NATIONS

UNIES

CCPR

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr.

RESTREINTE *

CCPR/C/89/D/1172/2003

Le 21 juin 2007

Original: FRANÇAIS

COMITÉ DES DROITS DE L’HOMME

Quatre-vingt-neuvième session

12 - 30 mars 2007

CONSTATATIONS

Communication no 1172/2003

Présentée par : Salim ABBASSI (représenté par M. Rachid Mesli)

Au nom de : Abbassi Madani (son père)

État partie : Algérie

Date de la communication : 31 mars 2003 (date de la lettre initiale)

Références : Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 12 mai 2003 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption

des constatations : 28 mars 2007

GE.07-42527Objet: détention arbitraire, assignation à résidence, procès équitable, liberté d’expression

Question de procédure : Procuration

Questions de fond : droit à la liberté et à la sécurité de la personne; arrestation et détention arbitraires; droit de circuler librement ; droit à un procès équitable ; tribunal compétent, indépendant et impartial ; droit à la liberté d’expression 

Articles du Pacte : 9, 12, 14, et 19

Article du Protocole facultatif : ----

Le 28 mars 2007, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte figurant en annexe en tant que constatations concernant la communication N o  1172/2003 au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif.

[ANNEXE]

ANNEXE

CONSTATATIONS DU COMITÉ DES DROITS DE L’HOMME AU TITRE DU PARAGRAPHE 4 DE L’ARTICLE 5 DU PROTOCOLE FACULTATIF SE RAPPORTANT AU PACTE INTERNATIONAL RELATIF AUX DROITS CIVILS ET POLITIQUES – quatre-vingt-neuvième session -

concernant la

Communication No 1172/2003**

Présentée par : Salim ABBASSI (représenté par M. Rachid Mesli)

Au nom de : Abbassi Madani (son père)

État partie : Algérie

Date de la communication : 31 mars 2003 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme , institué en vertu de l’article 28 du Pacte i n ternational relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 28 mars 2007,

Ayant achevé l’examen de la communication N o 1172/2003, présentée par Salim Abbassi au nom de Abbassi Madani (son père) en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été commun i quées par les auteurs de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit :

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1. L’auteur de la communication, datée du 31 mars 2003, est Salim Abbassi, né le 23 avril 1967 à Alger, qui présente la communication au nom de son père, M. Abbassi Madani, né le 28 février 1931 à Sidi Okba (Biskra), de nationalité algérienne. L’auteur indique que son père est victime de violations par l’Algérie des articles 9 ; 12 ; 14 ; 19 ; 20 et 21 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le Pacte). Il est représenté par M. Rachid Mesli. Le Pacte et le Protocole facultatif s’y rapportant sont entrés en vigueur pour l’État partie le 12 décembre 1989.

Rappel des faits tels que présentés par l’auteur

Abbassi Madani est un des membres fondateurs et, à la date de présentation de la communication, le président du Front Islamique du Salut (FIS) , parti politique algérien agrée par l’Etat partie depuis le 12 septembre 1989, après l’instauration du pluralisme politique. Dans la perspective de la prochaine échéance électorale et suite aux victoires du FIS aux élections communales de 1990, le gouvernement algérien devait faire adopter une nouvelle loi électorale qui a suscité la condamnation unanime de tous les partis d’opposition algériens. En protestation contre cette loi le FIS a organisé une grève générale accompagnée de sit-in pacifiques sur les places publiques. Après quelques jours de grèves et de marches pacifiques, les parties ont convenus de mettre un terme à ce mouvement de protestation en échange d’une révision prochaine de la loi électorale. Cependant, le 3 juin 1991, le chef du gouvernement a été prié de démissionner et les places publiques étaient prises d’assaut par l’armée algérienne.

Le 30 juin 1991 Abbassi Madani a été arrêté au siège de son parti par la sécurité militaire et présenté le 2 juillet 1991 devant le magistrat instructeur auprès du tribunal militaire pour être inculpé « d’atteinte à la sûreté de l’Etat » et « au bon fonctionnement de l’économie nationale ». Il lui a été notamment reproché d’avoir organisé une grève, que le parquet du tribunal avait qualifié d’insurrectionnelle car elle aurait causé un grave préjudice économique à la nation. Les avocats constitués pour défendre Abbassi Madani ont contesté le bien fondé des poursuites dont il faisait l’objet devant la juridiction militaire, ainsi que la régularité de l’instruction assurée par un magistrat militaire subordonné au parquet. D’après la défense, la juridiction avait été instituée pour éliminer de la scène politique les dirigeants du principal parti d’opposition, et elle était incompétente en l’espèce, ne pouvant connaître que des infractions à la loi pénale et au code de justice militaire commises par des militaires dans l’exercice de leurs fonctions. La compétence du tribunal militaire en matière d’infractions à caractère politique prévues par une loi de 1963 avait été supprimée de fait par l’instauration d’une Cour de sûreté de l’Etat spécialement instituée en 1971. Cette juridiction elle-même avait été dissoute après l’instauration du pluralisme politique en 1989, la règle générale de compétence devant donc s’appliquer.

Le premier tour des élections législatives du 26 décembre 1991 a été remporté par le FIS, et dès le lendemain des résultats officiels, le procureur militaire devait faire part aux avocats de la défense de son intention de mettre fin aux poursuites engagées contre Abbassi Madani. Cependant, le 12 janvier 1992 le président de la république « démissionnait », l’état d’urgence était proclamé, les élections législatives annulées, et des camps « d’internement administratif » ouverts dans le sud de l’Algérie. Le 15 juillet 1992 le tribunal militaire de Blida, en l’absence du requérant, a condamné Abbassi Madani à douze années de réclusion criminelle. Le pourvoi en cassation introduit contre cette décision a été rejeté par la Cour suprême le 15 février 1993, rendant ainsi définitive la condamnation pénale.

