Nations Unies

CAT/C/59/D/634/2014

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

24 janvier 2017

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision du Comité contre la torture au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 634/2014 * , **

Communication présentée par :

M. B., A. B., D. M. B. et D. B. (représentés par un conseil, Jytte Lindgard)

Au nom de :

M. B., A. B., D. M. B. et D. B.

État partie :

Danemark

Date de la requête :

30 septembre 2014 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :

25 novembre 2016

Objet :

Expulsion vers la Fédération de Russie

Question(s) de procédure :

Fondement des griefs

Question(s) de fond :

Non-refoulement

Article(s) de la Convention :

3

1.1Les requérants sont M. B. (le premier requérant) et sa femme A. B. (la deuxième requérante), tous deux de nationalité russe, nés en 1966 et 1975, respectivement. La requête est également présentée au nom de leurs enfants, D. M. B. (le troisième requérant) et D. B. (le quatrième requérant), nés en 2010 et 2014, respectivement. Au moment où elle a été soumise, les requérants résidaient au Danemark et attendaient leur expulsion vers la Fédération de Russie à la suite du rejet de leur demande d’asile. Les requérants affirment que leur renvoi en Fédération de Russie constituerait une violation, par le Danemark, de l’article 3 de la Convention. Ils sont représentés par un conseil, Jytte Lindgard.

1.2Le 15 octobre 2014, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires, a demandé à l’État partie, conformément au paragraphe 1 de l’article 114 du Règlement intérieur, de ne pas renvoyer les requérants en Fédération de Russie tant que leur requête serait à l’examen. L’État partie a accédé à cette demande. Les 12 août et 5 novembre 2015, également par l’intermédiaire du Rapporteur, le Comité a rejeté la demande de l’État partie tendant à la levée des mesures provisoires.

Exposé des faits

2.1Le premier requérant est un Ingouche de confession musulmane qui est né au Kazakhstan, où il a obtenu un diplôme d’enseignement supérieur en génie mécanique. Il vivait à Grozny, en Tchétchénie (Fédération de Russie), depuis 1992, et travaillait dans l’industrie pétrolière. En 1995, il s’est enfui en Ingouchie avec ses parents et ses trois sœurs en raison de l’opération militaire menée en Tchétchénie. Après avoir vécu dans un camp de réfugiés à Karabulak (Ingouchie) jusqu’en 2001, il a déménagé à Nasyr-Kort, une banlieue de Nazran, avec ses parents et deux de ses sœurs. Il a monté une petite entreprise de réparation automobile, puis a ouvert un magasin d’alimentation à Nazran en 2008. Le 21 juin 2009, il a épousé la deuxième requérante, elle aussi ingouche de confession musulmane, née en Fédération de Russie.

2.2Le premier requérant soutient que, le 15 septembre 2013, il se trouvait dans le magasin d’alimentation avec sa sœur cadette lorsque deux hommes d’apparence nord-caucasienne sont entrés. L’un d’eux s’est adressé à lui en ingouche. Entre eux, les deux hommes parlaient russe. Ils ont acheté une grande quantité de nourriture et ont demandé au premier requérant de les conduire, avec les marchandises, au village deGalashki, ce que l’intéressé a accepté de faire. En chemin, les deux hommes ont demandé au premier requérant de s’arrêter à la lisière d’une forêt, et l’un d’eux a passé un coup de téléphone en ingouche ; quelques minutes plus tard, trois autres hommes sont sortis de la forêt. Armés, barbus et vêtus de tenues de camouflage, ils se sont avérés être des insurgés. Le premier requérant s’est entendu dire par l’un des deux hommes qu’il avait conduits d’oublier ce qu’il avait vu. On lui a aussi dit qu’on savait où son épouse et lui habitaient et que le deuxième passager de la voiture était en train de filmer la conversation sur son téléphone portable.

2.3Peu après minuit le 18 novembre 2013, le premier requérant a reçu un appel téléphonique de sa sœur aînée, qui lui a dit que des hommes en tenue de camouflage, armés et cagoulés étaient venus au domicile familial et avaient arrêté sa sœur cadette. Lorsqu’il est arrivé sur place, le premier requérant a reçu un coup sur la nuque et a perdu connaissance. Les requérants ont communiqué au Comité deux lettres manuscrites en russe dans lesquelles leurs voisins attestent qu’ils ont été témoins de ce qui s’est passé le 18 novembre 2013 et ont vu le premier requérant être traîné, inanimé, vers deux véhicules banalisés garés près du domicile de ses parents pendant que sa sœur cadette était escortée jusqu’à ces véhicules par des hommes armés.

2.4Le premier requérant s’est réveillé en prison, où il a passé quatorze jours au cours desquels il a été interrogé par le Service fédéral de sécurité de la Fédération de Russie et a subi des actes de torture à plusieurs occasions. On lui a montré la vidéo enregistrée le 15 septembre 2013, apparemment trouvée au cours d’une opération spéciale menée au domicile de l’un des insurgés, qui avait été tué. Le premier requérant a alors raconté aux autorités ce qui s’était passé 15 septembre 2013. Pour obtenir sa libération, il a dû signer une déclaration par laquelle il s’engageait à coopérer avec les autorités. En outre, son passeport interne lui a été confisqué. Le 30 novembre 2013, le premier requérant a été déposé dans un terrain vague à la frontière entre l’Ingouchie et l’Ossétie du Nord-Alanie. On lui a dit qu’il avait eu de la chance car en temps normal, il aurait été abattu. Il s’est rendu chez un ami, où il est resté jusqu’au 1er janvier 2014, date à laquelle il a quitté la Fédération de Russie avec sa femme enceinte et leur enfant.

2.5Les premier, deuxième et troisième requérants sont arrivés au Danemark le 5 janvier 2014 et ont déposé une demande d’asile le même jour. Les premier et deuxième requérants ont été interrogés par le Service danois de l’immigration les 7 février et le 24 mars 2014. Le 27 mars 2014, le Service a rejeté la demande d’asile du premier requérant au motif que celui-ci avait tenu des propos contradictoires sur certains points fondamentaux des événements qui avaient suscité l’intérêt des autorités à son endroit. En outre, les premier et deuxième requérants avaient fourni des informations divergentes concernant les dates et les circonstances de la confiscation de leurs documents d’identité par le Service fédéral de sécurité à l’occasion d’une perquisition menée au domicile de leurs parents après leur départ de la Fédération de Russie. Le Service danois de l’immigration a donc conclu que les requérants ne risquaient pas d’être persécutés ou torturés à leur retour en Fédération de Russie.

