Nations Unies

CAT/C/66/D/829/2017

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

25 juillet 2019

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la c ommunication n o  8 29 /2017*, **, ***

Communication présentée par :C. F. T. (représenté par un conseil, Danielle Mamin, de la Coordination Asile-Migration Riviera)

Au nom de :Le requérant

État partie :Suisse

Date de la requête :5 juin 2017

Références :Décision prise en vertu des articles 114 et 115 du règlement intérieur du Comité, transmise à l’État partie le 22 juin 2017 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :6 mai2019

Objet :Expulsion vers le Bénin

Question(s) de procédure :Néant

Question(s) de fond :Risque de torture en cas d’expulsion (non-refoulement)

Article(s) de la Convention :3, 22

1.1Le requérant est C. F. T., un ressortissant béninois né en 1979. Il prétend que son expulsion vers le Bénin constituerait une violation par la Suisse de l’article 3 de la Convention. Le requérant est représenté par un conseil, Danielle Mamin, de la Coordination Asile-Migration Riviera.

1.2Le 22 juin 2017, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a décidé de ne pas donner suite à la demande de mesures provisoires du requérant.

1.3Le 12 avril 2018, sur la base d’informations supplémentaires du conseil datées du 9 septembre 2017, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son Rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas expulser le requérant vers le Bénin tant que sa requête serait en cours d’examen devant le Comité. Le 19 avril 2018, l’État partie a informé le Comité que l’expulsion du requérant vers le Bénin était suspendue jusqu’à ce que le Comité rende sa décision sur la requête.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1En 2008, le requérant travaillait comme magasinier et coursier pour le commerçant Patrice Talon, oncle de son épouse et actuel Président de la République du Bénin. Le 23 octobre 2012, un mandat d’arrêt international est émis contre Patrice Talon, soupçonné d’être responsable, en complicité avec certaines personnes de son entourage, d’une tentative d’empoisonnement du Chef d’État de l’époque, Thomas Boni Yayi. En tant que coursier de M. Talon, le requérant est soupçonné d’être impliqué dans l’affaire.

2.2En octobre 2012, trois hommes cagoulés en tenue civile, membres des services secrets béninois, s’introduisent chez le requérant, tard le soir. Ce dernier est emmené et conduit en voiture au Petit Palais, un lieu de détention qui se trouve à Cotonou, où il est emprisonné pendant deux semaines, nu, dans un local sombre ne disposant que d’une seule petite fente en hauteur. Il y est torturé et interrogé plusieurs fois par jour afin d’admettre qu’il aurait collaboré avec Patrice Talon à la tentative d’assassinat du Président béninois. Il est frappé au visage à coups de poing, dans le dos à l’aide d’une mitraillette et une fois à l’arcade sourcilière droite, ce qui lui fait perdre connaissance. Il est contraint à faire des génuflexions avec des poids posés sur les épaules, tout en étant frappé au niveau des genoux avec un fouet au bout duquel des lames tranchantes sont fixées. Il en garde aujourd’hui des marques et des douleurs. Le requérant affirme également avoir été violé chaque soir par un soldat qui était cagoulé et dont il ne connaît donc pas l’identité. À une occasion, ses tortionnaires l’ont blessé au pénis à l’aide d’une pince, occasionnant une infection. Le requérant en porte encore les marques.

2.3Le requérant se voit ensuite proposer de payer une rançon d’environ 4 000 dollars des États-Unis, sur ordre du commissaire central de police de Cotonou, chargé de l’affaire de l’empoisonnement. Ses geôliers l’accompagnent à son domicile afin qu’il puisse leur remettre l’argent, l’obligent à garder le silence sur les événements survenus au Petit Palais et menacent de le tuer, lui ou des membres de sa famille, s’il quitte le pays.

