Nations Unies

CAT/C/65/D/778/2016

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

31 janvier 2019

Français

Original : espagnol

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 dela Convention, concernant la communication no 778/2016 * , * *

Communication présentée par :

Estela Deolinda Yrusta et Alejandra del Valle Yrusta (représentées par Gabriel Ganón, défenseur public de la province de Santa Fe)

Victimes présumées :

Les requérantes et leur frère disparu, Roberto Agustín Yrusta

État partie :

Argentine

Date de la communication :

10 novembre 2015 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :

23 novembre 2018

Objet :

Torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; défaut d’enquête effective et de réparation

Questions de procédure :

Épuisement des recours internes ; compétence ratione materiae ; autre procédure de règlement international en cours

Questions de fond :

Torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; obligation de l’État partie de veiller à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale ; droit de porter plainte ; droit d’obtenir réparation

Articles de la Convention :

1, 2, 11, 12, 13 et 14

1.1Les requérantes sont Estela Deolinda Yrusta et Alejandra del Valle Yrusta, sœurs de Roberto Agustín Yrusta, de nationalité argentine, né le 29 août 1980. Elles se disent victimes de violations, par l’État partie, des articles 2, 6, 11, 12, 13 et 14 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Elles sont représentées par Gabriel Ganón, défenseur public de la province de Santa Fe.

1.2Le 24 septembre 1986, l’Argentine a déclaré qu’elle reconnaissait la compétence du Comité pour recevoir et examiner des communications soumises par des particuliers en vertu de l’article 22 de la Convention.

Rappel des faits présentés par les requérantes

2.1En décembre 2005, M. Yrusta a été condamné à huit ans d’emprisonnement. Il a été incarcéré à la prison de Bouwer, dans la province de Córdoba. Dans ce complexe pénitentiaire, M. Yrusta a subi des actes de torture et des traitements inhumains et dégradants, infligés par des agents des services pénitentiaires de Córdoba. Il a été envoyé pendant de longues périodes au « mitard » (cellule d’isolement ou cellule disciplinaire), a subi le supplice du « sous-marin sec » (qui consiste à provoquer l’asphyxie à l’aide d’un sac en plastique), a été roué de coups, a fait l’objet de menaces et de transferts et a été enchaîné sur un lit. Les requérantes affirment que les actes de torture et les mauvais traitements se sont intensifiés après qu’elles ont publiquement dénoncé ces agissements dans le cadre d’une émission de télévision.

2.2Craignant pour sa vie, M. Yrusta a demandé aux autorités pénitentiaires de Córdoba un transfert dans la province de Santiago del Estero, où vivait une partie de sa famille. Malgré sa demande, les autorités l’ont transféré en janvier 2013 à l’unité pénitentiaire no 1 de Coronda, dans la province de Santa Fe. Les requérantes considèrent qu’il y a eu tromperie parce que les services pénitentiaires des deux provinces n’ont pas informé M. Yrusta, qui ne savait pas lire, de la destination du transfert. Elles affirment que M. Yrusta a consenti à son transfert parce qu’il croyait aller dans la province de Santiago del Estero.

2.3À son arrivée à Coronda, M. Yrusta a été placé au mitard, où il a de nouveau été maltraité et torturé. Ses proches ont demandé à plusieurs reprises aux services pénitentiaires de leur dire où il se trouvait, mais en vain. Cette situation a duré plus de sept jours, période pendant laquelle les requérantes considèrent que M. Yrusta a été victime d’une disparition forcée. Lorsqu’il a pu communiquer de nouveau avec ses proches, M. Yrusta leur a fait savoir qu’il continuait de subir chaque jour des mauvais traitements et des actes de torture, qu’il était toujours détenu dans une cellule disciplinaire, qu’il était accompagné par un gardien et menotté quand il en sortait pour passer des appels téléphoniques et que les soins médicaux dont il avait besoin ne lui étaient pas dispensés.

2.4Le 7 février 2013, c’est-à-dire quatre mois avant la date à laquelle M. Yrusta devait obtenir sa libération conditionnelle et dix mois avant sa libération définitive, les services pénitentiaires de Santa Fe ont fait savoir à sa famille qu’il s’était pendu dans sa cellule. D’après l’autopsie pratiquée par l’Institut de médecine légale de Santa Fe, « l’hypothèse la plus probable est que [Roberto Agustín Yrusta] est mort asphyxié par compression brutale du cou à l’aide d’un objet ayant des propriétés élastiques (objet qui n’a pas été remis avec le corps du défunt) ». Après que la dépouille de M. Yrusta eut été remise à sa famille, les requérantes ont signalé que le corps présentait des marques − larges ampoules, pieds et mains boursouflés, plaies ouvertes, bras entaillés, sang et multiples hématomes, traces d’un fort coup à la tête et autres lésions correspondant à des impacts de balle en caoutchouc − tandis que la zone du cou ne présentait aucun signe de pendaison. Compte tenu de ce qui précède, les requérantes n’accordent aucune foi à la version de l’État partie quant aux causes du décès de M. Yrusta.

Teneur de la plainte

3.1Les requérantes se disent victimes de violations par l’État partie des droits qu’elles tiennent des articles 2, 6, 11, 12, 13 et 14 de la Convention.

3.2Les requérantes soutiennent que l’État partie a manqué à ses obligations au titre de l’article 2 de la Convention en ce qu’il n’a pas pris des mesures efficaces pour empêcher que M. Yrusta subisse des actes de torture. D’après elles, rien n’indique que l’État ait pris des mesures en vue de prévenir de tels actes et de protéger tant les droits de M. Yrusta que leurs propres droits, les services pénitentiaires argentins n’ayant fait aucun cas des démarches qu’elles ont entreprises. De plus, le fait que le transfert de détenus d’un établissement à l’autre ne soit soumis à aucun contrôle juridictionnel a porté préjudice à M. Yrusta, qui est décédé à la suite d’un transfert effectué en représailles contre la dénonciation publique des mauvais traitements qu’il avait subis.

3.3Les requérantes considèrent que l’État partie a violé le paragraphe 2 de l’article 6 de la Convention en ce qu’il n’a pas diligenté en temps utile d’enquête officielle sur les allégations de torture faites par M. Yrusta et par les requérantes.

3.4Les requérantes affirment en outre que l’État partie a violé l’article 11 de la Convention en ce qu’il n’a pas révisé les dispositions relatives à la garde et au traitement des personnes détenues, ce qui a conduit à la disparition de M. Yrusta après qu’elles ont dénoncé les tortures qui lui avaient été infligées. Elles soutiennent également que l’absence d’un contrôle juridictionnel effectif sur les droits et intérêts des personnes privées de liberté fait que, dans diverses provinces de l’État, les transferts de détenus et d’autres mesures ou pratiques administratives échappent au contrôle public, comme cela s’est produit dans le cas de M. Yrusta.

