Nations Unies

CAT/C/72/D/898/2018

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

9 février 2022

Original : français

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 898/2018 * , **

Communication présentée par :

A. R. et A. A. (représentés par un conseil, Zoheir Snasni)

Victime(s) présumée(s) :

Les auteurs

État partie :

Canada

Date de la requête :

16 novembre 2018 (date de la lettre initiale)

Références 

Décision prise en application des articles 114 et 115 du Règlement intérieur du Comité, transmise à l’État partie le 20 novembre 2018 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

3 décembre 2021

Objet 

Expulsion vers l’Inde

Question(s) de procédure 

Non-épuisement des recours internes ; griefs non étayés

Question(s) de fond 

Risque de torture ou de traitement cruel, inhumain ou dégradant en cas d’expulsion (non‑refoulement)

Article(s) de la Convention 

3

1.1Les requérants sont A. R. et son épouse, A. A., tous deux de nationalité indienne, nés respectivement en 1984 et en 1983. Au moment de la soumission de la requête, ils résidaient au Canada avec leurs deux filles mineures et étaient en instance d’expulsion vers l’Inde à la suite du rejet de leur demande d’asile. Ils affirment qu’en les renvoyant en Inde, l’État partie violerait l’article 3 de la Convention. L’État partie a fait la déclaration prévue à l’article 22 (par. 1) de la Convention le 13 novembre 1989. Les requérants sont représentés par un conseil, Zoheir Snasni.

1.2Le 20 novembre 2018, en application de l’article 114 (par. 1) de son règlement intérieur, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas expulser les requérants vers l’Inde tant que leur requête serait à l’examen.

Rappel des faits présentés par les requérants

2.1En 2010, A. R. a acheté une propriété à Pehowa dans l’État de Haryana, en Inde, et a commencé à la louer en 2011. Le 1er février 2013, les requérants ont loué leur propriété à deux chauffeurs de bus sikhs. Le 15 mai 2013, la police a perquisitionné la ferme des requérants située dans le village de Koer, après avoir obtenu des informations indiquant que les deux locataires seraient des terroristes.

2.2A. R. a été détenu au secret pendant sept jours, sans aucun contact avec la famille ou un avocat. Il a été placé dans une petite cellule dépourvue de lumière, de lit et de sanitaires. Pendant sa détention, il a été interrogé par des policiers sur son soutien présumé de militants sikhs. Il a subi des tortures, ayant notamment été frappé sur la plante des pieds, et battu avec des bâtons et des ceintures, ce qui lui a causé des blessures au corps et des contusions au dos. Il a été relâché par suite du paiement d’un pot-de-vin par sa famille, par l’intermédiaire du chef de son village. Avant sa libération, la police a pris ses empreintes et sa photo et l’a forcé à signer des documents vierges. A. R. a été hospitalisé du 18 au 21 mai 2013.

2.3Quelques jours après ce premier incident, A. R. a été arrêté de nouveau, interrogé sur des activités de militants sikhs et torturé, puis relâché après le paiement d’un pot-de-vin. Il a reçu un traitement médical entre le 30 juin et le 2 juillet 2013.

2.4Les requérants ont voyagé dans plusieurs villes pour chercher refuge. Cependant, ils n’ont pas informé la police de leurs déplacements et ne se sont pas présentés à la police comme convenu. Ils soutiennent que la police est « à leur recherche afin de les arrêter ». Ilsont quitté l’Inde à l’aide d’un agent qui leur a fourni un visa en date du 16 décembre 2013.

2.5Les requérants sont arrivés au Canada le 17 janvier 2014, pour s’établir à Montréal. Le 4 mars 2014, ils ont déposé une demande d’asile auprès de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada. Le 15 mai 2014, leur demande a été rejetée pour manque de crédibilité. Les requérants ont interjeté appel contre cette décision auprès de la Section d’appel des réfugiés, lequel a été rejeté le 26 novembre 2014.

2.6Les requérants ont présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale, qui a été refusée le 20 avril 2015.

2.7Le 28 octobre 2015, un mandat d’arrêt a été émis par l’Agence des services frontaliers du Canada après que les requérants ne se sont pas présentés à leur rendez-vous en vue de leur renvoi.

2.8Le 29 juin 2016, les requérants ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi, qui a été refusée le 13 juin 2018.