2.4Ayant repris son travail de magasinier, le requérant reçoit régulièrement des appels lui enjoignant de ne pas révéler ce qu’il a subi. En février 2013, alors qu’il rentre du travail, le requérant reçoit un appel de son épouse en pleurs, car des hommes en tenue civile se sont présentés à son domicile et sont repartis avec des documents ainsi que son ordinateur. Le requérant quitte alors Cotonou pour s’enfuir à Mederos Condi, où sa mère possède une maison. Son épouse et leur enfant vont pour leur part vivre chez la belle-mère du requérant.

2.5Le requérant reste environ huit mois chez sa mère. Le 8 octobre 2013, son épouse prend contact avec lui pour le prévenir qu’elle a reçu un appel anonyme l’avertissant que des personnes s’apprêtent à venir le chercher, car ce serait par son intermédiaire que Patrice Talon aurait financé le mouvement Mercredi rouge, soit la révolte populaire contre la révision de la Constitution. Il quitte alors Mederos Condi et se rend dans un autre village où il reste le temps d’organiser sa fuite.

2.6Le 12 octobre 2013, le requérant arrive en Suisse et dépose le jour même une demande d’asile à Vallorbe. Par décision du 2 avril 2014, l’Office fédéral des migrations rejette la demande d’asile du requérant et prononce son renvoi de Suisse. Le 24 février 2015, le Tribunal fédéral rejette le recours du requérant et confirme son renvoi. Le 19 octobre 2015, le requérant fait une demande de réexamen au Secrétariat d’État aux migrations, successeur de l’Office fédéral des migrations. Celui-ci rend une décision négative le 22 mars 2016, faisant valoir que les allégations de violences sexuelles ont été rapportées tardivement par le requérant. Le 22 avril 2016, le requérant dépose un recours contre cette dernière décision devant le Tribunal administratif fédéral. Ce recours est rejeté le 1er juin 2016.

2.7Le requérant souffre de stress post-traumatique et d’un épisode dépressif moyen à sévère. De plus, il est atteint de troubles du sommeil et fait des cauchemars fréquents, dans lesquels il revit les agressions subies. Les douleurs physiques ressenties lui reviennent également en mémoire, faisant ressurgir les sévices endurés. Il suit actuellement un traitement psychothérapeutique hebdomadaire et une médication psychotrope lourde, indispensables pour préserver son intégrité corporelle. Il appert du certificat médical du 30 mai 2017 que le risque de passage à l’acte auto-agressif est important. Le requérant est également suivi à la Policlinique médicale universitaire de Lausanne. Il soutient qu’il a peur d’être reconnu par les militaires qui l’ont torturé – dont il n’a pas vu les visages, puisqu’ils étaient cagoulés –, qu’il croit toujours en service à Cotonou ou ailleurs dans le pays.

2.8Le 9 septembre 2017, le requérant apporte un certificat médical daté du 19 juillet 2017, lequel indique qu’il a fait l’objet d’une deuxième hospitalisation dans l´unité de psychiatrie de la clinique de Vevey, du 22 juin au 13 juillet 2017, suite à un risque de passage à l’acte suicidaire. Ont été diagnostiqués chez lui un trouble dépressif récurrent et sévère avec symptômes psychotiques, et un état de stress post-traumatique en tant que victime de torture. Le rapport médical conclut que le requérant a actuellement besoin d’un traitement dans un contexte sécurisé, faute de quoi le risque d’un passage à l’acte auto-agressif serait important. En cas de retour au Bénin, une aggravation de la symptomatologie traumatique avec un risque suicidaire élevé et une impossibilité d’accéder à des soins adéquats seraient à craindre. Un certificat médical de l’association Appartenances (consultation psychothérapeutique pour migrants à Lausanne) daté du 22 août 2017 indique également que le requérant est suivi depuis le 20 mai 2014, qu’il souffre d’un trouble dépressif sévère avec symptômes psychotiques, qu’une surveillance renforcée est nécessaire pour éviter tout risque de passage à l’acte auto-agressif et qu’il reçoit les médicaments suivants : de la sertraline, du Seroquel, de la quétiapine, du zolpidem et du Nexium MUPS.