2.6Le 16 juillet 2014, la deuxième requérante a donné naissance à D. B., deuxième enfant du couple qu’elle forme avec le premier requérant. Le 5 septembre 2014, le Service danois de l’immigration a confirmé sa décision du 27 mars 2014, élargissant de ce fait le refus d’accorder l’asile au quatrième requérant. Le 5 septembre 2014, cette décision a été attaquée devant la Commission de recours des réfugiés.

2.7Le 12 septembre 2014, à l’ouverture de l’audience devant la Commission de recours des réfugiés, le conseil des requérants a demandé à la Commission de soumettre le premier requérant à un examen visant à déceler d’éventuels signes de torture. Le même jour, sans avoir ordonné l’examen demandé, la Commission a confirmé la décision du Service danois de l’immigration de rejeter la demande d’asile du premier requérant sans convoquer celui-ci pour l’examen susmentionné. La Commission a estimé que l’intéressé n’avait pas étayé les arguments invoqués pour justifier sa demande d’asile et que la déclaration qu’il avait faite à l’appui de cette demande n’était pas conforme à la réalité. Elle a souligné que le premier requérant avait fait des déclarations contradictoires au sujet de l’incident qui avait suscité l’intérêt des autorités à son endroit, notamment concernant les marchandises qu’il avait transportées, du lieu où il les avait livrées et de la langue utilisée par l’un des deux participants à la conversation téléphonique du 15 septembre 2013. La Commission a également souligné que le premier requérant avait aussi fait des déclarations contradictoires au sujet des circonstances de son réveil en prison, y compris les questions de savoir s’il était seul dans la cellule, s’il avait été aspergé d’eau et s’il était menotté, et que ses propos présentaient de nombreuses divergences mineures, lesquelles ne revêtaient toutefois pas en soi une importance cruciale. Elle s’est demandé si toutes ces divergences pouvaient s’expliquer par le fait que les mauvais traitements que le premier requérant alléguait avoir subis, mais, à la lumière de l’ensemble des éléments à sa disposition, elle a estimé que cela n’était pas le cas. En conséquence, elle a conclu que, en cas de renvoi vers la Fédération de Russie, l’intéressé ne courrait pas un risque de persécution au sens du paragraphe 1 de l’article 7 de la loi sur les étrangers et n’aurait pas besoin de la protection prévue au paragraphe 2 de l’article 7 de ladite loi. Pour les mêmes raisons, elle a conclu qu’il n’y avait pas lieu de surseoir à examiner l’affaire jusqu’à ce que l’intéressé ait été soumis à un examen visant à déceler d’éventuels signes de torture.

2.8Dans une autre décision, également datée du 12 septembre 2014, la Commission de recours des réfugiés a apprécié le motif d’asile invoqué par la deuxième requérante, à savoir le fait que son mari craignait d’être tué par les autorités, et notamment par le Service fédéral de sécurité, s’il était renvoyé en Ingouchie (Fédération de Russie). La Commission n’a pas considéré comme véridique la déclaration faite par la requérante à l’appui de sa demande d’asile car elle présentait de nombreuses contradictions. En conséquence, et étant donné que l’intéressée n’invoquait pas de motif d’asile propre, la Commission a estimé que, en cas de renvoi vers la Fédération de Russie, l’intéressée ne courrait pas un risque de persécution au sens du paragraphe 1 de l’article 7 de la loi sur les étrangers et n’aurait pas besoin de la protection prévue au paragraphe 2 de l’article 7 de ladite loi

2.9Les requérants ont été informés par la sœur aînée du premier requérant que le Service fédéral de sécurité avait continué de rechercher l’intéressé après qu’il avait fui la Fédération de Russie avec sa famille et que des membres du Service s’étaient rendus au domicile familial à plusieurs reprises, notamment en décembre 2013, en février 2014 et en mars 2014. Lors d’une de ces visites, les autorités avaient fouillé la maison et confisqué certains documents, y compris le certificat de naissance, le diplôme scolaire et des documents professionnels du premier requérant. La dernière fois que les autorités s’étaient rendues chez eux remontait à la mi‑septembre 2014.

Teneur de la plainte

3.1Les requérants avancent que le premier requérant a subi des actes de torture en Fédération de Russie et que les services danois d’immigration ont rejeté leurs demandes d’asile sans lui avoir fait subir d’examen visant à déceler d’éventuels signes de torture. Se référant à la jurisprudence du Comité, les requérants soutiennent que lorsqu’elle a apprécié la crédibilité du premier requérant, la Commission de recours des réfugiés n’a pas tenu compte du fait que les victimes de torture avaient du mal à décrire et à dater avec précision les événements vécus.

3.2Les requérants soutiennent que l’expulsion du premier requérant vers l’Ingouchie (Fédération de Russie) exposerait l’intéressé au risque d’être torturé ou tué par le Service fédéral de sécurité, qui le considère comme un insurgé. Le premier requérant craint aussi d’être torturé par les insurgés car il s’est engagé par un accord écrit à aider les autorités à les rechercher. En outre, le premier requérant avance qu’en raison de sa coopération présumée avec les insurgés, les autorités russes ne le protégeront pas contre ces derniers. Pour les raisons qui précèdent, le premier requérant allègue qu’en les renvoyant, lui et sa famille, vers la Fédération de Russie, l’État partie manquerait aux obligations qui lui sont faites par l’article 3 de la Convention.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1L’État partie a fait part de ses observations sur la recevabilité et sur le fond le 14 avril 2015. S’agissant des faits sur lesquels est fondée la présente requête, il renvoie aux déclarations faites par les requérants au cours de la procédure d’asile et rappelle que ni le premier requérant ni la deuxième requérante n’ont été membres d’une quelconque association ou organisation politique ou religieuse, ni été politiquement actifs de quelque autre manière.