2.9Le 13 juin 2017, les requérants ont présenté une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire, qui a été refusée le 12 juin 2018. Finalement, ils ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de cette décision devant la Cour fédérale, laquelle n’a pas encore statué. Néanmoins, ils soulignent que cette demande ne constitue pas un appel sur le fond, mais plutôt un examen très limité pour des erreurs graves de droit.

Teneur de la plainte

3.Les requérants affirment qu’en les expulsant vers l’Inde, l’État partie commettrait une violation de l’article 3 de la Convention, parce qu’ils y courraient personnellement le risque d’être soumis à la torture et à des traitements cruels, inhumains ou dégradants, étant donné qu’A. R. a été maltraité par la police dans le passé, qu’ils étaient toujours recherchés par la police indienne qui les soupçonnait d’avoir soutenu des terroristes sikhs, et que l’Inde est un pays où la torture est encore largement pratiquée, en particulier à l’encontre du groupe ethnique des sikhs.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1L’État partie a soumis ses observations sur la recevabilité et le fond par note verbale du 1er août 2019, en demandant au Comité de considérer le retrait de la demande de mesures provisoires. Il affirme que la requête est irrecevable aux motifs suivants : a) les requérants n’ont pas épuisé toutes les voies de recours internes disponibles, et n’ont pas déposé de demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision rejetant leur demande d’examen des risques avant renvoi ; b) ils n’ont pas complété leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision rejetant leur demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire ; c) ils n’ont pas déposé de demande de sursis administratif à leur renvoi ; et d) ils n’ont pas suffisamment étayé leurs allégations concernant la violation des articles 3 et 22 de la Convention.

4.2L’État partie affirme que les griefs des requérants ont été examinés puis rejetés car leur récit n’a pas été jugé crédible. Les requérants ont pu à plusieurs reprises présenter des éléments de preuve aux agents canadiens compétents, afin de faire examiner leur situation par les tribunaux. Ils n’ont toutefois pas été en mesure de démontrer qu’ils risquaient d’être torturés ou maltraités en Inde. L’État partie soutient en outre que la requête est dénuée de fondement.

4.3L’État partie rappelle les faits et explique comment les autorités canadiennes compétentes ont évalué la demande d’asile des requérants. Ces derniers sont arrivés au Canada le 17 janvier 2014, munis de visas de visiteurs. Ils ont présenté une demande d’asile le 4 mars 2014, laquelle a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés le 15 mai 2014, car leur crédibilité était mise en doute et ils n’avaient pas établi qu’ils couraient personnellement le risque d’être persécutés ou de subir, selon la prépondérance des probabilités, de la torture ou autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants. Les requérants ont interjeté appel de cette décision auprès de la Section d’appel des réfugiés, mais celle-ci a maintenu la décision de la Section de la protection des réfugiés. La décision de la Section d’appel des réfugiés a été confirmée par la Cour fédérale, qui a rejeté la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision. Leur demande d’examen des risques avant renvoi a été rejetée en raison d’une insuffisance totale de preuves pour appuyer leurs allégations de risque. Ainsi, les requérants ne risquent pas d’être menacés ou torturés, ou de subir d’autres traitements ou peines cruels ou inusités s’ils retournent en Inde.

4.4L’État partie indique qu’A. R. prétend avoir été hospitalisé du 18 au 21 mai 2013 et avoir reçu des traitements pour ses blessures, mais les dates fournies par les requérants ne concordent pas. Si A. R. avait été détenu par la police pour une période de sept jours à partir du 15 mai 2013, il aurait été libéré le 22 mai, et donc il ne serait pas possible qu’il ait été hospitalisé du 18 au 21 mai, comme l’indiquent la requête et le certificat médical. En outre, sans préciser de date, A. R. aurait, quelques jours suivant sa convalescence, à nouveau été arrêté, détenu, interrogé, humilié, maltraité et torturé afin qu’il livre des informations sur les activités de militants sikhs. Il aurait à nouveau été relâché, grâce au paiement d’un pot‑de‑vin. Son état aurait de nouveau nécessité des traitements médicaux et une hospitalisation du 30 juin au 2 juillet 2013.

