Nations Unies

CAT/C/72/D/939/2019

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

26 janvier 2022

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité contre la torture au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 939/2019 * , **

Projet de recommandation proposé par le Rapporteur

Communication présentée par :

Jasmina Cubrilov Jovic, Milunka Cubrilov et Marina Cubrilov (représentées par un conseil, Milorad Djukić)

Victime(s) présumée(s) :

Les requérantes

État partie :

Serbie

Date de la requête :

23 mai 2016 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 115 du règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 9 juillet 2019 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

12 novembre 2021

Objet :

Torture et décès en détention ; absence d’enquête

Question(s) de procédure :

Épuisement des recours internes ; examen par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement

Question(s) de fond :

Torture ; ouverture immédiate d’une enquête impartiale ; droit de porter plainte et d’obtenir qu’une enquête impartiale soit rapidement ouverte ; droit à un recours et à une indemnisation

Article(s) de la Convention :

1er, 2, 6, 12, 13, 14 et 16

1.Les requérantes sont Milunka Cubrilov, Jasmina Cubrilov Jovic et Marina Cubrilov, de nationalité serbe, nées respectivement le 6 octobre 1948, le 29 juillet 1974 et le 15 décembre 1981. Elles sont respectivement la veuve et les filles de Bozidar Cubrilov, de nationalité non précisée, né en 1948 et décédé le 16 juin 1996. Elles affirment que l’État partie a violé les droits qu’elles tiennent des articles 6, 12, 13, 14 et 16 de la Convention, ainsi que les droits garantis à M. Cubrilov par l’article 13 de la Convention. La communication soulève également des questions au regard des articles 1er et 2 de la Convention, bien qu’elles n’y soient pas expressément évoquées. L’État partie a confirmé la déclaration faite par la Yougoslavie en application de l’article 22 (par. 1) de la Convention, lors de la succession le 12 mars 2001, avec effet immédiat. Les requérantes sont représentées par un conseil.

Rappel des faits présentés par les requérantes

2.1Le 5 avril 1996, après qu’une mise en accusation pour fraude et falsification a été prononcée contre lui, M. Cubrilov a été arrêté et placé en détention à la prison de district de Belgrade. Le lendemain, un examen pratiqué au Centre hospitalier de Serbie a révélé qu’une blessure lui avait été infligée à la poitrine pendant son arrestation.

2.2Le 9 avril 1996, M. Cubrilov a subi, à l’infirmerie de la prison de district de Belgrade, un examen médical au cours duquel on a constaté un hématome de 20 centimètres sur 15 centimètres sur le côté gauche de sa poitrine, ainsi que des hématomes recouvrant ses deux fesses, un hématome de 10 centimètres sur 4 centimètres sur sa cuisse gauche et des blessures sur sa tête. Pendant sa détention en prison, M. Cubrilov a indiqué aux requérantes que les policiers qui le transportaient parfois de la prison de district de Belgrade vers les locaux du Service de police de Belgrade le torturaient. Il leur a dit que des policiers l’avaient frappé à la tête avec une lampe et un talkie-walkie et qu’il souffrait de ce fait d’horribles maux de tête et de nausées. Les requérantes et M. Cubrilov ont constaté que depuis son arrestation, il avait commencé à sembler « se sentir perdu ». D’autres détenus ont confirmé aux requérantes que M. Cubrilov avait été battu.

2.3Le 28 mai 1996, M. Cubrilov a été transféré à l’infirmerie de la prison alors qu’il était inconscient. Le 5 juin 1996, alors qu’il était dans le coma, il a été transféré de son lieu de détention au centre d’urgence de la clinique neurologique de Belgrade, où il a été opéré. Le même jour, sa détention a été annulée par le tribunal de district de Belgrade. La prison de district de Belgrade a informé les requérantes de la remise en liberté de M. Cubrilov, mais pas de son transfert au centre d’urgence ni du fait qu’il était dans le coma. Le 16 juin 1996, après onze jours de coma ininterrompu, M. Cubrilov est décédé.