4.2L’État partie décrit la structure et les compétences de la Commission de recours des réfugiés, organe quasi judiciaire indépendant considéré comme un tribunal au sens de l’article 39 de la directive 2005/85/CE du Conseil de l’Union européenne relative à des normes minimales concernant la procédure d’octroi et de retrait du statut de réfugié dans les États membres. Conformément au paragraphe 6 de l’article 53 de la loi sur les étrangers, les affaires dont est saisie la Commission sont examinées par un collège de cinq membres : un juge (le Président ou le Vice-Président de la Commission), un avocat, un représentant du Conseil danois pour les réfugiés, un membre occupant un poste au Ministère de la justice et un membre occupant un poste au Ministère des affaires étrangères. Les membres de la Commission sont nommés pour un mandat de quatre ans renouvelable une fois. Aux termes du paragraphe 1 de l’article 53 de la loi sur les étrangers, les membres de la Commission siègent en toute indépendance et ne peuvent accepter ni solliciter de directives de l’autorité ou de l’organisation responsable de leur nomination. La Commission rend des décisions écrites qui ne sont pas susceptibles d’appel mais peuvent toutefois, en vertu de la Constitution danoise, être attaquées devant les juridictions ordinaires, qui sont habilitées à trancher toute question concernant les limites des compétences d’une autorité publique. Comme l’a dit la Cour suprême, l’examen des décisions de la Commission de recours des réfugiés par les tribunaux ordinaires peut uniquement porter sur des points de droit, par exemple le bien-fondé de la décision rendue ou la régularité de l’exercice du pouvoir discrétionnaire, l’appréciation des éléments de preuve n’étant pas susceptible de réexamen.

4.3L’État partie avance qu’en application des dispositions du paragraphe 1 de l’article 7 de la loi sur les étrangers, un permis de séjour est accordé à l’étranger qui remplit les conditions énoncées dans la Convention relative au statut des réfugiés (statut de réfugié). La section A de l’article premier de la Convention a donc été incorporé dans la législation danoise. Si la torture ne fait pas partie des motifs justifiant l’asile énoncés dans la Convention, elle peut néanmoins être considérée comme un élément de la persécution fondée sur les opinions politiques, par exemple. Le fait qu’un demandeur d’asile ait été soumis à la torture ou à un traitement comparable dans son pays d’origine peut donc s’avérer fondamental lorsqu’il s’agit de déterminer si les conditions d’octroi de l’asile énoncées au paragraphe 1 de l’article 7 de la loi sur les étrangers sont remplies. De surcroît, en application du paragraphe 2 de cet article, un permis de séjour est accordé à l’étranger qui risque de subir la peine de mort ou d’être soumis à des actes de torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants en cas de renvoi dans son pays d’origine (protection subsidiaire). Dans la pratique, la Commission de recours des réfugiés estime que ces conditions sont remplies lorsqu’il existe des éléments précis et particuliers prouvant que le demandeur d’asile risque réellement d’être condamné à la peine de mort ou d’être soumis à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants en cas de renvoi dans son pays d’origine.

4.4Selon la jurisprudence de la Commission de recours des réfugiés, on ne saurait toutefois considérer que les conditions d’octroi du statut de réfugié ou de la protection subsidiaire sont réunies dès lors que le demandeur d’asile a été torturé dans son pays d’origine. Lorsque la Commission estime qu’il est avéré que le demandeur d’asile a été soumis à la torture et risque d’y être soumis de nouveau en cas de renvoi dans son pays d’origine pour des motifs visés dans la Convention relative au statut des réfugiés, elle accorde à l’intéressé un permis de séjour au titre du paragraphe 1 de l’article 7 de la loi sur les étrangers, pour autant que les conditions applicables soient réunies. Elle peut également accorder un permis de séjour au titre de cette disposition si, après avoir examiné la situation particulière du demandeur d’asile, elle estime que celui-ci a été victime de torture avant de s’enfuir au Danemark et que ses craintes sont donc fondées, même si, objectivement, son retour n’entraînerait pas un risque de persécution. La Commission est d’avis que les conditions d’octroi d’un permis de séjour énoncées au paragraphe 2 de l’article 7 de la loi sur les étrangers sont remplies lorsque des éléments précis et particuliers donnent à penser que le demandeur d’asile sera probablement exposé à un risque réel d’être torturé s’il est renvoyé dans son pays d’origine.

4.5L’État partie fait observer que les décisions de la Commission de recours pour les réfugiés sont fondées sur une évaluation au cas par cas. Chaque décision est fondée sur une appréciation générale des propos et du comportement que le demandeur d’asile a eus à l’audience, et des autres informations pertinentes, notamment les documents dont elle dispose sur la situation dans le pays d’origine du demandeur. La Commission peut de surcroît interroger des témoins. Pour statuer, elle s’efforce d’établir les faits à partir des éléments du dossier. Lorsque les déclarations du demandeur d’asile semblent cohérentes et concordantes, elle accepte en principe les faits présentés comme étant établis. Lorsqu’elles changent au fil de la procédure ou qu’elle y relève des contradictions, des exagérations ou des omissions, elle tente de comprendre pourquoi. Il arrive souvent qu’au fil du temps, les déclarations se fassent plus détaillées et plus précises. Il peut y avoir plusieurs raisons à cela, notamment la procédure elle-même et la situation particulière du demandeur d’asile, dont la Commission tiendra compte dans la détermination de la crédibilité de l’intéressé, sachant que des divergences concernant des éléments fondamentaux de la demande l’asile peuvent entamer cette crédibilité. Dans son appréciation des éventuelles divergences constatées, la Commission prend en considération, notamment, les raisons fournies par le demandeur d’asile pour les expliquer, ainsi que la situation particulière de l’intéressé, notamment son âge, son état de santé et les différences culturelles auxquelles il fait face. Ainsi, on ne peut pas toujours attendre des personnes qui ont été soumises à la torture qu’elles exposent les faits de la même façon que celles qui n’ont pas été victimes de tels actes. Enfin, en cas de doute sur la crédibilité du demandeur d’asile, la Commission se pose systématiquement la question de savoir dans quelle mesure il convient d’accorder le bénéfice du doute.

