Nations Unies

CAT/C/53/D/482/2011*

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

19 janvier 2015

Original: français

Comité c ontre la t orture

Communication no 482/2011

Décision adoptée par le Comité à sa cinquante-troisième session (3-28 novembre 2014)

Présentée par:R. S. et consorts (représentés par Karine Povlakic, Service d’aide juridique aux exilé-e-s (SAJE))

Au nom de:R. S. et consorts

État partie:Suisse

Date de la requête:3 novembre 2011 (lettre initiale)

Date de la présente décision:21 novembre 2014

Objet:Expulsion vers le Kosovo1

Question de procédure:Néant

Question de fond:Risque de torture

Article s de la Convention:3 et22

Annexe

Décision du Comité contre la torture au titre de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (cinquante-troisième session)

concernant la

Communication no482/2011*

Présentée par:R. S. et consorts (représentés par Karine Povlakic, Service d’aide juridique aux exilé-e-s (SAJE))

Au nom de:R.S. et consorts

État partie:Suisse

Date de la requête:3 novembre 2011 (lettre initiale)

Le Comité contre la torture, institué en vertu de l’article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Réuni le21 novembre 2014,

Ayant achevél’examen de la requête no482/2011, présentée au nom de R.S., son fils V.S., sa belle-fille B.S., sa fille E.S., son petit-fils A.S. et son neveu H.S, en vertu de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Ayant tenu comptede toutes les informations qui lui ont été communiquées par le requérant, son conseil et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Décision au titre du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture

1.1Les requérants sontR.S., son fils V.S., sa belle-fille B.S., sa fille E.S., son petit‑fils A.S. et son neveu H.S., nés respectivement en 1948, 1979, 1986, 1982, 2010 et 1958. Ils sont d’ethniealbanaise, originaires du Kosovo.Ils résident en Suisse, à l’exception de V.S., renvoyé au Kosovo en 2014, et risquent un renvoi vers le Kosovo. Ils affirment que leur renvoi constituerait une violation par la Suisse de leurs droits au titre de l’article 3 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Les requérants sont représentés par Karine Povlakic du Service d’aide juridique aux exilé-e-s (SAJE).

1.2Le 11novembre 2011, en vertu de l’article 114de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires, a demandéà l’État partie de suspendre l’exécution de l’ordre d’expulsion visant lesrequérants pendant l’examen de la requête par le Comité.

Rappel des faits présentés par les requérants

2.1Les requérants vivaient à Grabanice, un village de 400 habitants d’ethnie albanaisede la commune de Kline (Kosovo). Ils vivaient ensemble dans la maison familiale, conformément à la tradition, à l’exception du neveu de la première requérante, H.S., qui vivait séparément.

2.2Le 6 décembre 2004, alors que H. S. rentrait chez lui en voiture, il a été la cible de tirs depuis un véhicule qui le suivait. H. S. n’a pas été touché mais un ami qui l’accompagnait a été blessé. La police a retrouvé des dizaines de douilles de fusil automatique sur la route. Le procureur a ouvert une enquête contre X pour tentative de meurtre. Par la suite, H. S. a reçu des menaces téléphoniques qu’il a signalées à la police, qui a enregistré ses plaintes. Toutefois, la police ne lui a pas demandé son numéro de téléphone ni entrepris de démarches pour retrouver les auteurs des appels.

2.3.Le 27 juin 2006, H. S. se trouvait, un ami, dans sa voiture lorsque le véhicule a explosé. H. S. a été sévèrement blessé, sa rate a éclaté et il a fait une hémorragie interne. Une enquête a été menée conjointement par la Force internationale de sécurité au Kosovo (KFOR) et la police, dont il est ressorti qu’une mine télécommandée avait été posée dans le coffre de la voiture du requérant. À sa sortie de l’hôpital, le requérant a continué à recevoir des menaces anonymes par téléphone.