2.4Une autopsie a été pratiquée sur M. Cubrilov le 18 juin 1996. Dans le rapport d’autopsie, qui n’a été remis au Bureau du Procureur de district à Belgrade qu’en juin 2003, la personne qui a procédé à l’autopsie concluait que M. Cubrilov était décédé d’une mort violente consécutive aux blessures qui lui avaient été infligées au moyen d’un objet contondant aux centres vitaux du cerveau, et à la pression exercée sur son cerveau par le sang qui s’était déversé entre les deux couches de méninges dures à partir de vaisseaux sanguins déchirés. Dans un rapport daté du 25 mai 2004, un expert légiste a conclu que le décès de M. Cubrilov était la conséquence directe des blessures qui lui avaient été infligées au moyen d’objets contondants, d’outils mécaniques lourds ou de membres humains au moment de sa détention à la prison de district de Belgrade ou juste avant. Le 26 juin 1996, les poursuites pénales engagées contre M. Cubrilov ont été abandonnées.

2.5Le 16 janvier 2004, les requérantes et Dusica Cubrilov, la mère de M. Cubrilov, ont adressé au Bureau du Procureur de district de Belgrade une demande d’ouverture d’une enquête sur le décès de M. Cubrilov. Par la suite, elles ont déposé une demande d’indemnisation pour la souffrance psychologique causée par le décès d’un proche, pour préjudice pécuniaire et non pécuniaire résultant de la souffrance psychologique causée par le fait qu’un proche avait été torturé par la police, pour la crainte permanente éprouvée concernant la vie et l’état de santé d’un proche et pour la souffrance psychologique causée par la dégradation de l’état de santé d’un proche. Dans son jugement du 17 novembre 2006, le premier tribunal municipal de Belgrade a ordonné au Ministère de l’intérieur de verser à chacune des demanderesses 500 000 dinars à titre d’indemnisation pour les préjudices non pécuniaires causés par la souffrance psychologique causée par le décès d’un proche.

2.6Le 16 juillet 2007, les requérantes et la mère de M. Cubrilov ont déposé plainte contre le Ministère de l’intérieur et demandé une indemnisation pour préjudices non pécuniaires causés par la souffrance psychologique subie du fait de l’absence d’enquête et de recours effectif. Elles ont indiqué qu’aucune suite n’avait été donnée à leur demande d’enquête concernant les actes de torture infligés à M. Cubrilov et le décès de celui-ci et qu’elles avaient appris par le greffe du Bureau du Procureur de district que l’affaire avait été classée sans suite le 8 mars 2004. Dans son jugement du 18 mars 2009, le premier tribunal municipal de Belgrade a indiqué qu’il ajoutait foi aux déclarations des demanderesses sur les faits et a conclu, entre autres, que les autorités de l’État partie n’avaient pas mené une enquête adéquate et que le préjudice subi par les demanderesses résultait d’un comportement irrégulier de la part des autorités. En application des articles 154 et 172 du Code de procédure civile, des articles 12 et 25 de la Constitution de la République de Serbie et des articles 2, 12, 13 et 14 de la Convention, le tribunal a ordonné à l’État partie de verser à chacune des demanderesses la somme de 300 000 dinars à titre de réparation pour le préjudice non pécuniaire subi.

2.7Le 27 octobre 2009, le tribunal de district de Belgrade a partiellement annulé le jugement rendu par le premier tribunal municipal en date du 18 mars 2009 et a rejeté la demande d’indemnisation que les requérantes et la mère de M. Cubrilov avaient déposée pour préjudice non pécuniaire découlant des violations des libertés et des droits individuels résultant du comportement illégal et répréhensible d’organes de l’État. Le tribunal a estimé qu’on ne saurait faire droit à la demande car c’était M. Cubrilov qui avait été arrêté et non les demanderesses, et que le fait que le Bureau du Procureur de district n’ait pas mené d’enquête ne pouvait pas non plus être un motif pour accorder cette indemnisation en vertu de l’article 172 (par. 1) de la loi sur les obligations. Le tribunal a considéré que, nonobstant le droit des demanderesses de savoir qui était responsable du décès de M. Cubrilov, celles-ci avaient droit à une indemnisation pour souffrance morale au titre de l’article 201 (par. 1) de la loi sur les obligations non pas parce que les responsables n’avaient pas été identifiés, mais parce qu’elles avaient subi des souffrances morales du fait du décès d’un proche. En outre, il a estimé qu’en l’espèce, les droits découlant de la Convention concernaient M. Cubrilov personnellement et non ses proches, et que le droit d’être indemnisé pour le décès d’une victime de torture avait déjà été reconnu par le premier tribunal municipal dans son jugement du 17 novembre 2006.

