Nations Unies

CAT/C/72/D/890/2018

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

21 janvier 2022

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision adoptée par le Comité au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 890/2018 * , **

Communication soumise par :

Lucia Černáková (représentée par un conseil, Maroš Matiaško, Forum for Human Rights et Validity Foundation)

Victime(s) présumée(s) :

La requérante

État partie :

Slovaquie

Date de la requête :

10 juillet 2018 (date de la lettre initiale)

Références :

Décision prise en application de l’article 115 du Règlement intérieur du Comité, communiquée à l’État partie le 10 décembre 2018 (non publiée sous forme de document)

Date de la présente décision :

19novembre 2021

Objet :

Enfermement en lit-cage dans une institution de protection sociale

Question(s) de procédure :

Recevabilité − épuisement des recours internes ; fondement des griefs

Questions(s) de fond :

Torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ; absence d’enquête

Article(s) de la Convention :

1, 2 (par. 1), 4 (par. 1), 11, 12, 14 (par. 1) et 16 (par. 1)

1.1La communication est présentée par un conseil au nom de Lucia Černáková, de nationalité slovaque, née le 6 juillet 1983. La requérante affirme que l’État partie a violé les droits qu’elle tient des articles 1er, 2 (par. 1), 4 (par. 1), 11, 12, 14 (par. 1) et 16 (par. 1) de la Convention. La Slovaquie a fait la déclaration prévue à l’article 22 (par. 1) de la Convention, avec effet le 17 mars 1995. La requérante est représentée par un conseil.

1.2L’État partie ayant contesté la recevabilité de la requête, le Comité a décidé le 13 mai 2019 d’examiner conjointement la recevabilité et le fond de la communication.

Rappel des faits présentés par la requérante

2.1La requérante est une femme qui présente un handicap intellectuel associé à un trouble du spectre de l’autisme. Le 29 janvier 2002, le tribunal de district de Nitra l’a privée de sa capacité juridique et a désigné sa mère comme tutrice. Sa mère ne recevant pas un soutien suffisant pour pouvoir faire face à ses besoins à domicile, la requérante a été placée en institution le 3 juillet 2006, au Centre de protection sociale de Maňa. Elle réside actuellement au Centre de protection sociale de Topolčany.

2.2Lorsque la requérante a été placée dans le Centre de Maňa, qui était à l’époque un établissement d’accueil pour femmes ayant un handicap intellectuel ou psychosocial, sa mère a expliqué son comportement au personnel et indiqué qu’elle avait déjà eu des difficultés à s’adapter à la vie en collectivité d’une institution réglementée. Ayant un handicap intellectuel associé à un trouble du spectre de l’autisme, la requérante avait des besoins particuliers en matière de prise en charge. Dans le cadre de la procédure interne, sa mère a produit des preuves de ce que l’institution n’avait pas répondu à ces besoins, ce qui avait été à l’origine d’un incident, survenu le 9 juillet 2006, à l’occasion duquel la requérante avait été enfermée dans un lit‑cage.

2.3Saisi d’une plainte déposée par la mère de la requérante, le Bureau régional de Nitra, organisme de supervision du Centre de Maňa, a constaté après avoir procédé à une enquête que l’intéressée s’était montrée pendant plusieurs jours agressive verbalement et « agitée » et qu’elle était allée jusqu’à jeter une chaise sur une autre pensionnaire. Le Bureau a relevé qu’il était nécessaire qu’un membre du personnel se consacre à elle individuellement et l’accompagne toute la journée. Elle avait reçu, contre son gré, des injections de sédatifs et avait vu un psychiatre qui avait modifié son traitement. Peu avant le 9 juillet 2006, le psychiatre avait annulé une autorisation de sortie temporaire qui lui avait été accordée pour une visite chez elle. Le 9 juillet, l’agressivité de la requérante s’étant accentuée, plusieurs infirmiers l’avaient maîtrisée physiquement avant de la placer à l’isolement dans un lit-cage. En outre, elle avait été soumise de force à une contention chimique par l’administration répétée de sédatifs. Le recours au lit-cage est confirmé par le rapport du Bureau régional, dans lequel il est relevé que si le placement de l’intéressée dans le lit-cage avait bien été consigné, la durée de son enfermement ne l’avait pas été.

2.4Au cours de la procédure interne, les autorités de l’État partie n’ont pas contesté que la requérante avait été placée de force dans un lit-cage dans la matinée du 9 juillet 2006, ni qu’elle y était restée enfermée plusieurs heures contre son gré. La requérante fait observer que l’article 18 a) de la loi sur l’assistance sociale interdit le recours à tout moyen de contention, physique ou non, à l’égard des personnes ayant un handicap intellectuel ou psychosocial placées dans une institution de protection sociale. Cependant, les autorités n’ont pris aucune mesure corrective à la suite de cet incident. La requérante ne s’est vu proposer aucune mesure thérapeutique ni aucune forme d’indemnisation, et aucunes poursuites pénales n’ont été engagées.

2.5Le 18 juillet 2006, à la demande de la mère de la requérante, le Centre de Maňa a décidé de mettre fin à l’internement de celle-ci. Le 24 juillet 2006, la mère de la requérante a formé une plainte contre l’utilisation du lit-cage et les mauvais traitements qu’aurait subi sa fille dans ce centre. Le 17 août 2006, le Bureau régional de Nitra a constaté que le Centre avait enfreint l’article 18 a) de la loi sur l’assistance sociale. Il n’en a toutefois pas informé les autorités de police et l’enquête n’a pas été poursuivie.

2.6Le 5 septembre 2016, la mère de la requérante a déposé plainte au pénal, affirmant que le placement de sa fille dans un lit-cage le 9 juillet 2006 constituait une violation de l’interdiction absolue de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants édictée par le Code pénal. Le 19 octobre 2016, la Direction de la police du district a classé la plainte, et le 20 janvier 2017 cette décision a été confirmée par le Procureur de district de Nové Zámky. Le 20 mars 2017, la mère de la requérante a déposé un recours auprès de la Cour constitutionnelle, qui l’a déboutée le 4 avril 2017. La Cour a estimé que, le Centre de protection sociale de Maňa étant un organisme privé, l’une des conditions de l’infraction de torture ou autres mauvais traitements n’était pas satisfaite. Elle a considéré qu’un autre élément constitutif des mauvais traitements, celui de la mens rea (l’élément intentionnel), faisait également défaut. Elle a aussi fait observer que la requérante aurait pu chercher à obtenir réparation en intentant une action civile.

2.7La requérante affirme que le préjudice qu’elle a subi découle de l’utilisation délibérée d’un lit-cage dans le Centre de protection sociale de Maňa. Il ne s’agit pas d’un cas de négligence médicale, dans lequel le préjudice serait une conséquence négative involontaire du traitement. La requérante soutient que sa plainte devrait être traitée par analogie avec les affaires concernant le recours à des moyens de contention à l’égard de détenus. L’État partie doit être tenu directement responsable de l’utilisation de ce type de mesures. L’utilisation du lit-cage ne constitue pas un traitement médical ou un traitement que la requérante pouvait refuser. De plus, les autorités étaient dans l’obligation de mener une enquête approfondie et efficace pour désigner et sanctionner les responsables et d’accorder une réparation adéquate à la requérante. Cette dernière affirme que dans les cas de mauvais traitements infligés intentionnellement à des personnes se trouvant sous le contrôle d’agents de l’État, les mesures de réparation ne sauraient se limiter à l’indemnisation de la victime.

2.8La requérante conclut en affirmant qu’elle a épuisé tous les recours internes disponibles et utiles, ajoutant que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

Teneur de la plainte

3.1La requérante affirme qu’en l’enfermant dans un lit-cage, on lui a infligé une forme de violence pouvant être considérée comme constitutive de torture ou de traitement cruel, inhumain ou dégradant. Elle soutient que l’utilisation de lits-cages dans les établissements de protection sociale et de santé touche de manière disproportionnée et discriminatoire les personnes ayant un handicap intellectuel ou psychosocial, ainsi que les femmes.