2.9Le requérant fait valoir qu’il a besoin d’un suivi très régulier avec ses psychiatres et psychologues (traitement psychothérapeutique hebdomadaire) et d’une médication psychotrope lourde pour alléger ses souffrances au quotidien, ce qu’il ne pourra pas trouver au Bénin. En outre, il vivrait là-bas continuellement dans l’angoisse d’être reconnu par ses tortionnaires, qui étaient cagoulés. Il estime que la situation au Bénin n’est pas si calme, avec le nouveau Président, et que sa sécurité ne serait pas assurée.

Teneur de la plainte

3.Le requérant soutient que son renvoi au Benin constituerait une violation par la Suisse de ses droits au titre de l’article 3 de la Convention, dans la mesure où il risquerait d’être victime de tortures de la part des autorités béninoises. À cause des dénonciations, il risquerait qu’on le fasse disparaître et qu’on le tue. Il soutient également que son renvoi entraînerait une dégradation grave et durable de son état de santé, faute d’accès aux soins psychiatriques appropriés dans son pays d’origine.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1Par note verbale du 24 novembre 2017, l’État partie a présenté ses observations sur le fond de la requête.

4.2L’État partie rappelle d’abord les faits et la procédure engagée devant les autorités et tribunaux suisses. Ensuite, il examine le cas présent à la lumière des différents éléments qui doivent être pris en compte pour conclure à l’existence d’un risque personnel, actuel et sérieux pour le requérant d’être soumis à la torture, en cas d’expulsion vers son pays d’origine : a) preuves de l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives dans le pays d’origine ; b) allégations de torture ou de mauvais traitements subis dans un passé récent, et preuves indépendantes à l’appui de celles-ci ; c) activités politiques de l’auteur à l’intérieur ou à l’extérieur du pays d’origine ; d) preuves de la crédibilité de l’auteur ; et e) incohérences factuelles dans les affirmations de l’auteur.

4.3Pour ce qui est de l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives, celle-ci ne constitue pas en soi un motif suffisant pour estimer qu’un individu sera victime de torture à son retour dans son pays d’origine. Le Comité doit établir si le requérant risque personnellement d’être soumis à la torture dans le pays où il doit être renvoyé. D’autres motifs doivent exister pour que le risque de torture puisse être qualifié, au sens du paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention, de prévisible, réel et personnel. Le risque de torture doit être apprécié selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons.

4.4L’État partie considère que le Bénin est une démocratie parlementaire stable, que c’est un pays exempt de toute persécution et que, si des actes de torture ou des mauvais traitements y sont perpétrés, ceux-ci peuvent être qualifiés d’occasionnels, comme l’indiquait en 2016 un rapport du Département d’État des États-Unis d’Amérique. En outre, la situation générale des droits de l’homme ne suffit pas, à elle seule, à déterminer si le renvoi du requérant est compatible avec l’article 3 de la Convention.

4.5L’État partie note que, tant devant les autorités internes que devant le Comité, le requérant a fait valoir qu’il avait été torturé lors de sa détention. Il relève en outre que, dans sa décision du 22 mars 2016, le Secrétariat d’État aux migrations a estimé que ses allégations de violences sexuelles avaient été rapportées tardivement. À cet égard, le requérant mentionne un certificat médical du 30 mars 2015 – qui n’a par ailleurs pas été porté à la connaissance des autorités suisses – indiquant que, s’agissant des victimes de tortures, le récit des événements vécus ne peut se faire que dans un contexte de sécurité et de confiance, lequel est parfois très difficile à créer en présence de personnes liées aux autorités. Selon ce document, l’explication donnée par le requérant au médecin de l’unité de médecine des violences du Centre hospitalier universitaire vaudois, avec lequel il a pu établir un lien de confiance, concorde avec les traces de blessures observées sur ses parties intimes. Or, il ressort notamment de l’arrêt émis par le Tribunal administratif fédéral le 1er juin 2016 que les séquelles multiples du requérant n’étaient pas contestées. Le Tribunal a toutefois retenu que les deux certificats médicaux datés des 15 juillet et 28 septembre 2015 et remis aux autorités internes n’établissaient pas l’origine de ces séquelles et ne confirmaient donc pas les allégations du requérant, selon lesquelles elles proviendraient des blessures infligées par des personnes à la solde du Gouvernement de l’ancien Président Thomas Boni Yayi, en raison de l’implication indirecte du requérant dans la tentative de coup d’État attribuée à l’actuel Président du Bénin. Ainsi, le Tribunal a conclu que lesdits certificats n’apportaient pas d’éléments nouveaux susceptibles d’influencer l’appréciation de la crédibilité du récit du requérant en matière de risque de persécution.