4.6La Commission est chargée non seulement d’examiner les faits de l’espèce, mais aussi de se procurer les informations nécessaires sur le contexte dans lequel ces faits sont survenus, notamment la situation dans le pays d’origine du demandeur d’asile et la question de savoir si a été constaté dans ce pays un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives. Elle obtient ces informations de différentes sources, notamment les rapports de pays établis par des gouvernements étrangers et les renseignements recueillis par le Haut-Commissariat pour les réfugiés et des organisations non gouvernementales dignes de confiance. De surcroît, dans l’exercice des pouvoirs qui lui sont conférés par la loi sur les étrangers, la Commission est tenue de prendre en considération les obligations internationales mises à la charge du Danemark. Dans cette perspective, elle a élaboré, conjointement avec le Service danois de l’immigration, plusieurs mémorandums décrivant dans le détail la protection juridique offerte aux demandeurs d’asile par le droit international, notamment la Convention relative au statut des réfugiés, la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme) et le Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ces mémorandums, qui font partie des éléments sur lesquels la Commission fonde ses décisions, sont régulièrement actualisés.

4.7Lorsque la torture fait partie des motifs qui sous-tendent la demande d’asile, la Commission de recours des réfugiés juge parfois nécessaire d’obtenir un complément d’information sur les actes allégués avant de se prononcer. Dans le cadre de la procédure de recours, elle peut ainsi ordonner que le demandeur d’asile soit soumis à un examen visant à déceler d’éventuels signes de torture. En principe, cette décision n’est généralement pas prise préalablement à l’audience car elle est fonction des propos tenus par le demandeur d’asile et de la crédibilité de celui-ci ; en d’autres termes, elle dépend entièrement des circonstances de l’espèce. En règle générale, si la Commission estime que le demandeur d’asile a effectivement été ou peut avoir été soumis à la torture, mais constate, après s’être penchée sur sa situation particulière, qu’il ne courrait pas de risque réel de torture s’il retournait dans son pays d’origine, elle n’ordonne pas qu’il soit procédé à un examen. En principe, elle n’ordonne pas non plus d’examen lorsque le demandeur d’asile ne s’est pas montré crédible pendant la procédure et qu’elle rejette ses allégations de torture dans leur intégralité.

4.8Lorsque la Commission de recours des réfugiés estime que le demandeur d’asile relève de l’article 7 de la loi sur les étrangers pour autant que ses déclarations, y compris celles relatives à la torture, soient véridiques, mais qu’une certaine incertitude subsiste à ce sujet, elle peut décider d’ajourner la procédure en attendant que l’intéressé soit soumis à un examen visant à déceler d’éventuels signes de torture. Lorsque la torture est alléguée pour justifier la demande d’asile, des éléments tels que la nature, l’ampleur, la gravité et la fréquence des actes commis et l’âge du demandeur peuvent avoir une incidence sur l’issue de la procédure. Le temps écoulé entre la commission des sévices et le départ du demandeur, ainsi que les éventuels changements de régime dans le pays d’origine de celui‑ci, peuvent également jouer un rôle déterminant dans la décision d’octroyer ou non un permis de séjour. Lorsque le demandeur d’asile craint d’être maltraité en cas de renvoi dans son pays d’origine, l’asile peut être accordé s’il y a des raisons objectives de penser que ses craintes sont fondées.

4.9Se référant à l’article 113 du Règlement intérieur du Comité, l’État partie soutient que les requérants n’ont pas démontré que leur requête était à première vue recevable au regard de l’article 3 de la Convention. Selon lui, ils n’ont pas fourni suffisamment d’éléments permettant d’établir qu’il existait des motifs sérieux de penser qu’ils risqueraient d’être soumis à la torture en cas de renvoi vers la Fédération de Russie. La requête est donc irrecevable au motif qu’elle est manifestement infondée.

4.10Dans l’éventualité où le Comité jugerait la requête recevable, l’État partie soutient que les requérants n’ont pas fourni suffisamment d’éléments permettant d’établir que leur renvoi vers la Fédération de Russie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention. Il fait observer que les requérants n’ont pas fourni au Comité d’autres informations sur leurs démêlés en Fédération de Russie que celles dont la Commission de recours des réfugiés disposait déjà lorsqu’elle s’est prononcée le 12 septembre 2014.

4.11Quant à l’argument des requérants selon lequel les services d’immigration danois ont rejeté leur demande d’asile sans faire subir au premier requérant un examen visant à déceler d’éventuels signes de torture, l’État partie fait observer que la Commission de recours des réfugiés n’ordonne pas ce type d’examen lorsqu’elle estime que la demande d’asile repose sur un récit qui n’est pas véridique (voir aussi par. 4.7). L’État partie rappelle que, dans sa décision du 12 septembre 2014, la Commission a jugé que le récit du premier requérant n’était pas véridique car il contenait des divergences au sujet de certains points fondamentaux, notamment les événements qui avaient suscité l’intérêt des autorités à son endroit. La Commission a souligné, notamment, que le premier requérant avait tenu des propos divergents sur le type et la quantité de marchandises achetées par les deux hommes, la langue employée au téléphone par l’un d’eux, le lieu de livraison des marchandises, la question de savoir si on lui avait dit où arrêter la voiture, et les circonstances de son réveil en prison (voir aussi par. 2.7). Le récit du premier requérant présentait également de nombreuses divergences mineures, qui ne revêtaient toutefois pas en soi une importance cruciale.