2.4Le 3février 2007, alors que V.S. sortait de chez lui, on lui a tiré dessus. Ils’est jeté par terre et n’a pas été blessé. Il a ensuite saisi un fusil automatique Kalachnikov et a tiré à l’aveugle dans la direction d’où provenaient les tirs, avant d’avertir la police, qui est arrivée sur les lieux 45minutes plus tard. La policea trouvé des douilles et a relevé deux empreintes de chaussures différentes. Elle a aussi dresséun constat, mais n’a pas voulu amener de chiens sur les lieux. V.S. a été conduit au poste de police pour y faire une déposition et la police a saisi sa veste trouée par une balle, ainsi que sa Kalachnikov. Le requéranta été détenu pendant 72heures pour port d’arme illégal. Ses parents, ainsi que sa sœur, ont égalementété interrogés afin de savoir s’ils avaient des soupçons ou des pistes quant à l’identité des agresseurs. Un témoin a aussi indiqué à la police avoir vu deux hommes armés de Kalachnikovs à proximité de l’arrêt de bus du village.

2.5Par la suite, la nuit, les requérants ont entendu des coups de fusil et des jets de pierre sur les tuiles de la maison ainsi que des pas autour de la maison. En outre, V.S. s’est fait voler une vache et a reçu trois appels anonymes le menaçant de mort. Il a reçu le dernier appel une semaine avant son départ pour la Suisse. La police a aussi patrouillé pendant deux semaines dans le villageavant de cesser la surveillance. Se sentant en danger, V.S. a décidé de quitter son pays, le 5mai 2007, en compagnie de son cousin H.S., qui continuait lui aussi à recevoir des menaces. Ils sont entrés en Suisse le 7mai 2007 grâce à un passeur qui les amenésà Vallorbe et ils y ont demandé l’asile.

2.6Le fils de H. S., qui avait gardé le téléphone portable de son père, a continué à recevoir des menaces de mort et a, par conséquent, décidé lui aussi de quitter le Kosovo et a demandé l’asile en Autriche.

2.7En octobre 2007, on a de nouveau tiré sur la maison familiale où se trouvaient R.S. et son mari, ainsi que leur fille et leur belle-fille. Un jour, deux hommes sont venus au domicile familial en se présentant comme des amis de V.S. qui cherchaient à le joindre par téléphone. Le père de V.S. a affirmé ne pas connaître son numéro et les hommes sont partis en disant au père qu’ils se reverraient. V.S. a été informé de cet incident par sa famille et a indiquéne pas avoir d’amis correspondant à la description de ces hommes. En conséquence, la sœur de V.S. et son père ont informé la police de cette visite. À leur retour du commissariat, un des hommes tournait à nouveau autour de la maison dans une voiture. La police l’a arrêté et a informé les requérants qu’il était en possession d’une barre de fer. La famille a ensuite été convoquée au commissariat pour confirmer quecet hommeétait bien celui qui leur avait rendu visite auparavant. La police a demandé aux requérants d’être prudents car le suspect était connu des services de police pour avoir tué sa femme ainsi qu’un ami. Malgré cela, une voiture a continué à tourner autour de la maison et les requérants ont continué à recevoir des menaces téléphoniques affirmant que si V.S. ne revenait pas, sa femme, sa mère, son père et sa sœur seraient tous tués. Une nuit, un homme est entré dans la cour de la maison familiale et a tiré avec un fusil automatique. La famille a alors averti la police, qui ne s’est pas déplacée.

2.8Le 3novembre 2007, alors que le père de V.S. marchait sur une route du village, une voiture s’est approchée de lui et cinq coups de feu ont été tirés dans sa direction. La police s’est rendue sur place et a affirmé être en train d’enquêter sur le suspect. Elle a demandé aux requérants de faire davantage attention à leur sécurité. Quelques jours après, les menaces téléphoniques ont repris.