3.5Les requérantes considèrent par ailleurs que l’État partie a violé l’article 12 de la Convention car, après avoir eu connaissance des allégations de torture formulées par M. Yrusta et par elles-mêmes, l’État partie n’a pas diligenté d’office les enquêtes voulues pour garantir le droit à la vérité et pour traduire en justice les responsables. Cela est d’ailleurs confirmé par le fait que l’État partie n’a tenu aucun compte du rapport d’autopsie de M. Yrusta, dans lequel il était recommandé qu’une enquête soit diligentée parce que des signes de torture et autres mauvais traitements avaient été détectés. Ces faits n’ont toujours pas fait l’objet d’une enquête en bonne et due forme.

3.6Les requérantes affirment également que l’État partie a violé l’article 13 de la Convention parce que, malgré les demandes qu’elles ont adressées aux services pénitentiaires, elles n’ont eu accès à aucun recours utile. En d’autres termes, non seulement la victime n’a pas eu la possibilité de porter plainte, mais il n’y avait non plus aucune chance que les plaintes déposées soient traitées de manière impartiale par les autorités compétentes de l’État partie.

3.7Enfin, les requérantes soutiennent que le fait qu’elles n’ont pas été autorisées à se constituer partie civile les a empêchées d’avoir accès aux informations afférentes aux procédures judiciaires engagées après la mort de M. Yrusta, ce qui est contraire à l’article 14 de la Convention. Elles soutiennent également que l’État partie a violé leur droit de connaître la vérité sur les tortures et autres mauvais traitements qui ont finalement conduit au décès de M. Yrusta, les privant ainsi de leur droit à réparation.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1En date du 21 juin 2017, l’État partie a fait part au Comité de ses observations sur la recevabilité et le fond de la communication, demandant que celle-ci soit déclarée irrecevable en vertu de l’alinéa b) du paragraphe 5 de l’article 22 de la Convention et, si elle était déclarée recevable, qu’elle soit rejetée pour défaut de fondement.

4.2L’État partie rappelle qu’en vertu de la Convention, tous les recours internes doivent avoir été épuisés pour qu’une communication puisse être déclarée recevable. Il considère que l’intervention du Comité est manifestement prématurée en l’espèce puisque l’enquête judiciaire ouverte à la suite du décès de M. Yrusta suit son cours et qu’on ne saurait affirmer que la procédure excède des délais raisonnables. L’État partie indique à ce sujet qu’une procédure a été engagée devant le tribunal d’instruction pénale no 6 de Santa Fe dans l’affaire enregistrée sous le titre « Yrusta Roberto Agustín s/su muerte » (décès d’Yrusta Roberto Agustín). Cette procédure pénale en est au stade de l’enquête, puisque la production de divers moyens de preuve visant à établir les circonstances du décès de M. Yrusta et la responsabilité pénale susceptible d’en découler a été ordonnée. Or, tant que la justice ne se sera pas prononcée, il ne sera possible ni pour l’État partie ni pour le Comité de déterminer si M. Yrusta a effectivement été victime d’actes de torture, et il serait donc prématuré que le Comité rende une décision à ce sujet.

4.3En ce qui concerne les allégations de torture qu’aurait subie M. Yrusta, qui ont trait à des faits qui se seraient produits dans le complexe pénitentiaire no 1, « Reverendo Francisco Luchese », l’État partie communique un rapport des services pénitentiaires de Córdoba, qui relèvent du Ministère de la justice et des droits de l’homme. Dans ce rapport, il n’est fait état d’aucune plainte ni réclamation qu’aurait déposée M. Yrusta concernant des mauvais traitements ou des actes de torture qu’il aurait subis. De plus, ledit rapport rejette les allégations selon lesquelles M. Yrusta aurait été détenu au « mitard » ou en cellule disciplinaire, ou qu’il aurait subi des tortures telles le « sous-marin sec », des coups, des menaces ou autres mauvais traitements ; il y est au contraire précisé que M. Yrusta avait lui‑même demandé à être séparé des autres détenus parce qu’il ne supportait pas la cohabitation avec eux, ce dont les autorités judiciaires compétentes avaient été dûment informées.