4.12La Commission de recours des réfugiés a donc conclu que le premier requérant n’avait pas apporté la preuve qu’il avait été détenu et soumis à la torture. Comme il est souligné dans l’exposé des motifs de sa décision, la Commission s’est demandé si les divergences susmentionnées et les autres inexactitudes relevées dans les déclarations du premier requérant pouvaient s’expliquer par le fait que l’intéressé avait été soumis à la torture, mais a finalement estimé que cela ne pouvait pas être le cas. On retiendra à cet égard que les divergences en question concernaient un événement isolé qui avait eu lieu peu avant le départ des requérants au début du mois de janvier 2014. Aux fins de son évaluation de la crédibilité du premier requérant, la Commission n’a donc pas pu considérer comme un fait établi que les autorités s’étaient rendues au domicile des requérants après leur départ. Dans ce contexte, l’État partie renvoie à l’avis que par la Cour européenne des droits de l’homme a exprimé à plusieurs reprises, à savoir qu’en principe, les autorités nationales sont les mieux placées pour évaluer non seulement les faits, mais aussi, et plus particulièrement, la crédibilité des témoins, car ce sont elles qui ont eu l’occasion de voir l’intéressé, de l’entendre et d’apprécier son comportement.

4.13Quant à l’argument des requérants selon lequel, dans son appréciation de leur crédibilité, la Commission de recours des réfugiés n’a pas tenu compte du fait que les personnes qui ont été victimes de torture ont du mal à décrire les faits avec précision, l’État partie avance que l’affaire Ke Chun Rong c. Australie invoquée par les intéressés diffère considérablement de la présente espèce. En particulier, le premier requérant et la deuxième requérante ont tous deux été interrogés à plusieurs reprises par le Service danois de l’immigration et ont été entendus en personne par la Commission de recours des réfugiés ; ils ont donc eu l’occasion d’expliquer toutes divergences relevées dans leurs propos. Après avoir évalué l’ensemble des informations fournies par le premier requérant à l’appui de sa demande d’asile, ainsi que les autres éléments versés au dossier, y compris les informations fournies par la deuxième requérante, la Commission a estimé qu’elle ne pouvait pas considérer comme véridiques les propos tenus par le premier requérant au sujet des démêlés qu’il aurait eus en Fédération de Russie avant son départ. L’État partie fait observer à ce sujet que rien dans la requête adressée au Comité ne saurait conduire à une appréciation différente de la crédibilité des faits relatés par le premier requérant à l’appui de sa demande d’asile.

4.14L’État partie soutient en outre que les lettres de voisins que les requérants ont communiquées au Comité (voir par. 2.3) ne sauraient conduire à une appréciation différente de la crédibilité des intéressés. Il s’étonne que le premier requérant n’ait produit ces lettres que lorsqu’il a saisi le Comité et ne les ait pas présentées à l’audience qui s’était tenue devant la Commission de recours des réfugiés un mois plus tôt. Il fait en outre observer que, au cours de la procédure d’asile, le premier requérant a déclaré qu’après son arrivée au Danemark, il avait été en contact avec l’une de ses sœurs, avec qui il avait discuté de ses démêlés en Fédération de Russie, y compris des trois occasions où les autorités s’étaient rendues au domicile des requérants après leur départ. Toutefois, les requérants n’ont pas expliqué pourquoi les lettres en question n’auraient pas pu être présentées plus tôt, ni dans quelles circonstances elles leur étaient parvenues. L’État partie estime par conséquent que ces lettres viennent simplement développer l’argumentation des requérants et ne sauraient se voir accorder une valeur probante propre.

4.15En conséquence, l’État partie estime que le renvoi des requérants en Fédération de Russie ne ferait pas courir aux intéressés un risque de persécutions ou de sévices justifiant l’asile au Danemark et ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.

Commentaires des requérants sur les observations de l’État partie

5.1Dans une communication datée du 11 octobre 2015 à laquelle est jointe une copie du dossier médical du premier requérant pour la période allant du 7 janvier 2014 au 12 juin2015, les requérants soutiennent que le premier requérant souffre très probablement de graves troubles post‑traumatiques. Selon eux, l’intéressé est dans un état psychologique critique en ce qu’il souffre de dépression, d’anxiété et de perte d’appétit, fait des cauchemars qui l’empêchent de dormir et a des pensées suicidaires. Les requérants fournissent de surcroît une copie du rapport médical établi par le groupe de médecins danois d’Amnesty International le 29 septembre 2015, qui décrit les symptômes physiques et psychologiques présentés par le premier requérant et attribue à ce dernier un score de 3,6 sur la base du questionnaire de Harvard relatif aux traumatismes vécus, sachant qu’un score de 2,5 dénote un syndrome de stress post-traumatique. Il ressort en outre du rapport que les lésions corporelles constatées sur le corps du premier requérant pendant l’examen médical sont compatibles avec la description des coups que l’intéressé a reçus en détention et que celui‑ci réagit vivement lorsqu’on évoque les sévices subis. Les requérants soutiennent que, contrairement à ce qu’affirme l’État partie (voir par. 4.13), ces documents médicaux constituent de nouvelles informations.

5.2Se référant au rapport que le Centre d’information norvégien sur les pays d’origine (Landinfo) a publié à ce sujet le 3 novembre 2014, les requérants font observer que la situation en matière de sécurité en Ingouchie demeure très grave. Les mauvais traitements infligés aux détenus, décrits comme des actes de torture par certaines sources, restent monnaie courante. Les insurgés sont toujours actifs en Ingouchie, notamment parce que l’insurrection dont la Tchétchénie voisine est actuellement le théâtre a un effet contagieux. Si le dirigeant de l’Ingouchie a affirmé dans une interview donnée le 27 mai 2015 que l’insurrection nord-caucasienne en Ingouchie avait été vaincue, il a néanmoins ajouté qu’il restait un long chemin à parcourir avant de pouvoir la considérer comme anéantie.

5.3Les requérants réaffirment qu’ils ont un double motif de demander l’asile puisque le premier requérant craint d’être persécuté à la fois par les insurgés et par les autorités et que les deuxièmes ne le protégeront par contre les représailles des premiers (voir par. 3.2).

5.4En réponse à l’argument de l’État partie résumé au paragraphe 4.14, les requérants avancent que les lettres en question leur avaient été envoyées par la sœur du premier requérant le 28 août 2014 et qu’ils les avaient reçues avant l’audience qui s’est tenue devant la Commission de recours des réfugiés le 12 septembre 2014. Ils renvoient à la décision de la Commission visant le premier requérant comme preuve que les lettres ont été mentionnées à l’audience, même si elles ne le sont pas dans la décision. Les requérants soutiennent que c’est donc à tort que l’État partie avance que ces lettres ont été produites uniquement dans le cadre de la saisine du Comité.