2.8Le 8 décembre 2011, la Cour suprême de cassation a rejeté le recours des requérantes et de la mère de M. Cubrilov. Elle a estimé que l’article 14 de la Convention ne s’appliquait pas car les demanderesses avaient déjà exercé leur droit d’être indemnisées pour le préjudice causé par le décès d’un proche dans le cadre de la procédure valablement clôturée par le jugement du 17 novembre 2006. Elle s’est rangée à l’avis du tribunal de district de Belgrade selon lequel les demanderesses avaient droit à une indemnisation pour ce motif et non parce que les responsables du décès de leur proche n’avaient pas été identifiés.

2.9Le 14 novembre 2013, la Cour constitutionnelle a rejeté le recours formé par les requérantes et la mère de M. Cubrilov contre l’arrêt de la Cour suprême de cassation, au motif qu’il n’avait pas été introduit dans les délais prescrits. Elle a refusé d’accorder aux requérantes la réparation intégrale (restitutio ad integrum), que celles-ci avaient demandée parce que leur conseil était en congé de maladie pendant le délai légal d’introduction d’un recours. La Cour constitutionnelle a considéré que leur conseil n’avait pas justifié son incapacité à former un recours en temps utile et qu’il n’avait pas agi avec la diligence requise, étant donné qu’il n’avait pas déposé, dans les trente jours suivant le premier jour de son congé de maladie, une demande motivée de cessation temporaire de son activité, accompagnée des preuves et informations requises, tel qu’exigé par l’article 39 de la loi sur la défense en justice, auprès de l’Ordre des avocats, qui aurait été obligé de nommer un remplaçant temporaire.

2.10Le 28 février 2014 et le 28 mai 2014, les requérantes et la mère de M. Cubrilov ont adressé des requêtes à la Cour européenne des droits de l’homme. Dans des décisions rendues par un juge unique les 10 avril et 4 septembre 2014, respectivement, la Cour a déclaré les requêtes irrecevables, les conditions de recevabilité établies aux articles 34 et 35 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme) n’étant pas remplies.

Teneur de la plainte

3.1Les requérantes affirment que l’État partie a violé les droits qu’elles tiennent de l’article 6 de la Convention, car il n’a pas arrêté les responsables des actes de torture infligés à M. Cubrilov. Elles affirment en outre que le fait qu’aucune enquête pénale n’ait encore été ouverte et que les responsables n’aient toujours pas eu à répondre de leurs actes, alors qu’il existe des éléments montrant que le décès de M. Cubrilov était dû à des actes de torture, constitue une violation de l’article 12 de la Convention. Les requérantes indiquent que les autorités de l’État partie ne leur ont remis le rapport d’autopsie que sept ans après le décès de M. Cubrilov, et que celles-ci n’ont pas interrogé les personnes qui avaient été détenues avec M. Cubrilov et qui étaient au courant des actes de torture que celui-ci avait subis.

3.2Les requérantes affirment que l’État partie a violé les droits qu’elles et M. Cubrilov tiennent de l’article 13 de la Convention, étant donné que leur droit de porter plainte pour les tortures infligées à M. Cubrilov et de voir leur cause examinée immédiatement et impartialement par les autorités compétentes n’a pas été respecté.

3.3Les requérantes soutiennent que l’État partie a enfreint l’article 14 de la Convention car il ne leur a pas accordé d’indemnisation pour l’absence d’enquête sur les actes de torture que M. Cubrilov a subis et sur le décès de celui-ci.

Observations de l’État partie

4.1Dans une note en date du 3 février 2020, l’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et sur le fond de la communication. L’État partie fait observer qu’au total, huit plaintes pénales pour fraude et falsification ont été déposées contre M. Cubrilov. Il rappelle que l’intéressé a été arrêté le 5 avril 1996 par des agents du Service de prévention des atteintes aux biens du Secrétariat aux affaires intérieures et a été placé en détention. Le 28 mai 1996, selon un rapport médical établi par le médecin de garde de la prison, M. Cubrilov, victime d’un accident vasculaire cérébral, a été transféré au centre d’urgence, où il est décédé. L’État partie rappelle qu’un rapport d’autopsie a été établi.