3.2Son placement dans un lit-cage lui a causé une douleur et des souffrances aiguës, notamment en entraînant chez elle un état de détresse émotionnelle et psychologique, ce qui constitue une atteinte à son droit à la santé. Ce traitement a été décidé par des agents publics dans une institution publique ; le personnel du Centre fournissait une protection sociale et des services médicaux et sociaux au nom de l’État, et exerçait un contrôle total et effectif sur la requérante. Compte tenu de ces éléments, la requérante affirme avoir été privée de sa liberté par une décision administrative. Elle a été enfermée délibérément dans un lit-cage à des fins de discipline ou d’intimidation. Elle soutient que ce traitement est constitutif d’une violation des droits qui lui sont garantis par l’article 1er (par. 1) et l’article 16 (par. 1) de la Convention.

3.3La requérante fait valoir qu’aux termes de l’article 2 (par. 1) de la Convention, l’État partie est tenu de prendre des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis dans tout territoire sous sa juridiction.

3.4La requérante affirme également que les droits qu’elle tient de l’article 4 (par. 1) de la Convention ont été violés du fait que les dispositions du droit pénal de l’État partie érigeant les mauvais traitements constitutifs de torture et les autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants en infraction ne sont pas adéquates et ne permettent pas de garantir que les auteurs d’actes de torture et de mauvais traitements font l’objet d’enquêtes efficaces, de poursuites et, s’il y a lieu, de sanctions. La définition de l’infraction figurant à l’article 420 du Code pénal confond la torture et les mauvais traitements et n’énonce pas les éléments constitutifs de la torture. En outre, elle n’établit pas de distinction entre les actes de torture et les mauvais traitements en fonction de la mens rea. Ainsi, une intention est aussi requise dans les cas de traitements dégradants, ce qui restreint considérablement l’applicabilité de cette disposition en pratique. Le cadre existante ne permet donc pas des enquêtes pénales efficaces et favorise une impunité de fait pour des actes de torture ou des mauvais traitements, notamment en l’espèce, où sont en cause des actes infligés à une femme handicapée vivant en institution.

3.5La requérante affirme que l’État partie a violé l’article 11 de la Convention, étant donné qu’il est tenu d’instituer un système efficace et indépendant de contrôle des plaintes pour torture ou mauvais traitements, ainsi que d’inspections externes par des mécanismes civils, notamment de surveillance et de prévention, afin de protéger de tout mauvais traitement les personnes handicapées placées en institution.

3.6Les autorités n’ont pas ouvert d’enquête pénale sur la mesure imposée à la requérante le 9 juillet 2006, ni poursuivi en justice les auteurs des faits pour leur infliger les sanctions appropriées, comme l’aurait exigé l’article 12 de la Convention.

3.7En outre, la requérante n’a pas bénéficié d’une réparation adéquate, effective et rapide, en violation des droits qu’elle tient de l’article 14 (par. 1) de la Convention. Elle n’a reçu aucune indemnisation pour le préjudice physique et moral subi, aucune forme de réadaptation ou de satisfaction ne lui a été proposée ou accordée, et les autorités n’ont pris aucune mesure pour empêcher l’utilisation d’un lit-cage à l’avenir dans son cas et dans celui des femmes ayant un handicap intellectuel ou psychosocial en général.

3.8La requérante ajoute que, dans les établissements de santé et de protection sociale où sont placées des femmes handicapées, le recours à des moyens de contention chimiques, physiques ou mécaniques qui sont constitutifs de torture et de mauvais traitements et entraînent des atteintes à de nombreux droits, est souvent motivé par des stéréotypes concernant les personnes handicapées et justifié à tort par des arguments relatifs à l’incapacité et à la nécessité thérapeutique. Elle affirme que l’État partie n’a pas mis en place les garanties voulues pour protéger les femmes handicapées placées dans des établissements de protection sociale et de santé. Elle ajoute que le recours aux lits-cages demeure légal dans les établissements de santé et qu’aucune norme générale de qualité des soins n’a été adoptée.

3.9La requérante demande, entre autres, que l’État partie lui accorde une réparation et une indemnisation appropriées, fasse procéder à une enquête impartiale sur l’enfermement qui lui a été imposé et la privation de protection dont elle a été victime, et interdise le recours aux lits-cages et aux lits-filets dans les établissements de santé et de protection sociale.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans une lettre datée du 5 février 2019, l’État partie a demandé que la recevabilité de la communication soit examinée séparément du fond, en faisant valoir que la communication devait être considérée comme irrecevable au motif du non-épuisement des recours internes.

4.2L’État partie soutient que la requérante n’a pas épuisé toutes les voies de recours internes, car elle n’a pas cherché à obtenir réparation par voie de justice au titre de la Constitution ou du Code civil pour atteinte à ses droits de la personnalité et elle s’est contentée de déposer une plainte administrative. Compte tenu de la possibilité de bénéficier de l’aide juridictionnelle en matière civile et de la nature de la procédure civile, il fait valoir que la saisine des juridictions civiles constitue un recours disponible et utile. La Cour européenne des droits de l’homme a jugé que les procès devant les juridictions civiles étaient un recours utile dans des cas d’allégations de violation du droit à la vie et du droit à la vie privée et dans des affaires de mauvais traitements. Le Bureau régional de Nitra a conclu que le Centre de Maňa avait manqué aux obligations lui incombant à l’égard de la requérante au titre de l’article 18 a) de la loi sur l’assistance sociale. L’État partie affirme par conséquent que la requérante aurait eu gain de cause si elle avait engagé une action civile, il fait observer à cet égard que dans le cadre de la procédure civile la responsabilité est objective, de sorte qu’un requérant peut se contenter d’établir l’existence d’une atteinte à ses droits personnels et d’un préjudice sans devoir apporter la preuve d’une faute intentionnelle ou d’une négligence. Une action au civil aurait offert à la requérante de meilleures chances de succès qu’une action pénale.

4.3En ce qui concerne l’action pénale, la torture et les traitements cruels, inhumains ou dégradants constituent un crime au regard de l’article 420 (par. 1) du Code pénal. L’État partie soutient que sa législation nationale est pleinement conforme à la Convention. Il relève toutefois que la requérante n’a déposé sa plainte au pénal que dix ans après l’incident relatif à son enferment dans un lit-cage, sur le fondement d’une disposition pénale interdisant la torture et les mauvais traitements à laquelle ne s’applique aucune prescription.

Commentaires de la requérante sur les observations de l’État partie sur la recevabilité

5.1Dans une lettre datée du 11 mars 2019, la requérante a affirmé que sa requête devait être considérée comme recevable et déclaré qu’elle avait saisi l’argument de l’État partie selon lequel une action au civil pour violation de ses droits aurait toutes les chances d’aboutir.

5.2Toutefois, elle s’inscrit en faux contre l’affirmation de l’État partie selon laquelle toutes les voies de recours disponibles et utiles n’ont pas été épuisées en l’espèce, même si elle n’a pas engagé de procédure civile. Elle estime en effet que l’État partie fait une interprétation erronée de la nature des violations alléguées et du rôle de l’action civile en matière de réparation pour des actes de torture et des mauvais traitements. Elle fait valoir que l’utilisation de moyens de contention mécaniques dans la situation de vulnérabilité particulière qui est la sienne impose de procéder à une enquête approfondie et efficace, susceptible de permettre de désigner et de sanctionner les auteurs des actes en cause. L’exercice d’une action au civil ne serait pas un recours adéquat et utile pour les atteintes qu’elle a subies en raison de différents obstacles inhérents à la procédure civile.

5.3Le 24 juillet 2006, la mère de la requérante a déposé une plainte administrative auprès de l’organisme de supervision du Centre, le Bureau régional de Nitra, qui a conclu le 17 août 2006 à la violation de l’article 18 a) de la loi sur l’assistance sociale par le Centre de protection sociale de Maňa. Alors que les autorités de l’État partie auraient dû engager une enquête pénale de leur propre initiative, le Bureau régional de Nitra n’a pas informé la police de ses conclusions, aucune enquête complémentaire n’a été menée et aucune forme de réparation n’a été proposée ou accordée à la requérante.

5.4Le 5 septembre 2016, la mère de la requérante a engagé une action pénale, alléguant que le placement de sa fille dans un lit-cage le 9 juillet 2006 constituait une violation de l’interdiction absolue de la torture et autres mauvais traitements consacrée par le droit pénal et demandant la réalisation d’une enquête effective sur cet incident, ainsi que l’octroi de mesures de réparation. Sa plainte a été classée le 19 octobre 2016. Le 20 mars 2017, la mère de la requérante a introduit un recours devant la Cour constitutionnelle, qui l’a déboutée le 4 avril 2017. La requérante fait observer que le droit interne est en accord avec la Convention en ce qu’il impose que l’auteur de l’infraction de torture soit un agent de l’État, et qu’il va même au-delà de la Convention en posant la même exigence pour les mauvais traitements. Selon elle, l’argument de la Cour constitutionnelle selon lequel le Centre de protection sociale de Maňa est un organisme privé est erroné en droit et en fait. La Cour a cependant conclu sur cette base qu’aucune des deux infractions ne pouvait être établie en droit interne. Elle a en outre estimé que les éléments de l’infraction la moins grave, celle de mauvais traitements, n’étaient pas réunis non plus du fait de l’absence de mens rea.