4.6En outre, l’État partie ajoute que le requérant ne prétend avoir pris part à des activités politiques ni devant les autorités internes ni devant le Comité.

4.7L’État partie constate que Patrice Talon, que le requérant prétend en lien avec les activités pour lesquelles il a été arrêté, est l’actuel Président de la République du Bénin et, aux dires mêmes du requérant, l’oncle de son épouse. En outre, Patrice Talon et toutes les personnes impliquées dans la tentative de coup d’État avaient été graciés par l’ancien Président du Bénin en mai 2014. Ainsi, l’environnement politique a fondamentalement changé depuis que le requérant a quitté son pays.

4.8Le requérant n’a jamais expliqué les raisons pour lesquelles il craignait encore de subir des persécutions en cas de retour et de ne pas obtenir la protection des autorités de son pays. En outre, il ressort du dossier que l’épouse du requérant, soit la nièce de Patrice Talon, n’a jamais fait l’objet du moindre harcèlement, malgré les reproches qui auraient été adressés à son mari.

4.9L’État partie renvoie, pour l’essentiel, aux décisions rendues par les autorités internes, qui ont relevé l’absence d’éléments de preuve ainsi que de nombreuses contradictions et invraisemblances dans le récit du requérant, concernant la persécution et les mauvais traitements que ce dernier aurait subis dans son pays.

4.10En ce qui concerne la santé psychique du requérant, l’État partie prend note des certificats médicaux fournis, mais conteste toutefois l’allégation selon laquelle le requérant n’aurait pas accès à des soins psychiatriques appropriés dans son pays. L’état de santé du requérant a fait l’objet d’un examen approfondi par les autorités internes. Comme le Tribunal administratif fédéral l’a relevé, il existe à Cotonou plusieurs structures spécialisées dans lesquelles le requérant pourra recevoir des soins adéquats.

4.11En conséquence, l’État partie estime que le requérant n’a pas rendu crédible son allégation selon laquelle il existe pour lui un risque concret et sérieux d’être victime, dans son pays d’origine, de traitements contraires à la Convention.

4.12Le 19 avril 2018, l’État partie a présenté des observations complémentaires en ce qui concerne les documents médicaux supplémentaires présentés par le requérant (certificats médicaux du 19 juillet 2017 et du 22 août 2017, document de sortie (Faxmed) du 13 juillet 2017, rapport médical du 21 juillet 2017). Ces documents mentionnent l’évolution de l’état de santé du requérant, mais ne contiennent pas d’éléments nouveaux quant aux possibilités de son suivi médical au Bénin.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Le 30 mai 2018, le requérant a transmis des commentaires relatifs aux observations de l’État partie.

5.2Les principaux griefs reprochés au requérant par l’État partie sont des invraisemblances et incohérences dans ses témoignages, un manque d’éléments de preuve concernant les tortures qu’il a subies et les risques qu’il court en cas de retour au Bénin, et ses allégations concernant l’impossibilité de suivi thérapeutique au Bénin.