Pendant sa détention à la prison militaire de Blida, Abbassi Madani a été, selon l’auteur, de nombreuses fois l’objet de mauvais traitements, en particulier pour avoir revendiqué le statut de détenu politique et un traitement égal aux autres prisonniers. Il a fait l’objet de mesures particulièrement sévères, en dépit de son état de santé préoccupant, ayant été soumis pendant une très longue période à un isolement total et une interdiction de recevoir la visite de ses avocats et de sa famille.

Suite à des négociations avec les autorités militaires en juin 1995, il a été transféré dans une résidence habituellement réservée aux hauts dignitaires en visite en Algérie. Il a été de nouveau transféré à la prison militaire de Blida pour avoir refusé de répondre aux demandes des représentants de l’armée, en particulier leur demande de renoncer à ses droits politiques. Il a été alors détenu dans des conditions particulièrement sévères pendant les deux années suivantes, jusqu’à sa libération le 15 juillet 1997, intervenue à la seule condition « qu’il se soumette aux lois en vigueur dans le cas où il aurait souhaité quitter le territoire national ». A sa libération, il n’a pas repris d’activité politique en qualité de président du FIS, ce parti ayant fait l’objet d’une mesure d’interdiction en 1992.

Les autorités ont tenté dans un premier temps de restreindre la liberté de circulation de Abbassi Madani, considérant toute manifestation pacifique de soutien à son égard comme une menace à l’ordre public. Dans une seconde phase, une « procédure » visant à l’assigner à résidence a été initiée par le ministre de l’intérieur à la suite d’une interview accordée à un journaliste étranger et à l’envoi d’une correspondance au Secrétaire-Général de l’ONU , dans laquelle il exprimait sa disponibilité à contribuer à la recherche d’une solution pacifique à la crise algérienne. Le 1 septembre 1997, des éléments des services de la sécurité militaire lui ont notifié verbalement son assignation à résidence avec interdiction absolue de quitter son appartement à Alger. Il lui était également notifié une interdiction absolue de s’exprimer ou d’exprimer une quelconque opinion « sous peine de retourner au cachot ». De même, il lui a été interdit de disposer de moyens de communication avec l’extérieur : son immeuble était gardé en permanence par les services de sécurité militaire, interdisant à toute personne sauf à la famille proche de Abbassi Madani de lui rendre visite. Il n’a pas été autorisé à rentrer en contact avec un avocat ou d’effectuer un quelconque recours judiciaire contre cette décision d’assignation à résidence, qui n’a jamais été transmise par écrit.

Le 16 janvier 2001, une communication a été présentée au groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire au nom de M. Madani. Le 3 décembre 2001, le groupe de travail a rendu un avis selon lequel sa privation de liberté était arbitraire et contraire aux articles 9 et 14 du Pacte. Le groupe de travail a prié l’Etat partie « de prendre les mesures nécessaires pour remédier à la situation et la mettre en conformité avec les normes et principes énoncés dans la déclaration universelle des droits de l’homme et le Pacte » . Aucune mesure n’a été prise par l’Etat partie.

Teneur de la plainte

L’auteur fait valoir que les faits tels que présentés par lui-même font apparaître des violations des articles 9, 12, 14, et 19 du Pacte en ce qui concerne son père Abbassi Madani.

S’agissant des allégations relatives aux articles 9 et 19 du Pacte, Abbassi Madani a été arrêté arbitrairement pour des motifs politiques. Son inculpation pour atteinte à la sûreté de l’Etat a un caractère politique : aucun fait précis pouvant recevoir une qualification pénale n’a, en effet, pu être établi par l’accusation. Il lui a été reproché d’avoir initié une grève politique que les autorités militaires, et non les autorités civiles légales, avaient qualifiée d’insurrectionnelle. Cette grève avait été réprimée dans le sang par l’armée algérienne malgré son caractère pacifique et les garanties données par le chef du gouvernement. Or, et à supposer qu’un mouvement de protestation politique puisse recevoir une qualification pénale, ce qui n’est pas le cas dans la législation interne, ce mouvement de protestation avait pris fin à la suite d’un accord intervenu entre le chef du gouvernement et le parti présidé par Abbassi Madani. Son arrestation par les services de la sécurité militaire et son inculpation devant une juridiction militaire avait de toute évidence pour seul but d’éliminer de la scène politique algérienne le président du principal parti d’opposition, en violation des articles 9 et 19 du Pacte.

Quant aux allégations relatives à l’article 14, les règles minima en matière d’équité n’ont pas été respectées. Abbassi Madani a été condamné par un tribunal incompétent, manifestement partial et inéquitable. Cette juridiction relève en effet du ministère de la défense et non du ministère de la justice et elle est composée d’officiers dépendant hiérarchiquement de ce ministère (juge d’instruction, magistrats et président de la juridiction de jugement nommés par le ministre de la défense). C’est le ministre de la défense qui prend l’initiative des poursuites et il a la faculté d’interpréter la loi relative à la compétence du tribunal militaire. Les poursuites et la condamnation par une telle juridiction ainsi que la privation de liberté constituent une violation de l’article 14.

Pour ce qui est de l’article 9 et l’assignation à résidence de Abbassi Madani, cette mesure n’a pas de justification légale. Le gouvernement algérien a justifié cette décision d’assignation par « l’existence de cette mesure dans la législation algérienne à travers plusieurs textes », notamment l’article 6, alinéa 4, du décret présidentiel 99-44 du 9 février 1992 portant l’instauration de l’état d’urgence, toujours en vigueur à la date de la communication. D’après le gouvernement, ce décret aurait été pris en conformité avec l’article 4 du Pacte. Cependant, le gouvernement ne s’est jamais conformé aux dispositions de l’alinéa 3 de cet article qui lui fait obligation « de signaler aussitôt, par l’entremise du secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies les dispositions auxquelles il aurait dérogé ainsi que les motifs qui ont provoqué cette dérogation ». L’article 9 du code pénal, qui prévoit l’assignation à résidence comme peine complémentaire , s’applique avec l’article 11 qui oblige un condamné à demeurer dans une circonscription territoriale déterminée par un jugement . L’assignation à résidence ne peut donc être prononcée comme peine supplémentaire que par le même jugement de condamnation à la peine principale. Dans le cas de Abbassi Madani, la décision d’assignation à résidence n’est pas mentionnée dans le jugement de condamnation du tribunal militaire de Blida. En tout état de cause, l’article 11 de la loi précitée fixe la durée maximum de cette mesure à cinq années à compter du jour de la libération du condamné. L’assignation à résidence de Abbassi Madani ayant, à la date de présentation de la communication, largement dépassé les cinq ans constitue une violation de la loi même dont le gouvernement algérien entend se prévaloir pour tenter de la justifier.