4.5L’État partie indique qu’une audience a eu lieu le 25 avril 2014 devant une commissaire de la Section de la protection des réfugiés, afin d’examiner la demande d’asile des requérants. Ceux-ci étaient accompagnés de leur avocate ainsi que d’un interprète. L’État partie souligne que les requérants ont eu la possibilité d’expliquer toute ambiguïté ou contradiction, de communiquer toutes informations pertinentes, et de répondre aux questions de la commissaire concernant leur demande d’asile. Le 15 mai 2014, à la suite d’une analyse exhaustive de la preuve documentaire et du témoignage d’A. R., la commissaire a conclu que les requérants n’étaient pas des personnes à protéger au sens de l’article 97 de la loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, ou des réfugiés au sens de la Convention relative au statut des réfugiés. La Section de la protection des réfugiés, après avoir entendu les requérants et analysé toutes les preuves documentaires soumises, a mis en doute leur crédibilité, notant une contradiction majeure et déterminante entre le témoignage des requérants et la preuve documentaire fournie concernant la location de leur résidence. À titre de rappel, A. R. allègue que la police indienne l’a torturé pour avoir hébergé deux locataires présumés terroristes. Selon la Section de la protection des réfugiés, le bail de location du terrain de la mosquée locale stipulait clairement que la maison sise sur le terrain ne pouvait pas être louée. De plus, les requérants n’ont soumis aucune preuve qu’ils avaient bel et bien loué la maison auxdits locataires, puisque la police a prétendument saisi tous les documents des requérants. La Section de la protection des réfugiés a jugé que les explications fournies n’étaient pas suffisantes pour combler les lacunes. En examinant les documents d’identification des requérants, qui consistaient en des enregistrements de voitures ainsi que leurs passeports, elle a remarqué que les dates et adresses des documents ne correspondaient pas non plus à ce que les requérants affirmaient dans leur témoignage. Ceux-ci disaient avoir déménagé dans le village de Koer, sans être capables de préciser exactement quand, alors que leurs adresses figurant sur les documents d’identification correspondaient à Pehowa. Cette lacune dans les explications a également atteint leur crédibilité. Finalement, l’État partie note que les requérants ont produit de faux documents afin d’obtenir des visas canadiens, ce qui a davantage diminué leur crédibilité aux yeux de la Section de la protection des réfugiés.

4.6L’État partie ajoute que, le 26 novembre 2014, la Section d’appel des réfugiés a rejeté l’appel des requérants déposé le 30 mai 2014 et confirmé la décision négative de la Section de la protection des réfugiés. La Section d’appel des réfugiés a examiné les nouvelles preuves soumises par les requérants, qui consistaient en une copie du contrat de location de la résidence avec les locataires ainsi qu’en une lettre du père d’A. R. qui indiquait qu’il avait payé un pot-de-vin pour obtenir ces documents. La Section d’appel des réfugiés a ultimement rejeté ces nouvelles preuves comme étant non crédibles. Elle a déterminé que la Section de la protection des réfugiés n’avait pas erré ou fait d’erreur dans l’interprétation du bail qui stipulait « ne pas sous-louer ou céder aucun intérêt ». La Section d’appel des réfugiés a soulevé des questions sur certaines preuves documentaires soumises par les requérants concernant le terrorisme sikh, car leurs articles étaient dépourvus de dates ou trop anciens, ou ne faisaient aucunement référence à un problème de terrorisme dans la région de Pehowa, où se situe la résidence de location des requérants. Les requérants alléguaient courir un risque puisque les policiers les avaient associés à des terroristes sikhs, bien qu’ils soient « des gens bien éduqués, des hindous relativement prospères habitant une petite région ». L’État partie soulève que, normalement, les terroristes sikhs sont associés au mouvement de libération et d’indépendance du Penjab, et que la Section d’appel des réfugiés met en question les allégations selon lesquelles les requérants seraient recherchés ou en danger, et que la police croirait qu’ils peuvent l’aider dans son enquête sur les activités de terroristes sikhs.

4.7L’État partie indique qu’A. R. a soulevé le fait que les policiers ne voulaient que lui extorquer de l’argent, mais si c’était le cas, une possibilité de refuge intérieur deviendrait disponible pour les requérants, puisque si la police était impliquée dans des activités criminelles, elle serait moins encline à les rechercher à l’extérieur d’un cercle connu. Et si jamais il y avait entente entre les postes de police locaux pour retrouver les requérants, alors on ne parlerait plus de possibilité d’extorsion par la police locale. L’État partie indique également le fait que l’État de Haryana a établi un mécanisme de plaintes contre la police, et il serait très surprenant qu’un poste de police local utilise autant de ses ressources pour extorquer une famille. De plus, les événements terroristes perpétrés par des sikhs ont diminué en Inde, et les requérants n’ont pu fournir aucune preuve récente indiquant qu’il y avait eu de tels événements dans leur région. Comme les nouvelles preuves n’ont pas été admises, il n’y avait aucune raison de tenir une audience orale. La Section d’appel des réfugiés a donc procédé de sa manière usuelle, par revue des soumissions écrites. Par ailleurs, elle a écouté l’enregistrement de l’audience orale devant la Section de la protection des réfugiés.