4.4L’État partie communique également une copie du dossier judiciaire de l’affaire intitulée « Yrusta, Roberto Agustín s/su Muerte, no 173/13 », confiée au tribunal d’instruction pénale no 6 de Santa Fe. Dans le cadre de cette affaire, l’État partie fait savoir qu’en date du 26 février 2013, les sœurs de M. Yrusta ont demandé à se constituer partie civile, demande qui a été rejetée par décision du 22 avril 2013, pour « défaut de qualité pour agir au titre invoqué ». Le 1er juillet 2013, les requérantes ont interjeté appel devant la Cour d’appel pénale de Santa Fe contre la décision du tribunal. Ce recours a été rejeté le 3 juillet 2013, au motif que « quiconque souhaite se constituer partie civile doit, s’il n’a pas les moyens d’engager une procédure pénale, bénéficier d’une assistance juridictionnelle aux frais de l’État afin de ne pas être privé de son droit à une protection effective de la justice (en l’occurrence, du droit à la peine), mais il n’appartient pas au Service public de défense pénale de la province d’assurer une telle représentation, d’autant que celle-ci n’a pas été demandée selon les modalités prévues par la loi et qu’elle serait contraire à la fonction même de défenseur public ». Par la suite, le 13 juillet 2013, les requérantes ont saisi la Cour d’appel pénale de Santa Fe d’un recours de plainte. La chambre pénale II de la Cour d’appel a statué sur ce dernier recours le 27 décembre 2013, prononçant la nullité du jugement de première instance, principalement au motif que le défaut de capacité d’ester n’implique pas que les intéressées, en l’occurrence les requérantes, ne puissent pas se constituer partie civile. À la suite de cette décision, l’audience de constitution de partie civile s’est tenue le 13 mars 2014, en présence du défenseur public et de la procureure chargée de l’affaire relative au décès de M. Yrusta et à ses causes. Compte tenu des éléments présentés lors de cette audience, le 17 mars 2014, un nouveau jugement a été rendu par le juge de première instance du district judiciaire no 1 du tribunal d’instruction no 6 de Santa Fe, qui a rejeté la demande présentée par Estela Deolinda Yrusta au motif que le défenseur du Service de la défense publique pour les affaires pénales de la province de Santa Fe, M. Ganón, n’avait pas qualité pour agir. Au nombre des arguments avancés, le juge a indiqué que M. Ganón n’était pas en fonction au moment du décès de M. Yrusta et qu’en plus, une telle demande était contraire au rôle du Service public de défense pénale, qui ne pouvait se constituer partie civile, une telle représentation judiciaire étant dévolue aux centres d’assistance juridictionnelle aux victimes vulnérables qui n’avaient pas les moyens d’engager un avocat. Il n’existe aucune trace d’une demande que les requérantes auraient faite à cette fin. Le 30 mars 2014, M. Ganón a interjeté appel de cette dernière décision, au motif, notamment, que les membres de la famille de M. Yrusta n’avaient pas les moyens d’engager un avocat, qu’ils habitaient dans une autre province, ce qui aurait entraîné des frais de transport et de logistique, que la loi régissant la défense pénale provinciale n’empêchait pas que le Service public de défense pénale de la province prête assistance, concours et soutien aux proches des victimes, que les services du procureur ne faisaient rien pour faire la lumière sur ce qui s’était produit, ce qui laissait sans défense les victimes, au sens large du terme, et compromettait leur accès à la justice, et que le recours à des avocats du centre d’assistance juridictionnelle ne donnerait pas les garanties voulues en matière d’impartialité du fait que ceux-ci appartenaient à la même administration que les fonctionnaires accusés d’avoir commis les actes de torture et autres mauvais traitements infligés à M. Yrusta. Le 23 avril 2014, la juridiction supérieure a annulé la décision du juge de première instance du 13 mars 2014, au motif qu’elle « [méconnaissait] le droit à la justice des personnes qui demandaient à se constituer partie civile et que, pour défendre le droit invoqué par les intéressées, il fallait respecter les garanties d’un procès équitable pour les aider à intervenir dans l’affaire ». De plus, la juridiction supérieure a considéré qu’une telle atteinte au droit à une procédure régulière aurait pu être réglée par une « injonction de justice », sans aller nécessairement jusqu’au rejet de la demande des sœurs de M. Yrusta de se constituer partie civile dans l’affaire sur laquelle portait le recours. Par ces motifs, la juridiction a annulé la décision dont il était fait appel et ordonné au juge de première instance de statuer conformément à la loi. En conséquence, le 4 juin 2014, le juge de première instance du tribunal no 7 a rendu un nouveau jugement, rejetant la demande de constitution de partie civile, au motif que la loi provinciale ne l’autorisait que pour les héritiers réservataires. Le 13 juin 2014, le défenseur public provincial, M. Ganón, a interjeté appel de ce dernier jugement, arguant du fait qu’une interprétation harmonieuse de la législation argentine obligeait à interpréter les droits de la victime d’une manière qui protège le droit à une procédure régulière, en donnant au terme victime son acception large, comme le prescrivent les normes internationales en matière de droits de l’homme. Le 12 novembre 2014, en deuxième instance, l’appel a été rejeté, sur la base de la jurisprudence qui faisait interdiction au Service provincial de défense pénale de se constituer partie civile, avec la précision toutefois que le vice relatif à la représentation judiciaire de la partie civile, qui avait qualité pour agir, pouvait être purgé. Le 3 décembre 2014, M. Ganón a soulevé une exception d’inconstitutionnalité devant la Cour d’appel, alléguant que le droit d’accès à la justice des sœurs de M. Yrusta avait été lésé, ainsi que leur droit d’être considérées comme des victimes, dès lors qu’on leur avait dénié la possibilité d’être représentées par le Service public de défense pénale, à qui la Constitution reconnaît la capacité pour agir afin d’assurer la représentation judiciaire des victimes de violations des droits de l’homme commises par des agents de l’État, compte tenu en particulier de l’incapacité institutionnelle des autres services d’assistance juridictionnelle d’apporter leur aide à cette fin et de l’absence de progrès dans l’enquête menée par le ministère public sur les causes de la mort de M. Yrusta. Le 24 juin 2015, la Cour d’appel a rejeté l’exception d’inconstitutionnalité, au motif que le recours ne faisait que répéter les arguments avancés lors des instances précédentes, que le jugement rendu n’était entaché d’aucun vice d’ordre constitutionnel et qu’il ne fallait pas utiliser ce recours comme un moyen de revoir, en troisième instance, des faits et des éléments de preuve qui avaient déjà été examinés.

4.5L’État partie ajoute que les requérantes ont refusé de recourir aux services d’assistance juridictionnelle disponibles dans la province de Santa Fe, qui sont fournis par les bureaux d’assistance aux victimes et par des avocats indépendants engagés par la province au cas par cas, le plus souvent dans le cadre d’accords avec l’ordre des avocats. Quant à l’allégation des requérantes concernant le prétendu manque d’indépendance et d’impartialité des avocats qui travaillent dans ces services, l’État partie renvoie à l’article 27 du décret no 1326 du pouvoir exécutif provincial, selon lequel « dans les affaires où sont en jeu des intérêts manifestement opposés à ceux de l’administration publique provinciale ou lorsque l’auteur présumé de l’atteinte aux droits est un fonctionnaire provincial ayant commis l’infraction dans l’exercice de ses fonctions, l’assistance juridictionnelle sera de préférence assurée dans le cadre d’accords conclus avec l’ordre des avocats, pour éviter qu’elle soit assurée par un professionnel ayant un lien de dépendance à l’égard de l’État provincial, ce qui permet de sauvegarder au mieux la liberté de la défense du bénéficiaire de l’assistance comme de l’État provincial ». Il ressort de ce qui précède que les requérantes disposent d’autres moyens de faire valoir leurs droits, notamment en sollicitant l’assistance juridictionnelle et la commission d’office qui sont régies par ladite loi ; ainsi, même si elles ne peuvent se faire représenter par M. Ganón, les requérantes peuvent se prévaloir des mécanismes mis en place par la province de Santa Fe pour garantir la disponibilité d’une assistance juridictionnelle et l’accès à la justice.