2.9Le 25janvier 2008, le père de V.S. a été retrouvé sur une route du village, «la tête coupée en deux». Sa fille, E.S. l’a conduit à l’hôpital où il est décédé peu après. La police s’est rendue à l’hôpital avec une photo du suspect et E.S. a reconnu l’homme qui avait proféré des menaces auparavant. Il a été arrêté quatre jours après. Un officier de la police d’investigation a conseillé à E.S. de ne pas porter plainte puisque la bande du suspect était libre et pouvait lui faire du mal. E.S. a maintenu sa plainte et a demandé une protection policière pendant sept jours, le temps de la cérémonie traditionnelle des condoléances. Bien que la police ait accepté, aucune patrouille ne fut envoyée. Une procédure pénale à l’encontre du principal suspect a été ouverte sur la base des témoignages de E.S. et de ses cousins. Le suspect a été détenu un mois, puis 60jours supplémentaires, avant d’être libéré faute de preuves.

2.10Suite à ce meurtre, la police a conseillé à R.S., E.S. et B.S. de changer de lieu de résidence. Les requérantes n’ont pas souhaité faire appel à la police internationale. Comme les menaces par téléphone continuaient et qu’une voiture tournait encore autour de la maison, elles sont parties vivre pendant deux mois au domicile de H.S. qui était déjà parti en Suisse. Un autre cousin qui avait accompagné les membres de la famille dans leurs démarches auprès de la police a aussi dû quitter le pays et s’est rendu en Autriche. Suite à son départ, les femmes ont à nouveau changé de domicile mais les menaces ont continué. R.S. a été menacée de mortet E.S. d’enlèvement. En cas d’extrême nécessité uniquement, seule E.S. sortait, accompagnée de cousins. Un jour, elle a remarqué que la voiture du suspect du meurtre de son père la suivait. Se sentant continuellement en danger, R.S., E.S. et B.S. ont alors décidé de quitter le pays le 6juin 2008 grâce à un passeur. Elles sont arrivées en Suisse le 16juin 2008où elles ont fait une demanded’asile.

2.11Le 16mai 2008,l’Office fédéral des migrations a rejeté la demande d’asile de H.S., avant de rejeter, le 19août 2008, celle des quatre autres requérants (V.S., R.S., E.S. et B.S.). L’Office fédéral des migrations a retenu que les allégations des requérants ne satisfaisaient pas aux exigences requises pour la reconnaissance de la qualité de réfugié selon l’article 3 de la loi sur l’asile, dans la mesure où ils pouvaient bénéficier d’une protection étatiqueadéquate dans leur pays.

2.12Le 24 novembre 2010, un cousin de la famille, policier de profession, qui vivait aussi a Grabanice a été tué.

2.13Le 11mai 2011, le Tribunal administratif fédéral a rejeté les recours des requérants contre la décision de rejet de l’Office fédéral des migrations.Les requérants alléguaient qu’ils ne pourraient obtenir de protection effective dans leur pays puisque les autorités judiciaires et policières n’avaient pas réussi à la leur accorder avant leur départ. Le Tribunal a rappelé que, selon sa jurisprudence, des persécutionsinfligées par des tiers ne sont pertinentes pour l’octroi de l’asile que si l’État d’origine n’apporte pas une protection adéquate. Néanmoins, le Tribunal a considéré que les autorités kosovaresleur avaient offert une protection appropriée, en fonction de leurs moyens et disponibilités, et que le fait que la police n’avait pu trouver les coupables ne permettait pas, en l’absence d’un faisceau d’indices concrets plaidant en sens contraire, de penser que le comportement de ceux-ci serait soutenu, encouragé ou approuvé par l’État, ni de nier l’existence d’une protection nationale adéquate, étant précisé que cette dernière ne peut s’entendre comme la nécessité d’une protection absolue, aucun État n’étant en mesure de garantir une telle protection à chacun de ses citoyens en tout lieu et à tout moment. Le Tribunal a aussi noté que si l’insécurité devait persister dans leur village,les requérants pouvaient s’installer ailleurs en ville.

2.14Le 16mai 2011, l’Office fédéral des migrations a notifié à tous les requérants que,suite à la décision du Tribunal administratif fédéral, ils devaient quitter la Suisse au plus tard le 13 juin 2011.