4.8L’État partie affirme que, le 29 décembre 2014, les requérants ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision négative de la Section d’appel des réfugiés. Les requérants n’ayant pas démontré qu’il existait une « cause défendable » ou « une question importante à faire trancher » relative à cette décision, la Cour fédérale a rejeté leur demande le 1er avril 2015, et l’ordre de leur renvoi est redevenu exécutoire. Les requérants ne se sont pas présentés pour renvoi, et un mandat d’arrestation a été émis le 28 octobre 2015. Huit mois plus tard, le 29 juin 2016, ils se sont présentés à un bureau de l’Agence des services frontaliers du Canada, où ils ont été informés qu’ils pouvaient déposer une demande d’examen des risques avant renvoi ou une demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire, puisque la période d’interdiction de dépôt de ces demandes était alors écoulée.

4.9L’État partie affirme que, le 8 juillet 2016, les requérants ont déposé une demande d’examen des risques avant renvoi, qui a été rejetée le 13 juin 2018. Cette demande reprenait pour l’essentiel le même récit et les mêmes arguments relatifs aux risques courus par les requérants en Inde que ceux présentés dans le cadre des procédures précédentes. L’agent chargé de l’examen des risques avant renvoi s’est penché sur la question de leur crédibilité, en rappelant que ledit examen portait seulement sur les nouveaux éléments de risque si les requérants retournaient en Inde, et ne pouvait revenir sur les déterminations précédentes. Les requérants ont par la suite fourni des soumissions écrites contenant une liste de liens Internet renvoyant à des rapports, à des articles de journaux et à de la documentation diverse sur l’Inde. L’État partie ajoute qu’au moment de la prise de décisions relative à l’examen des risques avant renvoi, soit près de deux ans plus tard, les requérants n’ont fourni aucune autre information ou mise à jour sur leur situation, n’ont pas indiqué en quoi les liens Internet, articles et autres documents seraient pertinents par rapport à leur situation personnelle, et n’ont pas fait de corrélation entre leur situation et la documentation soumise. Comme les requérants n’ont pas rétabli leur crédibilité et n’ont présenté aucune nouvelle preuve de risques personnels en cas de retour en Inde, l’agent chargé de l’examen des risques avant renvoi a conclu qu’il n’y avait pas de fondement à la demande.

4.10L’État partie fait observer que les décisions administratives défavorables rendues par les autorités canadiennes peuvent, après autorisation, faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour fédérale. Les requérants ne se sont pas prévalus de ce droit. Ils n’ont pas soumis de demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision négative d’examen des risques avant renvoi.

4.11L’État partie indique que les requérants ont déposé une demande pour considérations d’ordre humanitaire le 13 juin 2017 et qu’elle a été rejetée le 12 juin 2018. L’agent chargé de son examen a estimé que rien n’indiquait que les requérants avaient un profil de personnes qui pourraient être susceptibles d’être en danger en Inde, que leur intégration n’était établie par aucune preuve, qu’ils n’avaient pas respecté les lois sur l’immigration canadiennes en ne se présentant pas pour leur renvoi en 2015, et qu’ils avaient attendu jusqu’à l’écoulement du délai pour pouvoir déposer une demande d’examen des risques avant renvoi et une demande pour considérations d’ordre humanitaire avant de se présenter à l’Agence des services frontaliers du Canada. L’agent s’est penché sur l’aspect de l’intérêt supérieur des enfants des requérants, soit leurs deux filles : l’aînée, qui est demeurée en Inde, et la cadette, née au Canada. L’agent a noté que les requérants n’avaient pas fourni d’explication quant aux raisons pour lesquelles il serait préférable pour leur aînée que les parents demeurent au Canada. Il a déterminé qu’il était préférable pour la cadette de demeurer avec ses parents, et comme celle-ci n’est âgée que de trois ans, il est peu probable que le déménagement soit une difficulté insurmontable pour elle.

