Nations Unies

CAT/C/65/D/756/2016

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

10 janvier 2019

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 756/2016 * , **

Communication p résentée par :

T.T.P. (représenté par un conseil, John Phillip Sweeney)

Victime(s) présumée(s) :

Le Requérant

État partie :

Australie

Date de la requête :

25mai 2016 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :

14 novembre 2018

Objet :

Expulsion vers le Viet Nam

Question(s) de procédure :

Griefs non étayés ; non-épuisement des recours internes ; incompatibilité avec les dispositions de la Convention

Question(s) de fond :

Risque d’être tué et risque de torture ou de mauvais traitements en cas d’expulsion vers le pays d’origine

Article(s) de la Convention :

3

1.1Le requérant est T. T. P., de nationalité vietnamienne. Sa demande d’asile a été rejetée par l’Australie. Il soutient que son expulsion vers le Viet Nam constituerait une violation par l’Australie de l’article 3 de la Convention. Il est représenté par un conseil.

1.2Le 27 mai 2016, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a rejeté la demande de mesures provisoires formée par le requérant.

1.3Le 22 mars 2017, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a rejeté la demande de l’État partie en date du 27 septembre 2016 tendant à ce que la recevabilité de la communication soit examinée séparément du fond.

Exposé des faits

2.1Le requérant est issu d’une famille pauvre du Viet Nam. Son père était pêcheur. En 2011, la police a confisqué le bateau de son père et exigé une somme exorbitante pour le lui restituer. Le père s’est battu avec le policier, qui l’a frappé. Pour défendre son père, le requérant a frappé un policier à la tête avec un bâton. Craignant d’être inquiété pour avoir agressé un policier, il s’est enfui au Dông Nai. Quelques mois après l’incident, son père a conclu un accord avec des passeurs pour qu’il embarque pour l’Australie, en faisant office de cuisinier sur le bateau en guise de paiement pour la traversée.

2.2Le requérant est arrivé en Australie par bateau le 10 mai 2011, sans visa ni passeport. Entre le 10 mai 2011 et le 1er mars 2012, il a eu cinq entretiens, dont l’objectif principal était d’établir son âge et son identité. Lors de ces entretiens, il a déclaré tantôt qu’il était un orphelin âgé de 14 ou15 ans et qu’il avait voyagé jusqu’en Australie avec son frère cadet pour échapper aux difficultés économiques, tantôt qu’il était âgé de 21 ans, que ses parents étaient en vie, qu’il faisait partie d’une fratrie de cinq et qu’il était venu seul en Australie pour fuir la perspective de persécutions car il avait frappé un policier.

2.3Le 5 octobre 2012, le requérant a présenté une demande de visa de protection. Le 10 juillet 2013, le représentant du Ministre de l’immigration et de la citoyenneté a rejeté sa demande. Il a estimé que le requérant n’était pas un témoin crédible et qu’il avait fourni de façon constante et répétée des informations fausses et trompeuses. Le requérant a reconnu avoir prétendu être mineur dans le but d’obtenir un permis de séjour en Australie. Le représentant a considéré que les allégations du requérant concernant le risque auquel il serait exposé s’il était renvoyé au Viet Nam étaient inventées. Il n’y avait pas de raison de croire que les autorités vietnamiennes s’intéressaient au requérant ou à sa famille, ni qu’elles avaient fait preuve de discrimination à leur égard ou restreint leurs activités quotidiennes de quelque manière que ce soit. Le représentant a estimé que les affirmations du requérant selon lesquelles il était recherché par les autorités vietnamiennes pour avoir frappé un policier n’étaient pas fondées. Il a rejeté les allégations de l’intéressé selon lesquelles il serait arrêté, détenu et probablement torturé pour avoir quitté le pays illégalement, estimant qu’il ressortait des informations disponibles sur le pays que seuls les demandeurs d’asile déboutés qui s’opposaient au Gouvernement étaient susceptibles d’être visés, ce qui n’était pas le cas du requérant.

2.4Le 26 février 2013, le requérant a obtenu un visa relais E et a été libéré.

2.5Le requérant a saisi le Tribunal des recours administratifs. Le 22 janvier 2016, sa demande a été rejetée. Le Tribunal a confirmé que le requérant n’était pas crédible et a estimé que ses allégations étaient fabriquées de toutes pièces. En ce qui concerne ses craintes liées à son départ illégal du Viet Nam, le Tribunal a considéré que, puisqu’il n’était impliqué dans aucune activité de trafic de personnes, le requérant pouvait tout au plus être brièvement retenu et interrogé par les autorités à son retour mais ne risquait pas d’être soumis à des mauvais traitements ou à la torture.