Les raisons de l’assignation à résidence de Abbassi Madani sont les mêmes que celles ayant motivées son arrestation et sa condamnation par le tribunal militaire, à savoir le libre exercice de ses droits politiques contenus dans la déclaration universelle des droits de l’homme et le Pacte. Cette mesure constitue donc une violation des articles 9, 12 et 19 du Pacte.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

Le 27 juin 2003, l’État partie indique qu’il ne résulte pas de la communication que Abbassi Madani ait donné pouvoir à qui que soit pour agir en ses lieux et place, comme le prévoit les règles convenues dans le cadre de la saisine du Comité. M. Salim ABBASSI qui prétend agir au nom de son père n’a présenté aucune justification de son pouvoir d’agir au nom de ce dernier. La procuration donnée par Salim ABBASSI à Rachid Mesli n’est pas authentifiée et ne saurait en conséquence être prise en considération. De plus, Rachid Mesli a introduit la requête en se prévalant du titre d’avocat, or il n’est plus avocat en Algérie depuis qu’il a été radié du Barreau par décision du Conseil de discipline de l’ordre des avocats de la région de Tizi-Ouzou le 3 octobre 2002. Il n’est par ailleurs pas inscrit à l’ordre des avocats du Canton de Genève, d’où il a présenté la communication. Il ne peut en conséquence se prévaloir de cette qualité. En se prévalant du titre d’avocat, Rachid Mesli a fait usage d’une fausse qualité et usurpé une profession qu’il n’exerce pas. L’Etat partie indique enfin que Rachid Mesli fait l’objet d’un mandat d’arrêt international lancé par le Juge d’Instruction du tribunal de Sidi M’hamed sous le no 17/02 pour son implication dans des activités présumées terroristes menées par le Groupe Salafiste de Prédication et de Combat, organisation qui figure sur la liste des organisations terroristes établie par l’ONU.

Le 12 novembre 2003, l’Etat partie rappelle que Abbassi Madani a été arrêté en juin 1991 consécutivement à un appel à la violence généralisée qui a été lancé en partie par Abbassi Madani à travers une directive signée de sa main. Cet appel fait suite à l’échec d’une tentative d’insurrection qu’il a préparée en partie et organisée dans le but d’instaurer par la violence un Etat théocratique. C’est dans le cadre de cette situation exceptionnelle, et pour garantir une bonne administration de la justice qu’il a été traduit devant un tribunal militaire qui contrairement aux allégations de la source est compétent en vertu de la loi algérienne pour connaître des faits qui lui sont reprochés. Ni l’article 14 du Pacte, ni l’observation générale du Comité sur cet article, ni les autres normes internationales ne considèrent qu’en soi, un procès devant des juridictions autres que les tribunaux ordinaires constitue nécessairement une violation du droit à un procès équitable. Le Comité a eu l’occasion de le rappeler dans le cadre d’examen des communications à propos des tribunaux d’exception et des tribunaux militaires.

L’Etat partie signale par ailleurs que Abbassi Madani n’est plus détenu puisqu’il a été libéré le 2 juillet 2003. Il n’est plus astreint à aucune restriction concernant sa liberté de circulation et n’est pas assigné à résidence comme le prétend la source. Il a pu librement se déplacer à l’étranger.

Abbassi Madani a été poursuivi et jugé par un tribunal militaire dont l’organisation et la compétence sont prévues par l’ordonnance no 71-28 du 22 avril 1971 portant Code de justice militaire. Contrairement aux allégations, le tribunal militaire est composé de trois magistrats désignés par arrêté conjoint du ministre de la justice, Garde des Sceaux, et du ministre de la défense nationale. Il est présidé par un magistrat professionnel de l’ordre judiciaire de droit commun, soumis statutairement à la loi portant statut de la magistrature et dont le déroulement de la carrière et la discipline relèvent du Conseil supérieur de la magistrature, organe constitutionnel présidé par le Chef de l’Etat. Les décisions du tribunal militaire peuvent être attaquées par voie de pourvoi devant la Cour suprême pour les causes et dans les conditions prévues par les articles 495 et suivant du Code de procédure pénale. S’agissant de leur compétence, les tribunaux militaires peuvent connaître, en plus des infractions spéciales d’ordre militaire, des infractions contre la sûreté de l’Etat telles que définies par le Code pénal, lorsque la peine encourue est supérieure à cinq années d’emprisonnement. Dans ce cas, les tribunaux militaires peuvent juger quiconque commettrait une infraction de cette nature, quelle que soit sa qualité de militaire ou de non militaire. C’est en conformité et sur la base de cette législation que Abbassi Madani a été poursuivi et jugé par le tribunal militaire de Blida, dont la compétence se fonde sur l’article 25 de l’ordonnance précitée. L’Etat partie relève que la question de l’incompétence de la juridiction militaire n’a pas été soulevée par Abbassi Madani devant les juges de fond. Elle a été évoquée pour la première fois devant la Cour suprême qui l’a rejetée.

Abbassi Madani a bénéficié de toutes les garanties que lui reconnaissent la loi et les instruments internationaux. Dès son arrestation, le juge d’instruction lui a notifié les accusations portées contre lui. Il s’est fait assister, au cours de l’information judiciaire et au cours de son procès de dix-neuf avocats, et devant la cour suprême par huit avocats. Il a utilisé les voies de recours offertes par la loi, puisqu’il a introduit un pourvoi en cassation devant la Cour suprême. Cette dernière a rejeté le recours.