5.5La requérante affirme que la présente affaire est à distinguer des cas de négligence médicale en ce qu’elle concerne le recours illégal et délibéré à la contention sans aucune justification médicale. Elle fait valoir que le critère utilisé pour déterminer si les recours internes ont été épuisés en l’espèce devrait être celui appliqué par la Cour européenne des droits de l’homme en l’affaire Bureš c. République tchèque. Dans cette affaire, il s’agissait pour la Cour d’apprécier la situation d’un requérant qui avait été attaché à un lit dans un centre de désintoxication sans que l’utilisation de ce moyen de contention n’ait de justification médicale. La Cour a déclaré que, lorsqu’un individu formulait un grief défendable au titre de l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme), la notion de recours effectif impliquait que l’État procède à une enquête approfondie et efficace susceptible de permettre de désigner et de sanctionner les auteurs des actes en cause. En d’autres termes, dans les cas de mauvais traitements infligés intentionnellement à des personnes se trouvant sous le contrôle d’agents de l’État, les mesures de réparation ne pouvaient se limiter à l’indemnisation de la victime. La Cour a conclu qu’une réparation adéquate passait par la réalisation d’une enquête pénale. Elle est de nouveau parvenue à cette conclusion plus récemment dans l’affaire M. S. c. Croatie.

5.6Au sujet de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme à laquelle l’État partie renvoie pour étayer ses arguments concernant l’opportunité d’un procès civil, la requérante conteste la pertinence des affaires citées par l’État partie. Elle soutient qu’aucune d’entre elles n’est semblable à la présente affaire et que, même si c’était le cas, sa propre position s’en trouverait étayée. Dans l’affaire, V. C. c. Slovaquie, la Cour a considéré que la stérilisation de femmes roms, qui relevait de la négligence médicale, constituait une faute médicale et n’a pas conclu à des mauvais traitements intentionnels, comme en l’espèce. La requérante dans cette affaire avait uniquement cherché à obtenir réparation au civil alors qu’elle aurait eu la possibilité de demander l’ouverture d’une action pénale. La question dont la Cour était saisie n’était pas de savoir si la requérante avait épuisé tous les recours internes disponibles, mais si le seul recours qu’elle avait exercé avait été utile. La Cour, considérant que l’État avait violé l’interdiction des mauvais traitements, a conclu que ce recours n’avait pas réparé l’atteinte subie et a alloué à la requérante la somme de 31 000 euros au titre de dommage moral. L’affaire Furdík c. Slovaquie concernait l’intervention tardive des services de secours en montagne, qui avaient échoué à sauver la fille du requérant. L’affaire Baláž et autres c. Slovaquie se rapportait à une situation dans laquelle les recours existants, tant au pénal ou qu’au civil, n’avaient pas effectivement été épuisés. La requérante soutient donc qu’elle a épuisé comme il convient les recours au pénal, qui étaient les seuls qu’elle était tenue d’épuiser au regard des caractéristiques de la violation commise le 9 juillet 2006. Elle rappelle l’opinion formulée par le Comité en l’affaire Osmani c. Serbie, selon laquelle on ne pouvait exiger, aux fins de l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, de quelqu’un qui avait utilisé sans succès un moyen de droit d’épuiser d’autres voies de recours possibles qui auraient visé essentiellement le même but et n’auraient pas offert de meilleures chances de succès.

5.7En ce qui concerne l’engagement d’une action civile, la requérante fait observer que l’article 11 du Code civil vise à protéger les droits de la personnalité. Il s’agit d’un instrument de droit civil qui recèle des obstacles qui le rendent inefficace pour obtenir réparation dans les cas de torture et autres mauvais traitements. Premièrement, selon le paragraphe 1 de l’article l06 du Code civil, le droit à indemnisation se prescrit au bout de deux ans à compter du moment où le requérant a connaissance du dommage, ou de trois ans si le paragraphe 3 du même article s’applique. Le Code civil n’établissant pas de distinction entre les actes de torture et les mauvais traitements, la prescription est d’application générale. Deuxièmement, le droit civil est fondé sur une présomption selon laquelle le plaignant doit apporter la preuve de l’illégalité de l’acte en cause, du dommage subi et du lien de causalité. La charge de la preuve incomberait donc exclusivement à la requérante alors que des informations cruciales concernant la violation commise sont aux mains de l’État partie, qui est seul à en disposer (par l’intermédiaire du Centre de protection sociale de Maňa). Une action pénale permet, elle, à juste titre de faire supporter la charge de l’enquête et de la preuve aux autorités de l’État partie. Troisièmement, la requérante serait tenue de régler les frais de justice et de représentation et, si elle perdait, elle risquerait de se voir condamnée à payer tous les dépens. En l’espèce, l’action civile n’est donc pas un recours utile pour réparer les violations des droits de la requérante.

Observations de l’État partie sur le fond

6.1Dans une lettre datée du 5 septembre 2019, l’État partie a réaffirmé qu’à la suite de la plainte administrative déposée le 24 juillet 2006, le Bureau régional de Nitra avait constaté le 17 août 2006 une violation de l’article 18 a) de la loi sur la protection sociale, qui dispose que dans le cadre de la prise en charge des personnes atteintes de troubles mentaux et de troubles du comportement dans les établissements de protection sociale, le recours à des moyens de contention, physiques ou non, est proscrit même lorsque les personnes concernées se trouvent en phase de crise aiguë de leur maladie. Non content de constater la violation de l’interdiction d’utiliser des lits à filet, le Bureau a ordonné au Centre de Maňa de retirer de ses locaux tous les lits de ce type.

6.2Le 5 septembre 2016, soit plus de dix ans après l’incident, la requérante a engagé une action pénale alléguant que les agissements du Centre de protection sociale de Maňa étaient constitutifs de torture ou d’autres traitements cruels ou inhumains au regard de l’article 420 (par. 1 et 2 a), b) et c)) du Code pénal, ainsi que de maltraitance infligée par un individu à un proche ou à une personne qui lui a été confiée, au regard de l’article 208 du Code. Toutefois, la Direction du corps de police du district de Nové Zámky, agissant rapidement, a classé la plainte le 19 octobre 2016 au motif que les mesures prises par le Centre n’étaient pas constitutives de torture ni d’aucune autre infraction. Le recours formé par la requérante contre cette décision a été rejeté par le Bureau du procureur de district de Nové Zámky le 20 janvier 2017. Le Comité a, quant à lui, été saisi douze ans après les faits, ce qui a rendu plus difficile l’établissement des preuves.

6.3Le 22 mars 2017, la requérante a présenté un recours constitutionnel faisant valoir son droit de ne pas être soumise à la torture ou à d’autres mauvais traitements, son droit à la santé, son droit à une enquête efficace et son droit de ne pas subir de discrimination, et elle a demandé l’annulation des décisions prononcées par la Direction du corps de police du district et le Bureau du procureur de district de Nové Zámky. Le 4 avril 2017, la Cour constitutionnelle a rejeté les griefs de la requérante, qu’elle a estimé dénués de fondement étant donné que, compte tenu des circonstances de l’espèce, le crime de torture ou autre traitement cruel ou inhumain au sens de l’article 420 (par. 1 et 2 a), b) et c)) du Code pénal ne pouvait être établi. Si, de façon générale, le placement d’une personne dans un lit à filet était susceptible d’entraîner un préjudice constitutif d’autre traitement cruel ou inhumain, les circonstances particulières de l’espèce ne pouvaient être considérées comme réunissant les éléments constitutifs de la torture. La requérante avait en réalité été placée dans un lit à filet en raison de l’aggravation de l’état de détresse et de l’agressivité dont elle faisait montre, pour protéger sa santé et sa sécurité et celles des autres pensionnaires du Centre. La Cour a également déclaré qu’en cas de dépôt d’une plainte contre une partie, le droit à l’aide juridictionnelle n’entraînait pas d’obligation pour les autorités chargées de l’application des lois d’engager des poursuites pénales ou de procéder à une enquête, et que l’obligation positive faite à l’État de mener une enquête efficace ne s’appliquait que dans les cas d’atteintes aux droits particulièrement graves. Elle a en outre considéré que puisque le Centre de Maňa était un organisme de droit privé, il n’avait pas exercé l’autorité de l’État, ni en aucune autre manière agi à l’instigation ou avec le consentement de celui-ci en plaçant la requérante dans un lit à filet. Le personnel du Centre n’avait pas non plus agi avec l’intention de causer des souffrances à la requérante, de la punir, de l’humilier ou de lui causer un quelconque autre préjudice, ce qui signifiait que les conditions énoncées à l’article 420 (par. 1) du Code pénal et à l’article premier de la Convention n’étaient pas réunies. La Cour a également déclaré que s’il avait été porté atteinte aux droits de la requérante, celle-ci disposait d’autres voies de recours, comme une action au civil en protection de son intégrité personnelle au titre des articles 11 et suivants du Code civil.