5.3Le requérant affirme qu’il a fui le Bénin après avoir subi des viols répétés, des tortures et des menaces de mort. Il a été interrogé par deux femmes alors qu’il était dans un état psychologique grave, paralysé par la peur et les traumatismes. Le requérant note que, vu le caractère sexuel des violences subies, il est possible d’estimer qu’un interrogatoire mené par une personne de l’autre sexe puisse contribuer à des inexactitudes et à des incohérences dans son témoignage.

5.4La demande de réexamen datée du 19 octobre 2015 apporte une explication aux motifs du refus d’asile émis par le Secrétariat d’État aux migrations. Le Service d’aide juridique aux exilé-e-s y développe dans le détail le déroulement des événements, les accusations et les menaces qui ont incité le requérant à fuir le Bénin pour le Togo, puis pour la Suisse, alors que sa femme était enceinte et qu’il était déjà père d’un petit garçon.

5.5Ce n’est qu’un an et demi après son arrivée en Suisse que le requérant a pu enfin avouer à son psychiatre, qui le rencontrait une fois par semaine, qu’il avait subi des viols, des blessures au pénis effectuées par une pince et d’autres tortures. Le Secrétariat d’État aux migrations n’a pas suffisamment pris en considération les éléments rapportés, notamment le rapport médical de la Fondation de Nant, dans lequel il est admis qu’une personne abusée sexuellement puisse avoir besoin de temps pour parler de son viol, et que des troubles mémoriels comme des incohérences de récit puissent apparaître chez la victime.

5.6Le requérant affirme que tous les certificats médicaux qu’il a apportés concernant son état physique et psychique – soit ceux de la Fondation de Nant, de la Policlinique médicale universitaire de Lausanne, de l’association Appartenances et de l’unité de médecine des violences du Centre hospitalier universitaire vaudois –, accompagnés de photos des cicatrices sur son corps, et notamment ses parties intimes, font état de blessures et de traumatismes qui persistent encore à présent. Ces séquelles sont cohérentes avec le récit des tortures et mauvais traitements livré par le requérant, et bien qu’il soit impossible de prouver que ces blessures font suite à de tels agissements, il paraît, d’une part, juste de considérer cette convergence des faits et, d’autre part, inimaginable que le requérant ait pu se mutiler lui-même de la sorte.

5.7Le requérant a été violé, puis menacé de mort par des soldats cagoulés, s’il révélait les faits, ce qui explique sa crainte de retourner au Bénin. Par ailleurs, le requérant allègue qu’après son départ, sa femme a reçu des menaces par téléphone ainsi qu’une convocation par la police. Il est donc confronté à une forte probabilité d’arrestation en cas de retour au Bénin, d’autant plus que les personnes qui l’ont violé et torturé sont toujours en fonction et savent que le requérant a dévoilé les faits après sa fuite.

5.8Concernant le suivi médical au Bénin, le requérant fait référence à des rapports sur la situation problématique des soins dans le pays et invoque particulièrement les défaillances du système de santé mentale. Par ailleurs, l’alliance thérapeutique que le requérant a construite avec son psychiatre complique la création d’un nouveau lien avec un soignant au Bénin. Le requérant craint également que ses propos tenus dans le cadre médical soient réutilisés par la police. Cette peur se traduit jusque dans ses relations avec ses proches, puisqu’il n’a pas encore osé parler clairement à sa femme de ce qu’il a subi.

5.9En ce qui concerne le lien de parenté avec Patrice Talon, le requérant est effectivement l’époux de la nièce du Président actuel, mais cela n’implique pas automatiquement qu’ils étaient proches au moment des faits, avant son élection. Or, le départ du requérant pourrait être interprété comme un manque de loyauté envers son pays et donc envers l’oncle de sa femme, l’exposant à un risque de nouvelles exactions.