Concernant l’allégation que le procès n’aurait pas été public, elle est inexacte et tend à faire croire la thèse selon laquelle il n’a pas été autorisé à assister au déroulement de son procès, ni à se défendre contre les accusations portées à son encontre. En réalité, et dès l’ouverture du procès, il a refusé de comparaître devant le tribunal militaire, alors même qu’il avait été cité régulièrement, en même temps que ses avocats avaient été convoqués. Constatant son absence à l’audience, le président du tribunal lui a adressé une sommation à comparaitre, notifiée conformément à l’article 294 du Code de procédure pénale et 142 du Code de justice militaire. Devant son refus de comparaître, un procès verbal de constat a été dressé, avant que le président du tribunal ne décide de passer outre aux débats, conformément aux dispositions sus mentionnées. Néanmoins, tous les actes de procédure concernant le déroulement des débats ont été régulièrement notifiés à l’accusé et des procès verbaux en ont été dressés. Que l’on juge un accusé en son absence n’est contraire ni à la législation nationale ni aux dispositions du Pacte : si l’article 14 stipule que toute personne accusée d’une infraction a le droit d’être présente à son procès, il ne dit pas que la justice ne peut être rendue lorsque le prévenu refuse délibérément, et de son seul chef, de comparaître aux audiences du tribunal. Le Code de procédure pénale et le Code de justice militaire permettent au tribunal de passer outre aux débats lorsqu’un prévenu persiste dans son refus de comparaitre devant lui. Cette forme légale de procéder trouve sa justification dans le fait que la justice doit être rendue en toutes circonstances et que le comportement négatif d’un accusé ne saurait en entraver indéfiniment le cours.

Commentaires de l’auteur sur les observations de l’Etat partie

Le 28 mars 2004, le conseil fournit une procuration au nom de Abbassi Madani, en date du 8 mars 2004, et informe qu’il a fait l’objet d’une levée de la mesure d’assignation à résidence le 2 juillet 2003, et qu’il se trouve actuellement à Doha (Qatar).

Sur la recevabilité de la communication, le conseil précise que l’article 96b du règlement intérieur du Comité autorise la présentation d’une communication par le particulier lui-même ou son représentant. Au moment de la présentation de la communication, Abbassi Madani était toujours illégalement assigné à résidence et empêché de communiquer avec toute autre personne à l’exception de certains membres de sa proche famille. La mesure d’assignation a été levée le 2 juillet 2003 et Abbassi Madani a établi une procuration spéciale autorisant le conseil à le représenter devant le Comité. Quand aux attaques personnelles faites par l’Etat partie contre le conseil, il y répond et demande au Comité de les rejeter.

Sur le fond, Abbassi Madani a fait l’objet d’une levée de la mesure d’assignation à résidence à l’expiration de la durée légale de sa peine d’emprisonnement à 12 années de réclusion criminelle, c’est-à-dire le 2 juillet 2003. A sa libération, il a fait l’objet d’autres violations de ses droits civils et politiques. La demande initiale d’enjoindre à l’Etat partie d’avoir à se conformer à ses engagements internationaux en levant la mesure prise à l’encontre du requérant devient sans objet. La détention de Abbassi Madani dans les conditions décrites dans la communication initiale constitue une violation du Pacte.

Commentaires additionnels de l’Etat partie

6. Le 18 juin 2004, l’Etat partie relève que le mandataire de Abbassi Madani, tout en reconnaissant qu’il n’est plus avocat, signe néanmoins en cette qualité les commentaires soumis au Comité. Il relève également que le mandataire, au lieu de répondre aux observations de fond transmises par l’Etat partie, choisit d’exposer des détails de son cas personnel, oubliant qu’il agit pour le compte d’un tiers. Il note que le mandataire reconnaît que Abbassi Madani n’est plus soumis à aucune mesure de restriction, affirmant de ce fait que sa demande adressée au Comité devient sans objet. Il rappelle que la communication doit être considérée comme étant infondée et irrecevable.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

Le Comité note que la même question n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou d’un règlement, comme l’exige le paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif.

Sur la question de la validité de la procuration présentée par le conseil, le Comité rappelle que «normalement, la communication doit être présentée par le particulier lui-même ou par son représentant; une communication présentée au nom d’une prétendue victime peut toutefois être acceptée lorsqu’il appert que celle-ci est dans l’incapacité de présenter elle-même la communication» . Dans le cas présent, le représentant a indiqué que Abbassi Madani était assigné à résidence à la date de la présentation de la communication initiale, et qu’il ne pouvait communiquer qu’avec les membres proches de sa famille. Le Comité considère donc que la procuration présentée par le conseil au nom du fils de Abbassi Madani suffisait aux fins de l’enregistrement de la communication . De plus, le représentant a depuis fourni une procuration signée par Abbassi Madani, qui l’autorise expressément et de manière certaine en l’espèce à le représenter devant le Comité. Il conclut donc que la communication a été valablement soumise au Comité.

En ce qui concerne la question des plaintes portées au titre des articles 9 ; 12 ; 14 et 19 du Pacte, le Comité considère en l’espèce que les éléments présentés par l’auteur sont suffisants pour étayer les plaintes, aux fins de la recevabilité. Le Comité conclut donc que la communication est recevable au titre des dispositions précitées.

S’agissant de la condamnation de Abassi Madani en son absence à douze ans de réclusion criminelle, le Comité, relevant que l’auteur n’a invoqué cette question qu’au niveau de l’exposé des faits sans la reprendre au niveau de la teneur de la plainte et sans réagir aux explications détaillées fournies par l’Etat partie, considère que cet aspect de la requête ne constitue pas une prétention de violation de l’un quelconque des droits énoncés par le Pacte, au sens de l’article 2 du Protocole facultatif.