6.4L’État partie soutient que la requérante n’a pas épuisé les recours internes disponibles qui lui auraient permis d’obtenir la protection de ses droits et une indemnisation à raison du préjudice découlant de la violation de son intégrité personnelle. Une action de droit civil aurait été plus efficace que les procédures administratives ou pénales. Les notions de droits personnels et de violation de ces droits sont plus larges que l’infraction de torture, et le Centre de protection sociale de Maňa était objectivement responsable des actes de son personnel, indépendamment de toute culpabilité ou des éléments de fait. Il n’est pas nécessaire que les actes en cause atteignent un degré ou une intensité entraînant une douleur ou des souffrances physiques ou mentales aiguës. Il suffit d’établir que la loi prévoit une obligation donnée et que l’acte prohibé s’est produit. Il est hautement probable que, si elle engageait une action civile, la requérante obtiendrait gain de cause en produisant les éléments de preuve dont elle dispose, et qu’elle se verrait accorder une indemnisation. L’État partie soutient que la requête n’a pas été présentée de bonne foi et conformément au principe de subsidiarité et que la plainte au pénal a été déposée plus de dix ans après l’infraction présumée de torture, qui n’est pas soumise à la prescription. La période relativement longue qui s’est écoulée entre l’incident et le dépôt de la plainte pénale a rendu une nouvelle enquête plus difficile.

6.5Selon la Constitution et le Code pénal de l’État partie, l’interdiction de la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants est absolue en ce qu’elle relève du jus cogens. La loi sur l’assistance sociale, tant dans la version en vigueur jusqu’au 31 décembre 2008 que dans sa version actuelle, donne compétence au Ministère du travail, des affaires sociales et de la famille pour exercer un contrôle sur les services sociaux et veiller au respect des dispositions qu’elle édicte. Toute violation de celles-ci, y compris concernant les obligations faites aux prestataires de services sociaux, est considérée comme une infraction administrative.

6.6En ce qui concerne l’allégation de non-conformité de la législation nationale à la Convention, l’État partie renvoie au texte du paragraphe 1 de l’article 420 du Code pénal qui dispose : « Toute personne qui, dans l’exercice de l’autorité publique, commet un acte, ou consent expressément ou tacitement à la commission d’un acte, visant à terroriser, à torturer ou à soumettre de toute autre manière une personne à un traitement inhumain ou cruel entraînant des souffrances physiques ou mentales s’expose à une peine d’emprisonnement de deux à six ans. ». Cette disposition est inspirée de la définition figurant à l’article 1er (par. 1) de la Convention. La torture est définie comme tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont infligées à une personne. Les autres traitements cruels ou inhumains sont considérés comme ayant une intensité moindre que la torture, ce qui est conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Alors que la définition donnée à l’article premier de la Convention exige que les actes commis obéissent à un motif précis pour être constitutifs de torture, ce critère ne figure pas parmi les éléments de l’infraction énoncés à l’article 420 (par. 1) du Code pénal. La gamme des actes susceptibles d’être considérés comme criminels au titre de cet article est donc plus large, l’établissement de certains éléments subjectifs, dont le motif, n’étant pas nécessaire. Toutefois, il est indispensable que les actes visés aient un lien avec l’exercice d’une autorité, à savoir la prise de décisions relatives aux droits et obligations, et l’intention de commettre lesdits actes doit être établie. Outre qu’il élargit la portée de la disposition dont il s’inspire, l’article 420 (par. 1) du Code pénal érige également en infraction les autres mauvais traitements ayant des conséquences physiques ou psychologiques préjudiciables sur une personne. La responsabilité pénale est ainsi étendue à des actes similaires à la torture, d’une intensité moindre. Le fait de commettre un acte prohibé contre une personne protégée est considéré comme une circonstance aggravante. L’État partie rappelle que le Comité a indiqué que les définitions adoptées au plan national peuvent différer dans leur libellé et être plus larges et plus complètes. Il fait valoir que la définition qu’il a retenue satisfait aux critères minima de la Convention, tout en offrant une applicabilité plus large et une meilleure protection. Aux fins de l’article 4 (par. 1) de la Convention, les actes constitutifs de torture doivent revêtir un caractère intentionnel. En outre, les rapports périodiques soumis au Comité en application de la Convention répertorient d’autres infractions couvrant certains éléments de la torture ; c’est le cas notamment du génocide, des disparitions involontaires, des coups et blessures ou de l’extorsion.

6.7L’État partie conteste l’affirmation de la requérante selon laquelle sa législation ne fait pas clairement la distinction entre la torture et les autres mauvais traitements, étant donné les différences dans le degré de culpabilité et l’intention requise comme élément subjectif de l’infraction. L’article 16 (par. 1) de la Convention définit les autres actes constitutifs de mauvais traitements comme des actes n’atteignant pas l’intensité de la torture. Dans le commentaire de la Convention, il est dit que la distinction entre les définitions figurant à l’article 1er (par. 1) et à l’article 16 (par. 1) est fondée sur la différence d’intensité des actes et sur le fait qu’aucun motif précis n’est requis dans le second cas. Il convient de ne pas confondre motif et intention. L’article 1er (par. 1) comme l’article 16 (par. 1) de la Convention exigent une intention coupable comme fondement factuel de l’infraction (mens rea). À cet égard, l’article 420 (par. 1) du Code pénal devrait donc être considéré comme conforme à l’article 16 (par. 1) de la Convention. En outre, comme l’a expliqué le Comité, il est presque impossible de distinguer entre l’obligation de prévenir la torture et celle de prévenir les mauvais traitements, car ces deux obligations sont indissociables, interdépendantes et intimement liées. Le paragraphe 1 de l’article 16 renvoie également à d’autres dispositions de la Convention, notamment aux articles 10, 11 12 et 13, dont il est expressément dit qu’ils sont applicables à la prévention des mauvais traitements sous réserve des conditions posées au paragraphe 2 de ce même article. Par conséquent, l’obligation posée à l’article 4 (par. 1) de la Convention s’applique, elle, au premier chef à la torture telle que définie à l’article 1er (par. 1), et non aux mauvais traitements. L’État partie fait aussi valoir que la Convention n’exige pas l’incrimination des autres mauvais traitements, et il renvoie aux paragraphes 9 et 1 de l’observation générale no 2 (2007) du Comité sur l’application de l’article 2. Ainsi, si l’article 420 (par. 1) du Code pénal ne marque pas la distinction entre torture et mauvais traitements, l’État partie ne peut avoir manqué à ses obligations au titre de l’article 4 (par. 1) de la Convention en ce qui concerne les mauvais traitements. À l’inverse, l’incrimination des mauvais traitements par l’article 420 (par. 1) du Code pénal élargit la protection des personnes contre la torture et les mauvais traitements par rapport aux obligations découlant de l’article 16 (par. 1) de la Convention. L’État partie affirme que la législation nationale est donc conforme aux dispositions de la Convention et notamment à son article 1er (par. 1).

6.8En outre, la requérante n’a pas été placée dans un lit à filet pour un motif discriminatoire fondé sur son sexe ou sa situation de handicap. Si un renversement de la charge de la preuve s’applique en cas de discrimination présumée, la requérante reste tenue de produire des preuves permettant d’établir la réalité de cette discrimination. Étant donné qu’elle était placée dans un Centre de protection sociale exclusivement réservé aux femmes à l’époque des faits et qu’aucune donnée ou information pertinente relative à des cas présumés de violence institutionnelle présumée survenus dans des établissements pour hommes n’ont été fournis dans la requête, l’État partie considère l’allégation de la requérante comme dépourvue de fondement.

