées des 9 et 21 avril 2015 dont l’auteure a fourni des copies le 22 janvier 2016, l’État partie soutient que l’intéressée a eu suffisamment de temps pour présenter de nouvelles informations pendant la procédure d’asile. Rappelant que l’auteure avait connaissance des citations à comparaître depuis le 26 juin 2015, l’État partie souligne qu’il est étrange qu’elle ne les ait transmises que le 14 janvier 2016.

L’État partie rappelle que, dans ses observations datées du 17 septembre 2015, l’auteure a contesté l’appréciation des faits et des éléments de preuve faite par la Commission des recours des réfugiés mais n’a pas démontré que cette évaluation était arbitraire ou constituait un déni de justice. Il rappelle également que l’auteure n’a mis en évidence aucune irrégularité de procédure ni démontré que la Commission n’a pas dûment pris en compte tel ou tel élément. En outre, il fait observer que l’auteure n’a pas contesté l’évaluation que la Commission a faite de sa crédibilité. À ce propos, il se réfère aux affaires portées devant la Cour européenne des droits de l’homme et aux communications soumises au Comité des droits de l’homme, dans lesquelles la Cour et le Comité ont estimé que l’État partie était le mieux placé pour apprécier les faits et les éléments de preuve et la crédibilité de l’auteur dans une affaire donnée. L’État partie s’en remet donc à la décision de la Commission des recours des réfugiés en date du 31 août 2015, rendue à l’issue d’un examen approfondi de l’affaire au cours duquel l’auteure a eu la possibilité d’exprimer ses vues, par écrit et à l’oral, avec l’assistance d’un conseil. Il réaffirme que si elle était renvoyée en Fédération de Russie, l’auteure ne risquerait pas de subir des persécutions ou des violences de nature à justifier l’octroi de l’asile, et que son expulsion ne constituerait pas une violation de la Convention.

L’État partie conteste l’argument avancé par l’auteure selon lequel la Commission des recours des réfugiés n’a pas tenu compte de la Convention lors de l’examen de son affaire. Il rappelle que la Commission prend toujours la Convention en considération dans ses appréciations et que le fait qu’elle n’ait pas fait explicitement référence à cet instrument dans sa décision ne signifie pas qu’elle n’a pas fait cas de ses dispositions. L’État partie se réfère aux constatations adoptées par le Comité dans l’affaire P. H. A c. Danemark, selon lesquelles l’auteure n’avait pas démontré en quoi le fait de mentionner la Convention soulevait des questions différentes de celles déjà examinées par la Commission des recours des réfugiés dans le cadre de sa demande d’asile.

L’État partie maintient que l’auteure n’a pas démontré que sa communication était recevable et réaffirme que la communication est manifestement infondée et devrait être déclarée irrecevable au regard du paragraphe 2 c) de l’article 4 du Protocole facultatif. Si la communication était déclarée recevable, le renvoi de l’auteure en Fédération de Russie ne constituerait pas une violation de la Convention. Par ailleurs, l’État partie appelle l’attention sur les statistiques concernant la jurisprudence des autorités danoises de l’immigration, qui montrent qu’entre 2013 et 2015, la Commission a fait droit à un pourcentage important des demandes d’asile émanant de membres des 10 plus grands groupes nationaux de demandeurs d’asile.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie concernant le fond

Le 28 février 2017, l’auteure a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie concernant le fond de la communication.

L’auteure rappelle que les autorités tchétchènes continuent de se présenter au domicile de sa famille en Tchétchénie et de la convoquer à des interrogatoires. Elle indique qu’il lui est difficile de parler à sa mère, qui craint que son téléphone ne soit sur écoute et a peur de son frère aîné. Elle rappelle qu’elle risque d’être persécutée par ce frère, qui pense que son viol par les autorités tchétchènes déshonore la famille. En outre, elle signale que son frère cadet, qui avait été arrêté et placé en détention en même temps qu’elle, n’a toujours pas été libéré. Ni elle ni sa mère ne savent où il se trouve exactement, s’il est toujours en prison ou même s’il est encore en vie.

L’auteure indique que son frère aîné a été arrêté à deux reprises, le 23 décembre 2015 et le 28 juin 2016, à cause d’elle. Elle soutient que, depuis qu’elle a quitté la Tchétchénie, il se terre, étant harcelé et menacé par les autorités tchétchènes, qui l’appellent au téléphone pour le convoquer à des interrogatoires. Elle ajoute que le nouveau chef de la police d’un district tchétchène a envenimé la situation. Elle renvoie à un rapport du Centre d’information norvégien sur les pays d’origine, Landinfo, daté du 4 octobre 2016, dans lequel il est indiqué que les familles et les partisans des insurgés continuent d’être persécutés par les autorités tchétchènes, que les proches sont placés sous surveillance et contraints par la menace de fournir des informations sur les insurgés, en plus de subir diverses sanctions, et qu’un climat de peur perdure en Tchétchénie. Il est également indiqué dans ce rapport que le fait de prodiguer des soins médicaux à des insurgés est considéré comme un acte criminel passible de sanctions en application du droit pénal russe. L’auteure avance que la situation est particulièrement difficile pour les femmes qui soutiennent les insurgés ou sont soupçonnées de le faire car elles risquent d’être victimes de harcèlement sexuel et de violences, y compris de violences sexuelles, de la part des autorités tchétchènes.

L’auteure rappelle que dans ses observations datées du 22 décembre 2016, l’État partie a affirmé que, même si le Comité déclarait sa communication recevable, elle pourrait être renvoyée en Fédération de Russie. Elle réaffirme que son expulsion constituerait une violation des alinéas c), d) et f) de l’article 2 de la Convention. Elle souligne qu’en tant que femme recherchée par les autorités tchétchènes pour avoir aidé un insurgé, elle courrait un grand risque de subir un traitement cruel et dégradant et des violences sexuelles fondées sur le genre si elle était renvoyée en Fédération de Russie.