Le Comité prend note de la demande de reformulation faite par le représentant et soutenant que sa demande initiale, introduite à un moment où le père de l’auteur était en résidence surveillée et avant la levée de la mesure de mise en résidence surveillée, et qu’à partir de la levée de la mise en résidence, la demande, tout en devenant sans objet, ne laisse pas moins intacte la violation du Pacte au titre de la détention arbitraire. Le Comité prend note également de la demande de l’Etat partie tendant à conclure que la communication était devenue sans objet du fait de l’aveu même du représentant de l’auteur, reconnaissant que ce dernier n’était plus soumis à aucune mesure de restriction, et appelant à ce que la communication soit considérée comme infondée et irrecevable. Le Comité estime que la levée de la mesure d’assignation à résidence ne conduit pas à considérer que l’examen de la détention arbitraire devient pour autant automatiquement sans objet, et en conséquence déclare ce grief recevable.

Examen au fond

Le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication à la lumière de toutes les informations soumises par les parties, conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif.

Le Comité note que Abbassi Madani a été arrêté en 1991 et jugé par un tribunal militaire en 1992, pour atteinte à la sûreté de l’état et au bon fonctionnement de l’économie nationale. Il a ensuite quitté la prison militaire de Blida le 15 juillet 1997. D’après l’auteur, il a ensuite été assigné à résidence le 1 septembre 1997, sans qu’il n’ait été informé des raisons de cette assignation par écrit.

Le Comité rappelle que le paragraphe 1 de l’article 9 garantie à tout individu le droit à la liberté de la personne, et indique que nul ne peut être privé de sa liberté si ce n’est pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi. Il rappelle également que l’assignation à résidence peut engendrer des violations de l’article 9 qui garantit à tout individu le droit à la liberté et le droit de ne pas subir de détention arbitraire. L’Etat partie n’a pas répondu aux allégations de l’auteur sauf pour préciser que Abbassi Madani n’est plus détenu et qu’il n’est pas assigné à résidence. L’Etat partie ne s’étant pas prévalu d’un régime particulier d’exécution d’une peine d’emprisonnement ou d’un titre juridique autorisant l’assignation à résidence, le Comité conclut qu’un déni de liberté a été commis entre le 1 septembre 1997 et le 1 juillet 2003. La détention revêt ainsi un caractère arbitraire et constitue donc une violation du paragraphe 1 de l’article 9.

Le paragraphe 3 de l’article 9 prévoit que tout individu détenu doit être traduit dans le plus court délai devant un juge ou une autre autorité habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires, et doit être jugé dans un délai raisonnable ou libéré. Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle la détention ne doit pas se poursuivre au-delà de la période pour laquelle l’Etat partie peut apporter une justification appropriée pour ne pas être qualifiée d’arbitraire . Dans le cas présent, le père de l’auteur a été libéré de son assignation à résidence le 2 juillet 2003, soit après un délai de près de six ans. L’Etat partie n’a avancé aucune justification pour la durée de la détention. Le Comité conclut que les faits dont il est saisi font apparaître une violation du paragraphe 3 de l’article 9.

Le Comité relève l’allégation de l’auteur selon laquelle toute au long de la période d’assignation à résidence le père de l’auteur a été privé d’accès à un défenseur, et qu’il n’a pas eu la possibilité de contester la légalité de sa détention. L’Etat partie n’a pas répondu à ces allégations. Le Comité rappelle que conformément au paragraphe 4 de l’article 9, un contrôle judiciaire de la légalité de la détention doit inclure la possibilité d’ordonner la libération du détenu si la détention est déclarée incompatible avec les dispositions du Pacte, en particulier celles du paragraphe 1 de l’article 9. Dans le cas d’espèce, le père de l’auteur a été assigné à résidence pendant près de six ans sans justification spécifique lié au dossier et sans possibilité d’examen judiciaire quant au fond de la question de savoir si la détention était compatible avec le Pacte. En conséquence, et en l'absence d'explications suffisantes de l'État partie, le Comité conclut à une violation du paragraphe 4 de l'article 9 du Pacte.

À la lumière des conclusions ci-dessus, le Comité n’estime pas nécessaire d’examiner le grief fondé sur l’article 12 du Pacte.

8.7 En ce qui concerne le grief de violation de l’article 14 du Pacte, le Comité rappelle son Observation générale 13 selon laquelle bien que le Pacte n’interdise pas le jugement de civils par des tribunaux militaires, de tels procès doivent être exceptionnels et doivent se dérouler dans des conditions garantissant véritablement les pleines garanties prévues à l’article 14. Il incombe à l’Etat partie poursuivant des civils devant des tribunaux militaires de justifier une telle pratique. Le Comité estime que l’Etat partie doit démontrer, relativement à la catégorie spécifique des personnes en question, que les tribunaux civils ordinaires ne sont pas en mesure d’entreprendre ces procès, que d’autres formes alternatives de tribunaux civils spéciaux ou de haute sécurité ne sont pas adaptées à cette tâche et que le recours à des tribunaux militaires garantit la pleine protection des droits de l’accusé, conformément à l’article 14. L’Etat partie doit par ailleurs démontrer comment les tribunaux militaires garantissent la pleine protection des droits de l’accusé, conformément à l’article 14. Dans le cas présent, l’Etat partie n’a pas démontré les raisons pour lesquelles le recours à un tribunal militaire était nécessaire. Dans ses commentaires sur la gravité des accusations à l’encontre de M. Abbassi Madani, l’Etat partie n’a pas indiqué les raisons pour lesquelles les tribunaux civils ordinaires ou d’autres formes alternatives de tribunaux civils n’étaient pas adéquats pour le juger. De même, la simple invocation des dispositions juridiques internes pour le procès par les tribunaux militaires de certaines catégories de délits graves ne peut justifier, aux termes du Pacte, le recours à de tels tribunaux. L’échec de l’Etat partie à démontrer le besoin d’avoir recours à un tribunal militaire dans le cas présent signifie que le Comité n’a pas besoin d’examiner si le tribunal militaire a, dans les faits, apporté toutes les garanties au titre de l’article 14. Le Comité conclut que le procès et la condamnation de Abbassi Madani par un tribunal militaire révèlent une violation de l’article 14 du Pacte.