4.2L’État partie dit que, le 9 février 2004 et le 9 décembre 2008, le Bureau du Procureur de district de Belgrade a adressé au Service de police de la ville de Belgrade des demandes d’informations concernant le comportement prétendument illégal dont aurait été victime M. Cubrilov de la part des policiers au moment de son arrestation et pendant sa détention. Le 2 mars 2004 et le 17 février 2009, le commissariat de police de la ville a indiqué que les policiers qui avaient été au contact de M. Cubrilov dans l’exercice de leurs fonctions officielles avaient été interrogés, et qu’aucun élément n’avait permis de confirmer ces allégations. Les dossiers relatifs à la procédure pénale engagée contre M. Cubrilov ont été détruits à l’expiration de la période de conservation obligatoire dans les archives, conformément à l’article 241 du Règlement intérieur de la Cour.

4.3L’État partie considère que la communication est irrecevable au motif que les requérantes ont adressé des requêtes à la Cour européenne des droits de l’homme le 28 février 2014 et le 28 mai 2014 concernant les mêmes parties et les mêmes droits matériels que ceux faisant l’objet de la communication. Les 10 avril 2014 et 4 septembre 2014, respectivement, la Cour a constaté que les conditions de recevabilité, énoncées aux articles 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme, n’étaient pas réunies. Elle a donc déclaré les requêtes irrecevables. Bien que la Cour n’ait pas donné de raisons précises, l’État partie fait observer que certains des motifs possibles pourraient avoir eu trait à un examen du fond de la requête. En conséquence, la communication est irrecevable au regard de l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention.

4.4En outre, l’État partie indique que rien n’indique que les requérantes ou M. Cubrilov ont engagé une procédure contre les autorités de l’État partie pour violation de la Convention. M. Cubrilov aurait pu demander, sur le fondement de l’article 17 du Code de procédure pénale, l’ouverture immédiate d’une enquête impartiale si le ministère public n’avait pas engagé de poursuites pénales. Même si le Code pénal en vigueur à l’époque n’incriminait pas la torture, M. Cubrilov aurait pu porter plainte pour lésions corporelles graves (art. 53 du Code pénal), blessures légères (art. 54) ou mauvais traitements ou brutalités de la part des forces de l’ordre (art. 66). La communication est donc également irrecevable au regard de l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention.

4.5L’État partie soutient que les allégations des requérantes sont infondées car aucune preuve susceptible de les étayer n’a été produite.

Commentaires des requérantes sur les observations de l’État partie

5.1Dans une note en date du 18 juin 2020, les requérantes ont soumis leurs commentaires sur les observations de l’État partie. Tout d’abord, elles présument que la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas examiné la même question, mais a rejeté leurs requêtes au motif que les recours internes n’ont pas été épuisés parce qu’elles n’avaient pas formé de recours en temps utile contre l’arrêt de la Cour suprême de cassation auprès de la Cour constitutionnelle. Cependant, leur conseil, M. Djukić, n’a pas pu former de recours dans les délais prescrits parce qu’il était en congé de maladie du 15 juin 2011 au 31 mai 2012 en raison d’une maladie qui nécessitait une hospitalisation. Le jugement a été remis au cabinet du conseil le 14 mars 2012, alors qu’il était toujours en congé maladie. M. Djukić a introduit un recours demandant une réparation intégrale (restitutio ad integrum) le 12 juin 2012, dans le délai de quinze jours à compter du jour de la cessation du motif ayant entraîné son incapacité à former un recours. En outre, les requérantes indiquent qu’elles ne souhaitaient être représentées que par le conseil qui était en congé maladie.

5.2Les requérantes soutiennent que M. Cubrilov n’a pas eu la possibilité de déposer une plainte accompagnée de pièces justificatives pour dénoncer les policiers concernés alors qu’il était détenu et soumis à la torture. Elles indiquent que leur conseil a déposé une requête auprès du Bureau du Procureur de district après avoir reçu le rapport d’autopsie.