6.9En ce qui concerne les allégations de violation de l’article 2 (par. 1) et de l’article 11 de la Convention, l’État partie affirme que les femmes présentant un handicap physique, intellectuel ou psychosocial jouissent d’une protection suffisante contre toutes les formes de maltraitance, car la loi sur les services sociaux (en vigueur depuis le 1er janvier 2009) interdit tout recours à la violence ou à des restrictions de la liberté individuelle dans les établissements de santé et de protection sociale. Aucunes statistiques ne viennent étayer les allégations de la requérante à ce sujet. L’interdiction d’avoir recours à toute forme de violence ou de restriction de la liberté individuelle, y compris d’utiliser des lits à filet, figurait également dans la version de l’article 18 a) de la loi sur l’assistance sociale en vigueur entre le 1er juillet 1998 et le 31 décembre 2008. La législation existante assurait donc à la requérante une protection contre toute atteinte à ses droits personnels en ce qu’elle interdisait directement l’utilisation de lits à filet comme moyen de contention physique. Les actes du Centre de protection sociale de Maňa lors de l’incident en cause constituaient une infraction à la législation applicable. Toutefois, étant donné qu’il a révisé les dispositions en vigueur à l’époque, l’État partie estime avoir adopté les mesures voulues pour prévenir la torture et les mauvais traitements conformément aux obligations qui lui incombent au titre de l’article 2 (par. 1) de la Convention, lu conjointement avec l’article 16 (par. 1).

6.10La législation en vigueur au moment des faits habilitait les municipalités, les régions autonomes, le Ministère du travail, des affaires sociales et de la famille et le Bureau du Médiateur à procéder à des contrôles et exercer une surveillance sur les établissements de protection sociale, conformément aux obligations internationales incombant à l’État partie. La requérante a dénoncé l’atteinte portée à ses droits en déposant une plainte administrative auprès du Bureau de la région autonome de Nitra, qui a estimé que le Centre de Maňa avait enfreint l’article 18 a) de la loi sur l’assistance sociale et a ordonné que tous les lits à filet soient retirés du Centre. Étant donné la longueur du délai qui s’est écoulé entre l’incident en cause et la présentation de la communication, les règles relatives à la conservation et à la protection des données font que l’État partie ne dispose pas d’autres informations concernant cet incident. De même, il ne dispose d’aucunes données ou statistiques complètes sur les contrôles et la surveillance exercés sur les prestataires de services de protection sociale. La requérante est aujourd’hui prise en charge par l’institution publique Harlekýn de Topolčany. Sa mère a déposé plainte à plusieurs reprises contre les abus et traitements inhumains dont sa fille serait également victime dans cet établissement. Le Ministère, les autorités de la région autonome de Nitra et les autorités chargées de faire appliquer la loi ont procédé à des contrôles, conformément à l’article 11 de la Convention, mais aucun d’entre eux n’a estimé que les allégations de la mère de la requérante étaient justifiées et aucune violation de la législation en vigueur n’a été mise en évidence. L’État partie relève à nouveau que la requérante ne s’est pas prévalue des recours disponibles au titre de l’article 11 du Code civil, bien que l’atteinte à ses droits découlant de son placement dans un lit à filet ait été constatée, et que l’intéressée a attendu plus de dix ans après l’incident pour engager une action pénale.

6.11Concernant l’allégation de violation de l’article 12 liée à l’absence d’enquête contre les employés du Centre de Maňa et de mise en jeu de leur responsabilité pénale, l’État partie fait valoir que tout acte ne peut pas être qualifié de criminel et entraîner la condamnation d’un tiers. Il explique que le Code pénal, la loi sur le corps de police et la loi sur le ministère public garantissent l’ouverture immédiate d’une enquête impartiale. À la suite du dépôt d’une plainte au pénal, le 5 septembre 2016, l’enquêteur de police compétent a demandé aux autorités de la région autonome de Nitra de lui transmettre les éléments de preuve recueillis lors du traitement de la plainte administrative. Ayant réalisé son évaluation en tenant compte notamment des témoignages du médecin traitant de la requérante, du directeur du Centre de l’époque et de son successeur, la Direction du corps de police du district a classé la plainte au motif que les éléments constitutifs de l’infraction de torture au sens de l’article 420 (par. 1) du Code pénal n’étaient pas réunis, et déclaré que les mesures prises par le Centre ne pouvaient pas non plus être considérées comme relevant d’une quelconque autre infraction. La requérante a introduit un recours contre cette décision auprès du Bureau du procureur de district de Nové Zámky, qui l’a déboutée le 27 octobre 2016, confirmant la décision de la Direction du corps de police de district. Compte tenu des faits de l’espèce, l’État partie soutient qu’une enquête indépendante et impartiale a été ouverte immédiatement, conformément aux dispositions du Code pénal et comme l’exige l’article 12 de la Convention.

6.12En ce qui concerne les griefs tirés de l’article 14 de la Convention, la requérante fait observer que malgré les plaintes qu’elle a déposées auprès des juridictions administratives, pénales ou constitutionnelles, elle ne s’est vu proposer aucune indemnisation pour le préjudice qui lui a été causé par le Centre de protection sociale de Maňa. Étant donné que l’incident en cause n’est pas constitutif de torture au regard du Code pénal, il n’y a aucune raison d’invoquer l’article 14 de la Convention, que l’État partie ne peut avoir enfreint. N’importe quel acte ne peut pas être qualifié de torture au sens de l’article 1er (par. 1) de la Convention ou de mauvais traitements au sens de son article 16. En cas d’atteinte à des droits personnels, des voies autres que celles prévues par le droit pénal sont disponibles, comme par exemple une action au titre du Code civil en protection de l’intégrité personnelle et en indemnisation du préjudice subi. Dans l’affaire Baláž et autres c. Slovaquie, relative à des allégations de mauvais traitements par la police, la Cour européenne des droits de l’homme a conclu que les requérants n’avaient pas épuisé tous les recours internes disponibles car ils pouvaient demander la protection de leurs droits personnels et une indemnisation pour le préjudice non pécuniaire subi, au titre de l’article 11 du Code civil. Dans l’affaire N. B. c. Slovaquie, les requérantes avaient demandé une indemnisation pour stérilisation forcée au titre de l’article 11 du Code civil. Alors que les juridictions nationales avaient considéré la stérilisation forcée comme illégale, sans pour autant la qualifier d’infraction, la Cour européenne n’a pas conclu à une violation de la Convention européenne des droits de l’homme, estimant que les autorités judiciaires ou policières nationales avaient traité efficacement les plaintes des requérantes. Pour exercer un recours à raison de la violation par une autorité publique des obligations lui incombant, la requérante aurait dû saisir les tribunaux conformément à la loi sur les plaintes. Étant donné que, selon la décision des autorités de la région autonome de Nitra, le Centre de Maňa avait violé l’interdiction énoncée à l’article 18 a) de la loi sur l’assistance sociale, une action au civil devant une juridiction indépendante et impartiale aurait constitué la voie de recours disponible la plus efficace et la plus accessible pour demander réparation du préjudice découlant des actes du Centre. La requérante avait à sa disposition des moyens accessibles et, si elle les avait utilisés, efficaces, d’obtenir une indemnisation. Cependant, l’action civile s’est éteinte faute pour la requérante d’avoir engagé la procédure dans les délais prévus. Le cadre général de l’indemnisation des victimes d’infractions au sens de l’article 14 de la Convention est, quant à lui, régi par la loi sur les victimes d’infractions, qui prévoit également une assistance psychologique et le bénéfice de l’aide juridictionnelle.

6.13Pour conclure, l’État partie réaffirme que les actes du Centre de protection sociale de Maňa ne présentent pas les éléments factuels constitutifs de l’infraction de torture au sens de l’article 420 (par. 1) du Code pénal et que ni l’article 1er (par. 1) ni l’article 16 (par. 1) de la Convention n’ont été violés. Étant donné qu’il s’est acquitté comme il se doit des obligations qui lui incombent au titre de la Convention et que des mécanismes de prévention de la torture et des mauvais traitements existent, il estime qu’il n’a pas violé les dispositions des articles 1er (par. 1), 2 (par. 1), 4 (par. 1), 11, 12, 14 (par. 1) et 16 (par. 1) de la Convention.