2.15Le 13 juin 2011, E. S. et B. S. ont présenté une demande de reconsidération à l’Office fédéral des migrations en faisant valoir des faits nouveaux, à savoir le meurtre d’un membre de la famille, policier de profession, et la libération de toute charge de la personne que la police avait arrêtée dans le cadre de l’enquête pour le meurtre du père de famille. Le 20 juillet 2011, l’Office fédéral des migrations a refusé d’entrer en matière sur les deux demandes de réexamen, faute de fait nouveau. B. S. a présenté un recours devant le Tribunal administratif fédéral contre cette décision et, le 2 septembre 2011, le Tribunal a déclaré irrecevable la demande de réexamen ainsi que le recours.

2.16Le 26 juillet 2011, H. S. a aussi présenté une demande de reconsidération de la décision de l’Office fédéral des migrations qui a décidé, le 9 août 2011, de ne pas entrer en matière. Le 13 septembre 2011, le requérant a demandé à nouveau la reconsidération de la décision de rejet de sa demande d’asile, en raison de sa situation médicale, à savoir des affections liées au diabète dont il souffrait depuis 10 ans. Le 21 septembre 2011, le Tribunal a déclaré cette demande irrecevable.

2.17Selon un rapport du 31 août 2011 de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR), qui a effectué une enquête sur place et interrogé des agents de police impliqués dans l’enquête relative à la tentative d’assassinat de V. S. en 2007, le nombre de meurtres a beaucoup augmenté à Grabanice durant les 10 dernières années. De 2000 à 2010, cinq personnes ont été tuées sans que les coupables puissent être identifiés par la police ni la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo (MINUK) ni la mission État de droit menée par l’Union européenne au Kosovo (EULEX). Les policiers interrogés ont confirmé que la vie des requérants serait en danger s’ils revenaient au village, qu’il semblait s’agir d’une vengeance privée et que la police n’était plus en mesure de protéger la famille contre les attaques. En effet, les meurtres restaient une énigme pour la police, en l’absence de tout suspect, indice ou soupçons de la famille relatifs à l’identité et aux motivations des agresseurs.

Teneur de la plainte

3.1Les requérants affirment que leur renvoi forcé au Kosovo constituerait une violation, par la Suisse, de leurs droits au titre de l’article 3 de la Convention, car ils y seraient exposés à des menaces de mort et à un danger concret de mort violente.

3.2Les requérants affirment que la police kosovare n’est pas en mesure de les protéger, en témoigne le meurtre du père de famille intervenu suite à plusieurs menaces et tentatives d’assassinat. Ils ont été concrètement victimes de menaces graves et persistantes et mis gravement en danger au Kosovo et aucun suspect n’a été arrêté ni aucune procédure pénale enclenchée. La police ne peut pas leur assurer une protection en continu et elle n’a patrouillé dans leur village que très occasionnellement. La police a aussi déclaré à E. S., à plusieurs reprises, qu’elle ne pouvait pas protéger la famille et que chacun devait être prudent. Les requérants affirment, par ailleurs,que la police a conseillé à E.S. de retirer son témoignage afin d’éviter les risques de représailles de la part du clan des agresseurs. Les requérantsindiquent aussi qu’ils ne peuvent pas déménager dans une autre ville car le Kosovo est un petit pays pauvre, organisé en clans, ce qui ne permet pas de changer de lieu d’habitation librement.

3.3Les requérants invoquent la faiblesse et l’inefficacité du système judiciaire au Kosovo, qui est sujet à corruption et où le nombre de plaintes déposées par des policiers dépasse celui des plaintes déposées par des citoyens. La Cour constitutionnelle traite de nombreuses plaintes dénonçant les dysfonctionnements du système judiciaire. Outre les problèmes de compétence ou d’organisation interne, le système judiciaire est particulièrement déficient quant à la protection des témoins et victimes, dans une société où la vengeance privée est un modèle de règlement des conflits.