5.10Le requérant espérait trouver protection dans l’État partie, et ainsi être soulagé de ses angoisses et cauchemars qui ont conduit en 2017 à son hospitalisation. Il bénéficie à présent d’un suivi thérapeutique qui apparaît comme le seul moyen pour lui de surmonter ces difficultés, bien que ses souffrances soient persistantes. Sur le plan physique, ses quinze jours d’emprisonnement et de tortures ont eu de multiples conséquences. Le requérant devait par exemple soulever des poids plusieurs fois par jour tout en recevant des coups de crosse ou en étant lacéré par des lames tranchantes, ce qui lui occasionne encore à ce jour de fortes douleurs aux genoux et au dos, lesquelles entravent considérablement sa mobilité et le poussent à suivre d’intenses séances de physiothérapie.

5.11En conclusion, l’ensemble de ces éléments conduit le requérant à maintenir que son expulsion vers le Bénin constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une requête, le Comité doit déterminer si celle-ci est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune requête d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas contesté que le requérant avait épuisé tous les recours internes disponibles, et n’a pas mis en doute la recevabilité de la requête.

6.3Ne constatant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la requête recevable au titre de l’article 3 de la Convention et procède à son examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la requête en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

7.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si, en renvoyant le requérant au Bénin, l’État partie manquerait à son obligation issue du paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler un individu vers un autre État lorsqu’il existe des motifs sérieux de croire qu’il risque d’y être soumis à la torture ou à d’autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants. Le Comité rappelle avant tout que l’interdiction de la torture est absolue et non susceptible de dérogation, et qu’aucune circonstance exceptionnelle ne peut être invoquée par un État partie pour justifier des actes de torture.

7.3Pour déterminer s’il existe des motifs sérieux de croire que la victime présumée risquerait d’être soumise à la torture, le Comité rappelle qu’en vertu du paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, les États parties doivent tenir compte de tous les éléments, y compris l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives dans le pays de renvoi. En l’espèce, le Comité doit cependant déterminer si le requérant risque personnellement d’être soumis à la torture, en cas de renvoi au Bénin. Dès lors, l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives dans le pays ne constitue pas en soi un motif suffisant pour établir que le requérant risquerait d’être soumis à la torture en cas de renvoi vers ce pays ; il doit exister des motifs supplémentaires donnant à penser que l’intéressé court personnellement un risque. De même, l’absence d’un ensemble de violations systématiques flagrantes des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne peut pas être considérée comme risquant d’être soumise à la torture dans les circonstances qui sont les siennes.

7.4Le Comité rappelle son observation générale no 4 (2017) sur l’application de l’article 3 de la Convention dans le contexte de l’article 22, selon laquelle l’obligation de non-refoulement existe chaque fois qu’il y a des « motifs sérieux » de croire qu’une personne risque d’être soumise à la torture dans un État vers lequel elle doit être expulsée, que ce soit à titre individuel ou en tant que membre d’un groupe susceptible d’être torturé dans l’État de destination. Le Comité a pour pratique, en de telles circonstances, de considérer que des « motifs sérieux » existent chaque fois que le risque de torture est « prévisible, personnel, actuel et réel ». Les facteurs de risque personnel peuvent comprendre, notamment, l’affiliation politique ou les activités politiques du requérant ou des membres de sa famille, ou l’existence d’un mandat d’arrêt sans garantie d’un traitement et d’un procès équitables. Le Comité rappelle que la charge de la preuve incombe au requérant, qui doit présenter des arguments défendables, c’est-à-dire des arguments circonstanciés montrant que le risque d’être soumis à la torture est prévisible, personnel, actuel et réel. Toutefois, lorsque le requérant se trouve dans une situation dans laquelle il n’est pas en mesure de donner de détails sur son cas, la charge de la preuve est inversée et il incombe alors à l’État partie concerné d’enquêter sur les allégations et de vérifier les informations sur lesquelles est fondée la requête. Le Comité rappelle également qu’il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie concerné ; toutefois, il n’est pas lié par ces constatations et il évalue librement les informations qui lui sont soumises, conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, en tenant compte de toutes les circonstances de chaque cas.