4.6De plus, l’État partie affirme que, le 25 février 2014, les requérantes ont soulevé une exception d’incompétence, demandant à la justice provinciale de se déclarer incompétente pour connaître de l’affaire et de renvoyer celle-ci à la juridiction fédérale, pour examen des allégations relatives à la disparition forcée sur lesquelles reposait la communication qu’elles avaient soumise au Comité des disparitions forcées le 11 septembre 2013. Le 13 avril 2014, le juge compétent a rejeté l’exception soulevée par les requérantes, niant les allégations de disparition forcée au motif que M. Yrusta était détenu à la suite d’une condamnation légalement prononcée. Le défenseur public, M. Ganón, a interjeté appel de cette dernière décision, faisant valoir qu’il n’existait pas de registres dans lesquels étaient consignés les transferts, que la famille n’avait pas reçu d’information et que les normes relatives aux droits de l’homme qui régissent l’exécution des peines de privation de liberté n’avaient pas été respectées. Le tribunal compétent a débouté M. Ganón, qui a de nouveau interjeté appel contre cette décision, mais ce recours a été déclaré irrecevable par la Cour d’appel, le 3 juillet 2015. Les requérantes, représentées par M. Ganón, ont soulevé une exception d’inconstitutionnalité de cette dernière décision, qui a été rejetée. Le 12 avril 2016, M. Ganón a saisi la Cour suprême de justice de la province de Santa Fe, arguant de l’inconstitutionnalité des actes des instances judiciaires. Le 18 octobre 2016, la Cour suprême a rejeté ce recours, mais a décidé de renvoyer à la justice fédérale les allégations relatives à l’enquête sur la disparition forcée. L’État partie soutient qu’il ressort de cette décision que la Cour suprême de justice de la province de Santa Fe ne pouvait ignorer l’importance des recommandations formulées par le Comité des disparitions forcées dans ses constatations du 11 mars 2016 et qu’elle en a tenu compte comme d’une circonstance incidente. Par conséquent, et au-delà de la capacité de M. Ganón pour agir au nom des requérantes, la Cour suprême de justice de la province de Santa Fe a décidé de renvoyer à la justice fédérale l’enquête sur la disparition forcée de M. Yrusta, aux fins de garantir la protection effective du droit à l’assistance juridictionnelle des requérantes et d’éviter tout retard indu, dégageant ainsi la responsabilité internationale de l’État argentin. Selon l’État partie, deux faits ressortent de toutes les allégations formulées par les requérantes concernant le sort de M. Yrusta : d’un côté, elles font apparaître des actes qui pourraient être constitutifs de l’infraction de disparition forcée et qui ont pris fin au moment où M. Yrusta a été trouvé mort dans sa cellule, qui font l’objet d’une enquête menée par la justice fédérale ; d’autre part, elles concernent l’infraction de torture et l’établissement des causes du décès de M. Yrusta, qui continueront d’être du ressort de la justice provinciale.

Commentaires des requérantes sur les observations de l’État partie

5.1Le 18 juin 2018, les requérantes ont présenté leurs commentaires sur les observations de l’État partie. Elles soutiennent que l’État partie n’a pas sérieusement enquêté sur les allégations de torture concernant M. Yrusta, ce qui était manifeste depuis le début, puisque le système judiciaire argentin a considéré le décès comme un suicide et que le dossier judiciaire actuel est intitulé « Yrusta Roberto Agustín s/su muerte ». Les requérantes soutiennent que les éléments d’enquête, tels qu’ils figurent dans le dossier judiciaire, notamment la présence d’objets dans l’anus et dans l’estomac de la victime, l’existence de marques sur son corps ou les déclarations de certains fonctionnaires antérieures au décès de M. Yrusta, selon lesquelles ils auraient utilisé leurs armes antiémeute contre lui, constituent des indices suffisants pour enquêter sur l’infraction de torture et autres mauvais traitements. Les requérantes ajoutent que les agents pénitentiaires qui s’occupaient de M. Yrusta lorsque les faits de torture se sont produits ont seulement été entendus en tant que témoins par la police provinciale, qui relève de la même administration que le personnel pénitentiaire, ce qui jette le doute sur l’impartialité et l’efficacité de l’enquête. Elles soutiennent par ailleurs que l’État partie n’a pas mis en œuvre les ressources économiques ou techniques nécessaires pour mener une enquête impartiale et efficace. Pour elles, toutes ces allégations constituent des faits graves, surtout si l’on tient compte des recommandations formulées par le Comité des disparitions forcées sur les mêmes faits, et qui ont une incidence sur les enquêtes menées sur les causes du décès de M. Yrusta.

5.2De plus, les requérantes soutiennent que le manque de volonté de l’État partie d’enquêter sérieusement sur les allégations de torture et les déficiences de la structure de l’administration judiciaire font qu’elles continuent d’être privées d’accès à la justice et donc du droit de savoir la vérité sur ce qui est arrivé à M. Yrusta. Elles soutiennent également que l’État partie a toujours refusé de procéder aux investigations qu’elles ont demandées et délibérément fait traîner en longueur la procédure, plus de cinq ans s’étant écoulés depuis les faits. Elles soutiennent en outre que l’État partie n’a pas donné suite à leurs demandes des 8 mars et 8 octobre 2013, qui concernaient la réalisation d’une nouvelle autopsie par les médecins légistes attachés à la Cour suprême de justice ou par d’autres organismes donnant les garanties voulues ; la saisie des registres des jours ayant précédé le décès de M. Yrusta dans l’unité pénitentiaire de Coronda ; le rapport du Groupe des opérations spéciales de l’unité pénitentiaire sur les interventions qu’il a faites pendant cette période ; les rapports des professionnels de la santé qui ont travaillé à l’unité pénitentiaire ces jours-là ; l’analyse des objets retrouvés dans l’anus et dans l’estomac de M. Yrusta au moment de sa mort ; la saisie du dossier médical de M. Yrusta ; les livres d’entrée et de sortie du personnel pénitentiaire qui était de service les jours où se sont produits les faits de torture et le décès de M. Yrusta ; le résultat de l’analyse des radiographies prises pendant l’autopsie ; le recueil d’autres déclarations de témoins et preuves calligraphiques. Par ailleurs, du fait qu’elles n’ont pas pu se constituer partie civile dans l’affaire relative à l’enquête sur les causes du décès de M. Yrusta, les requérantes n’ont pas pu demander de complément d’enquête, ni apporter des éléments de preuve ou empêcher que l’affaire soit classée conformément au délai prévu par la législation pénale provinciale pour le classement des dossiers dans lesquels l’auteur n’est pas identifié. Au moment où elles envoient les présents commentaires, les requérantes ne savent pas si l’enquête sur les causes de la mort de M. Yrusta a été ou non classée sans suite. Elles font observer que, depuis le décès de M. Yrusta, les autorités se sont bornées à commencer l’examen de la demande de constitution de partie civile et n’ont pas du tout progressé dans l’enquête proprement dite, en particulier sur les allégations concernant les actes de torture que l’intéressé aurait subis avant son décès. Ainsi, les requérantes soulignent que les autorités n’ont pas fait procéder aux examens demandés au vu du rapport médico-légal dans lequel étaient constatés : a) des marques sur le cou, qui ne pouvaient pas avoir été provoquées par l’objet qui, d’après l’administration pénitentiaire, avait servi pour la pendaison (« objet élastique ») ; b) la présence de corps étrangers dans l’anus et l’estomac de M. Yrusta, qui, selon les déclarations d’autres détenus du mitard, étaient fournis par la police provinciale ou par les agents pénitentiaires. Les requérantes considèrent que le procureur et le juge chargés de l’affaire ont reçu le rapport médico-légal mais n’en ont pas tenu compte, jusqu’à ce que la famille de M. Yrusta demande des éclaircissements sur la question. Elles affirment que la demande des proches de la victime a été rejetée par le juge et par le procureur pour dissimuler la vérité et le manque de diligence avec lequel l’enquête a été menée.