4.12L’État partie signale que, le 2 août 2018, les requérants ont déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale concernant la décision de refus de leur demande pour considérations d’ordre humanitaire, mais le 11 octobre 2018, la Cour fédérale a rejeté cette demande.

4.13L’État partie fait observer que la requête est irrecevable aussi parce que les requérants n’ont pas épuisé tous les recours internes utiles qui leur étaient ouverts, à savoir : a) ils n’ont pas déposé devant la Cour fédérale une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision rejetant leur demande d’examen des risques avant renvoi ; b) ils n’ont pas complété devant la Cour fédérale leur dossier relatif à leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de refus de leur demande pour considérations d’ordre humanitaire ; et c) ils n’ont pas présenté de demande de sursis administratif à leur renvoi.

4.14L’État partie affirme que les requérants n’ont pas fourni d’explication sur les raisons pour lesquelles ils n’ont pas effectué les démarches mentionnées au paragraphe précédent. Ils n’ont pas contesté l’utilité de ces recours, se contentant d’affirmations générales selon lesquelles ils « n’ont pu bénéficier d’aucun recours utile pour contester la décision de rejet de leur demande d’asile » et ces recours devant la Cour fédérale n’étaient qu’un « examen très limité pour des erreurs graves de droit ». De plus, ils n’ont pas affirmé ni démontré que l’épuisement de ces recours s’achèverait dans un délai déraisonnable.

4.15L’État partie rappelle que le Comité a indiqué dans plusieurs communications concernant le Canada que ce type de recours ne constituait pas une simple formalité et que la Cour fédérale pouvait, lorsque cela était approprié, « examiner le fond de l’affaire ».

4.16L’État partie précise que les requérants auraient pu présenter une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision rejetant leur demande d’examen des risques avant renvoi, et compléter leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision rejetant leur demande pour considérations d’ordre humanitaire. Contrairement à leur allégation selon laquelle ils attendent la décision de la Cour fédérale quant au contrôle judiciaire de la décision sur leur demande pour considérations d’ordre humanitaire, les requérants n’ont pas déposé de dossier à l’appui de leur demande d’autorisation ; en conséquence, la Cour fédérale l’a rejetée.

4.17L’État partie fait également valoir que la demande pour considérations d’ordre humanitaire est un recours interne efficace qui doit être épuisé aux fins de la recevabilité par toute personne qui s’est vu refuser le statut de réfugié. Si une décision défavorable est rendue à l’égard d’une telle demande, le demandeur peut solliciter de la Cour fédérale l’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire et peut également présenter une requête pour obtenir un sursis judiciaire à l’exécution de la mesure de renvoi, en attendant l’issue de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. Ainsi, l’État partie soutient que la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire d’une décision rejetant une telle demande est un recours utile devant être épuisé pour qu’une communication soit admissible. L’État partie rappelle que dans les affaires P. S. S. c . Canada et L. O. c . Canada, le Comité était d’avis que la possibilité de présenter une telle demande faisait partie des processus internes disponibles pour permettre à chacun des requérants d’obtenir une réparation efficace. Les requérants n’ont pas soulevé d’objections concernant le processus d’examen de ces demandes ou du contrôle judiciaire d’une telle décision, ni fourni d’éléments de preuve pour démontrer que de tels processus seraient inefficaces ou injustes dans leur cas particulier. De fait, ils ont soumis une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision rejetant leur demande pour considérations d’ordre humanitaire, mais n’ont pas complété leur dossier devant la Cour fédérale, laquelle a donc rejeté leur demande.

4.18L’État partie affirme en outre que les requérants ont omis de demander à l’Agence des services frontaliers du Canada un sursis administratif à leur renvoi, autre recours interne qui pourrait leur offrir une perspective raisonnable de réparation. Ils n’ont pris aucune mesure pour exercer ce recours interne disponible et utile avant de soumettre leur requête au Comité, malgré le fait que ce recours aurait mené à l’examen de tout nouvel élément de preuve relatif aux risques. Si leur demande avait été acceptée, cela aurait permis d’empêcher leur renvoi. Ils n’ont pas expliqué pourquoi ils n’avaient pas intenté ce recours.