5.3Les requérantes s’étonnent que les dossiers relatifs à la procédure pénale concernant M. Cubrilov aient été détruits. En Serbie, les dossiers ne peuvent être détruits que si l’affaire ne peut pas faire l’objet d’un litige, et ils ne peuvent donc pas l’être si l’affaire concerne une infraction pénale susceptible de faire naître un litige, s’ils contiennent des éléments de preuve relatifs à une éventuelle infraction ou si l’affaire est à l’origine de l’ouverture d’une nouvelle procédure judiciaire. En outre, dans la pratique, il est fréquent que les dossiers ne soient pas détruits après la date d’expiration mais soient conservés, en particulier à des fins politiques. Les requérantes disent se méfier de l’affirmation de l’État partie selon laquelle les dossiers ont été détruits en 2009, c’est-à-dire au moment de la procédure civile et treize ans après la conclusion de la procédure pénale, alors que le Règlement intérieur de la Cour prescrit une destruction après dix ans. Elles affirment qu’il n’y aurait eu aucune raison de détruire les dossiers, si ce n’est pour dissimuler la cause de la mort de M. Cubrilov, compte tenu en particulier du retard de sept ans pris dans la présentation du rapport d’autopsie au Bureau du Procureur de district.

5.4Les requérantes indiquent qu’elles n’ont pas été convoquées pour l’interrogatoire des policiers par le commissariat de police de la ville de Belgrade et qu’elles n’ont donc pas pu poser de questions. Elles n’ont pas obtenu de copies des témoignages des policiers ou des rapports du Service de police. Elles ignorent si le Bureau du Procureur de district a entendu le compagnon de cellule de M. Cubrilov, alors même que ce dernier leur avait fait savoir que M. Cubrilov avait été battu. En outre, elles n’ont pas été informées des mesures prises par le Bureau.

5.5Les requérantes font observer que, selon le rapport d’autopsie et l’expertise médico‑légale, le décès de M. Cubrilov est dû à des lésions des centres vitaux du cerveau et à d’autres blessures infligées au moyen d’un objet contondant, et non à un accident vasculaire cérébral comme le prétend l’État partie. Elles affirment que le déni de responsabilité de l’État partie est incompatible avec le versement par ses autorités d’une indemnisation pour les préjudices subis tel qu’ordonné par le premier tribunal municipal de Belgrade.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer si la communication est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est irrecevable au motif que la Cour européenne des droits de l’homme a déjà examiné la question qui en est l’objet. Le Comité rappelle qu’il considère qu’une communication a été ou est actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement si l’examen par l’autre instance portait ou porte sur la même question au sens du paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, c’est-à-dire avait ou a trait aux mêmes parties, aux mêmes faits et aux mêmes droits quant au contenu. Le Comité constate que les requérantes ne contestent pas que les requêtes soumises à la Cour concernaient les mêmes parties, les mêmes faits et les mêmes droits quant au contenu que ceux auxquels se rapporte la communication. Le Comité note que, le 10 avril 2014 et le 4 septembre 2014, la Cour européenne des droits de l’homme, siégeant en formation de juge unique, a déclaré les demandes des requérantes irrecevables au motif que les conditions de recevabilité prévues par les articles 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme n’étaient pas remplies, sans expliquer les raisons précises qui l’avaient conduite à une telle conclusion. Les décisions de la Cour ne permettent pas au Comité de déterminer dans quelle mesure celle‑ci a examiné les demandes des requérantes, notamment si elle a procédé à une analyse approfondie du fond de l’affaire. Le Comité considère donc qu’il n’est pas empêché par l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention d’examiner la communication.

6.2Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la requête devrait être déclarée irrecevable pour non-épuisement des recours internes, M. Cubrilov n’ayant pas demandé d’enquête sur le traitement qui lui a été infligé conformément à l’article 17 du Code de procédure pénale. Le Comité fait toutefois observer que l’État partie n’a pas expliqué comment M. Cubrilov aurait pu, en pratique, demander une enquête sur les tortures qu’il a subies, conformément à l’article 17 (par. 3) du Code de procédure pénale, étant donné qu’il était détenu et que par la suite il est décédé en détention. Le Comité rappelle également l’obligation qui incombe à l’État partie, au titre de l’article 12 de la Convention, de veiller à ce que les autorités compétentes procèdent immédiatement, d’office, à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis. Compte tenu de ce qui précède, le Comité ne dispose pas d’éléments suffisants pour conclure que M. Cubrilov a effectivement disposé d’un tel recours pendant ou après son arrestation. Il conclut donc que le fait que M. Cubrilov n’a pas eu recours à l’article 17 (par. 3) du Code de procédure pénale ne l’empêche pas d’examiner la plainte. Étant donné que l’État partie n’a pas fait état d’autres recours qui auraient pu être accessibles et utiles et que les auteurs n’auraient pas épuisés, le Comité conclut qu’il n’est pas empêché par l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention d’examiner la communication.