5.5Les requérants soutiennent que les divergences constatées dans les déclarations du premier requérant s’expliquent par la fragilité psychologique de ce dernier et les actes de torture qu’il a subis. Ils s’étonnent que les autorités danoises chargées de l’immigration attendent de l’intéressé qu’il donne des explications précises sur des détails de moindre importance tels que la nature exacte des marchandises qu’il a transportées le 15 septembre 2013, le lieu où il les a livrées ou les circonstances de son réveil en prison. Selon eux, il n’y a pas de divergences de taille entre les déclarations faites par le premier requérant, et les divergences mineures peuvent s’expliquer par le fait que les explications de l’intéressé ont été traduites.

5.6S’agissant de l’argument de l’État partie résumé au paragraphe 4.13, les requérants soutiennent que l’affaire Ke Chun Rong c. Australie n’est pas différente de la leur en ce qui concerne la question de la relation des faits par les victimes de torture, en cela qu’on ne saurait s’attendre à ce que le récit des intéressés soit d’une parfaite exactitude. En outre, comme les autorités danoises l’ont fait en l’espèce, les autorités australiennes avaient, dans cette affaire, rejeté la demande du requérant − qui avait été torturé − au motif qu’il n’était pas crédible.

5.7Les requérants soutiennent de surcroît que, d’après les observations de l’État partie (voir par. 4.7 et 4.11), la Commission peut ordonner qu’un demandeur d’asile soit soumis à un examen visant à déceler d’éventuels signes de torture si elle estime que l’intéressé est crédible. Ils trouvent cet argument peu convaincant étant donné que l’examen médical en question est justement nécessaire pour vérifier la crédibilité du demandeur d’asile. Les requérants rappellent que le premier requérant a déclaré au Service danois de l’immigration et à la Commission de recours des réfugiés qu’il avait été soumis à la torture et que, malgré tout, les autorités danoises ont jugé inutile de le soumettre à un examen visant à déceler d’éventuels signes de torture.

5.8Les requérants maintiennent qu’ils courent un risque réel, personnel et prévisible d’être soumis à la torture en cas de renvoi en Fédération de Russie car le premier requérant est soupçonné par les autorités russes de complicité avec les insurgés. Ils réaffirment que l’insécurité règne en Ingouchie et dans le Caucase du Nord en général, que le premier requérant a déjà été gravement torturé en détention, ce qui a été médicalement prouvé, et que les autorités de la Fédération de Russie sont toujours à sa recherche.

5.9Le 2 novembre 2015, les requérants ont soumis des copies d’articles publiés en russe sur le site Web Caucasian Knot le 29 octobre 2013, expliquant qu’ils n’avaient que récemment été informés de l’existence de ces articles par des connaissances tchétchènes résidant au Danemark. Les articles décrivent des événements survenus le 27 octobre 2013 dans une zone forestière proche du village de Galashki, là où le premier requérant s’était vu demander de conduire les deux hommes et leurs marchandises le 15 septembre 2013. On peut y lire que des agents du Ministère de la défense ont été attaqués par deux insurgés pendant l’opération menée pour identifier et arrêter des membres de groupes armés illégaux, opération au cours de laquelle un des insurgés, R. B., a été tué, tandis que le second a réussi à s’échapper. Les requérants soutiennent que pendant sa détention, en novembre 2013, le premier requérant a été interrogé à plusieurs reprises au sujet, notamment, de l’insurgé dont les articles relatent la mort. Ils en concluent que ces articles viennent renforcer la crédibilité des déclarations faites par le premier requérant au cours de la procédure d’asile.

Observations complémentaires des parties

Observations complémentaires de l’État partie

6.1Dans une communication du 8 avril 2016, l’État partie signale que, le 24 octobre 2014, les requérants ont demandé à la Commission de recours des réfugiés de rouvrir la procédure d’asile en vue de leur accorder l’asile ou, à défaut, de soumettre le premier requérant à un examen visant à déceler d’éventuels signes de torture. Le 11 août 2015, les requérants ont transmis à la Commission le dossier médical du premier requérant, dont il ressort que l’intéressé souffre de graves troubles mentaux et suit une psychothérapie depuis longtemps.

6.2Le 2 octobre 2015, la Commission de recours des réfugiés a décidé de ne pas rouvrir la procédure d’asile. Pour justifier son refus répété de soumettre le premier requérant à un examen visant à déceler d’éventuels signes de torture, elle a renvoyé au raisonnement exposé dans sa décision du 12 septembre 2014 (voir par. 4.11 et 4.12), soulignant que ni la demande de réouverture de la procédure ni la requête soumise au Comité ne contenaient de nouvelles informations substantielles susceptibles de conduire à une appréciation différente de la véracité des faits allégués par les requérants à l’appui de leur demande d’asile.

6.3En ce qui concerne les commentaires formulés par les requérants le 11 octobre 2015, l’État partie renvoie de manière générale à ses observations du 14 avril 2015. Pour ce qui est des lettres des voisins des requérants (voir par. 5.4), il avance que la Commission n’en a reçu copie que le 16 octobre 2014 et maintient qu’elles n’ont aucune valeur probante car elles sont de toute évidence des éléments destinés à étayer les griefs des intéressés.

6.4L’État partie soutient que le rapport établi par le groupe de médecins danois d’Amnesty International à l’issue de l’examen médical visant à déceler chez le requérant d’éventuels signes de torture ne saurait conduire à une appréciation différente de la crédibilité des déclarations des requérants. Selon lui, s’il ressort de cet examen que le premier requérant souffre d’un épaississement osseux des deux tibias résultant de traumatismes au périoste qui pourraient s’expliquer par les actes de torture décrits, cela ne signifie pas pour autant que l’intéressé a effectivement été soumis aux mauvais traitements physiques et mentaux allégués à l’appui de sa demande d’asile.