8.8 Quant à l’allégation de violation de l’article 19, le Comité rappelle que la liberté d’information et la liberté d’expression sont les pierres angulaires de toute société libre et démocratique. De telles sociétés, par essence, autorisent les citoyens à s’informer sur les solutions de remplacement éventuelles au système ou partis politiques au pouvoir, et à critiquer ou évaluer ouvertement et publiquement leur gouvernement sans crainte d’intervention ou de répression de sa part, dans les limites fixées au paragraphe 3 de l’article 19 du Pacte. En ce qui concerne les allégations que Abbassi Madani a été arrêté et inculpé à des fins politiques, le Comité note qu’il ne dispose pas d’éléments suffisants pour conclure à une violation de l’article 19 quant à l’arrestation et l’inculpation en 1991. De même, bien que l’Etat partie ait indiqué que l’auteur bénéficie de tous ses droits et réside depuis lors à l’étranger et en dépit d’allégations de l’auteur à cet égard, le Comité note qu’il ne dispose pas d’éléments suffisants pour conclure à une violation de l’article 19, quant à l’allégation d’interdiction imposée à Abbassi Madani de s’exprimer ou d’exprimer une quelconque opinion lors de son assignation à résidence.

9. Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l'article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître des violations par l’État partie des articles 9 et 14 du Pacte.

Conformément au paragraphe 3 de l'article 2 du Pacte, l'État partie est tenu d'assurer un recours utile à Abbassi Madani. L’Etat partie est tenu de prendre des mesures appropriées pour faire en sorte que l’auteur obtienne une réparation appropriée y compris sous forme d’indemnisation. L'État partie est d'autre part tenu de prendre des mesures pour empêcher que des violations analogues ne se reproduisent à l'avenir.

Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de 90 jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est également invité à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en français (version originale), en espagnol et en anglais. Paraîtra ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

APPENDICE

Opinion dissidente de M. Abdelfattah AMOR

Dans cette affaire, le Comité, après avoir souligné, dans un style et dans des termes qu’il n’a pas l’habitude d’employer, que :

« l’échec de l’Etat partie à démontrer le besoin d’avoir recours à un tribunal  militaire dans le cas présent, signifie que le Comité n’a pas besoin d’examiner si le tribunal militaire a, dans les faits, apporté toutes les garanties au titre de l’article 14 »,

conclut que : « le procès et la condamnation de Abbassi Madani par un tribunal militaire, révèlent une violation de l’article 14 ».

Je ne peux adhérer à la démarche et à la conclusion que véhicule ce paragraphe 8.7 des constatations du Comité. J’estime qu’elles vont au-delà du sens de l’article 14 et s’écartent de l’observation générale dont il fait l’objet.

L’article 14 traite, à titre fondamental, des garanties et procédures pour une administration équitable, indépendante et impartiale de la justice . C’est sous cet angle, seulement, qu’est évoqué, au seul paragraphe 1er de cet article, l’organe appelé à rendre la justice : « Tous sont égaux devant les tribunaux et cours de justice. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal compétent, indépendant et impartial… »

L’article 14 ne se préoccupe pas de la nature des tribunaux. Il ne comporte aucune interdiction ou préférence pour une quelconque catégorie de tribunaux. Les tribunaux qui ne semblent pas avoir leur place dans le champs de l’article 14 sont ceux qui ne donnent pas effet aux garanties et procédures qu’il prévoit. Aucune catégorie de tribunaux n’est condamnable en elle-même et par principe.

Pour préciser le sens et la portée de l’article 14, le Comité a établi, en 1984, lors de sa vingt et unième session, l’observation générale n°13. Celle-ci n’a pas fait l’objet, jusque-là, c’est à dire jusqu’à la fin de la 89ème session au cours de laquelle les  présentes constatations ont été adoptées, de révision de modification ou d’actualisation. Le paragraphe 4 de cette observation générale concerne, notamment, les tribunaux militaires. L’économie générale de ce paragraphe permet de relever que :

-la constitution des tribunaux militaires n’est pas interdite par le Pacte,

-le jugement de civils par des tribunaux militaires devrait être très exceptionnel et se dérouler dans des conditions qui respectent véritablement toutes les garanties stipulées par l’article 14, 

-les dérogations aux procédures normales prévues à l’article 14 en cas de danger public, tel qu’envisagé à l’article 4 du pacte, ne doivent pas aller au-delà de celles qui sont rigoureusement requises par les exigences de la situation réelle .

En d’autres termes, et compte dûment tenu de l’article 14, l’appréciation du Comité devrait porter fondamentalement sur les garanties d’une administration équitable, impartiale et indépendante de la justice. C’est dans cette perspective, et dans cette perspective seulement, que la question de l’organe juridictionnel - du tribunal - peut être perçue ou saisie.

Le tribunal militaire qui a jugé Abbassi Madani est institué par la loi algérienne. Sa compétence de principe s’étend aux infractions militaires, comme cela est le cas dans tous les pays disposant de forces militaires. En général, cette compétence s’étend, également, aux non militaires co-accusés ou complices s’agissant de commission d’infractions militaires. Dans certains Etats, elle intègre toutes les affaires dans lesquelles des militaires sont impliqués

En Algérie, outre leur compétence de principe, les tribunaux militaires disposent d’une compétence  d’attribution, explicitement établie par la loi. En effet l’ordonnance n°71-28 du 22 avril 1971, donne aux tribunaux militaires la possibilité de connaître des infractions contre la sûreté de l’Etat commises par des civils lorsque la peine encourue est supérieure à cinq ans d’emprisonnement. C’est dire qu’il s’agit là d’une faculté débordant la compétence ordinaire des tribunaux militaires. C’est-là une exception à la règle générale de compétence des tribunaux militaires.

Le Comité a, toujours, estimé que s’il est vrai que le pacte n’interdit pas la constitution de tribunaux militaires, le jugement des civils par ces tribunaux devrait rester très exceptionnel et se dérouler dans les conditions qui respectent véritablement toutes les garanties stipulées à l’article 14 . Faudrait-il aller au-delà et poser d’autres conditions en demandant à l’Etat partie de démontrer (relativement à la poursuite de civils devant les tribunaux militaires) que « les tribunaux civils ordinaires ne sont pas en mesure d’entreprendre ces procès, que d’autres formes alternatives de tribunaux civils spéciaux ou de haute sécurité ne sont pas adaptés à cette tâche » ?