6.3Le Comité prend note de l’affirmation de l’État partie selon laquelle la communication est dénuée de fondement. Le Comité considère toutefois que les allégations des requérantes, en particulier celles qui concernent la responsabilité de l’État partie pour les actes de torture infligés à M. Cubrilov et le décès de celui-ci, ainsi que l’absence d’enquête rapide et impartiale à cet égard, soulèvent des questions de fond au regard de la Convention, qui ont été suffisamment étayées aux fins de la recevabilité. Globalement, le Comité estime qu’il est compétent pour examiner la requête au titre de l’article 22 de la Convention. Le Comité déclare donc la communication recevable et passe à son examen au fond.

Examen au fond

7.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties concernées.

7.2Le Comité note que les requérantes affirment que : a) M. Cubrilov a été battu par des policiers et a notamment reçu des coups à la tête lors de son arrestation et pendant sa détention, ce qui a entraîné son décès le 16 juin 1996 ; b) les autorités de l’État partie n’ont pas enquêté de manière adéquate sur le traitement infligé à M. Cubrilov, ni demandé aux responsables de rendre des comptes ; c) M. Cubrilov et les membres de sa famille n’ont pas été autorisés à porter plainte et à obtenir que leur cause soit examinée immédiatement et de manière impartiale ; d) les autorités de l’État partie n’ont pas indemnisé les requérantes pour l’absence d’enquête.

7.3Le Comité prend note de l’observation de l’État partie selon laquelle les allégations des requérantes sont infondées car elles ne sont pas étayées par des preuves, et M. Cubrilov est décédé des suites d’un accident vasculaire cérébral. Le Comité constate toutefois que l’État partie n’a pas commenté ni contesté la documentation fournie par les requérantes, notamment les traductions du bulletin de sortie de l’hôpital établi par un service d’urgence de neurochirurgie à Belgrade, du rapport d’autopsie du 18 juin 1996 et du rapport de l’expert légiste du 25 mai 2004. Le Comité note que ces documents comportent des informations indiquant que M. Cubrilov est décédé de mort violente, et que ce décès était une conséquence directe des blessures qui lui ont été infligées au moyen d’objets contondants, d’outils mécaniques lourds ou de membres humains au moment de sa détention ou juste avant. Le Comité constate qu’en 2004, les requérantes ont soumis une demande d’enquête sur les actes de torture infligés à M. Cubrilov et ayant entraîné sa mort violente, et que le premier tribunal municipal de Belgrade, dans son jugement du 17 novembre 2006, a déclaré l’État partie responsable de la mort violente de M. Cubrilov. Par conséquent, le Comité conclut que les autorités judiciaires de l’État partie n’ont pas rempli l’obligation qui incombe à l’État partie au titre de l’article 2 de la Convention de prendre des mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis.

7.4À cet égard, le Comité rappelle également l’obligation qui incombe à l’État partie, au titre de l’article 12 de la Convention, de veiller à ce qu’il soit immédiatement procédé d’office à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis. Le Comité considère que cette omission est particulièrement grave en l’espèce, étant donné que la victime était sous la garde des autorités présumées responsables des actes de torture qui lui ont été infligés. Le Comité prend note de ce qui suit : selon les conclusions formulées par le premier tribunal municipal de Belgrade dans son jugement du 18 mars 2009, seul un des inspecteurs ayant pris part à l’arrestation et à l’interrogatoire de M. Cubrilov a été interrogé, et celui-ci a nié avoir fait usage de la force ; l’inspecteur n’a pas été interrogé sur l’identité des policiers qui ont escorté M. Cubrilov ou sur les circonstances entourant le transfert de M. Cubrilov au Centre hospitalier de Serbie le jour suivant son arrestation pour une blessure à la poitrine ; le rapport d’autopsie n’a été communiqué que sept ans après la mort de l’intéressé ; aucune mesure n’a été prise pour recueillir des éléments de preuve supplémentaires et, notamment, le compagnon de cellule de M. Cubrilov n’a pas été entendu. Le Comité prend note de l’affirmation des requérantes selon laquelle l’affaire a été classée sans suite le 8 mars 2004. Compte tenu de ce qui précède, le Comité conclut qu’il n’a pas été procédé immédiatement à une enquête impartiale concernant les actes de torture infligés à M. Cubrilov et le décès de celui-ci, en violation de l’article 12 de la Convention.