4.19L’État partie soutient en outre que la requête est irrecevable vu que les requérants n’ont pas suffisamment étayé leurs allégations selon lesquelles ils courent un risque prévisible, personnel et réel d’être torturés en Inde. L’État partie fait valoir que l’affaire des requérants n’a fait l’objet d’aucune décision arbitraire ni d’aucun déni de justice dans le contexte des procédures internes, étant donné que les constatations et conclusions ont été formulées par des autorités nationales compétentes et impartiales sur la base de l’évaluation des risques allégués par les requérants, risques qui n’ont pas été jugés crédibles.

4.20L’État partie affirme que les allégations des requérants ont été jugées non crédibles par les autorités canadiennes sur la base de plusieurs éléments de leur histoire, notamment : a) ils ont utilisé de faux documents et déclarations afin d’obtenir des visas canadiens ; b) le témoignage d’A. R. à l’égard de la location n’était pas crédible, car il y avait d’importantes contradictions entre son témoignage et le bail de location du terrain, qui interdit explicitement la location de la résidence ; c) tous leurs documents d’identification indiquent qu’ils habitaient à la résidence de Pehowa qu’ils prétendent avoir louée ; d) ils n’ont produit aucune autre preuve satisfaisante corroborant le fait qu’ils louaient leur résidence, encore moins à deux individus présumés terroristes ; e) le certificat médical produit pour démontrer qu’A. R. avait été torturé en Inde n’indique pas dans quelles circonstances il aurait subi des blessures, encore moins que la torture en serait la cause ; f) le contrat de location mentionnant les deux locataires, produit devant la Section d’appel des réfugiés compte tenu du manque de crédibilité de leur témoignage devant la Section de la protection des réfugiés, n’est pas une preuve crédible puisqu’il a été produit après coup et obtenu par le paiement d’un pot-de-vin et que, par ailleurs, les requérants ont déjà fait la preuve de leur capacité à fournir de faux documents notamment pour leur demande de visas ; g) ils n’ont pas pu expliquer pourquoi les autorités indiennes croyaient qu’ils étaient associés à des terroristes sikhs qui recherchent l’indépendance du Penjab ou susceptibles d’aider la police dans son enquête sur les activités de terroristes sikhs ; h) ils n’ont pas pu expliquer leur affirmation selon laquelle la police cherchait à leur extorquer de l’argent ; et i) les preuves documentaires concernant le terrorisme sikh étaient dépourvues de date ou trop anciennes, ou ne faisaient aucunement référence à un problème de terrorisme dans la région de Pehowa, où se situait la résidence de location. Ces incohérences et l’absence de clarté, combinées avec l’absence de preuves suffisantes pour corroborer les allégations écrites et orales des requérants, a conduit la Section de la protection des réfugiés et la Section d’appel des réfugiés à conclure que leur histoire n’était ni crédible ni plausible.

4.21Ainsi, l’État partie soutient qu’il n’y a aucun motif sérieux de croire que les requérants feraient face à un risque prévisible, réel et personnel de torture en Inde. Leur argumentation devant le Comité relativement à leurs allégations de risque est insuffisante et garnie de contradictions et d’incohérences. Elle se limite aux décisions des autorités canadiennes relatives à leur demande d’asile, à l’examen des risques avant renvoi et à leur demande pour considérations d’ordre humanitaire, ainsi qu’aux documents examinés, à savoir :

a)Les récits et affidavits des requérants, qui répètent leur histoire relatée devant les autorités canadiennes, lesquelles ont toutes jugé que leurs allégations n’étaient pas crédibles ;

b)Un certificat médical établi par un docteur indien, rédigé le 12 mars 2014, soit près d’un an après qu’A. R. prétend avoir été traité à l’hôpital (mai et juin 2013) en Inde, et qui indique que celui-ci présentait des blessures, mais sans préciser la cause de ces blessures, et encore moins que cette cause puisse être la torture ;

c)Une lettre datée du 15 mars 2014 d’un avocat en Inde, concernant la prise de procédures judiciaires contre la police ;

d)Une lettre d’un sarpanch du village de Koer, qui réitère l’histoire des requérants et exprime son avis personnel selon lequel leurs vies seront en danger jusqu’à ce que la police trouve leurs locataires prétendument terroristes, lettre qui n’est pas datée et sur laquelle le nom du sarpanch n’est pas lisible, et qui selon l’État partie ne présente pas le degré de fiabilité nécessaire pour étayer de manière indépendante les allégations des requérants ;

e)Le bail de location du terrain de la mosquée locale, qui stipule clairement que la résidence sise sur ledit terrain ne pouvait pas être louée, et donc contredit toute allégation des requérants à l’égard de la location de leur résidence.