6.5Après avoir examiné l’ensemble des informations figurant au dossier, y compris les rapports médicaux présentés par les requérants et le rapport établi par Amnesty International, l’État partie maintient que les requérants n’ont pas établi la probabilité de la thèse sur laquelle leur demande d’asile repose, notamment la probabilité que le premier requérant ait été détenu par les autorités pendant quatorze jours en novembre 2013 et ait été soumis à la torture pendant sa détention. L’État partie ajoute que les dernières informations en date fournies par les requérants, parmi lesquelles le rapport d’Amnesty International, n’expliquent pas les divergences et les exagérations constatées dans les déclarations des requérants.

6.6L’État partie signale qu’il est conscient de la décision que le Comité a récemment rendue dans l’affaire F.  K. c. Danemark. Selon lui, toutefois, le raisonnement qui sous‑tend cette décision est propre aux circonstances de l’affaire et on ne saurait en déduire qu’il existe une obligation générale d’ordonner un examen visant à déceler d’éventuels signes de torture lorsque la demande d’asile repose sur des déclarations qui ne peuvent pas être considérées comme véridiques parce qu’elles manquent de crédibilité.

6.7L’État partie fait en outre observer qu’indépendamment de la question de savoir si l’existence en Ingouchie d’un ensemble systématique de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l’homme peut être considérée comme un fait établi, les requérants ne courraient pas personnellement un risque particulier d’être soumis à des violences relevant de l’article 3 de la Convention en cas de retour. Faisant référence à l’article 113 du Règlement intérieur du Comité, il soutient que les requérants n’ont pas démontré qu’à première vue, leur communication était recevable au regard de l’article 3 de la Convention. La requête est donc irrecevable au motif qu’elle est manifestement dénuée de fondement. Dans l’éventualité où le Comité jugerait la requête recevable, l’État partie ajoute que les requérants n’ont pas établi qu’il existait des motifs sérieux de croire que leur renvoi en Fédération de Russie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention. En conclusion, l’État partie donne des statistiques sur le taux d’acceptation des demandes d’asile émanant de personnes appartenant aux 10 principaux groupes nationaux de demandeurs d’asile sur lesquelles le Service danois de l’immigration et la Commission de recours des réfugiés ont statué entre 2013 et 2015.

6.8Dans une communication du 15 avril 2016, l’État partie souligne qu’à aucun moment les requérants n’ont soutenu qu’ils avaient mené des activités politiques, et qu’ils n’ont pas non plus expliqué les liens qu’il y aurait entre eux et les personnes mentionnées dans les articles publiés sur le site Web Caucasian Knot le 29 octobre 2013 (voir par. 5.9) ni en quoi ces articles se rapporteraient à leur requête.

6.9L’État partie fait observer que la Commission de recours des réfugiés était au courant de la situation en Ingouchie lorsqu’elle a rendu ses décisions des 12 septembre 2014 et 2 octobre 2015. Aucun nouveau renseignement à ce sujet n’ayant été fourni depuis lors, les articles mentionnés n’appellent pas d’observations complémentaires.

Observations complémentaires des requérants

7.1Dans une communication du 15 avril 2016, les requérants réitèrent les observations résumées au paragraphe 5.1. Ils ajoutent que le rapport établi par le groupe de médecins danois d’Amnesty International après que la Commission de recours des réfugiés a rendu sa première décision corrobore les allégations de torture formulées par le premier requérant et confirme que les symptômes de troubles mentaux que l’intéressé présente peuvent correspondre aux troubles post-traumatiques tels qu’ils sont définis dans le questionnaire de Harvard relatif aux traumatismes vécus. Les requérants rappellent que bien que la Commission de recours des réfugiés ait estimé, dans sa décision du 2 octobre 2015, qu’il ne s’était produit aucun changement ni fait nouveau justifiant la réouverture de la procédure, leur demande de réouverture de la procédure d’asile était fondée, notamment, sur le rapport médical susmentionné.

7.2Les requérants maintiennent qu’une personne qui a été torturée au point où l’a été le premier requérant aura de graves problèmes si elle est renvoyée en Ingouchie, car le risque est très grand qu’elle soit persécutée par les autorités et soumise à des interrogatoires répétés accompagnés d’actes de torture, d’autant que la situation en Ingouchie s’est détériorée ces derniers mois. Ils soutiennent par conséquent qu’ils ont démontré que leur requête était à première vue recevable au regard de l’article 3 de la Convention.

7.3Les requérants avancent que, dans ses observations complémentaire du 8 avril 2016, l’État partie n’a pas contesté la description qu’ils ont faite de la situation en Ingouchie, dont il ressort clairement qu’il existe un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme graves, flagrantes ou massives (voir par. 5.2). Se référant à l’observation générale no 1 (1997) du Comité, sur l’application de l’article 3 de la Convention, ils ajoutent qu’en l’espèce, le risque que le premier requérant soit arrêté et de nouveau soumis à la torture à son retour en Ingouchie, après avoir demandé l’asile au Danemark, est manifeste et imminent. Les requérants soutiennent cet argument est étayé non seulement par la gravité de la situation en Ingouchie et dans le Caucase du Nord en général, mais aussi et surtout par le fait que le premier requérant a déjà subi de graves actes de torture et que les autorités sont toujours à sa recherche.

7.4Les requérants soutiennent de surcroît que le premier requérant a participé à des activités de nature politique ou autre à l’intérieur et à l’extérieur de l’État concerné, ce qui de toute apparence l’exposerait tout particulièrement au risque d’être soumis à la torture s’il était expulsé, renvoyé ou extradé vers l’Ingouchie. Ils ajoutent que les explications données par le premier requérant ne présentent pas de contradictions factuelles, mais seulement des divergences mineures, qui s’expliquent par les actes de torture que l’intéressé a subis et les troubles post-traumatiques dont il souffre. Selon eux, cela montre, plus clairement encore que la décision rendue dans l’affaire F. K. c. Danemark à laquelle fait référence l’État partie (voir par. 6.6), que le requérant aurait dû être soumis à un examen visant à déceler d’éventuels signes de torture au centre de médecine légale du Rigshospitalet, qui est chargé d’enquêter sur les faits de torture. En ce qui concerne l’argument de l’État partie selon lequel la Commission de recours des réfugiés peut ordonner un examen visant à déceler des signes de torture pour autant qu’elle estime que le demandeur est crédible, les requérants avancent qu’il est justement nécessaire, pour établir la crédibilité du requérant, d’ordonner pareil examen.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

8.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité contre la torture doit déterminer si la requête est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas déjà été examinée ou n’est pas en cours d’examen par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

8.2Le Comité rappelle qu’en application du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune communication sans s’être assuré que le requérant a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas contesté que les requérants avaient épuisé tous les recours internes. Il estime donc que rien dans les dispositions du paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention ne l’empêche d’examiner la communication.