5.3Les requérantes notent que, d’après l’État partie, le droit d’accéder à la justice est garanti aux habitants de la province de Santa Fe par les centres d’assistance juridictionnelle. Elles estiment cependant que ce droit n’a pas été respecté parce que les centres ont refusé à plusieurs reprises de s’occuper d’affaires de violence institutionnelle et parce que les autorités ont systématiquement refusé de reconnaître au défenseur public la capacité pour agir qui lui aurait permis de participer en qualité de représentant de la victime aux demandes de constitution de partie civile. De plus, les requérantes mettent en doute l’existence des accords mentionnés par l’État partie, qui permettraient aux centres d’assistance juridictionnelle relevant de la province de Santa Fe de faire appel à des avocats privés, dans les affaires où l’impartialité de l’assistance juridictionnelle provinciale pourrait être sujette à caution, notamment dans le cadre d’enquêtes portant sur des infractions commises par des fonctionnaires de l’administration provinciale. Les requérantes disent avoir demandé à prendre connaissance desdits accords, sans obtenir de réponse satisfaisante. Enfin, elles reconnaissent que ce qui importe n’est pas l’identité de l’avocat qui les représente devant les tribunaux de l’État partie, mais la possibilité de se constituer partie civile et d’exercer leur droit d’accès à la justice. À la date de soumission des présents commentaires, les requérantes disent qu’elles attendent toujours de rencontrer l’avocat dont la province de Santa Fe leur aurait offert les services pour les représenter dans leur demande de constitution de partie civile, conformément aux considérants de l’arrêt du 23 avril 2014, rendu par la Cour d’appel pénale de Santa Fe. Dans cet arrêt, la Cour a indiqué qu’« en l’espèce, il [pouvait] être remédié aux circonstances relatives à l’irrégularité présumée ou la validité des services d’avocat par injonction de justice ». Malgré cela, le 4 juin 2014, le juge d’instruction du tribunal pénal no 7 de la province de Santa Fe a décidé « de ne pas faire droit à la demande de constitution de partie civile formée par Estela Deolinda Yrusta par l’intermédiaire de Gabriel Ganón » au motif que « conformément aux dispositions de l’article 67II du Code de procédure pénale de la province de Santa Fe, a qualité pour agir quiconque se dit lésé par une infraction pénale, ou ses héritiers réservataires, catégorie dont ne relève pas l’auteure de la demande, Estela Deolinda Yrusta. Par conséquent, cette dernière n’a pas qualité pour agir au titre invoqué et sa demande est rejetée au motif qu’elle n’est pas fondée ». Les requérantes ont fait appel le 13 juin 2014 et présenté une nouvelle demande de constitution de partie civile. Le 16 juin 2014, il a été fait droit à l’appel sans effet suspensif et le recours a de nouveau été renvoyé à une juridiction supérieure pour décision. Le 30 juin 2014, la composition du tribunal a été notifiée aux requérantes. Le 14 novembre 2014, plus d’un an et demi après la première demande de constitution de partie civile présentée par les requérantes, la Cour d’appel pénale de Santa Fe a déclaré irrecevable l’appel formé par le défenseur provincial au nom des requérantes. Le tribunal à juge unique a considéré qu’en vertu des articles 1er, 2 et 21 de la loi no 13014, le défenseur provincial n’était pas habilité à représenter les requérantes dans la province de Santa Fe. De plus, il a considéré que « quiconque souhaite se constituer partie civile doit, s’il n’a pas les moyens d’engager une procédure pénale, bénéficier d’une assistance juridictionnelle aux frais de l’État, […] mais il n’appartient pas au Service public de défense pénale de la province d’assurer une telle représentation ». Les requérantes font valoir qu’elles ont fait appel à la Défense publique parce qu’il s’agissait du seul organisme indépendant habilité à les représenter à Santa Fe. Elles ajoutent que, de fait, la Cour d’appel et les autres autorités judiciaires n’ont pas établi quel serait l’organisme compétent pour leur donner accès à la justice dans la pratique. Elles considèrent que l’interprétation donnée va à l’encontre des normes internationales et des possibilités de représentation offertes par le système fédéral de défense publique. Elles considèrent également que cette interprétation les prive du droit d’ester en justice et empêche la conduite d’une enquête diligente sur la disparition et le décès de leur frère.

5.4Les requérantes rappellent qu’il découle des Règles de Brasilia sur l’accès à la justice des personnes vulnérables et de l’article 25 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme que toute personne a droit à un recours simple et rapide ; toute norme ou mesure empêchant ou compliquant l’exercice de ce recours constitue une violation du droit d’accès à la justice. Elles estiment que les recours dont elles disposent ne sont pas efficaces, que les procédures excèdent tous les délais raisonnables et qu’elles sont soumises à une victimisation constante par ceux-là même qui devraient garantir le respect de leurs droits. Compte tenu de ce qui précède, elles demandent au Comité de déclarer la requête recevable.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention.

6.2En ce qui concerne ce qui est prévu à l’alinéa a) du paragraphe 5 de l’article 22 de la Convention, s’agissant de vérifier si la même question n’a pas été et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, le Comité note que les mêmes faits ont fait l’objet d’une communication présentée par les mêmes requérantes au Comité des disparitions forcées. Cette communication a donné lieu à des constatations adoptées le 11 mars 2016, selon lesquelles l’État partie avait violé les droits consacrés par les articles 1er, 2, 12 (par. 1), 17, 18, 20 et 24 (par. 1 à 3) de la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, en ce qui concerne M. Yrusta ; et des articles 12 (par. 1), 18, 20 et 24 (par. 1 à 3) en ce qui concerne les requérantes. Le Comité relève que, dans ses constatations, le Comité des disparitions forcées a noté que les griefs des requérantes relatifs au transfert de M. Yrusta sans son consentement, aux actes de torture et aux traitements inhumains et dégradants subis, à sa mort et à l’enquête y relative, ne relevaient pas de sa compétence ratione materiae. Le Comité des disparitions forcées n’a donc pas examiné ces dernières allégations. Le Comité s’est assuré, conformément à l’alinéa a) du paragraphe 5 de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement, en d’autres termes que les mêmes faits, les mêmes parties et les mêmes droits substantifs n’ont pas fait l’objet d’un tel examen. Compte tenu de ce qui précède, il s’estime compétent pour connaître de la présente requête.