3.4Les requérants considèrent avoir épuisé les recours internes disponibles puisque les décisions du Tribunal administratif fédéral du 11 mai 2011 sont finales.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1L’État partie a présenté ses observations le 10mai 2012. Il a rappelé la procédure interne et le fait que chacun des arrêts du Tribunal administratiffédéral a analysé, de manière circonstanciée, les allégations desrequérants concernant les risques en cas de renvoi. LeTribunal a retenu que la volonté et la capacité des autoritéskosovares de prévenir la survenance de persécutions ne pouvaient êtrecontestées et que ces dernières ne renonçaient pas à poursuivre les auteurs d’actes pénalementrépréhensibles. Se fondant sur des rapports établis par des institutionsindépendantes telles que le Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, le Tribunal a noté que les particulierspouvaient faire appel à des autorités spécialisées en cas de mauvaise conduite de la police, telles que l’International Investigation Unit, la police «Investigation Kosovo» ou le Bureau des médiateurs.

4.2En ce qui concerne la situation spécifique des requérants, le Tribunal administratif fédéral a constaté que la police était intervenue pour les protéger en fonction de ses moyens et de sa disponibilité, et qu’elle avait ainsi démontré sa volonté et sa capacité d’agir. Ainsi, le fait que les démarches des requérants n’aient pas abouti ne nie pas l’existence d’une protection adéquate. En outre, les requérants n’ont présenté aucun indice concret pour démontrer que la police ou d’autres organes étatiques soutiendraient, encourageraient ou approuveraient le comportement des prétendusagresseurs. Aucun État ne peut protéger de façon absolue ses citoyens en tout lieu et à tout moment contre des actes criminels de violence. L’État partie note aussi que le seul nouveau moyen de preuve présenté par les requérants que les autorités internes n’avaient pu apprécier est le rapport d’enquête de l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés du 31août 2011. Néanmoins, l’État partie n’y relève aucun élément nouveau, de nature à modifier les considérants contenus dans les décisions de l’Office fédéral des migrations et du Tribunal administratif fédéral.

4.3En ce qui concerne le risque de torture en cas de renvoi dans leur pays, l’État partie relève que les requérants n’ont,à aucun moment de la procédure,invoqué des traitements au sens de l’article 1 de la Convention. Ils n’ont pas non plus fourni d’éléments de preuve en ce sens. Par conséquent, aucun des quatre éléments caractéristiques de la torture telle que définie à l’article 1 de la Convention n’est rempli. Les requérants font valoir en réalité la violation de leur droit à la vie, qui n’est pas protégé par la Convention. Par conséquent, l’allégation des requérants selon laquelle leur renvoi au Kosovo constituerait une violation de l’article 3 de la Convention n’est pas fondée.

4.4De même, l’élément de l’implication de la puissance publique dans l’infliction des douleurs ou souffrances n’est pas rempli dans le cas des requérants. Selon la jurisprudence du Comité illustrée dans la requête no83/1997, G .  R .  B .c. Suède, «la question de savoir si l’État partie a l’obligation de ne pas expulser une personne qui risque de se voir infliger une douleur ou des souffrances par une entité non gouvernementale, sans le consentement exprès ou tacite du Gouvernement, est en dehors du champs d’application de l’article 3 de la Convention».L’État partie note que les requérants ne prétendent pas que le risque de torture émanerait d’un agent de la fonction publique ou de toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation avec son consentement exprès ou tacite. Ils prétendent uniquement que la police n’est pas en mesure de les protéger contre deux personnes et que le système judiciaire au Kosovo est très faible.

4.5À cet égard, l’État partie note que le Tribunal administratif fédéral a analysé de manière circonstanciée ces allégations, a tenu compte des capacités de la police au Kosovo et a évalué les activités déployées par la police suite aux dénonciations des requérants. En conséquence, l’État partie ne relève pas d’éléments qui pourraient laisser croire que les autorités kosovarestoléreraient ou encourageraient les attaques à l’intégrité des requérants. De plus, les requérants ont la possibilité de s’installer en ville si l’insécuritépersiste dans leur village. L’État partie note aussi que les requérants ne sont pas des personnes vulnérables et disposent d’un logement et de sources de revenus dans leur pays.