2.6Le 16 avril 2016, le requérant a formé un recours auprès du Ministre, lui demandant d’infirmer la décision du Tribunal des recours administratifs dans l’intérêt général. Le 2 mai 2016, le Ministère de l’immigration et de la protection des frontières a rejeté son recours.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant avance qu’en l’expulsant vers le Viet Nam, l’Australie manquerait aux obligations que lui impose l’article 3 de la Convention. Il craint des représailles de la part de la police parce qu’il a agressé un policier en 2011 pour défendre son père. Il ajoute qu’il serait arrêté, détenu et torturé parce qu’il a quitté le pays illégalement et qu’il serait considéré comme un membre de l’équipage du bateau de passeurs, étant donné qu’il y était cuisinier et qu’il n’a payé pour sa traversée. S’il était emprisonné pour une longue période, les conditions de détention seraient source de douleurs et de souffrances aiguës et mettraient sa vie en danger.

3.2Le requérant allègue qu’en application de la réglementation relative à la sortie du territoire et à l’entrée et au transit dans le pays, une amende est infligée à ceux qui ont quitté illégalement le Viet Nam. Étant issu d’une famille pauvre, il n’a pas les moyens de payer cette amende, ce qui l’exposerait à d’autres actes de harcèlement et d’extorsion de la part de la police.

3.3Le requérant ajoute que l’État partie devra prendre contact avec le Consulat vietnamien pour faire établir un document de voyage à son nom. Les autorités vietnamiennes pourront ainsi supposer qu’il a demandé une protection internationale à l’étranger. Si l’on ajoute à cela les autres faits le concernant, à savoir qu’il était cuisinier sur un bateau de passeurs et qu’il a agressé un policier, il est probable que les autorités lui prêteront des sentiments hostiles au régime.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Le 27 septembre 2016, l’État partie a présenté ses observations sur la recevabilité de la requête et déclaré que les griefs du requérant étaient irrecevables pour non-épuisement des recours internes, ratione materiae ou pour défaut manifeste de fondement.

4.2L’État partie fait valoir que le requérant n’a pas épuisé les recours internes puisqu’il n’a saisi ni le Tribunal de circuit fédéral ni la Cour fédérale d’Australie aux fins du réexamen de la décision du Tribunal des recours administratifs. Il note que le requérant affirme ne pas avoir soumis de demande de réexamen parce qu’il lui a été dit qu’un tel recours n’aurait aucune chance d’aboutir. Il fait cependant valoir que le requérant n’a pas étayé cette affirmation.

4.3L’État partie soutient en outre que le requérant a formulé des griefs qui sont irrecevables ratione materiae. Il renvoie en particulier aux allégations de harcèlement, d’extorsion et de détention. Il fait valoir que l’article 3 ne s’applique pas à ces griefs car le préjudice auquel serait exposé le requérant ne relève pas de la définition de la torture au sens de l’article premier de la Convention, ce qui signifie que le requérant ne peut alléguer une violation de la Convention par l’État partie.

4.4Pour le cas où le Comité considérerait que les griefs du requérant ne sont pas irrecevables ratione materiae, l’État partie soutient aussi que ces griefs sont manifestement dépourvus de fondement. Il note que le requérant avance qu’il risquerait de passer un temps considérable en prison au Viet Nam, ce qui serait source de douleurs ou de souffrances aiguës en raison des conditions de détention dans les prisons vietnamiennes. Il fait valoir que, comme l’ont déterminé les autorités nationales au cours de l’examen, le requérant ne risquerait qu’une brève détention qui ne constituerait pas un préjudice. Il relève que le requérant a affirmé qu’il subirait d’autres actes de harcèlement et d’extorsion de la part de la police s’il était renvoyé au Viet Nam. Cependant les autorités australiennes ne jugent pas le requérant crédible à ce sujet et notent que le requérant n’a présenté aucun nouvel élément corroborant ou étayant ses affirmations.

4.5L’État partie fait en outre valoir que les griefs formulés par le requérant dans sa requête ont été examinés de manière approfondie par plusieurs organes de décision nationaux, qui ont conclu que les obligations de non-refoulement faites à l’Australie par la Convention n’étaient pas en jeu en l’espèce. Il ajoute que le requérant n’a pas présenté, dans ses observations au Comité, de nouveaux griefs ou éléments de preuve qui n’aient pas déjà été examinés dans le cadre des procédures administratives et judiciaires internes et demande au Comité de reconnaître que ces griefs ont fait l’objet d’un examen approfondi au niveau national.

4.6Le 27 juillet 2017, l’État partie a présenté ses observations sur le fond.

4.7Dans ses observations, l’État partie insiste sur l’irrecevabilité de la requête et prie le Comité de se prononcer sur ce point avant de passer à l’examen au fond, comme le prévoient les articles 113 et 118 de son règlement intérieur.