L’auteure rappelle que l’État partie renvoie à un rapport établi par le Service danois de l’immigration le 15 janvier 2015. Elle soutient que ce rapport a été rédigé avant l’attaque commise contre Grozny le 4 décembre 2014 et ne mentionne que brièvement les tensions qui sont apparues par la suite. Elle indique qu’après l’attaque, le Président Kadyrov a déclaré qu’il demanderait que tous les responsables soient amenés à répondre de leurs actes et soient punis.

L’auteure renvoie à la décision rendue dans l’affaire Y. W. c. Danemark, dans laquelle le Comité a indiqué que la Convention avait un effet extraterritorial et qu’aux termes de l’alinéa d) de l’article 2, les États parties devaient s’abstenir de tout acte ou pratique discriminatoire à l’égard des femmes et faire en sorte que les autorités publiques se conforment à cette obligation. Le Comité a également dit que l’État partie qui soumettait une personne se trouvant sur son territoire à une décision dont la conséquence nécessaire et prévisible était la violation, dans un autre pays, des droits que cette personne tenait de la Convention pourrait lui-même être coupable d’une violation de cet instrument.

En réponse aux observations de l’État partie sur la situation en Tchétchénie, l’auteure avance que bien qu’il fasse partie de la Fédération de Russie, le pays a un Gouvernement fort et indépendant dirigé par le Président Kadyrov.

Observations supplémentaires de l’État partie

Le 10 juillet 2017, l’État partie a informé le Comité qu’il ne présenterait aucun commentaire en réponse aux observations de l’auteure datées du 28 février 2017. L’État partie estime que la communication de l’auteure est manifestement dénuée de fondement et irrecevable. Si le Comité devait juger la communication recevable, il soutient que l’auteure n’a pas démontré que son renvoi en Fédération de Russie serait contraire à la Convention.

Délibérations du Comité

Demande de mesures conservatoires

Le Comité constate que le 24 septembre 2015, comme suite à la demande qu’il avait formulée le 22 septembre 2015 au titre de l’article 5 du Protocole facultatif et de l’article 63 de son règlement intérieur, la Commission des recours des réfugiés a décidé de surseoir à l’expulsion de l’auteure. Le Comité se félicite que l’État partie ait ordonné les mesures conservatoires demandées afin que l’intéressée ne soit pas expulsée tant que l’affaire serait à l’examen.

Examen de la recevabilité

Le Comité doit, en application de l’article 64 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole facultatif. Il peut, conformément à l’article 66, décider d’examiner séparément la recevabilité et le fond de la communication.

Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’alinéa a) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, que la même question n’avait pas déjà été examinée ou n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Le Comité note que l’État partie conteste la recevabilité de la communication au regard de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif au motif que les allégations de l’auteure sont manifestement infondées et insuffisamment étayées.

Le Comité note également qu’en substance, les allégations de l’auteure visent à contester la manière dont les autorités de l’État partie ont apprécié les circonstances de l’affaire et appliqué les dispositions de la législation nationale, ainsi que les conclusions auxquelles elles sont parvenues. Le Comité rappelle qu’il appartient généralement aux autorités des États parties à la Convention d’évaluer les faits et les éléments de preuve et l’application de la législation nationale dans tel ou tel cas, à moins qu’il puisse être établi que leur appréciation était entachée de partialité ou fondée sur des stéréotypes de genre qui constituent une discrimination à l’égard des femmes, était clairement arbitraire, ou constituait un déni de justice. Le Comité remarque que rien dans le dossier ne vient démontrer que l’appréciation que les autorités ont faite des craintes de l’auteure quant aux risques qu’elle courrait si elle retournait en Tchétchénie ait été entachée d’irrégularités. Il constate que, si elle argue de lacunes générales dans la procédure d’asile de l’État partie, le conseil de l’auteur ne prétend pas pour autant que ces supposées lacunes ont constitué ou provoqué une discrimination, ni qu’elles rendent arbitraires les décisions prises par les autorités au sujet de l’auteure. En outre, dès lors que les garanties de procédure fondamentales prévues par le droit international sont respectées, chaque État partie souverain peut choisir la nature, la structure et le statut de son mécanisme d’octroi du statut de réfugié.

Le Comité fait observer qu’il doit accorder un poids considérable à l’appréciation faite par les autorités nationales, à moins qu’elle ne soit manifestement arbitraire ou ne représente un déni de justice. En l’espèce, il estime que rien dans le dossier ne permet de conclure que les autorités danoises de l’immigration, et en particulier la Commission des recours des réfugiés, ont manqué à leur devoir au moment d’examiner l’affaire de l’auteure, ou que leurs décisions ont été arbitraires ou ont représenté un déni de justice.

En l’espèce, le Comité constate que, après avoir examiné les arguments présentés par l’auteure, les autorités danoises de l’immigration ont jugé qu’ils manquaient de crédibilité parce qu’ils n’étaient pas cohérents ni suffisamment étayés. Le Comité note que rien dans le dossier ne permet de conclure que d’éventuelles irrégularités dans l’examen des arguments de l’auteure conduit par les autorités danoises ont empêché les autorités de l’État partie d’apprécier comme il se doit les risques auxquels l’auteure serait exposée en cas d’expulsion vers la Fédération de Russie.

En conséquence, le Comité décide ce qui suit :

a)La communication est irrecevable au regard du paragraphe 2 c) de l’article4 du Protocole facultatif ;

b)La présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteure.