Communication présentée par :

Natalia Ciobanu (non représentée par un conseil)

Au nom de :

L’auteure

État partie :

République de Moldova

Date de la communication :

3 mai 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Transmises à l’État partie le 15 juin 2016 (non publiées sous forme de document)

Date des constatations :

4 novembre 2019

Exposé des faits

L’auteure de la communication est Natalia Ciobanu, de nationalité moldove, née en 1956. Elle fait valoir que la République de Moldova a violé les droits qu’elle tient de l’article 3 et de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention. Bien que l’auteure n’invoque pas expressément l’alinéa e) du paragraphe 1 de l’article 11 de la Convention, la communication semble également soulever des questions relevant de cette disposition. Le Protocole facultatif est entré en vigueur en République de Moldova le 31 mai 2006. L’auteure n’est pas représentée par un conseil.

Rappel des faits présentés par l’auteure

L’auteure exerçait une activité rémunérée depuis 1973. Le 9 janvier 1992, elle a donné naissance à une fille qui, le 11 mai 1993, a reçu un diagnostic d’incapacité du premier degré. En raison de son état de santé précaire et du fait qu’elle souffrait fréquemment de crises et de convulsions, la fille de l’auteure nécessitait une assistance et des soins permanents de celle-ci. Bien que les médecins aient exhorté l’auteure à placer son enfant à demeure en institution, elle a décidé de s’occuper d’elle personnellement. Peu de temps après, l’auteure a démissionné de son emploi. Pendant la période où elle s’occupait de sa fille, l’État partie n’offrait d’autre choix que de placer les enfants handicapés en institution.

La fille de l’auteure est décédée le 22 février 2012, peu avant que la loi no 60 du 30 mars 2012 sur l’inclusion sociale des personnes handicapées n’introduise le service social d’« assistant personnel » en République de Moldova.

Le 18 juin 2013, l’auteure a présenté au bureau de l’Office national d’assurance sociale du district de Chisinau, à Buiucani, des documents confirmant le versement de ses cotisations à la caisse d’assurance sociale et demandant que lui soit payée sa pension de retraite (vieillesse). Le bureau a établi sa pension mensuelle à 590,22 lei. En réponse à la question de l’auteure sur les raisons pour lesquelles sa pension était si faible, elle a reçu une lettre du bureau, datée du 12 mai 2014, expliquant que sa période de cotisation ne comprenait pas la période de prise en charge de son enfant à compter du 1er janvier 1999, date d’entrée en vigueur de la loi no 156-XIV du 14 octobre 1998 sur les pensions d’assurance sociale de l’État. Dans le cas de l’auteure, seule la période du 5 novembre 1993 au 31 décembre 1998 a été prise en compte.

Le 25 novembre 2013, l’auteure et deux autres femmes, qui s’occupaient également de leurs enfants gravement handicapés, ont saisi le Conseil pour la prévention et l’élimination de la discrimination (Conseil pour l’égalité) d’une plainte pour discrimination fondée sur leur association avec leurs enfants gravement handicapés et ont demandé que la loi sur les pensions d’assurance sociale de l’État soit modifiée. Le 13 février 2014, le Conseil pour l’égalité a estimé que les faits exposés dans la plainte « constituaient une discrimination fondée sur l’association des plaignantes avec leurs enfants gravement handicapés en ce qui concerne la réalisation du droit à une pension d’assurance sociale », au sens de l’article premier, paragraphes 1 et 2, lu dans le contexte de l’alinéa c) de l’article 8, de la loi no 121 du 25 mai 2012 sur la garantie de l’égalité. Le Conseil a recommandé que le Ministère du travail, de la protection sociale et de la famille de l’époque (aujourd’hui, le Ministère de la santé, du travail et de la protection sociale) prenne les dispositions voulues pour que des mesures transitoires positives soient mises en place à l’intention des personnes qui ont pris soin de personnes gravement handicapées du 1er janvier 1999 jusqu’à l’introduction du service social d’« assistant personnel » (voir le paragraphe 2.2 ci‑dessus), afin que la période antérieure au 1er janvier 1999 soit prise en compte dans le calcul de la période de cotisation de la pension d’assurance sociale. Le Ministère n’a rien fait pour donner suite à la recommandation formulée par le Conseil.

Le 26 mai 2014, l’auteure a intenté une action en justice devant le tribunal du district de Centru, à Chisinau, contre le Ministère, l’Office national d’assurance sociale et le bureau local de l’Office, qui visait à obtenir la reconnaissance de la discrimination dans l’accès aux services d’assurance et de protection sociales, par rapport aux parents qui avaient décidé de placer leurs enfants handicapés à demeure en institution et qui pouvaient donc travailler et atteindre la période de cotisation requise. Le 12 septembre 2014, le tribunal a rejeté le recours au motif qu’il était sans fondement. Le jugement a été confirmé par la cour d’appel de Chisinau le 14 mai 2015. Le pourvoi de l’auteure contre cette décision a été déclaré irrecevable par la Cour suprême de justice le 2 décembre 2015. L’auteure maintient donc qu’elle a épuisé tous les recours internes utiles à sa disposition.

Plainte

L’auteure soutient que les droits qu’elle tient de l’article 3 de la Convention ont été violés, car le régime de sécurité sociale actuellement en place en République de Moldova est discriminatoire à l’égard des femmes qui prennent soin d’enfants gravement handicapés. En effet, la législation nationale prévoit que les personnes qui se sont occupées d’enfants ou d’autres membres de la famille gravement handicapés, à compter du 1er janvier 1999, date d’entrée en vigueur de la loi sur les pensions d’assurance sociale de l’État, ne perçoivent aucune pension d’assurance sociale pour la période visée. Étant donné que, dans la société moldove, la femme est perçue comme la principale dispensatrice de soins aux enfants handicapés, ce sont généralement les femmes qui sont exclues du système de sécurité sociale. Ces femmes sont donc dépendantes de leur mari, non seulement pendant la période au cours de laquelle elles s’occupent d’enfants gravement handicapés, mais aussi par la suite, puisqu’elles ne sont pas admissibles au bénéfice de la pension de l’assurance sociale pour la période de prise en charge. De plus, les maris abandonnent souvent la famille « dès qu’ils comprennent ce que c’est que de vivre avec un enfant gravement handicapé et d’en prendre soin ».

Dans ce contexte, l’auteure fait valoir que l’État partie n’a pas assuré l’existence d’un cadre juridique qui puisse contribuer au développement socioéconomique des femmes qui s’occupent d’enfants gravement handicapés. Ces femmes sont socialement exclues, de même que leurs enfants, parce qu’il n’existe pas de structure sociale de soins parallèle et que lorsque ces femmes atteignent l’âge de la retraite, elles ne bénéficient pas de ressources suffisantes pour couvrir leurs besoins essentiels. Selon les statistiques, le minimum vital en République de Moldova est de 1 700 lei par mois, alors que la pension de l’auteure s’élève à 590,22 lei. Ainsi, non seulement ces femmes sont-elles incapables de travailler tout en s’occupant de leurs enfants gravement handicapés, du fait que les autorités n’offrent aucune structure parallèle, mais elles sont condamnées à vivre en dessous du seuil de pauvreté à l’âge de la retraite. Comme des milliers d’autres femmes dans les sociétés patriarcales, l’auteure n’a pas pu trouver d’emploi rémunéré parce qu’elle s’occupait de son enfant. Elle n’a pas abandonné son enfant, ce qui a dispensé l’État des frais de soins liés au placement en institution, et après 20 ans de soins, l’État partie a refusé de reconnaître ce travail en tant que tel et l’a privée de son droit à une pension d’assurance sociale pour le temps passé à s’occuper de son enfant.

L’auteure soutient également que les droits qu’elle tient de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention ont été violés, l’État partie n’ayant pas fourni de services d’assistance sociale aux femmes qui ont des enfants gravement handicapés pour leur assurer la possibilité de travailler et d’accumuler une pension d’assurance sociale suffisante pour vivre dans la dignité. Contrairement aux hommes, qui ont généralement la possibilité de travailler même s’ils ont un enfant handicapé, les femmes sont obligées de s’occuper de ces enfants ou de les placer en institution. Celles qui, comme l’auteure, choisissent de s’occuper d’eux ne peuvent prétendre à une pension d’assurance sociale qui soit corrélée au minimum vital.

L’auteure considère qu’en ne prenant pas en compte la période de soins dans le calcul de sa période de cotisation, l’État partie a refusé de reconnaître l’importance des travaux domestiques et des soins apportés aux enfants. Elle ajoute que, d’un point de vue social, les enfants handicapés, et tout particulièrement leurs parents, sont perçus comme des « consommateurs d’indulgences et d’avantages ». L’auteure affirme cependant qu’en conséquence de la décision qu’elle a prise de ne pas placer son enfant en institution, l’État partie a économisé, chaque année, entre 35 000 et 85 000 lei. Selon les estimations, le maintien d’une personne à demeure dans une institution coûte entre 50 000 et 100 000 lei, alors que l’État partie ne verse que 15 000 lei en allocations et autres paiements pour les personnes handicapées qui ne sont pas placées en institution. En l’absence de structures de soins parallèles pour les personnes handicapées de 1999 à 2013, ce sont les mères qui ont apporté les soins nécessaires. Dans ce contexte, les femmes qui s’occupaient des enfants n’ont pu travailler parce que l’État partie n’avait pas mis en place un système d’assistants personnels à l’intention de leurs enfants et elles ne sont pas admissibles au bénéfice de la pension d’assurance sociale pour la période au cours de laquelle elles ont apporté les soins.

Observations de l’État partie sur le fond

Le 27 mars 2017, l’État partie a présenté ses observations sur le fond.

Il explique que, conformément au paragraphe 2 de l’article 5 de la loi sur les pensions d’assurance sociale de l’État, les périodes de non-cotisation suivantes sont prises en compte dans le calcul des prestations d’assurance sociale : a) la durée, complète ou réduite, du service militaire ; b) la période consacrée par l’un des parents ou par le tuteur, en cas de décès des deux parents, à l’éducation d’enfants de moins de 3 ans ; c) la période pendant laquelle la personne assurée a perçu une indemnité pour incapacité temporaire de travailler, des prestations de chômage ou une allocation pour l’insertion ou la réinsertion sur le marché du travail. Conformément à l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article 50 de la loi, les périodes de cotisation comprennent également les périodes de prise en charge d’une personne souffrant d’une incapacité du premier degré, pour un enfant handicapé de moins de 16 ans, antérieures au 1er janvier 1999.

L’État partie affirme que l’amélioration du système de sécurité sociale existant est l’une des grandes priorités du Ministère du travail, de la protection sociale et de la famille. À cet égard, dans le cadre de la réforme du système des pensions de sécurité sociale, le Ministère, de sa propre initiative, a prévu que la loi sur les pensions d’assurance sociale de l’État et d’autres textes normatifs soient modifiés afin de comptabiliser les périodes de prise en charge des personnes gravement handicapées postérieures au 1er janvier 1999 dans la période de cotisation d’un membre de la famille qui a prodigué les soins.

S’agissant de la protection sociale des parents d’enfants handicapés qui ont déjà atteint l’âge de 18 ans, le Ministère a entamé la mise au point de services sociaux destinés aux personnes handicapées. En outre, la loi sur l’intégration sociale des personnes handicapées a introduit le service d’« assistant personnel » à l’intention des personnes gravement handicapées qui ont besoin de soins infirmiers et doivent être accompagnées et supervisées en permanence par une autre personne tout au long du processus de leur intégration dans la société. Toute personne, y compris les membres de la famille immédiate ou de la parenté de la personne handicapée, peut être employée comme assistant personnel.

Commentaires de l’auteure sur les observations de l’État partie sur le fond

Le 15 août 2017, l’auteure a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie. Elle indique que, depuis la présentation de ces observations, le cadre juridique des pensions de sécurité sociale a changé en République de Moldova, en particulier en ce qui concerne les droits des parents qui s’occupent de leurs enfants gravement handicapés, à savoir qu’à compter du 1er janvier 2017, ces parents perçoivent une pension jusqu’à ce que lesdits enfants atteignent l’âge de 18 ans.

L’auteure précise que les modifications susmentionnées n’ont pas d’effet rétroactif. Elles s’appliquent donc aux parents qui s’occupent de leurs enfants handicapés à compter du 1er janvier 2017 uniquement, la période comprise entre le 1er janvier 1999 et le 31 décembre 2016 n’étant pas comptabilisée dans la période de cotisation aux fins du calcul de la pension d’assurance sociale. De plus, la disposition en question ne s’applique aux parents qui s’occupent de leurs enfants handicapés que jusqu’à ce que ceux-ci atteignent l’âge de 18 ans, faisant fi de la période de prise en charge qui suit.

L’auteure fait valoir que les modifications n’ont pas remédié à la situation particulière qui est la sienne et celle de milliers d’autres femmes qui se sont retrouvées dans une situation similaire en République de Moldova. Pour montrer l’ampleur de la situation, elle fait observer que, selon les données de l’Office national de l’assurance sociale, 4 401 enfants ont besoin en permanence de soins de surveillance à domicile en République de Moldova, le nombre de personnes âgées de plus de 18 ans ayant également besoin de soins permanents à domicile s’élevant à 12 530. L’auteure mentionne que le travail des quelque 6 000 femmes qui prodiguent des soins constants à leurs enfants gravement handicapés n’est pas reconnu par les autorités de l’État partie aux fins de la pension de l’assurance sociale. Elle fait valoir, par conséquent, que la République de Moldova ne s’est pas dotée de politiques de sécurité sociale ciblant les parents d’enfants handicapés, si ce n’est qu’à compter du 1er janvier 2017, ils ont droit à une pension minimale d’assurance sociale pour les périodes pendant lesquelles ils prennent soin de leurs enfants handicapés mineurs.

L’auteure réitère son argument initial selon lequel l’absence de politiques de sécurité sociale ciblant les parents d’enfants handicapés touche de façon disproportionnée les femmes. Elle ajoute que des facteurs culturels font des femmes les principales dispensatrices de soins à leurs enfants dans les sociétés d’Europe de l’Est caractérisées par des schémas patriarcaux profonds. Le fait d’avoir des enfants handicapés compromet les chances des femmes de réaliser le potentiel de leur existence davantage que chez les hommes. Bien que les autorités aient l’obligation d’éliminer ces différences historiques et culturelles, la République de Moldova n’a pris aucune mesure visant à assurer l’égalité en matière de soins aux enfants. L’auteure soutient également qu’en plus de faire l’objet de discrimination fondée sur leur association avec des enfants handicapés, les femmes de la République de Moldova, tenues pour responsables du handicap de leurs enfants, se heurtent à la réprobation sociale.

L’auteure affirme que le fait d’avoir un enfant handicapé affecte la santé physique et mentale de la femme, ainsi que sa vie privée. Les hommes ont la possibilité de réaliser leur potentiel professionnel et de recevoir une pension plus adéquate, tandis que les femmes sont condamnées à être toute leur vie exclusivement dispensatrices de soins ou assistantes personnelles pour leurs enfants handicapés, sans perspectives de développement personnel ou professionnel. L’absence de programmes éducatifs spéciaux et le nombre insuffisant d’assistants personnels bénéficiant d’un soutien financier de l’État par le versement de salaires pour la prise en charge des enfants handicapés montrent que les autorités de l’État partie font preuve de discrimination à l’égard des femmes uniquement parce qu’elles ont un enfant gravement handicapé, les reléguant à toutes fins pratiques à la périphérie de son cadre d’action. L’auteure ajoute que l’institution de l’assistant personnel sous sa forme actuelle ne répond pas de manière adéquate aux besoins des personnes handicapées et de leurs parents, en particulier des mères, car le nombre de personnes handicapées nécessitant un soutien constant est 10 fois plus élevé que le nombre d’assistants personnels bénéficiant d’un soutien financier de l’État. Partant, la lacune actuelle dans les services de soins subventionnés par l’État est comblée par les femmes qui s’occupent gratuitement de leurs enfants handicapés.

Au vu de ce qui précède, l’auteure prie le Comité d’examiner la communication sur le fond et de statuer que : a) l’État partie a enfreint la Convention ; b) l’État partie ne s’est pas acquitté des obligations qui lui incombent au regard des droits fondamentaux des femmes qui ont pris soin de leurs enfants gravement handicapés du 1er janvier 1999 à ce jour ; c) l’État partie doit réparer la violation de son droit de ne pas être victime de discrimination en prenant en compte, aux fins du calcul de sa pension d’assurance sociale, toute la période pendant laquelle elle a pris soin de sa fille gravement handicapée.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

Conformément à l’article 64 de son règlement intérieur, le Comité doit déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif. En application de l’alinéa 4 de l’article 72, il doit prendre cette décision avant de se prononcer sur le fond de la communication.

Eu égard au paragraphe 1 de l’article 4 du Protocole facultatif, le Comité note l’affirmation de l’auteure selon laquelle elle a épuisé tous les recours internes utiles à sa disposition. En l’absence d’observations contraires de l’État partie, le Comité considère que l’auteure a effectivement épuisé tous les recours et que rien ne s’oppose, dans les dispositions du paragraphe 1 de l’article 4, à ce qu’il examine la communication sur le fond.

Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’alinéa a) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, que la même question n’avait pas déjà été examinée ou n’était pas déjà en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Le Comité note qu’en ce qui concerne l’alinéa e) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif, les faits sur lesquels la présente communication est fondée ont commencé avant l’entrée en vigueur pour l’État partie du Protocole facultatif, le 31 mai 2006, mais après celle de la Convention, le 31 juillet 1994. Cela étant, ces faits ayant persisté après l’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie et considérant que l’épuisement des recours nationaux est intervenu après ce moment, le Comité estime qu’il n’est pas exclu d’examiner la communication sur la base de l’alinéa e) du paragraphe 2 de l’article 4 du Protocole facultatif.

Le Comité relève également que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la communication. Bien que l’auteure n’invoque pas expressément l’alinéa e) du paragraphe 1 de l’article 11 de la Convention, les faits exposés dans la communication semblent également soulever des questions relevant de cette disposition. En conséquence, il déclare que la communication est recevable en ce qu’elle soulève des questions au regard de l’article 3, de l’alinéa e) du paragraphe 1 de l’article 11 et de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention et passe à l’examen au fond.

Examen au fond

Conformément au paragraphe 1 de l’article 7 du Protocole facultatif, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte des renseignements qui lui ont été communiqués par l’auteure et l’État partie.

L’auteure affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient de l’article 3 et de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention, en ne prenant pas en compte, dans le calcul de sa pension d’assurance sociale, toute la période pendant laquelle elle a prodigué des soins permanents à sa fille gravement handicapée à son domicile plutôt qu’à demeure en institution, depuis l’entrée en vigueur, le 1er janvier 1999, de la loi sur les pensions d’assurance sociale de l’État, jusqu’au décès de sa fille, le 22 février 2012. Elle soutient en particulier qu’en raison des rôles traditionnellement attribués aux femmes dans la société moldove en tant que principales dispensatrices de soins à leurs enfants handicapés, l’État partie aurait dû garantir l’existence d’un cadre juridique qui contribue au développement socioéconomique des femmes qui s’occupent d’enfants gravement handicapés, leur permettant ainsi de combiner obligations familiales avec responsabilités professionnelles.

La question dont le Comité est saisi est donc celle de savoir si, en excluant de la période de cotisation aux fins du calcul de la pension d’assurance sociale la période postérieure au 1er janvier 1999, date de l’entrée en vigueur de la loi sur les pensions d’assurance sociale de l’État, au cours de laquelle l’auteure s’occupait en permanence de sa fille à domicile, l’État partie a enfreint les droits que l’auteure tient de l’article 3, de l’alinéa e) du paragraphe 1 de l’article 11 et de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention, du fait qu’en pratique, hormis le placement à demeure en institution, aucune autre solution de soin lui permettant de combiner obligations familiales avec responsabilités professionnelles ne s’offrait à elle pour son enfant.

Le Comité prend note de l’affirmation de l’auteure selon laquelle elle pouvait raisonnablement s’attendre à percevoir, dans sa vieillesse, une pension d’assurance sociale suffisante, après avoir prodigué des soins à domicile à sa fille pendant 20 ans au lieu de la placer à demeure en institution. Le Comité note également que ce n’est que le 12 mai 2014, après avoir demandé au bureau local de l’Office national d’assurance sociale pourquoi sa pension était si faible, que l’auteure a été informée que sa période de cotisation ne comprenait pas la période de prise en charge de son enfant souffrant d’une incapacité du premier degré à compter du 1er janvier 1999, date de l’entrée en vigueur de la loi sur les pensions d’assurance sociale de l’État. Comme il ressort des informations fournies, entre 1999 et 2014, l’auteure n’avait pas connaissance de la modification susmentionnée de la législation touchant la manière dont la période de cotisation était calculée et qui a eu un effet négatif sur le montant de sa pension mensuelle.

Le Comité relève également que l’État partie reconnaît que l’amélioration du système de sécurité sociale existant demeurait l’une des grandes priorités du Ministère du travail, de la protection sociale et de la famille. Il note cependant que les modifications positives apportées au cadre juridique des pensions de sécurité sociale, telles que l’institution du service d’assistant personnel financé par l’État pour les personnes gravement handicapées qui ont besoin de soins constants, qui allaient, à compter du 1er janvier 2017, être prises en compte dans le calcul de la pension d’assurance sociale des parents pour les périodes au cours desquelles ils auront pris soin de leurs enfants handicapés, ne prévoyaient aucune mesure transitoire pour les personnes qui, comme l’auteure, se sont occupées de ces enfants entre le 1er janvier 1999 et la date de l’entrée en vigueur des nouveaux textes législatifs.

Le Comité fait observer à cet égard que le droit à la sécurité sociale, y compris dans les cas de pension d’assurance sociale (vieillesse), est fondamental pour garantir la dignité humaine de toutes les personnes. Le droit à la sécurité sociale a des conséquences financières importantes pour les États, mais ceux-ci doivent assurer au moins la satisfaction de l’essentiel de ce droit. Ils sont notamment tenus de garantir l’accès à un régime de sécurité sociale qui assure un niveau minimum indispensable de prestations, sans discrimination aucune. Les États devraient assurer des prestations de vieillesse, des services sociaux et d’autres formes d’aide en faveur de toutes les personnes âgées qui, quand elles atteignent l’âge fixé par la législation nationale, n’ont pas cotisé pendant la période minimale requise ou ne sont pas habilitées pour d’autres raisons à bénéficier d’une pension relevant d’un régime d’assurance vieillesse ou à d’autres prestations ou formes d’assistance au titre de la sécurité sociale, et qui n’ont pas d’autres sources de revenus. Dans les régimes non contributifs, il convient également de tenir compte du fait que les femmes sont plus susceptibles de vivre dans la pauvreté que les hommes ; qu’elles sont souvent seules responsables des soins aux enfants ; et que ce sont celles qui, le plus souvent, n’ont pas de pension contributive.

Le Comité note que les États parties disposent d’une grande marge d’appréciation pour prendre les mesures qu’ils jugent nécessaires pour faire en sorte que chacun puisse exercer son droit à la sécurité sociale, notamment pour garantir que les régimes de retraite soient efficaces, viables et accessibles à tous. Les États peuvent ainsi définir des conditions pour l’affiliation à chacun des divers programmes de sécurité sociale et l’admission au bénéfice d’une pension de retraite ou d’autres prestations, sous réserve que celles-ci soient raisonnables, proportionnées, claires et transparentes. De manière générale, ces conditions devraient être communiquées à tous en temps utile et de manière suffisante afin que l’accès à une pension de retraite soit prévisible, ceci étant d’autant plus nécessaire lorsque les mesures adoptées par les États parties sont de nature régressive et qu’aucun arrangement de transition n’est prévu pour en atténuer les effets négatifs.

Le Comité fait également remarquer que si toute personne a droit à la sécurité sociale, les États parties devraient accorder une attention particulière aux individus et aux groupes pour lesquels il est traditionnellement difficile d’exercer ce droit, comme les femmes. Le Comité rappelle que la Convention interdit toute distinction, exclusion ou restriction fondée sur le sexe qui a pour effet ou pour but de compromettre ou de détruire la reconnaissance, la jouissance ou l’exercice par les femmes, quel que soit leur état matrimonial, sur la base de l’égalité de l’homme et de la femme, des droits de l’homme et des libertés fondamentales dans les domaines politique, économique, social, culturel et civil ou dans tout autre domaine. On parle de discrimination indirecte dans le cas de lois, de politiques ou de pratiques qui semblent neutres a priori, mais qui ont un effet discriminatoire disproportionné sur l’exercice des droits consacrés par la Convention eu égard à des motifs de discrimination interdits.

Le Comité considère que les États doivent donc prendre des mesures concrètes, et les revoir si nécessaire, afin de réaliser pleinement le droit de tous à la sécurité sociale, sans discrimination d’aucune sorte, y compris la pension d’assurance sociale. Ils doivent également prendre des mesures pour veiller à ce que, dans la pratique, les hommes et les femmes exercent leurs droits politiques, économiques, sociaux, culturels et civils dans des conditions d’égalité ; par conséquent, leurs politiques publiques et leur législation doivent tenir compte des inégalités économiques, sociales et culturelles que subissent les femmes. Ceci exige parfois qu’ils prennent des mesures spéciales en faveur des femmes, en vue d’alléger ou de supprimer les conditions qui ont contribué à perpétuer la discrimination.

Le Comité rappelle que les États doivent en outre réexaminer les restrictions à l’accès aux régimes de sécurité sociale pour veiller à ce qu’elles n’engendrent pas de discrimination de droit ou de fait à l’égard des femmes. Ils doivent tenir compte en particulier du fait qu’en raison de la persistance des stéréotypes et d’autres causes structurelles, les femmes consacrent beaucoup plus de temps au travail non rémunéré que les hommes, notamment les soins des enfants, handicapés ou non. Ils devraient prendre des mesures pour s’attaquer aux facteurs qui empêchent les femmes de cotiser aux régimes de sécurité sociale qui subordonnent les prestations au versement de cotisations, ou pour veiller à ce que lesdits régimes intègrent ces facteurs dans les modalités de calcul des prestations, par exemple en tenant compte du temps passé, en particulier par les femmes, à élever des enfants et à s’occuper d’adultes à charge.

Le Comité note également que l’auteure est une personne âgée qui se trouve dans une situation économique critique après avoir pris soin de sa fille gravement handicapée (et aujourd’hui décédée) pendant 20 ans et que la conjonction des motifs de discrimination invoqués, le sexe et son association avec son enfant handicapé, la rend particulièrement vulnérable à la discrimination par rapport à l’ensemble de la population de la République de Moldova.

Le Comité prend note des allégations de l’auteure (voir par. 3.1, 3.2 et 5.4 ci‑dessus) selon lesquelles l’absence de politiques de sécurité sociale ciblant les parents d’enfants handicapés touche de façon disproportionnée les femmes. Elle fait valoir que « des facteurs culturels font des femmes les principales dispensatrices de soins à leurs enfants dans les sociétés d’Europe de l’Est caractérisées par des schémas patriarcaux profonds », et en particulier en République de Moldova. Le fait d’avoir des enfants handicapés « compromet les chances des femmes de réaliser le potentiel de leur existence davantage que chez les hommes ». Ces femmes sont donc « dépendantes de leur mari, non seulement pendant la période au cours de laquelle elles s’occupent d’enfants gravement handicapés, mais aussi par la suite, puisqu’elles ne sont pas admissibles au bénéfice de la pension de l’assurance sociale pour la période où elles assurent la prise en charge  ».

Le Comité considère que lorsqu’une communication contient des informations pertinentes indiquant prima facie l’existence d’une norme juridique qui, bien qu’elle soit formulée de manière neutre, pourrait en fait clairement affecter un pourcentage plus élevé de femmes que d’hommes, il appartient à l’État partie de démontrer qu’une telle situation ne constitue pas une discrimination indirecte fondée sur le sexe. D’après les informations du domaine public concernant l’État partie, parmi les personnes en âge de travailler qui ne sont pas sur le marché du travail, celles qui se consacrent exclusivement à des tâches domestiques non rémunérées, notamment les soins aux enfants handicapés ou non, sont presque toutes des femmes.

En l’espèce, l’État partie évoque indirectement dans ses observations le caractère non sexiste de la loi sur les pensions d’assurance sociale de l’État, en énumérant une liste de périodes de non-cotisation qui sont prises en compte dans le calcul des prestations d’assurance sociale et qui semblent neutres au premier abord (voir le paragraphe 4.2 ci-dessus). Néanmoins, l’État partie n’a fourni aucune explication ni justification quant à la raison pour laquelle, conformément à l’alinéa d) du paragraphe 1 de l’article 50 de la loi, il a été tenu compte seulement jusqu’au 31 décembre 1998, dans le calcul des prestations d’assurance sociale, du temps passé à s’occuper des personnes handicapées, y compris les enfants âgés de moins de 16 ans. À cet égard, le Comité note avec un intérêt particulier que la durée, complète ou réduite, du service militaire, qui est toujours obligatoire pour les hommes en République de Moldova, a continué d’être prise en compte dans le calcul des prestations d’assurance sociale, même après le 1er janvier 1999, lors même que les personnes s’occupant d’enfants gravement handicapés, comme l’auteure, étaient exclues du régime de sécurité sociale instauré par cette même loi.

Le Comité considère en conséquence que l’État partie n’a pas réussi à démontrer que l’exclusion du système de sécurité sociale, à compter du 1er janvier 1999, des personnes qui s’occupaient d’enfants gravement handicapés ne constituait pas une discrimination indirecte à l’égard des femmes, étant donné que, comme dans le cas de l’auteure, elles étaient les principales dispensatrices de soins à leurs enfants handicapés et n’ont pu compter sur des services d’assistance sociale aptes à leur permettre de combiner obligations familiales avec responsabilités professionnelles. En l’absence d’un revenu mensuel personnel, les femmes qui s’occupent de leurs enfants handicapés sont privées de la possibilité de cotiser à la caisse d’assurance sociale, de sorte qu’elles passent leur vieillesse dans le dénuement. De plus, le Comité est d’avis que la situation de vulnérabilité et d’insécurité dans laquelle s’est trouvée l’auteure en conséquence de son exclusion du système de sécurité sociale, à compter du 1er janvier 1999 et durant la période où elle a dispensé des soins, a diminué son autonomie économique et l’a empêchée de jouir de chances économiques opportunes sur un pied d’égalité avec les hommes. Ainsi, le Comité conclut que l’État partie a refusé de reconnaître à l’auteure son droit à la sécurité sociale après la retraite et pendant la vieillesse dans des conditions d’égalité, et ne lui a fourni aucun autre moyen d’assurer sa sécurité économique ni aucune autre forme de réparation adéquate, manquant ainsi à ses obligations au titre de l’article 3 et de l’alinéa e) du paragraphe 1 de l’article 11 de la Convention.