4.6L’État partie signale aussi que le cinquième requérant, H.S., s’est rendu à plusieurs reprises au Kosovo en 2009 pendant que sa procédure d’asile était en cours alors qu’il prétend être victime de tentatives de meurtre dans ce pays. Il a été contrôléà plusieurs reprises à un poste frontalieralbano-kosovar, non loin du village d’origine des requérants.Lors des contrôles douaniers, H.S. a présenté un passeport kosovar dont il avait caché l’existence aux autorités suisses d’asile. De plus, les autorités de l’État partie ont constaté la disparition de H.S., le 15janvier 2010, et la reprise de son séjour, le 23mars 2010.

4.7L’État partie conclut qu’aucun des requérants n’est exposé à un traitement prohibé par l’article 1 de la Convention en cas de renvoi dans leur pays. Il demande la levée des mesures provisoires de protection et la constatation du défaut de violation de l’article 3 de la Convention en cas de renvoi, puisqu’il n’existe pas de motifs sérieux de craindre que les requérants seront exposés concrètement et personnellement à la torture en cas de retour au Kosovo.

Commentaires des requérants sur les observations de l’État partie

5.1Le 10juillet 2012, les requérants ont présenté leurs commentairessur les observations de l’État partie. Selon eux, l’appréciation de l’État partie refusant la qualification du risque de mort comme un mauvais traitement est immorale et nie la qualité d’être humain des requérants. Selon eux, la crainte pour leur sécurité, intégrité et vie cause une angoisse et une souffrance morale qui atteignent un degré d’intensité équivalent à la torture, conformément à l’interprétation de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’arrêtSoering c . Royaume-Uni.

5.2H.S., le cinquième requérant, soumet une déclaration signée attestant que son passeport kosovar a expiré en 2006 et n’a pas été renouvelé depuis. Il l’avait perdu avant le dépôt de sa demande d’asile, c’est pourquoi il n’a pas pu le présenter aux autorités suisses d’asile. H.S. explique avoir oublié son passeport dans le véhicule du passeur qui l’a amené en Suisse et qu’il a donc pu être utilisé par une autre personne. Il affirme également n’être jamais retourné au Kosovo depuis sa demande d’asile. Sa «disparition» constatée par les autorités de l’État partie est un malentendu puisque le requérant avait déclaré séjourner chez une connaissance dans une autre localité, déclaration qui semblerait ne pas avoir été enregistrée par les autorités.

5.3Le 24juillet 2013, les requérants ontajouté que,par décision du Tribunal administratif fédéral du 18juillet 2013,H.S., qui était suspecté d’entrave à l’action pénale, avait été libéré après sept mois de détention provisoire, eu égard à la faible gravité des faits reprochés. En 2012, il avait rencontré trois fois son beau-frèreaccusé de meurtre quise cachait alors qu’il était recherché par les autorités.

5.4Le 31 octobre 2013, les requérants ont soumis une lettre de B.S. du 29octobre 2013 intitulée «demande de reconsidération de [sa] situation administrative». La lettre indique que son époux V.S. est incarcéré en Suisse depuis novembre 2011, suite à une condamnation à trois ans et demi de prison pour cambriolages. Un recours a été présenté contre cette condamnation et la décision est en attente. Dans le cas où les autorités suisses décideraient le renvoi de son mari au Kosovo, B.S. demande à ne pas être renvoyée avec lui, afin de protéger sa fille, née en novembre 2011 en Suisse, contre les menaces dont est victime la famille au Kosovo. B.S. indique être prête à divorcer de son époux si cela est nécessaire pour protéger sa fille.