7.5En l’espèce, le Comité note l’argument du requérant selon lequel, en cas de renvoi au Bénin, il risquerait d’être arrêté et reconnu par les personnes (soldats) cagoulées qui l’ont torturé et violé pendant sa détention en raison de son implication indirecte dans la tentative de coup d’État attribuée à l’actuel Président du Bénin, et qui, d’après le requérant, sont encore en fonction. Le Comité note également que le requérant craint de ne pas avoir accès à des soins psychiatriques appropriés dans son pays d’origine.

7.6Le Comité rappelle qu’il lui appartient de déterminer si le requérant court actuellement le risque d’être soumis à la torture, en cas de renvoi au Bénin. Il note que le requérant a amplement eu la possibilité d’étayer et de préciser ses griefs, au niveau national, devant le Secrétariat d’État aux migrations et le Tribunal administratif fédéral, mais que les éléments apportés n’ont pas permis aux autorités nationales de conclure qu’il risquerait de subir des actes de torture ou des traitements cruels, inhumains ou dégradants à son retour. Le Comité note que l’État partie considère qu’au Bénin, les actes de torture et mauvais traitements peuvent être qualifiés d’occasionnels. Il note également la conclusion de l’État partie selon laquelle rien n’indique qu’il existe des motifs sérieux de croire que le requérant serait exposé concrètement et personnellement à la torture en cas de retour au Bénin, au vu du nouveau contexte politique dans le pays, notamment le fait que Patrice Talon, ayant été gracié en 2014, est le Président du pays depuis le 6 avril 2016, et tenant compte du lien de parenté du requérant avec M. Talon. Le Comité observe que le contexte politique au Bénin a changé depuis les faits allégués et que le requérant ne prétend pas avoir pris part à des activités politiques.

7.7Le Comité note que l’État partie conteste les allégations de violences sexuelles du requérant, et les considère invraisemblables et tardivement rapportées. À cet égard, le Comité prend note que les autorités nationales n’ont pas remis en question les séquelles du requérant, mais que le Tribunal administratif fédéral a retenu que les certificats médicaux datés des 15 juillet et 28 septembre 2015 n’établissaient pas l’origine des séquelles et ne confirmaient donc pas les allégations de torture, concluant que lesdits certificats n’apportaient pas d’éléments nouveaux susceptibles d’influencer l’appréciation de la crédibilité du récit du requérant quant aux risques de persécution.

7.8Le Comité note également les arguments du requérant selon lesquels : a) il ne pourrait pas obtenir de traitement médical psychiatrique approprié dans son pays d’origine ; b) la relation thérapeutique qu’il a à présent établie avec son psychiatre pourrait compliquer la création d’un nouveau lien avec un soignant au Bénin ; et c) les propos qu’il tiendrait dans le cadre médical au Bénin pourraient être réutilisés par la police. Le Comité observe toutefois que l’état de santé du requérant a fait l’objet d’un examen approfondi par les autorités suisses, qu’il n’est plus hospitalisé à ce jour et que son traitement peut être dispensé au Bénin, puisqu’il existe à Cotonou plusieurs structures spécialisées dans lesquelles le requérant pourra recevoir des soins adéquats.

7.9.Dans ces circonstances, le Comité considère que les informations soumises par le requérant ne sont pas suffisantes pour établir qu’il courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture s’il était renvoyé au Bénin.

8.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que le renvoi du requérant vers le Bénin ne constituerait pas une violation par l’État partie de l’article 3 de la Convention.

Annexe

Opinion individuelle (dissidente) d’Abdelwahab Hani

1.Le requérant souffre de stress post-traumatique. Il suit actuellement un traitement psychothérapeutique hebdomadaire et une médication psychotrope lourde, indispensables pour préserver son intégrité corporelle. Les certificats médicaux qu’il apporte à l’appui de son dossier indiquent que le risque de passage à l’acte auto-agressif est important. Un trouble dépressif récurrent et sévère avec symptômes psychotiques a été diagnostiqué chez lui, en tant que victime de torture. Il a actuellement besoin d’un traitement dans un contexte sécurisé, faute de quoi le risque d’un passage à l’acte auto-agressif serait important. Le requérant affirme qu’il vivrait au Bénin continuellement dans l’angoisse d’être reconnu par ses tortionnaires. Il explique les implications politiques de son affaire et estime que la situation au Bénin n’est pas si calme, avec le nouveau Président, et que sa sécurité ne serait pas assurée.