4.8L’État partie réaffirme que les griefs du requérant ont été soigneusement examinés par les autorités nationales, qui ont estimé que le requérant n’était pas un témoin crédible et que l’État partie n’avait pas d’obligation de protection à son égard. L’État partie rappelle que, dans son observation générale no1 (1997), sur l’application de l’article 3 dans le contexte de l’article 22, le Comité a déclaré que, n’étant pas un organe d’appel ni un organe juridictionnel, il accordait un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie intéressé. Il demande dès lors au Comité de reconnaître ce poids aux conclusions formées dans le cadre de ses procédures internes, selon lesquelles les griefs du requérant sont sans fondement et devraient être rejetés.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Le 28 août 2018, le requérant a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie.

5.2En ce qui concerne le non-épuisement des recours internes, le requérant affirme qu’il s’est bien adressé au Tribunal de circuit fédéral, mais que l’avocat chargé de son dossier lui a donné un avis négatif sur ses chances d’obtenir gain de cause. Le requérant explique que l’avocat, qui agissait à titre gracieux, avait donné son avis oralement, et qu’il n’avait pas les moyens d’obtenir davantage. Il renvoie à l’article 486I de la loi sur les migrations, qui est reproduit sur chaque formulaire de saisine du Tribunal de circuit fédéral et qui souligne qu’il est illégal d’engager la procédure si un avis négatif a été émis concernant les chances d’obtenir gain de cause.

5.3En réponse à l’observation de l’État partie selon laquelle la requête est irrecevable ratione materiae parce qu’il n’est exposé à aucun risque de torture, le requérant affirme que ce risque existe sous la forme d’un emprisonnement. Il réaffirme qu’il a deux raisons de craindre la police vietnamienne : il a agressé un policier et il sera soupçonné de trafic de personnes en tant que membre (cuisinier) de l’équipage. Il fait valoir que le Tribunal des recours administratifs n’a pas mis en doute le fait qu’il faisait office de cuisinier sur le bateau à bord duquel il s’est rendu en Australie. Il avance également que les personnes qui ont voyagé sur le même bateau que lui sont peut-être rentrées au Viet Nam et ont pu être interrogées sur la composition de l’équipage. Il soutient que s’il retourne au Viet Nam, il pourrait être identifié comme membre de l’équipage et soupçonné d’avoir pris part à une opération de trafic, d’où un risque réel d’emprisonnement prolongé. Il affirme en outre que les conditions de détention dans les prisons vietnamiennes constituent une forme de torture et peuvent même entraîner la mort.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief soumis dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune communication émanant d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Cette règle ne s’applique pas s’il a été établi que les procédures de recours ont excédé des délais raisonnables ou qu’il est peu probable que le requérant obtienne réparation par ce moyen.

6.3Le Comité prend note de l’observation de l’État partie selon laquelle le requérant n’a pas épuisé les recours internes disponibles parce qu’il n’a pas fait appel de la décision du Tribunal des recours administratifs devant le Tribunal de circuit fédéral, puis devant la Cour fédérale d’Australie. Il prend également note de la réponse du requérant selon laquelle l’avocat chargé de son dossier a émis oralement un avis selon lequel un recours devant le Tribunal de circuit fédéral n’aurait pas de chances raisonnables d’aboutir. Il note aussi que le requérant fait valoir que, compte tenu de l’article 486I de la loi sur les migrations, il serait illégal de faire appel dans une telle situation. Tout en se gardant d’interpréter les dispositions de la législation nationale, le Comité observe que l’article 486I de la loi sur les migrations n’empêche pas un avocat de saisir le Tribunal de circuit fédéral en certifiant par écrit qu’il y a des bonnes raisons de penser que l’affaire a une chance raisonnable d’aboutir. Rien dans le libellé de l’article ne laisse penser qu’un appel interjeté de bonne foi pourrait être considéré comme illégal. En l’espèce, il semble que l’avocat du requérant ne croyait pas qu’il existait une chance raisonnable d’obtenir gain de cause et n’a donc pas saisi le Tribunal de circuit fédéral au nom du requérant. Autrement dit, c’est plutôt l’avis personnel de l’avocat que le manque d’efficacité du recours qui a empêché le requérant d’épuiser les recours internes. Le requérant ne dit pas s’il a essayé de trouver un autre avocat qui accepterait de le défendre, y compris un avocat commis d’office. Le Comité rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle de simples doutes quant à l’efficacité d’un recours ne dispensent pas de l’obligation de l’épuiser. Il constate en outre que les informations fournies par les parties n’indiquent pas que le requérant était représenté par un avocat commis d’office et rappelle sa jurisprudence selon laquelle les erreurs commises par un avocat engagé à titre privé ne peuvent normalement pas être imputées à l’État partie. Dans ces circonstances, le Comité conclut que le requérant n’a pas épuisé les recours internes disponibles, comme l’exige le paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention puisqu’il existait des recours, disponibles et utiles, qu’il n’a pas épuisé.

6.4Compte tenu de cette conclusion, le Comité considère qu’il n’est pas nécessaire d’examiner d’autres motifs d’irrecevabilité.

7.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention ;

b)Que la présente décision sera communiquée au requérant et à l’État partie.