Cette nouvelle condition posée par le Comité ne va pas sans poser des difficultés juridiques sérieuses. Elle ne s’inscrit pas, de manière certaine, dans le champs de l’article 14 et l’observation générale n°13 ne la prévoit pas. Soumettre l’Etat  à des conditions non prévues au départ ne constitue pas une application appropriée des normes définies par le Pacte ou qui lui sont imputées. Cette condition est, de l’autre côté, contestable. Elle l’est en ce sens qu’à moins d’appréciation franchement arbitraire ou d’erreur manifeste, le Comité ne peut pas se substituer à l’Etat pour juger du bien-fondé des alternatives aux tribunaux militaires . Selon quels éléments est-il possible au Comité de juger l’option de l’Etat pour des tribunaux civils spéciaux, des tribunaux de haute sécurité ou des tribunaux militaires ? En vertu de quels critères est-il possible au Comité d’apprécier si des tribunaux civils spéciaux ou de haute sécurité sont adaptés ou non au jugement de civils poursuivis pour infractions à la sûreté de l’Etat ? Les seules références possibles pour le Comité, quelles que soient les juridictions concernées sont et demeurent les garanties et procédures prévues à l’article 14 . Ce n’est qu’à ce niveau que le Comité est en terrain sûr, à l’abri des sables mouvants et des retours de manivelle.

Ce n’est pas, non plus, au niveau de l’appréciation du caractère exceptionnel des circonstances ou de la qualification du danger public que le Comité peut se situer. Le Comité n’est pas l’instance appropriée pour porter des jugements sur des situations factuelles dont il ne peut, par ailleurs, maîtriser ni l’ampleur ni la portée. Il ne peut exercer, à cet égard qu’un contrôle minimum tenant à l’appréciation arbitraire et à l’erreur manifeste. Lorsqu’il est fait recours à l’état d’urgence sur la base de l’article 4 du Pacte, le Comité doit s’assurer de la régularité de la proclamation de l’état d’urgence et veiller à ce que les dérogations aux dispositions de l’article 14 n’aillent pas au-delà de celles qui sont rigoureusement requises par les exigences de la situation réelle et qu’elles respectent les autres conditions prévues au même article. L’analyse du Comité a évacué l’ensemble de ces aspects, ce qui est fort regrettable. En procédant comme il l’a fait, le Comité s’est engagé dans une voie aux issues incertaines .

Ce qui demeure fondamental, au delà de la question de la nature de l’organe de jugement, tient au respect des garanties et procédures édictées par l’article 14 et précisées par l’observation générale n°13. Lorsque, à titre exceptionnel, des civils sont jugés par des tribunaux militaires, l’essentiel est que le procès se déroule dans des conditions permettant une administration équitable, impartiale et indépendante de la justice. C’est là la question clef  que le Comité a esquivée, alors qu’elle aurait dû constituer l’axe de son appréciation et la finalité de sa démarche . A cet égard une multitude de questions sont restées sans réponse.

Evoquant la question de la composition du tribunal militaire, l’auteur a affirmé qu’il est constitué d’officiers militaires dépendant hiérarchiquement du Ministère de la Défense, que « le juge d’instruction et les magistrats composant la juridiction de jugement, sont des officiers nommés par le Ministre de la Défense » et que le président de la juridiction de jugement, bien qu’ayant la qualité de civil, est également nommé par le Ministre de la Défense Nationale. Le gouvernement algérien, dont la réponse n’a pas fait l’objet de commentaires de l’auteur, a indiqué, quant à lui que « le tribunal militaire est composé de trois magistrats désignés par arrêté conjoint du Ministre de la Justice, Garde des Sceaux, et du Ministre de la Défense Nationale. Il est présidé par un magistrat professionnel de l’ordre judiciaire de droit commun, soumis statutairement à la loi portant statut de la magistrature et dont le déroulement de la carrière et la discipline relèvent du Conseil Supérieur de la magistrature ».

Sur un autre plan, l’auteur affirme que « c’est le Ministre de la Défense qui prend l’initiative des poursuites, même comme c’est le cas en l’espèce, contre la volonté du chef du gouvernement » et précise que ce ministre « a, également la faculté d’interpréter la loi relative à la compétence du tribunal militaire ». L’Etat partie, sans commenter ces allégations, évoque, de manière générale l’application du Code Pénal, du Code de Procédure Pénale et du Code de Justice Militaire.

Le Comité aurait dû accorder l’attention voulue à ces différentes questions, tout comme il aurait pu s’arrêter sur de nombreux autres points  tels les motifs de l’arrestation de M. Madani qui sont perçus de manière diamétralement opposée par l’auteur et par l’Etat partie – sans données  ou documents pertinents à l’appui - et procéder à un examen  plus rigoureux  de l’ensemble des éléments du dossier à cet égard.

Sur un autre plan, l’auteur indique que « les règles minima en matière d’équité n’ont pas été respectées par l’Etat algérien en ce qui concerne Monsieur Abbassi Madani. Celui-ci a, en effet été condamné par un tribunal incompétent, manifestement partial et inéquitable ». L’Etat partie fournit des indications en sens contraire sans susciter de nouveaux commentaires de l’auteur. Il indique que le tribunal militaire est crée par la loi, que la question de son incompétence n’a pas été soulevée devant le juge du fond, mais plutôt et pour la première fois devant la Cour Suprême qui l’a rejetée. L’Etat indique, également, que les accusations portées contre M. Madani lui avaient été notifiées dès son arrestation, que des avocats l’ont assisté au cours de l’information judiciaire et au cours du procès, qu’il a utilisé les voies de recours offertes par la loi, que le procès, contrairement aux allégations de l’auteur a été public, que le refus de M. Madani de comparaître a été traité dans le respect des procédures prévues par la loi et que tous les actes de procédure concernant le déroulement des débats lui ont été régulièrement notifiés et qu’à cet égard, procès verbaux en ont été dressés.