Informations supplémentaires reçues de la requérante

7.1Dans une lettre datée du 18 février 2020, la requérante a fait valoir que l’État partie n’avait pas contesté les faits de l’affaire et a réaffirmé que son placement dans un lit-cage était illégal au regard de la législation slovaque à l’époque où ce moyen de contention a été utilisé par le Centre de protection sociale de Maňa, et que les conséquences préjudiciables d’un tel procédé sur les personnes handicapées avaient été admises par l’État partie.

7.2La requérante conteste l’argument selon lequel elle n’aurait pas épuisé les recours internes disponibles en n’engageant pas d’action civile sur le fondement de la violation, non constitutive de torture ou mauvais traitements, de ses droits personnels. Elle estime que l’État partie fait une interprétation erronée de la nature des violations qu’elle dénonce et de l’utilité de l’action civile pour obtenir réparation d’actes de torture ou de mauvais traitements.

7.3L’action pénale étant la seule voie de recours à la fois disponible et utile, la requérante estime avoir épuisé tous les recours internes qui lui étaient ouverts. En raison de sa vulnérabilité, elle aurait été désavantagée si elle avait engagé une action civile, qui se serait révélée sans utilité car non accessible en pratique dans sa situation particulière. En effet, elle n’avait pas les moyens ni la possibilité de se faire représenter par un avocat spécialisé, elle n’avait pas accès aux éléments indispensables pour assumer la charge de la preuve, et elle ne disposait pas des compétences nécessaires pour présenter une requête en justice. Le défendeur à l’action civile qu’elle aurait engagée ne pouvait être que le Centre de Maňa en tant que personne morale, de sorte que les auteurs des atteintes portées à ses droits seraient restés impunis.

7.4Selon le droit international des droits de l’homme, il convient de faire une distinction stricte entre les conséquences involontaires d’actes médicaux par ailleurs légitimes ou justifiables d’un côté, et les actes intentionnels de l’autre. Dans le second cas, il n’est pas nécessaire d’épuiser les recours internes en engageant une action visant la protection des droits personnels. En l’espèce, le préjudice subi découlait du placement délibéré et illégal de la requérante dans un lit-cage, sans aucun motif médical. La présente espèce doit être traitée par analogie avec les affaires concernant le recours à des moyens de contention à l’égard de détenus ou de patients internés dans des hôpitaux psychiatriques. La notion de recours utile implique que l’État procède à une enquête approfondie et efficace. Dans les cas de mauvais traitements infligés intentionnellement à des personnes soumises au contrôle d’agents de l’État, les mesures de réparation ne sauraient se limiter à l’indemnisation de la victime. La requérante rejette donc l’argument selon lequel elle n’aurait pas agi de bonne foi en soumettant sa requête au Comité sans avoir cherché à obtenir réparation au civil. Compte tenu du caractère intentionnel et illégal de l’utilisation d’un lit-cage pour y placer une personne en situation de handicap, le dépôt d’une plainte auprès du Bureau régional de Nitra, qui a constaté les faits, suivi du dépôt d’une plainte au pénal étaient les seules voies de droit appropriées dont la requérante disposait pour obtenir que les auteurs des actes en cause soient désignés et sanctionnés, et se voir accorder des garanties de non répétition ainsi qu’une forme de satisfaction et d’indemnisation.

7.5La requérante réaffirme que les quatre éléments constitutifs de la torture, à savoir une douleur ou des souffrances aiguës, une intention, un motif et une implication de l’État, étaient réunis et que son placement dans un lit-cage lui a causé une détresse émotionnelle profonde. La violation de ses droits découle de ce que les dispositions du droit pénal national érigeant en infraction la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants ne sont pas adéquates. De plus, la législation nationale ne garantit pas que les actes de torture et les mauvais traitements donnent lieu à enquêtes efficaces, et que leurs auteurs fassent l’objet de poursuites et, s’il y a lieu, de sanctions. La définition figurant à l’article 420 du Code pénal confond la torture et les mauvais traitements et n’énonce pas les éléments constitutifs de la torture. En particulier, la loi omet de préciser les motifs de la torture, parmi lesquels la discrimination. Elle ne distingue pas non plus entre les actes de torture et les mauvais traitements en fonction de la mens rea. Une intention étant exigée même pour les actes relevant de traitements dégradants, l’applicabilité de cette disposition est considérablement restreinte en pratique. Bien qu’au regard du droit international l’acte commis contre la requérante ait pu être considéré comme un acte de torture ou une peine ou traitement cruel, inhumain ou dégradant, le droit pénal interne ne permet pas de le qualifier utilement, de sorte qu’il est impossible en pratique de procéder à une enquête judiciaire efficace et que l’impunité prévaut de facto pour des actes de torture ou des mauvais traitements qui ont été infligés en l’espèce à une femme handicapée vivant en institution.

7.6La requérante affirme que l’État partie a violé l’obligation qui lui incombe de prendre des mesures législatives, administratives, judiciaires et autres mesures efficaces pour empêcher que des actes de torture soient commis sur tout territoire sous sa juridiction, et pour instituer un système de contrôle efficace et indépendant en cas de plaintes pour torture ou mauvais traitements et un système d’inspection externe afin de protéger de tout mauvais traitement les personnes handicapées placées en institution. Dans les établissements de santé et de protection sociale où sont placées des femmes handicapées, le recours à des moyens de contention chimiques, physiques ou mécaniques qui sont constitutifs de torture et de mauvais traitements et entraînent des atteintes à de nombreux droits est motivé par des stéréotypes concernant les personnes handicapées et justifié à tort par des arguments relatifs à l’incapacité et à la nécessité thérapeutique. L’État partie n’a pas mis en place les garanties voulues pour protéger les femmes handicapées placées dans des établissements de protection sociale et de santé contre toute maltraitance, dans la mesure où l’utilisation des lits-cages reste à ce jour légale dans les établissements de santé.

7.7Les autorités n’ont pas engagé de poursuites pénales après l’incident du 9 juillet 2006, elles n’en ont pas poursuivi le ou les auteurs en justice et n’ont pas prononcé de sanctions pénales appropriées, comme l’exige l’article 12 de la Convention. La requérante conclut en rappelant qu’aucune forme de réparation ne lui a été proposée ou accordée pour le préjudice subi du fait de son placement dans un lit-cage et que les efforts qu’elle a déployés pour obtenir réparation ont été vains. L’État partie a donc failli à l’obligation qui lui incombe d’accorder à la requérante une réparation adéquate au titre de l’article 14 de la Convention.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme l’article 22 (par. 5 a)) de la Convention lui en fait l’obligation, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.2En ce qui concerne l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la requérante n’a pas épuisé les voies de recours internes étant donné qu’elle aurait pu engager une action au civil au titre de l’article 11 du Code civil, ce qui lui aurait très probablement permis d’obtenir réparation du préjudice subi, eu égard au principe de responsabilité objective. L’État partie a affirmé que la requérante n’avait présenté une plainte au pénal qu’en 2016, soit dix ans après la décision prononcée sur sa plainte administrative, et que la communication n’était pas soumise de bonne foi. Le Comité prend note de l’argument de la requérante qui affirme que la procédure au pénal est le seul recours disponible utile, compte tenu du renversement de la charge de la preuve, et qu’une action civile n’aurait pas été utile. Compte tenu de sa situation de femme handicapée, elle soutient qu’elle ne pourrait assumer la charge de la preuve puisque le Centre de protection sociale de Maňa se trouve en possession des éléments nécessaires, que sa propre capacité juridique est limitée et que ses griefs sont prescrits (voir plus haut, par. 5.5, 6.3, 6.4 et 7.3). La requérante fait en outre valoir que l’action civile ne pourrait garantir la réalisation d’une enquête effective sur les mauvais traitements qu’on lui a fait subir illégalement et délibérément et ne lui permettrait pas d’être indemnisée du préjudice qui lui a été causé, que l’État partie a manqué à son obligation d’enquêter d’office sur l’incident et que les auteurs des faits restent impunis. Le Comité relève que le Bureau régional de Nitra a constaté la violation des droits de la requérante par une décision en date du 17 août 2006, que la plainte pénale de la requérante a été classée en 2016, que la requérante a été déboutée de son appel contre cette décision et que son recours constitutionnel a été rejeté le 4 avril 2017 au motif qu’il n’était pas fondé. Il relève également que la Cour constitutionnelle n’a pas estimé que la plainte pénale formée en 2016 constituait un abus du droit de saisir la justice et que la communication a été présentée alors que plus d’une année s’était écoulée depuis l’épuisement de la dernière voie de recours disponible en 2018. Dans ces circonstances, le Comité considère qu’il est peu probable qu’une action civile aurait permis à la requérante d’obtenir une réparation effective, car l’intéressée n’aurait pas été en mesure de l’exercer en pratique du fait notamment de l’absence de mesures procédurales d’aménagement raisonnable de la charge de la preuve, et qu’en outre ladite action n’aurait pas permis d’établir la responsabilité des auteurs des actes dont elle a été victime. Le Comité considère donc qu’il n’est pas empêché par l’article 22 (par. 5 b)) de la Convention d’examiner la communication.