5.5Le 7juillet 2014, les requérants ontinformé le Comité que V.S. avait été renvoyé au Kosovo en mars 2014. Il est désormais en détention provisoire, accusé du meurtre en 2003 d’un cousin éloigné vivant dans son village natal. V.S. pense que le père de ce cousin éloigné serait responsable de l’assassinat de son propre père en 2008, par vengeance. Entre 2003 et 2007, date à laquelle V.S. a quitté le pays, lui et sa famille ignoraient qu’il était suspecté pourle meurtre de son cousin. De plus, son épouse B.S. a entamé une procédure de divorce depuis la Suisse, craignant que la procédure pénale à l’encontre de son mari n’ait des répercussions sur sa sécurité en cas de retour au Kosovo et ne mette en danger sa fille. Les autres requérants sont toujours en Suisse.

5.6En ce qui concerne E.S., elle a eu un enfant,le 18janvier 2010,avec un homme qui est soupçonné de meurtre au Kosovo et ne peut quitter le Kosovo tant que la procédure est en cours. Lui et sa famille ont des problèmes de vendetta avec une autre famille de la commune voisine de celle des requérants. Après la guerre, quinze personnes de ces deux familles ont été tuées. E.S. ne souhaite pas vivre avec le père de son enfant et craint qu’il ne lui enlève son fils, conformément à la tradition locale qui veut que les garçons soient élevés dans la famille paternelle. En outre, le fils de E.S. risque d’être impliqué dans les actes de vengeance entre les familles. E.S. craint aussi pour sa propre sécurité puisqu’elle a vu à plusieurs reprises le meurtrier de son père, lorsqu’il venait les menacer au domicile familial.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une requête, le Comité contre la torture doit déterminer si la requête est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune requête sans s’être assuré que le requérant a épuisé tous les recours internes disponibles. Le Comité note que les requérants ont épuisé toutes les voies de recours internes. Ne constatant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la requête recevable.

Violation de l’article 22 de la Convention

7.En ce qui concerne le non-respect de la demande de surseoir au renvoi formulée par le Comité le 11 novembre 2011, le Comité rappelle que, en ratifiant la Convention et en acceptant de son plein gré la compétence du Comité au titre de l’article 22, l’État partie s’est engagé à coopérer de bonne foi avec le Comité en donnant pleinement effet à la procédure d’examen de plaintes émanant de particuliers qui y est prévue. Le Comité fait également observer que c’est la Convention elle-même (art. 18) qui lui donne compétence d’établir son règlement intérieur qui, dès lors, est indissociable de la Convention tant qu’il ne lui est pas contraire. Le Comité rappelle également que les obligations de l’État partie comprennent le respect des règles adoptées par le Comité, qui sont indissociables de la Convention, y compris l’article 114 du règlement intérieur, qui vise à donner un sens et une portée aux articles 3 et 22 de la Convention qui autrement n’offriraient aux demandeurs d’asile invoquant un risque sérieux de torture qu’une protection simplement relative sinon théorique. Le Comité considère, dès lors, qu’en renvoyant un des requérants vers le Kosovo malgré la demande et l’acceptation par l’État partie des mesures provisoires du Comité, mettant ainsi le Comité devant le fait accompli, l’État partie a méconnu les obligations qui lui incombent en vertu de l’article 22 de la Convention.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la présente requête en tenant compte de toutes les informations communiquées par les parties.

8.2Le Comité doit déterminer si, en renvoyant les requérants au Kosovo, l’État partie manquerait à ses obligations au titre de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler un individu lorsqu’il y a des motifs sérieux de croire qu’il risque d’être soumis à la torture. Le Comité doit déterminer s’il existe des motifs sérieux de croire que les requérants risqueraient, personnellement, d’être soumis à la torture s’ils étaient renvoyés au Kosovo. Pour apprécier ce risque, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents en application du paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, y compris de l’existence d’un ensemble systématique de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l’homme. Le Comité rappelle cependant que l’objectif est de déterminer si les individus concernés courraient personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture dans le pays de renvoi. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives, ne constitue pas en soi un motif suffisant pour établir qu’une personne donnée serait en danger d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays. Il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé serait personnellement en danger. De la même manière, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas forcément qu’une personne ne court pas le risque d’être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

8.3Le Comité rappelle que l’obligation de l’État partie de ne pas renvoyer contre son gré une personne lorsqu’il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture est directement liée à la définition de la torture figurant à l’article 1 de la Convention. Aux fins de la Convention, «le terme “torture” désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite».