7.5Le Comité prend note de l’affirmation des requérantes selon laquelle une violation de l’article 13 de la Convention a été commise et du fait que celles-ci réfutent l’observation de l’État partie selon laquelle M. Cubrilov aurait pu demander une enquête sur les actes de torture subis au titre de l’article 17 (par. 3) du Code de procédure pénale. Il constate que l’État partie n’a pas effectivement contesté que le traitement infligé à M. Cubrilov l’avait empêché d’avoir accès à un tel recours (voir par. 6.2 ci-dessus). De plus, la capacité des requérantes à déposer une demande d’enquête étayée a été compromise par le retard de sept ans pris dans la communication du rapport d’autopsie. Compte tenu de ce qui précède, le Comité estime que l’État partie ne s’est pas acquitté de l’obligation qui lui incombe au titre de l’article 13 de la Convention d’assurer à M. Cubrilov et aux requérantes le droit de porter plainte et de veiller à ce que leur cause soit immédiatement et impartialement examinée par les autorités compétentes.

7.6Le Comité prend note de l’allégation des requérantes selon laquelle l’État partie a violé l’article 14 de la Convention, ses autorités ayant refusé de leur accorder une indemnisation pour l’absence d’enquête. Le Comité rappelle son observation générale no 3 (2012) sur l’application de l’article 14 et souligne que cet article est applicable à toutes les victimes de torture et de mauvais traitements. Il rappelle en outre que l’article 14 reconnaît non seulement le droit à une indemnisation équitable et adéquate, mais impose également aux États parties de veiller à ce que la victime d’un acte de torture ou de mauvais traitements obtienne réparation. Il considère que la réparation devrait couvrir tous les dommages subis par la victime et comprendre la restitution, l’indemnisation, la réadaptation de la victime et des mesures visant à garantir la non-répétition des violations, en tenant toujours compte des circonstances de chaque cas. Toutefois, le Comité constate qu’en l’espèce, les requérantes ont reçu une indemnisation de l’État partie comme suite au jugement rendu par le premier tribunal municipal de Belgrade en date du 17 novembre 2006. À cet égard, le Comité, compte tenu des éléments dont il dispose, estime qu’il n’y a pas de motif suffisant pour conclure que l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’article 14 de la Convention.

8.Le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par. 7) de la Convention, décide que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par l’État partie des articles 1er, 2, 12 et 13 de la Convention. Étant parvenu à cette conclusion, le Comité n’examinera pas les autres griefs des requérantes.

9.Conformément à l’article 118 (par. 5) de son règlement intérieur, le Comité invite instamment l’État partie à :

a)Procéder immédiatement à une enquête impartiale et indépendante sur les actes de tortures infligés à M. Cubrilov et le décès de celui-ci, en engageant, le cas échéant, des poursuites contre les responsables pour acte de torture et en leur imposant les peines prévues par le droit interne ;

b)Prendre les mesures voulues pour offrir des garanties de non-répétition des actes visés par la requête. À cette fin, le Comité invite instamment l’État partie à revoir ses procédures pénales en ce qui concerne tant le droit que la pratique, pour faire en sorte que les cas de torture fassent immédiatement l’objet d’une enquête d’office, même si les victimes ou leurs proches n’ont pas demandé d’enquête, et de l’informer dans un délai de cent quatre‑vingt jours des mesures qu’il aura prises à cet égard ;

c)Rendre publiques les présentes constatations et en diffuser largement le contenu, dans la langue officielle de l’État partie, en particulier auprès des policiers et du personnel pénitentiaire chargés de s’occuper des personnes privées de liberté.

10.Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité demande à l’État partie de lui faire parvenir, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission des présentes constatations, des informations sur les mesures qu’il aura prises pour leur donner effet.