6.3Le Comité prend note également des arguments de l’État partie concernant la possibilité, pour les requérantes, de se constituer partie civile, en se faisant représenter par les centres d’assistance juridictionnelle de la province de Santa Fe ou par des avocats indépendants, dont elles s’assureraient les services dans le cadre des accords conclus entre l’administration provinciale et les différents ordres des avocats. Il note que les requérantes affirment toutefois que les recours internes ont été épuisés, comme le prescrit l’alinéa b) du paragraphe 5 de l’article 22 de la Convention. Les requérantes font valoir en particulier qu’elles se sont adressées à toutes les instances judiciaires auxquelles elles pouvaient demander à se constituer partie civile dans l’affaire relative à l’enquête sur les causes du décès de M. Yrusta, qui a été ordonnée par la décision du tribunal d’instruction pénale no 6 de Santa Fe. Le Comité note qu’elles sont dans l’impossibilité de se constituer partie civile, ce qui les a empêchées de demander un complément d’enquête efficace ou d’apporter des éléments de preuve concrets pouvant contribuer à l’enquête. Il note en outre que la législation de la province de Santa Fe prévoit un système de classement des affaires, auquel il ne peut être dérogé que si les demandes en constitution de partie civile aboutissent, ce qui fait que l’enquête menée par la justice provinciale de l’État partie risque d’être classée sans suite.

6.4Dans le même sens, le Comité relève qu’il ne ressort pas de l’information disponible que les autorités de l’administration provinciale aient communiqué avec les centres d’assistance juridictionnelle pour tenter de résoudre les problèmes liés à la capacité pour agir et à la représentation juridique des requérantes aux fins de se constituer partie civile dans l’affaire dont est saisie la justice provinciale. Il relève également que plus de cinq ans se sont écoulés depuis la première demande en constitution de partie civile introduite par les requérantes, en février 2013, ce qui signifie qu’il a été irrémédiablement porté atteinte au droit des requérantes d’avoir un accès effectif à la justice et de connaître la vérité sur ce qui s’est passé, et ce, sans que l’État partie ait proposé une solution satisfaisante, en autorisant les requérantes à se constituer partie civile ou en leur reconnaissant de manière effective les droits qui sont les leurs en qualité de victimes. L’État partie n’a pas avancé d’argument convaincant pour justifier le retard avec lequel il a été répondu à la demande des requérantes d’être autorisées à participer effectivement à l’enquête pénale. Les requérantes n’ayant pas pu se constituer partie civile ni participer aux procédures judiciaires et aux enquêtes sur le sort de leur frère et rendre ainsi effectifs les recours internes disponibles, l’affaire « Yrusta , Roberto Agustín s/su muerte » (affaire no 356/14) a été classée sans suite le 20 octobre 2017, par décision de la chambre d’instruction pénale no 7. Par ailleurs, il ressort de l’information communiquée au Comité que la procureure provinciale a interjeté appel de la décision de classer l’affaire, au motif que les requérantes n’avaient pas été traitées avec sérieux, leurs noms n’apparaissant qu’aux pages 72 et 73 du dossier judiciaire, dans lesquelles sont consignées leurs déclarations, sans qu’il soit tenu compte de leurs demandes de complément d’enquête. Le Comité considère que le processus d’enquête sur les causes de la mort de M. Yrusta s’est prolongé de manière excessive, ce qui compromet l’efficacité des recours internes ouverts aux requérantes.

6.5Par conséquent, le Comité considère que les recours internes liés à la demande de constitution de partie civile des requérantes ont subi des retards excessifs, tandis que les autres types de recours n’ont pas été disponibles. Au vu de ce qui précède, il conclut que la règle de l’épuisement des recours internes ne constitue pas un obstacle à la recevabilité des griefs des requérantes en l’espèce, du fait du retard excessif et du manque d’accès à certaines voies de recours internes.

6.6Le Comité prend note des griefs que les requérantes tirent du fait qu’il n’a pas été procédé immédiatement à une enquête impartiale sur les allégations de torture et de mauvais traitements qui auraient été infligés à M. Yrusta avant son décès et qu’elles ne parviennent pas à obtenir la vérité sur ce qui s’est passé. D’autre part, il prend note des arguments de l’État partie selon lesquels il serait prématuré qu’il se prononce, une enquête étant encore en cours dans l’État partie sur les causes du décès de M. Yrusta ; tant que le pouvoir judiciaire de l’État partie n’aura pas statué, il sera impossible au Comité de déterminer si M. Yrusta a effectivement été victime de torture. Le Comité note, cependant que, selon les informations fournies par l’État partie sur la suite donnée aux constatations du Comité des disparitions forcées que, le 20 octobre 2017, la chambre de première instance pénale du tribunal no 7 a classé l’affaire sans suite pour manque d’activité judiciaire dans une affaire où l’auteur n’a pas été identifié.

6.7En conséquence, le Comité considère que les recours internes ont été raisonnablement épuisés s’agissant des griefs des requérantes concernant l’absence d’une enquête prompte et impartiale, eu égard au fait que l’affaire a été classée sans suite par l’administration judiciaire provinciale, ainsi que des griefs concernant le droit à réparation, notamment l’accès à la vérité, la possibilité de participer à l’enquête et, éventuellement, la demande d’une indemnisation juste et adéquate.

6.8S’agissant des griefs des requérantes concernant la violation de l’article 6 de la Convention, le Comité prend note de ce que la requête ne contient pas suffisamment d’arguments ou d’informations à ce sujet. Il considère toutefois que la requête est suffisamment étayée aux fins de la recevabilité, s’agissant de la violation des droits garantis par les articles 2, 11, 12, 13 et 14 de la Convention. En conséquence, le Comité déclare la communication recevable et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

7.2Avant d’examiner les allégations des requérantes, le Comité doit déterminer si les actes dont a fait l’objet M. Yrusta sont constitutifs de torture, au sens de l’article premier de la Convention. À ce propos, il prend note des griefs des requérantes concernant des actes de torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants infligés à M. Yrusta dans les établissements pénitentiaires des provinces de Córdoba et de Santa Fe. En effet, il semble que, comme l’affirment les requérantes, M. Yrusta a été transféré à l’unité pénitentiaire de Coronda dans la province de Santa Fe en représailles, parce qu’il avait dénoncé les agissements du personnel pénitentiaire dans la province de Córdoba et que les mauvais traitements se sont intensifiés après un reportage télévisé ayant relayé ces dénonciations auprès de l’opinion publique. Parmi les actes de torture dénoncés par M. Yrusta, et sur lesquels reposent les plaintes et les griefs formulés par les requérantes, figurent le maintien pendant de longues périodes en cellule disciplinaire, le supplice du « sous-marin sec », ainsi que les coups, les menaces, les transferts et l’enchaînement à un lit. Le Comité relève que M. Yrusta a passé plus de vingt jours, soit du 16 janvier 2013 au jour de sa mort, le 7 février 2013, dans une cellule d’isolement, sans aucun contact avec le reste de la population carcérale de Córdoba, et que, selon diverses déclarations contenues dans le dossier judiciaire, les autorités pénitentiaires ont forcé M. Yrusta à se déshabiller et ont tiré sur lui des balles en caoutchouc à titre de mesure disciplinaire quelques jours avant son décès. Le Comité prend note des affirmations de l’État partie concernant l’absence de plaintes pour torture ou mauvais traitements émanant de M. Yrusta pendant sa détention dans la prison de Bouwer, dans la province de Córdoba. Cependant, il note aussi que l’État partie ne fournit aucune information qui donnerait à penser que l’absence de plainte peut être considérée comme un élément suffisant pour conclure que les actes de torture et les traitements inhumains et dégradants allégués n’ont pas eu lieu. Il considère en outre que les griefs des requérantes pourraient aussi se rapporter à des actes constitutifs de peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants au sens de l’article 16 de la Convention.