8.4Le Comité note que les requérants n’ont jamais été soumis à la torture ou à de mauvais traitements par les autorités kosovares. Le Comité note aussi que les requérants eux-mêmes affirment avoir été victimes de menaces et être mis en danger au Kosovo par les membres d’une autre famille, qui n’a aucun lien avec les autorités officielles. Le Comité note que les requérants invoquent la faiblesse et l’inefficacité de la police et du système judiciaire au Kosovo et les nombreux cas de corruption, mais observe que ce sont des allégations d’ordre général sans lien direct avec le cas présenté.Le Comité considère donc que les requérants n’ont pas suffisamment étayé leurs allégations relatives au défaut de protection de l’État contre les attaques dont ils étaient victimes.

9.Le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, conclut que le renvoi des requérants au Kosovo par l’État partie ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention. Néanmoins, le renvoi de l’un des requérants, V. S., au Kosovo, en mars 2014, malgré les mesures provisoires demandées par le Comité, constitue une violation de l’article 22 de la Convention.

10.Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite instamment l’État partie à prendre des mesures pour s’assurer que des violations analogues de l’article 22 ne se reproduisent pas à l’avenir et que, dans les cas où le Comité a ordonné des mesures provisoires, les requérants ne soient pas déportés avant que le Comité ait décidé sur le fond.

Appendice

[Original: anglais]

Opinion individuelle (dissidente) d’Alessio Bruni

1.Le 11 novembre 2011, en vertu de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité contre la torture a demandé à l’État partie de suspendre l’exécution de l’ordre d’expulsion visant les requérants pendant l’examen de la requête par le Comité. L’État partie a néanmoins expulsé l’un d’entre eux en mars 2014.

2.J’estime que le non-respect, par l’État partie, de la requête que lui a adressée le Comité concernant l’adoption de mesures provisoires de protection ne constitue pas en soi une violation de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

3.Cette attitude constitue un défaut de coopération de la part de l’État partie dans le cadre de l’examen de la requête par le Comité et fait obstacle à la pleine application des mesures de protection prévues par le règlement intérieur du Comité concernant les requêtes individuelles.

4.La question déjà ancienne de savoir si le règlement intérieur du Comité, et en particulier son article 114 relatif aux mesures provisoires, est juridiquement contraignant pour un État partie à la Convention doit être examinée plus avant au sein du Comité.

5.J’estime néanmoins que le Comité doit au moins notifier à l’État partie qu’il considère que le non-respect de l’article 114 de son règlement intérieur constitue, de sa part, un manquement aux obligations qui lui incombent au titre de l’article 22 de la Convention avant de conclure qu’il a violé cet article.

6.Dans le cas d’espèce, le Comité disposait des informations nécessaires pour réexaminer la décision de demander des mesures provisoires, en application du paragraphe 3 de l’article 114 de son règlement intérieur. L’État partie avait soumis ces informations, le 10 mai 2012, en même temps que sa demande de levée des mesures provisoires. Les requérants avaient adressé leurs commentaires sur ce point le 10 juillet 2012. Le Comité ne s’est cependant pas penché sur cette question. Il n’y était pas obligé mais il aurait dû, en réponse à la demande de l’État partie, lui notifier qu’il considérerait l’expulsion des requérants ou de l’un d’entre eux comme une violation de l’article 22 de la Convention.

7.En l’absence de pareille notification, j’estime que la décision du Comité établissant que l’État partie a contrevenu à ses obligations au titre de l’article 22 de la Convention n’est pas justifiée.