2.L’État partie estime que les allégations de violences sexuelles ont été rapportées tardivement, soit un an et demi après l’arrivée du requérant en Suisse, sans prendre en considération le fait qu’une personne abusée sexuellement peut avoir besoin de temps pour parler de son viol et que des troubles mémoriels comme des incohérences de récit peuvent apparaître chez la victime.

3.En même temps, l’État partie reconnaît que le récit des événements vécus ne peut se faire que dans un contexte de sécurité et de confiance, lequel est parfois très difficile à créer en présence de personnes liées aux autorités. Il reconnaît également que l’explication donnée par le requérant au médecin de l’unité de médecine des violences du Centre hospitalier universitaire vaudois, avec lequel il a pu établir un lien de confiance, concorde avec les traces de blessures observées sur ses parties intimes. Le Tribunal administratif fédéral a toutefois retenu que les deux certificats médicaux datés des 15 juillet et 28 septembre 2015 n’établissaient pas l’origine de ces séquelles et ne confirmaient donc pas les allégations du requérant. Les autorités de l’État partie n’expliquent pas pourquoi elles n’ont pas ordonné d’expertise médicale contradictoire pour déterminer l’origine des séquelles. La jurisprudence du Comité exige qu’un examen médical par un médecin qualifié soit toujours pratiqué, y compris à la demande du requérant pour prouver les actes de torture qu’il affirme avoir subis, quelle que soit l’appréciation faite par les autorités de la crédibilité de ses allégations, afin que les autorités compétentes soient en mesure d’apprécier le risque de torture en se fondant sur les résultats des examens médicaux et psychologiques, de façon à ce qu’il ne subsiste aucun doute raisonnable.

4.L’État partie renvoie en outre à de nombreuses contradictions et invraisemblances dans le récit du requérant, concernant la persécution et les mauvais traitements que ce dernier aurait subis dans son pays. Or, on ne saurait attendre une exactitude parfaite de la part des victimes de torture.

5.L’État partie n’apporte pas non plus d’explications quant aux allégations du requérant selon lesquelles il aurait été interrogé par deux femmes alors qu’il était dans un état psychologique grave, paralysé par la peur et les traumatismes, ayant subi des viols répétés. Il est possible d’estimer qu’un interrogatoire mené par une personne de l’autre sexe puisse contribuer à des inexactitudes et à des incohérences dans son témoignage. Il s’agit là d’une garantie fondamentale pour le requérant, qui allègue avoir été victime de tortures sexuelles avec viols répétés.

6.Quant à l’appréciation de la situation générale dans le pays de renvoi, bien que l’État partie considère que le Bénin est une démocratie parlementaire stable, que c’est un pays exempt de toute persécution et que, si des actes de torture ou des mauvais traitements y sont perpétrés, ceux-ci peuvent être qualifiés d’occasionnels, cette appréciation n’exclut pas des persécutions conjoncturelles, comme l’a déjà souligné le Comité. De même, l’absence d’un ensemble de violations systématiques flagrantes des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne peut pas être considérée comme risquant d’être soumise à la torture dans les circonstances qui sont les siennes.

7.La protection accordée par le principe absolu de non-refoulement vise à prévenir le préjudice irréparable et non à réparer ce mal une fois qu’il a été fait.

8.Le Comité aurait dû appliquer le principe du bénéfice du doute en tant que mesure préventive contre un préjudice irréparable. Dans les circonstances particulières de la présente requête, le Comité aurait dû conclure que le renvoi du requérant vers le Bénin constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.