7.3En ce qui concerne les griefs formulés par les requérantes au titre des articles 2 et 11 de la Convention, le Comité rappelle que quand les faits dénoncés dans la plainte se sont produits, M. Yrusta exécutait une peine d’emprisonnement. Le Comité souligne à ce sujet que les États parties sont dans une position particulière de garant des droits des personnes privées de liberté, étant donné que les autorités pénitentiaires exercent sur les personnes privées de liberté un contrôle et un pouvoir considérable. Par conséquent, les États sont tenus de garantir aux personnes privées de liberté le respect des droits consacrés par la Convention et de prendre des mesures efficaces pour empêcher, notamment, que la privation de liberté ne devienne une détention secrète et une disparition forcée ou qu’elle ne facilite la commission d’actes de torture ou autres mauvais traitements contre les personnes privées de liberté. À ce sujet, le Comité relève que d’après les requérantes, M. Yrusta a été transféré à Santa Fe alors qu’il croyait être transféré dans la province de Santiago del Estero, comme il l’avait demandé pour se rapprocher de sa famille. Le Comité constate qu’aucun agent de l’État n’a donné la moindre information aux représentants ou aux proches de M. Yrusta ni à M. Yrusta lui-même sur son transfert, compte tenu en particulier du fait que les autorités pénitentiaires n’étaient pas sûres de l’identité de M. Yrusta. Il constate également que M. Yrusta a été placé à l’isolement pendant plus de vingt jours sans pouvoir communiquer avec les autres détenus. De plus, le fait que M. Yrusta a été victime d’une disparition forcée pendant plus d’une semaine donne du crédit aux allégations selon lesquelles il aurait subi des actes de torture et des mauvais traitements, qui doivent être examinées avec sérieux. Ainsi, le Comité considère que l’État partie a violé l’article 2 de la Convention en ne prenant pas de mesures efficaces pour prévenir tout acte de torture contre M. Yrusta. Il prend aussi note de l’argument des requérantes selon lequel il y a violation de l’article 11 étant donné que l’État partie n’a pas examiné le traitement réservé à M. Yrusta lors de son transfert entre différents établissements pénitentiaires et pendant sa détention, ainsi que de l’absence de contrôle juridictionnel ou de registres adéquats pendant son incarcération. En l’absence de toute information convaincante de l’État partie montrant qu’il a surveillé les conditions de détention de M. Yrusta, le Comité conclut que l’État partie a violé l’article 11 de la Convention.

7.4Le Comité doit déterminer, au regard de l’article 12 de la Convention, s’il existe des motifs raisonnables de croire que des actes de torture ont été commis contre le frère des requérantes avant son décès et, dans l’affirmative, si les autorités de l’État partie se sont conformées à leur obligation de procéder immédiatement à une enquête impartiale sur les faits allégués.

7.5Le Comité prend note, comme il ressort du dossier de l’affaire « Yrusta , Roberto Agustín s/su muerte » que lui a communiqué l’État partie, que le rapport de l’Institut de médecine légale sur l’autopsie de M. Yrusta faisait état d’importantes et multiples plaies ouvertes sur l’abdomen ainsi que sur la face antérieure et postérieure du bras gauche, qui auraient été « auto-infligées ». Cependant, il n’y a dans le rapport aucune description des objets trouvés dans l’anus et dans l’estomac de M. Yrusta, ni de l’élément fourni avec le cadavre, qui aurait été utilisé pour le suicide présumé. De plus, le Comité prend note du fait que le rapport ne tient pas compte des diverses allégations de torture formulées avant le décès de M. Yrusta.

7.6Le Comité prend note également de ce que les registres pénitentiaires et les documents officiels émanant de l’unité pénitentiaire de Coronda n’identifient pas M. Yrusta correctement : ils le font avec trois noms différents, ce qui ne permet pas de vérifier à coup sûr le traitement réservé à M. Yrusta par les autorités pénitentiaires. Que ce soit dans la partie réservée aux autorités de police au début du dossier judiciaire, ou dans les diverses communications du directeur de l’institut correctionnel modèle de Coronda, qui sont jointes au dossier judiciaire communiqué par l’État partie, M. Yrusta est désigné par trois noms différents. Le Comité fait observer que l’État partie n’a pas donné d’explications sur ce point aux requérantes ou au Comité.

7.7Le Comité note par ailleurs qu’il ressort du dossier judiciaire communiqué par l’État partie, dans lequel il est indiqué aux pages 92 et 93 que les autorités pénitentiaires n’avaient pas connaissance des antécédents judiciaires de M. Yrusta, qu’il n’existait aucune information qui aurait permis au personnel pénitentiaire de répondre aux besoins du détenu. Il note en outre que, d’après les déclarations contenues dans le dossier judiciaire, les autorités pénitentiaires ne savaient pas précisément quelle autorité avait ordonné le transfert de M. Yrusta de Córdoba à Santa Fe ni pour quels motifs ce transfert avait été ordonné. De plus, le Comité relève que les changements de cellule auxquels a été soumis M. Yrusta avant son décès n’ont pas été enregistrés dans le livre de bord de l’unité pénitentiaire de Coronda.

7.8Le Comité prend également note des déclarations figurant dans le dossier judiciaire selon lesquelles les autorités pénitentiaires de la prison de Coronda auraient déshabillé M. Yrusta et tiré sur lui des balles en caoutchouc à titre de mesure disciplinaire pour l’obliger à changer de cellule ou le conduire jusqu’au service médical, quelques jours avant son décès. De plus, selon certains détenus, M. Yrusta faisait office de gamelleur, servant la nourriture et l’eau aux autres prisonniers, ce qui contredit les déclarations du personnel pénitentiaire de l’unité correctionnelle no 1 de Coronda.