8.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie qui affirme que la communication est manifestement mal fondée, et partant irrecevable, au regard du l’article 22 (par. 2) de la Convention, s’agissant en particulier des allégations de la requérante selon lesquelles la mesure de contention qu’elle a subie serait constitutive de torture, de maltraitance fondée sur des stéréotypes et de discrimination, en violation de l’article premier. Il prend aussi note de l’objection formulée par l’État partie, qui soutient que les éléments constitutifs de la torture, notamment l’intention, l’intensité et le motif des actes en cause ainsi que la qualité de l’auteur, ne sont pas réunis car la requérante a fait l’objet de cette mesure après avoir montré un comportement présentant des risques pour sa propre santé et pour celle des autres pensionnaires du Centre de protection sociale de Maňa. Le Comité rappelle que les personnels d’institutions non étatiques ou même du secteur privé prestataires de services publics agissent à titre officiel en ce sens qu’ils se substituent à l’État en s’acquittant des obligations qui lui incombent et qu’ils ne sont pas dispensés de l’obligation qui incombe aux agents de l’État de prévenir la torture et les mauvais traitements. Il fait observer que les autorités de l’État partie n’ont pas correctement apprécié la qualité des auteurs des faits étant donné que les services publics fournis par le Centre de Maňa relèvent de la loi sur l’assistance sociale, que la surveillance des activités du Centre est régie par le Code des procédures administratives et que le Bureau régional de Nitra, qui a fondé le Centre, a constaté une violation de la loi dans le cadre de l’exercice de l’autorité de l’État partie. Le Comité fait observer aussi que l’intention délibérée et le motif discriminatoire de la mesure de contention imposée à la requérante n’ont pas été établis de sorte qu’il soit possible de conclure que l’acte en cause était constitutif de torture, et qu’aucun élément de preuve n’a été produit à l’appui des allégations de maltraitance fondée sur des stéréotypes et de discrimination. Les griefs tirés de l’article premier de la Convention, y compris les allégations de maltraitance et de discrimination fondés sur des motifs liés au sexe et au handicap de la requérante, n’étant pas suffisamment étayés, le Comité les considère comme manifestement dépourvus de fondement et donc irrecevables au regard de l’article 22 (par. 2) de la Convention.

8.4Le fait que les éléments constitutifs de la torture ne soient pas réunis n’empêche pas le Comité d’examiner le point de savoir si la mesure de contention imposée à la requérante était constitutive de mauvais traitement. Le Comité prend note des griefs de la requérante selon lesquels la mesure de contention à laquelle elle a été soumise pendant son internement au Centre de protection sociale de Maňa et l’absence d’enquête sur les faits et ainsi que l’absence de réparation, constituent une violation des articles 2 (par. 1), 4 (par. 1), 11, 12, 14 (par. 1) et 16 (par. 1) de la Convention. Il considère que ces griefs sont suffisamment étayés aux fins de la recevabilité. Ne voyant aucun autre obstacle à la recevabilité, il déclare recevables les griefs tirés des articles 2 (par. 1), 4 (par. 1), 11, 12, 14 (par. 1) et 16 (par. 1) de la Convention et passe à leur examen au fond.

Examen au fond

9.1Conformément à l’article 22 (par. 4) de la Convention, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations que lui ont communiquées les parties.

9.2En l’espèce, la question dont le Comité est saisi est celle de savoir si le placement de la requérante dans un lit-cage à des fins de contention le 9 juillet 2006 a constitué une forme de violence et de préjudice ayant porté atteinte aux droits garantis à l’intéressée par les articles 2 (par. 1), 4 (par. 1), 11, 12, 14 (par. 1) et 16 (par. 1) de la Convention.

9.3En ce qui concerne les griefs tirés par la requérante de l’article 16 (par. 1), le Comité prend note de l’argument de la requérante selon lequel son placement dans un lit-cage dans le Centre de protection sociale de Maňa n’était pas justifié par une nécessité médicale et présentait une analogie avec les mesures de restriction indues imposées aux personnes privées de liberté. La requérante fait valoir que cette mesure de contention lui a été imposée intentionnellement dans le but de la discipliner, que le personnel du Centre de protection sociale a agi à titre officiel et qu’elle a été privée de sa liberté par une décision administrative. Le Comité prend également note de l’affirmation selon laquelle ce traitement a causé à la requérante une douleur et des souffrances aiguës constitutives d’un traitement cruel, inhumain ou dégradant, voire de torture, et ce type de mesure serait imposé de manière disproportionnée et discriminatoire aux personnes ayant un handicap intellectuel ou psychosocial, ainsi qu’aux femmes. De plus, il prend note de l’allégation selon laquelle l’utilisation de lits‑cages demeure légale dans les établissements de santé et aucune norme générale de qualité des soins n’a été adoptée. Il note que l’État partie fait observer que n’importe quel acte ne peut pas être qualifié de mauvais traitement au sens de l’article 16, mais relève toutefois que la Cour constitutionnelle a admis que la requérante avait pu subir un traitement dégradant. Dans ce contexte, il rappelle que dans sa jurisprudence et dans son observation générale no 2 (2007), il a traité du risque de torture et de mauvais traitements par des acteurs non étatiques, ainsi que du manquement d’un État à exercer la diligence voulue pour intervenir afin de mettre un terme aux actes interdits par la Convention susceptibles d’engager la responsabilité de l’État. Il rappelle aussi que les mauvais traitements peuvent résulter d’actes ou d’omissions et qu’ils ne supposent pas nécessairement une intention, la négligence pouvant suffire. Compte tenu des informations dont il dispose, le Comité conclut qu’il convient de prendre pleinement en considération les allégations de la requérante, à savoir que la mesure de contention en cause a été imposée par le personnel du Centre agissant à titre officiel − au nom de l’État − et que l’acte en question, de par son intensité et ses conséquences préjudiciables, est constitutif de mauvais traitements au sens de l’article 16 (par. 1) de la Convention.

9.4En ce qui concerne le grief de violation de l’article 2 (par. 1), le Comité note que la requérante affirme que l’État partie a omis de prendre des mesures efficaces pour prévenir les actes de torture ou les mauvais traitements étant donné qu’elle a été placée dans un lit‑cage à titre de mesure de contention alors qu’elle était privée de sa liberté, et qu’elle n’a donc pas bénéficié d’une protection adéquate contre la maltraitance et les actes de violence. Bien que la requérante ait déposé plusieurs plaintes, cet incident n’a pas fait l’objet d’une enquête efficace. Le Comité rappelle que l’obligation de prévenir les mauvais traitements recoupe celle d’empêcher que des actes de torture ne soient commis et lui est dans une large mesure équivalente, que la ligne de démarcation entre les mauvais traitements et la torture est souvent floue et que les circonstances qui sont à l’origine de mauvais traitements ouvrent souvent la voie à la torture, de sorte que les mesures requises pour empêcher la torture doivent aussi s’appliquer à la prévention des mauvais traitements. Il relève qu’à l’époque des faits l’utilisation de lits‑cages était illégale au regard de la législation slovaque et que l’État partie a admis qu’un tribunal national avait conclu à une violation de la loi sur l’assistance sociale à l’égard de la requérante, du fait, entre autres, que la durée de la mesure de contention qui lui avait été imposée n’avait pas été consignée dans un registre ad hoc. Le Comité estime que le fait que le Bureau régional de Nitra ait constaté une violation de la législation nationale sans remédier aux conséquences préjudiciables de cette violation pour la requérante ne constitue pas un moyen efficace de lutter contre les mauvais traitements afin d’empêcher qu’ils ne se reproduisent. En outre, aucune information n’a été fournie au sujet des mesures prises pour remédier au fait que la durée de l’enfermement de la requérante n’a pas été consignée. En conséquence, le Comité conclut qu’il y a eu violation de l’article 2 (par. 1) de la Convention, lu conjointement avec l’article 16 (par. 1).