4.22L’État partie voit difficilement comment, plus de cinq ans après avoir loué leur résidence, A. R. risquerait encore d’être ciblé et torturé parce que certains policiers l’auraient détenu et questionné en 2013 pour avoir hébergé des terroristes. Les requérants n’ont soumis aucune preuve ni fourni aucune explication démontrant pourquoi ils courraient encore un risque en Inde après toutes ces années. Par exemple, ils n’ont soumis aucune preuve quant à la complicité actuelle d’A. R. dans le soutien des militants sikhs en Inde. De plus, il n’existe aucun mandat d’arrestation contre A. R., malgré sa prétention selon laquelle il a été accusé d’avoir hébergé des présumés terroristes et détenu par la police.

4.23Sur le fond, l’État partie soutient que la requête est infondée, car les requérants n’ont pas présenté suffisamment d’éléments crédibles démontrant qu’ils courraient un risque prévisible, personnel et réel d’être soumis à la torture s’ils étaient renvoyés en Inde.

Commentaires des requérants sur les observations de l’État partie

5.1Le 9 avril 2021, les requérants ont soumis leurs commentaires et réaffirmé qu’ils courraient un risque important d’être torturés s’ils étaient renvoyés en Inde. Ils estiment qu’ils ont épuisé tous les recours internes disponibles et que leur requête est bien fondée en droit et en faits.

5.2Les requérants contestent le fait que cette affaire repose sur des preuves générales qui n’établissent pas un risque prévisible, personnel, actuel et réel. Ils considèrent que les différentes instances quasi judiciaires et judiciaires canadiennes n’ont accordé aucun poids à leur argumentation, alors qu’elle est pertinente. L’existence de quelques incohérences ne représente pas un problème de crédibilité majeur. Les requérants font observer qu’ils n’étaient pas en mesure de fournir des preuves documentaires pour corroborer leurs dires. Selon eux, les instances quasi judiciaires canadiennes ont conclu que leur témoignage n’était pas probant sur la base non pas de ce qu’ils disaient, mais de ce qu’ils ne disaient pas, bien qu’il soit de jurisprudence constante qu’un témoignage doit être examiné en fonction de ce qui y est dit.

5.3Les requérants affirment qu’ils ne peuvent pas retourner en Inde, car leur intégrité physique y est menacée et leur sécurité et leurs vies y sont en danger, non seulement en raison des menaces de torture et de peines cruelles qui pèsent contre eux du fait de leur appartenance à un groupe social particulier, en tant que sikhs, mais surtout du fait de l’indifférence avérée des services de sécurité en Inde, dont les policiers, censés protéger la population civile mais eux-mêmes impliqués dans l’insécurité, la persécution, la torture et la violence à travers tout le pays.

5.4Les requérants indiquent qu’une demande humanitaire s’inscrit dans un régime d’exception, ne peut être suspensive et peut prendre trente-deux mois pour être tranchée, ce qui occasionnerait des retards indus car elle n’a aucun effet immédiat sur l’exécution de leur renvoi. Ainsi, la seule demande encore en cours d’examen dans l’État partie est une demande pour considérations d’ordre humanitaire, mais elle ne protège pas les requérants contre une expulsion.

5.5.En outre, les requérants estiment que la procédure d’examen des risques avant renvoi a été conduite par des agents des services d’immigration qui n’ont pas compétence pour les questions relatives aux droits humains, consacrés par les instruments internationaux, et que ces agents ne sont ni indépendants ni impartiaux. De plus, la procédure ne peut porter que sur de nouveaux éléments de preuve apparus depuis le rejet de la demande du statut de réfugié, et sur un simple examen du caractère raisonnable de la décision de renvoi d’une personne lorsqu’il y a des motifs sérieux de croire que celle-ci risque d’être soumise à la torture.

5.6Les requérants affirment que dans les services d’immigration, il existe une attitude extrêmement négative à l’égard des personnes qui demandent le statut de réfugié et que les décisions prises ne font pas l’objet d’un contrôle indépendant.