Toutes ces questions auraient dû, également, retenir l’attention du Comité et la décision consistant à les écarter au motif que l’Etat n’a pas démontré en quoi des solutions alternatives au recours au tribunal militaire n’étaient pas adaptées, n’était pas la décision la mieux fondée sur le plan du droit.

On rappellera, par ailleurs, que s’agissant de la question de l’impartialité de la justice, il revient généralement aux cours d’appels des Etats parties au Pacte d’apprécier les faits de la cause et les preuves dans une affaire particulière et qu’il n’appartient pas, en principe, au Comité de sanctionner la conduite des audiences par le juge sauf s’il peut être établi qu’elle équivaut à un déni de justice ou que le juge a manifestement violé son obligation d’impartialité (voir décision du Comité dans l’affaire n°541/1993 Errol Simons contre Jamaïque, avril 1995, paragraphe 6.2).

Le paragraphe 8.7 des constatations du Comité a  laissé les questions essentielles en suspens. Je ne peux m’empêcher de constater que le Comité a d’un côté fait ce qu’il n’avait pas à faire en exigeant une démonstration de l’Etat quant à la pertinence de ses choix entre les différentes alternatives  de juridictions qui auraient pu s’offrir à lui, et n’a pas fait, de l’autre côté, ce qu’il aurait dû faire et qui s’imposait à lui relativement au respect ou non des garanties entourant la pleine protection des droits de l’accusé.

( Signé ) Abdelfattah AMOR

[Fait en anglais en français (version originale) et en espagnol. Paraîtra ultérieurement aussi en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

Opinion individuelle de M. Ahmed T. Khalil, membre du Comité

Comme je l’ai indiqué à la séance plénière du Comité tenue à New York le 28 mars 2007, je ne peux souscrire aux constatations figurant au paragraphe 8.7 de la communication n o  1172/2003 (Abbassi Madani c. Algérie), dans laquelle il est conclu à une violation de l’article 14 du Pacte par l’État partie. Ma position est fondée sur les considérations exposées ci ‑après.

Il est tout à fait clair que le Pacte n’interdit pas la création de tribunaux militaires. En outre, tout en affirmant clairement que le jugement de civils par de tels tribunaux devrait être très exceptionnel, le paragraphe 4 de l’Observation générale n o  13 du Comité sur l’article 14 souligne, ce qui est à mon avis encore plus important, que le jugement de civils par de tels tribunaux devrait se dérouler dans des conditions qui respectent véritablement toutes les garanties stipulées à l’article 14.

En conséquence, la question dont est saisi le Comité en l’espèce est celle de savoir si ces garanties ont été dûment et pleinement respectées. En d’autres termes, la tâche du Comité consistait, à mon sens, à vérifier si le procès de M. Abbassi Madani a offert les garanties fondamentales d’une administration de la justice équitable, impartiale et indépendante.

L’auteur fait valoir que les règles minima en matière d’équité n’ont pas été respectées et que M. Abbassi a été condamné par un tribunal incompétent manifestement partial et inéquitable.

Pour sa part, l’État partie déclare que M. Abbassi Madani a été poursuivi et jugé par un tribunal militaire, dont l’organisation et la compétence sont prévues par l’ordonnance n o  71 du 28 avril 1971 et que, contrairement aux allégations de l’auteur, un tribunal militaire est compétent pour connaître des infractions dont M. Abbassi Madani était accusé. L’État partie fait observer également que M. Abbassi n’a pas contesté devant les juges du fond la compétence du tribunal militaire. Cette question a été soulevée pour la première fois devant la Cour suprême qui a rejeté l’argument de l’auteur.

En outre, l’État partie a, entre autres, indiqué que dès son arrestation M. Abbassi Madani avait été informé par le juge d’instruction des accusations portées contre lui, qu’il s’était fait assister au cours de l’information judiciaire, pendant le procès et devant la Cour suprême par de nombreux avocats et que M. Abbassi s’était prévalu des moyens de recours internes offerts par la loi, etc. Il convient de noter que les observations de l’État partie citées plus haut n’ont suscité aucun commentaire de la part de l’auteur.

Il semble tout à fait clair que toutes ces questions soulevées par l’auteur et l’État partie auraient dû retenir toute l’attention du Comité dans ses efforts pour formuler ses constatations concernant l’article 14, compte tenu des garanties qui y sont énoncées.

Malheureusement, ainsi qu’il ressort du paragraphe 8.7 de la communication, au lieu d’examiner minutieusement ces questions fondamentales, le Comité a choisi d’affirmer que, lorsqu’ils jugent des civils devant des tribunaux militaires, les États parties doivent démontrer que les tribunaux civils ordinaires ne sont pas en mesure d’entreprendre ces procès, posant ainsi une condition qui, à mon avis, ne fait pas partie des garanties énoncées à l’article 14. Le Comité a conclu que, dans le cas d’espèce, le fait que l’État partie n’ait pas rempli cette condition est suffisant en lui ‑même pour conclure qu’il y a eu violation de l’article 14.

En outre, ainsi qu’il ressort du libellé du paragraphe 8.7, le Comité est parvenu à la conclusion que, l’État partie n’ayant pas prouvé qu’il était nécessaire d’avoir recours à un tribunal militaire en l’espèce, le Comité n’a pas besoin de déterminer si le tribunal militaire a, dans les faits, respecté toutes les garanties prévues par l’article 14. À mon avis, cette dernière conclusion du Comité pourrait être interprétée comme signifiant que l’on ne peut exclure totalement l’hypothèse que si le Comité avait choisi, comme il aurait dû le faire, d’examiner la question des garanties, il serait peut ‑être arrivé à la conclusion que dans le procès militaire en cause, les garanties énoncées à l’article 14 du Pacte ont été en fait respectées.

Pour toutes ces raisons, il m’est impossible de souscrire aux constatations formulées par le Comité au paragraphe 8.7 de la communication.

(Signé) Ahmed T. Khalil

[Fait en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]

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