7.9S’agissant des griefs des requérantes relatifs à leur droit à réparation, garanti par l’article 14 de la Convention, le Comité rappelle que, comme indiqué dans son observation générale no 3 (2012) sur l’application de l’article 14 par les États parties, l’enquête sur les allégations de torture impose à l’État partie l’obligation de vérifier les faits et de rendre publique toute la vérité dans la mesure où la divulgation n’a pas pour conséquence un nouveau préjudice ou ne menace pas la sécurité et les intérêts de la victime. De la même manière, le Comité rappelle que « [s]i l’État n’enquête pas sur des allégations de torture, n’engage pas de poursuites pénales ou ne permet pas l’ouverture sans délai d’une action civile, cela peut constituer un déni de facto du droit à réparation et représenter par conséquent une violation des obligations découlant de l’article 14 ». De plus, « [p]our donner effet à l’article 14, les États parties doivent promulguer des textes législatifs qui garantissent expressément à la victime de torture et de mauvais traitements un recours utile et le droit d’obtenir une réparation adéquate et appropriée ». De même, « [t]out retard important dans l’ouverture ou la clôture des enquêtes judiciaires sur les plaintes pour torture ou mauvais traitements compromet la réalisation du droit d’obtenir réparation, y compris une indemnisation équitable et adéquate et la réadaptation la plus complète possible, garanti à l’article 14 ». Par ailleurs, le Comité rappelle « qu’il importe que l’État partie prenne des mesures concrètes pour garantir que les victimes et leur famille soient suffisamment informées de leur droit de demander réparation. À cette fin, les procédures pour demander réparation devraient être transparentes. L’État partie devrait de plus apporter une assistance et un soutien aux plaignants et à leurs représentants de façon à réduire au minimum les difficultés ». Enfin, le Comité rappelle que « [l]es États parties doivent garantir que la justice et les mécanismes permettant de demander et d’obtenir réparation soient aisément accessibles et prendre des mesures positives pour que la réparation soit accessible en toute égalité à toutes les personnes, sans distinction fondée sur […] la situation économique […], et tout autre statut ou particularité ». Comme il ressort de ce qui précède, il n’existe donc pas de droit à la vérité mais un droit à une enquête immédiate, efficace et impartiale.

7.10En ce qui concerne les griefs des requérantes selon lesquels elle n’ont pas eu la possibilité de participer activement à l’enquête sur le décès de leur frère, y compris sa disparition forcée et les faits de torture et de traitements inhumains et dégradants, parce qu’on ne leur a pas reconnu le droit de se constituer partie civile, le Comité rappelle que, conformément à l’article 14 de la Convention, la notion de « victime » désigne toute personne qui, individuellement ou collectivement, a subi un préjudice, notamment une atteinte à son intégrité physique ou mentale, une souffrance morale, une perte matérielle ou une atteinte grave à ses droits fondamentaux, en raison d’actes ou d’omissions constituant des violations de la Convention. Cette notion de victime s’étend à la famille immédiate, comme c’est le cas des sœurs de M. Yrusta, les requérantes en l’espèce. Le Comité relève que l’État partie n’avance aucun argument qui permettrait de conclure que les sœurs de M. Yrusta n’entrent pas dans cette catégorie. De plus, il considère que l’angoisse et la souffrance éprouvées par les requérantes du fait du manque d’informations permettant de faire la lumière sur ce qui est advenu à leur frère sont aggravées par la non-reconnaissance de fait de leur qualité de victime, ce qui entraîne une nouvelle victimisation incompatible avec les principes de la Convention. Le Comité considère que, dans la présente affaire, le simple fait de mettre plus de cinq ans à autoriser les requérantes à se constituer partie civile dans le processus d’enquête entraîne en soi une violation des articles 12, 13 et 14 (par. 1) de la Convention. Passé un laps de temps si long, la possibilité de participer activement et efficacement à l’enquête est considérablement réduite, au point que l’atteinte au droit devient irréversible, en violation du droit des victimes de connaître la vérité et d’obtenir réparation.

7.11Le Comité prend note de ce que prévoit l’article 93 du Code de procédure pénale de la province de Santa Fe, selon lequel ont qualité pour agir seulement ceux qui se disent lésés par une infraction pénale, ou leurs héritiers réservataires. Il prend aussi note des arguments de l’État partie selon lesquels pour demander un complément d’enquête, les requérantes n’ont pas besoin d’être partie civile, puisqu’en leur qualité de victime elles peuvent participer à l’enquête, conformément à l’article 80 du Code de procédure pénale de Santa Fe. Cependant, il ressort des informations versées au dossier que l’État partie n’explique pas en quoi les requérantes, considérées comme victimes, ont participé de manière significative aux enquêtes menées par la justice provinciale. Faute d’une explication satisfaisante de l’État partie, le Comité considère que les faits de la présente espèce font apparaître une violation des articles 12, 13 et 14 (par. 1) de la Convention.

7.12Le Comité fait observer, sur la base des informations versées au dossier, que le droit à réparation des requérantes n’a pas été garanti par l’État partie, du fait de la longue période qui s’est écoulée et des difficultés qu’ont rencontrées les requérantes pour participer de manière significative à l’enquête sur les allégations de torture, que ce soit en qualité de victime ou en tant que partie civile.

8.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation de l’article 2 (par. 1), lu conjointement avec l’article premier, et des articles 11, 12, 13 et 14 de la Convention.

9.Le Comité engage vivement l’État partie à :

a)Procéder immédiatement à une enquête impartiale et indépendante sur toutes les allégations de torture formulées par M. Yrusta et par les requérantes en l’espèce, en portant, le cas échéant, des charges de torture contre les responsables et en leur imposant les peines prévues par le droit interne ;

b)Accorder aux requérantes le statut de victime avec tous les droits qui y sont associés et leur permettre de se constituer partie civile dans l’enquête sur les allégations de torture et sur les causes du décès de M. Yrusta ;

cAccorder aux requérantes une réparation appropriée, y compris une indemnisation juste et l’accès à la vérité ;

d)Adopter les mesures voulues pour offrir des garanties de non‑répétition. Concernant ce dernier point, le Comité prie instamment l’État partie de modifier ses règles de procédure pénale et de l’informer dans un délai de cent quatre-vingts jours des mesures qu’il aura prises pour que les personnes ayant le statut de victime puissent participer aux enquêtes pénales sur des allégations de torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants, que ce soit en tant que partie civile ou à un autre titre. Il invite également l’État partie à étudier la possibilité, en cas d’allégations d’actes constitutifs de torture ou d’autres traitements cruels, inhumains ou dégradants ayant entraîné la mort, de réaliser des examens médico-légaux conformes aux normes d’impartialité et d’indépendance, et de prendre en compte lesdites allégations dans l’élaboration de ses rapports ;

e)Rendre publiques les présentes constatations et en diffuser largement le contenu, en particulier, mais pas exclusivement, auprès des membres des forces de sécurité et du personnel pénitentiaire chargés de s’occuper des personnes privées de liberté.

Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement, le Comité demande à l’État partie de lui faire parvenir, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission des présentes constatations, des informations sur les mesures qu’il aura prises pour leur donner effet.