De surcroît, au vu des considérations précédentes et en l’absence d’explications suffisantes de l’État partie tendant à démentir les allégations de l’auteure, le Comité conclut que l’État partie, en ne prenant pas toutes les mesures appropriées, y compris des mesures législatives, pour assurer le plein épanouissement et le progrès des femmes qui s’occupent de leurs enfants handicapés dans une société qui attribue traditionnellement aux femmes la responsabilité des soins, a nui à l’auteure et constitue une discrimination indirecte fondée sur le sexe à son égard de même qu’une violation de l’obligation incombant à l’État partie au titre de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention, afin de garantir aux femmes l’exercice et la jouissance des droits de l’homme et des libertés fondamentales sur la base de l’égalité avec les hommes.

S’autorisant du paragraphe 3 de l’article 7 du Protocole facultatif relatif à la Convention et tenant compte de toutes les considérations exposées ci-dessus, le Comité est d’avis que l’État partie ne s’est pas acquitté de ses obligations et qu’il a ainsi violé les droits que l’auteure tient de l’article 3, de l’alinéa e) du paragraphe 1 de l’article 11 et de l’alinéa c) du paragraphe 2 de l’article 11 de la Convention. Le Comité adresse à l’État partie les recommandations suivantes :

a)Recommandations concernant l’auteure de la communication :

i)Recalculer la pension d’assurance sociale de l’auteure en tenant compte de toute la période pendant laquelle elle a prodigué des soins permanents à sa fille gravement handicapée à son domicile, depuis l’entrée en vigueur, le 1er janvier 1999, de la loi sur les pensions d’assurance sociale de l’État, jusqu’au décès de sa fille, le 22 février 2012 ;

ii)Indemniser de façon appropriée l’auteure pour les violations subies au cours de la période au cours de laquelle son droit à la pension d’assurance sociale lui a été refusé, en fonction des périodes de non-cotisation qui auraient dû être comptabilisées dans la période de cotisation de l’assurance sociale ;

iii)Indemniser de façon appropriée l’auteure pour les souffrances morales endurées pour n’avoir pu bénéficier d’aucun service de soutien alors qu’elle avait dû renoncer à son emploi pour s’occuper de sa fille handicapée ;

iv)Rembourser à l’auteure les frais de justice raisonnablement engagés dans le cadre du traitement de la présente communication ;

b)Recommandations générales : considérant que l’État partie a déjà modifié la loi sur les pensions d’assurance sociale de l’État et qu’il a fait en sorte que, à compter du 1er janvier 2017, les périodes de prise en charge des enfants gravement handicapés soient créditées aux fins de la pension d’assurance sociale de leurs parents, évitant ainsi que des violations analogues ne se reproduisent à l’avenir, mais qu’aucune indemnisation n’est prévue pour les femmes qui, comme l’auteure, ont prodigué des soins à domicile à leurs enfants gravement handicapés entre le 1er janvier 1999 et le 31 décembre 2016. L’État partie devrait prendre des mesures, y compris dans les textes législatifs, pour garantir qu’il est remédié à la situation de ces femmes dans un délai raisonnable. Il est également invité à veiller à ce que des services de soutien suffisants soient offerts aux mères d’enfants gravement handicapés afin qu’elles puissent conserver leur emploi.

Conformément au paragraphe 4 de l’article 7 du Protocole facultatif, l’État partie examinera dûment les constatations et les recommandations du Comité, auquel il soumettra, dans un délai de six mois, une réponse écrite, l’informant de toute action menée pour leur donner effet. L’État partie est également invité à rendre ces constatations et recommandations publiques et à les diffuser largement afin qu’elles puissent atteindre tous les secteurs concernés de la société.