9.5En ce qui concerne les griefs tirés de l’article 4 (par. 1), le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’article 420 du Code pénal offre une protection élargie étant donné qu’il criminalise à la fois les actes de torture et les mauvais traitements, alors que selon lui l’article 4 de la Convention vise uniquement la torture. Il prend toutefois note de l’objection formulée par la requérante, à savoir que la définition de l’infraction qui est donnée dans le Code pénal confond torture et mauvais traitements puisqu’elle n’énonce pas les éléments constitutifs de la torture et n’établit pas de distinction entre les actes de torture et les mauvais traitements en ce qui concerne la mens rea, l’intention étant requise même pour les cas de traitements dégradants. La requérante fait valoir qu’il est donc impossible de procéder à une enquête judiciaire efficace et que l’impunité prévaut de facto en cas d’actes de torture ou de mauvais traitements infligés à une femme handicapée vivant en institution. Le Comité rappelle que l’un des objectifs de la Convention est d’éviter que les auteurs de tels actes ne restent impunis. Il rappelle aussi que les critères d’intention et de finalité énoncés à l’article premier ne supposent pas une analyse subjective des motivations de l’auteur et doivent être déterminés de manière objective compte tenu des circonstances, que les mauvais traitements diffèrent de la torture par l’intensité de la douleur et des souffrances infligées, sans que leur motif doive être établi, et qu’ils peuvent résulter d’une négligence. Il relève que si les autorités ont officiellement examiné les circonstances dans lesquelles une mesure de contention a été imposée à la requérante, la plainte déposée par celle-ci a été classée au motif que les éléments exigés par l’article 420 du Code pénal n’étaient pas réunis, sans que les auteurs des mauvais traitements infligés ne soient poursuivis et punis. Le Comité conclut à la violation de l’article 4 (par. 1) de la Convention.

9.6Le Comité prend note du grief de violation de l’article 11 de la Convention formulé par la requérante au motif que l’État partie ne se serait pas acquitté de son obligation d’instituer un système efficace et indépendant de contrôle des plaintes pour torture ou mauvais traitements ainsi que d’inspections externes par des mécanismes civils, notamment de surveillance et de prévention, afin de protéger de tout mauvais traitement les personnes handicapées placées en institution. La requérante affirme qu’il y a aussi eu violation de l’article 11 en ce que l’État partie n’a pas exercé la surveillance voulue sur la mesure de contention imposée, dont la durée n’a pas été consignée. Le Comité rappelle que l’obligation de surveillance visant à prévenir la torture et les mauvais traitements vise les situations de violence infligée dans la sphère publique comme privée. Faute d’information probante de la part de l’État partie permettant d’établir qu’une surveillance des conditions de la contention imposée à la requérante a été assurée, le Comité conclut à la violation par celui-ci de l’article 11 de la Convention.

9.7Concernant le grief de violation de l’article 12, le Comité prend note de l’argument de la requérante selon lequel les autorités n’auraient pas procédé à une enquête sur l’incident du 9 juillet 2006, n’en auraient pas poursuivi les auteurs en justice et n’auraient pas imposé à ceux-ci les sanctions pénales appropriées. Il prend également note de ce que l’État partie soutient que la plainte de la requérante a été examinée avant de faire l’objet d’un classement. Bien qu’une enquête ait été ouverte, l’État partie n’a pas engagé de poursuites contre les auteurs présumés des mauvais traitements au motif que les éléments matériels d’une infraction n’avaient pas été établis. Le Comité note que l’État partie a également fait valoir que la requérante n’avait pas cherché à obtenir d’indemnisation pour le préjudice immatériel subi. Il rappelle l’obligation incombant à l’État partie au titre de l’article 12 de la Convention de veiller à ce que ses autorités compétentes procèdent immédiatement à une enquête impartiale chaque fois qu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un acte de torture a été commis. Cette enquête doit être rapide, impartiale et efficace. L’enquête criminelle doit chercher à déterminer la nature et les circonstances des actes allégués, à établir l’identité des personnes qui ont pu être impliquées, à offrir à la victime une forme de réparation adéquate et à lutter contre l’impunité pour les violations de la Convention. Le Comité rappelle en outre que l’article 12 s’applique également aux allégations de peines ou traitements ou cruels, inhumains ou dégradants. Il estime en conséquence que lorsqu’un traitement est infligé intentionnellement à une personne se trouvant sous le contrôle d’agents de l’État ou d’acteurs non étatiques agissant à titre officiel, les mesures de réparation ne sauraient se limiter à l’indemnisation de la victime. Dans les circonstances de l’espèce, le Comité conclut que l’État partie a manqué aux obligations qui lui incombent au titre de l’article 12 de la Convention.

9.8Concernant l’allégation de violation de l’article 14 (par. 1), le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel un recours utile a été assuré à la requérante sous la forme d’enquêtes administratives et pénales mais aucune réparation n’a pu être accordée étant donné que la torture n’a pas été établie. Le Comité relève que l’enquête pénale a été classée sans que les auteurs des actes en cause n’aient été désignés, que la requérante ne s’est vu accorder aucune indemnisation ni aucune forme de réadaptation ou de satisfaction à raison du préjudice physique et moral subi, qu’aucune mesure n’a été prise pour empêcher à l’avenir l’utilisation d’un lit-cage dans son cas en particulier et dans celui des femmes ayant un handicap intellectuel ou psychosocial en général. Comme le Comité l’a expliqué au paragraphe 17 de son observation générale no 3 (2012) sur l’application de l’article 14 par les États parties, un État partie peut se rendre responsable d’une violation de l’article 14, qui impose aux États parties à la Convention de garantir aux victimes de torture ou de mauvais traitements le droit d’obtenir réparation, s’il n’enquête pas efficacement sur des allégations de torture ou de mauvais traitements, n’engage pas de poursuites pénales ou ne permet pas l’ouverture d’une action civile. Lorsque des actes de torture ou des mauvais traitements sont commis par des agents non étatiques ou des acteurs privés, l’État est responsable de tout manquement à l’obligation d’exercer la diligence voulue pour prévenir de tels actes, mener une enquête ou engager une action contre leurs auteurs afin de les punir conformément à la Convention, ainsi qu’à l’obligation d’assurer réparation aux victimes. Le Comité rappelle en outre qu’il ne suffit pas à l’État partie d’apporter seulement une indemnisation financière pour s’acquitter de ses obligations au regard de l’article 14, que le droit à réparation exige l’ouverture ou la clôture d’une enquête sur les plaintes pour torture et mauvais traitements sans retard important et que les victimes doivent pourvoir disposer de recours utiles au civil comme au pénal. Compte tenu de ce qui précède, le Comité considère que la requérante a été privée du droit à un recours utile et du droit à réparation qu’elle tient de l’article 14 de la Convention.

10.Le Comité, agissant en vertu de l’article 22 (par.7) de la Convention, considère que les faits dont il est saisi constituent une violation de l’article 2 (par.1), lu conjointement avec l’article 16 (par. 1), et des articles 4 (par. 1), 11, 12, 14 (par. 1) et 16 (par. 1) de la Convention.

11.Le Comité demande instamment à l’État partie : a) d’achever l’enquête relative à l’acte en cause afin de sanctionner toutes les personnes susceptibles d’être responsables des mauvais traitements auxquels la requérante a été soumise ; b) d’accorder à la requérante une réparation appropriée, incluant une indemnisation pour les préjudices matériels et moraux subis, des mesures de restitution, de réadaptation et de satisfaction et des garanties de non répétition ; c) de prendre les mesures voulues pour empêcher la répétition de tels actes à l’avenir, notamment en réglementant strictement, dans le contexte de la Convention, l’utilisation des moyens de contention physique dans les établissements psychiatriques et apparentés, en limitant le recours à des moyens de contention physique dans tous ces établissements et en empêchant l’utilisation de formes de contention illégales ou interdites ; d) de veiller à ce que le personnel des centres de protection sociale et des établissements psychiatriques reçoive une formation adéquate. Conformément à l’article 118 (par. 5) de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre‑vingt‑dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite aux observations ci-dessus.