5.7Les requérants font observer qu’ils n’ont pas disposé d’un recours utile pour contester la décision d’expulsion, et que le réexamen judiciaire de la décision de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada après le rejet d’une demande d’asile n’est pas un appel sur le fond, mais plutôt un examen limité visant à rechercher des erreurs de droit manifestes. La Cour fédérale a systématiquement jugé que les décisions de ladite Commission étaient laissées à l’entière discrétion de cette dernière, et que la Cour ne devait pas intervenir sauf si l’agent d’immigration exerçait son pouvoir discrétionnaire « à des fins illégitimes, selon des critères non pertinents, avec mauvaise foi ou d’une manière manifestement déraisonnable ». La Cour fédérale peut infirmer une décision de la Commission si elle est convaincue que celle-ci : a) a agi sans compétence ; b) n’a pas observé un principe de justice naturelle ou d’équité procédurale ; c) a rendu une décision entachée d’une erreur de droit ; d) a rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée ; e) a agi ou omis d’agir en raison d’une fraude ou de faux témoignages ; ou f) a agi de toute autre façon contraire à la loi. Aucun des motifs susmentionnés ne permet un réexamen au fond de la plainte des requérants.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner tout grief soumis dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément à l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité rappelle que, conformément à l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, il n’examine aucune communication d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Cette règle ne s’applique pas s’il a été établi que les procédures de recours ont excédé des délais raisonnables ou qu’il est peu probable que le requérant obtienne réparation par ce moyen.

6.3À cet égard, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel les requérants peuvent déposer une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision rejetant leur demande d’examen des risques avant renvoi ainsi qu’une demande de sursis administratif à leur renvoi. En outre, l’État partie affirme que les requérants n’ont pas complété leur demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision rejetant leur demande de résidence permanente pour considérations d’ordre humanitaire, notamment qu’ils n’ont pas déposé de dossier à l’appui de leur demande d’autorisation et que la Cour fédérale l’a donc rejetée. Il note en outre que les requérants affirment qu’une demande pour considérations d’ordre humanitaire ne peut être considérée comme un recours utile. À cet égard, le Comité réaffirme sa jurisprudence selon laquelle la demande pour considérations d’ordre humanitaire ne constitue pas un recours utile aux fins de la recevabilité aux termes de l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, étant donné son caractère discrétionnaire et non judiciaire et le fait qu’elle ne suspend pas le renvoi du requérant. En conséquence, le Comité ne considère pas qu’il soit nécessaire que les requérants aient épuisé le contrôle judiciaire de la procédure pour considérations d’ordre humanitaire aux fins de la recevabilité.

6.4En ce qui concerne le fait que les requérants n’ont pas demandé d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision d’examen des risques avant renvoi, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel une telle décision peut faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour fédérale avec autorisation, et qu’un sursis judiciaire à l’expulsion en attendant la décision finale peut également être accordé. D’après les informations figurant dans le dossier, le Comité observe que, conformément à l’article 18.1 (par. 4) de la loi sur les cours fédérales, le contrôle judiciaire d’une décision d’examen des risques avant renvoi par la Cour fédérale ne se limite pas aux erreurs de droit et aux simples vices de procédure, mais que la Cour peut examiner le fond de l’affaire. Le Comité observe également que les requérants n’ont pas avancé d’arguments pertinents pour étayer l’affirmation selon laquelle le contrôle judiciaire de la décision d’examen des risques avant renvoi ne constitue pas un recours effectif. Ils font simplement valoir que cette procédure ne permet pas un réexamen au fond de la plainte. À cet égard, le Comité rappelle que le simple fait de douter de l’efficacité d’un recours ne dispense pas les requérants de l’obligation de l’épuiser, et que la Cour fédérale peut, dans des cas appropriés, examiner le fond d’une affaire. En conséquence, le Comité considère que, dans les circonstances de l’espèce, les requérants n’ont pas épuisé tous les recours internes disponibles, puisqu’ils n’ont pas déposé de demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision d’examen des risques avant renvoi devant la Cour fédérale.

6.5Au vu de ce qui précède, le Comité estime qu’en l’espèce, les requérants disposaient d’un recours utile et efficace qu’ils n’ont pas épuisé.

6.6Compte tenu de cette conclusion, le Comité considère qu’il n’est pas nécessaire d’examiner d’autres motifs d’irrecevabilité.

7.En conséquence, le Comité décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard de l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention ;

b)Que la présente décision sera communiquée aux requérants et à l’État partie.