8.3L’État partie soutient que la communication est irrecevable au motif qu’elle est manifestement dépourvue de fondement. Le Comité estime toutefois que les arguments présentés par les requérants soulèvent des questions importantes qui méritent d’être examinées au fond. En conséquence, ne voyant pas d’obstacle à la recevabilité, il déclare la communication recevable et procède sans plus attendre à son examen au fond, l’État partie et l’auteur ayant l’un et l’autre déjà présenté des observations sur le fond.

Examen au fond

9.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la requête en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

9.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si le renvoi des requérants en Fédération de Russie constituerait une violation de l’obligation faite à l’État partie par l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ou refouler une personne vers un État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture.

9.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que les requérants risqueraient personnellement d’être victimes de torture s’ils retournaient en Fédération de Russie. Pour évaluer ce risque, en application du paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois que l’objectif est de déterminer si l’intéressé courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture dans le pays où il serait renvoyé. Il s’ensuit que l’existence, dans un pays, d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives ne constitue pas en soi un motif suffisant pour établir qu’une personne donnée serait en danger d’être soumise à la torture à son retour dans ce pays. Il doit exister des motifs supplémentaires de penser que l’intéressé serait personnellement en danger. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne risque pas d’être soumise à la torture dans les circonstances qui sont les siennes.

9.4Le Comité rappelle son observation générale no 1, aux termes de laquelle l’existence du risque de torture doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons. S’il n’est pas nécessaire de démontrer que le risque couru est hautement probable (par. 6), la charge de la preuve incombe néanmoins généralement au requérant, qui doit présenter des arguments défendables montrant qu’il court personnellement un risque réel et prévisible. Conformément à son observation générale no 1, le Comité est habilité à apprécier librement les faits en se fondant sur l’ensemble des circonstances de chaque affaire, mais accorde néanmoins un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie intéressé (par. 9).

9.5Le Comité note que l’État partie soutient que les requérants n’ont pas démontré qu’il existe des motifs sérieux de croire qu’ils risqueraient d’être soumis à la torture en cas de renvoi en Fédération de Russie, que leurs griefs ont été examinés par les services d’immigration danois, et que ceux-ci ont conclu qu’en cas de renvoi vers la Fédération de Russie, les requérants ne courraient pas un risque de persécution au sens du paragraphe 1 de l’article 7 de la loi sur les étrangers et n’auraient pas besoin de la protection prévue au paragraphe 2 de cet article 7. Le Comité note également que les requérants ont soumis des preuves documentaires à l’appui de la demande de protection formulée par le premier requérant, notamment un dossier médical corroborant les allégations selon lesquelles ce dernier a été soumis à plusieurs reprises à différentes formes de torture, y compris des actes humiliants, pendant sa détention en Fédération de Russie, ainsi que des articles indépendants étayant la description qu’il a faite des événements qui ont suscité l’intérêt des autorités à son endroit en novembre 2013.

9.6Le Comité note en outre que le rejet de la demande d’asile des requérants par les services d’immigration danois est uniquement fondé sur l’appréciation de la crédibilité des intéressés. Par conséquent, il estime que lesdits services n’ont pas examiné les allégations et les preuves documentaires susmentionnées sur le fond. Constatant que la crédibilité des requérants a été mise en doute principalement à cause d’un certain nombre de divergences factuelles dans les déclarations que le premier requérant a faites au cours de la procédure d’asile, il rappelle que l’on ne peut guère s’attendre à ce que le récit de victimes de torture soit d’une parfaite exactitude. Compte tenu du fait qu’à l’ouverture de l’audience consacrée à leurs recours contre les décisions du Service danois de l’immigration, le conseil des requérants a expressément demandé à la Commission de recours des réfugiés d’ordonner que le premier requérant soit soumis à un examen visant à déceler d’éventuels signes de torture afin de lui permettre d’établir sa crédibilité, le Comité estime que la Commission ne pouvait pas se prononcer de façon impartiale et indépendante sur la question de savoir si les divergences relevées dans les déclarations du premier requérant pouvaient s’expliquer par le fait que l’intéressé avait été soumis à la torture sans avoir préalablement fait procéder à cet examen. En conséquence, le Comité estime que, si l’État partie a soulevé d’importants problèmes de crédibilité, il a néanmoins conclu au manque de crédibilité du premier requérant sans tenir compte d’un aspect fondamental de sa demande d’asile.

9.7Le Comité rappelle que même si c’est aux requérants qu’il incombe d’établir que leur demande d’asile est à première vue fondée, l’État partie n’est pas dispensé de s’employer à déterminer s’il existe des motifs de croire que les intéressés seraient exposés à un risque de torture s’ils étaient renvoyés dans leur pays d’origine. En ce qui concerne le risque de torture que courent actuellement les requérants en cas de renvoi en Fédération de Russie, le Comité constate que l’État partie ne conteste pas que les personnes soupçonnées par les autorités d’être complices des insurgés en Ingouchie et dans le Caucase du Nord en général ont été soumises à la torture ni que, en l’espèce, les requérants ne pourraient pas compter sur la protection des autorités contre d’éventuelles représailles de la part des insurgés à leur retour en Fédération de Russie. L’État partie ne conteste pas non plus qu’il se pourrait que les autorités de la Fédération de Russie soupçonnent le premier requérant d’avoir rejoint les insurgés après sa libération en novembre 2013 étant donné qu’elles n’ont pas réussi à le retrouver depuis. À ce sujet, le Comité note qu’aujourd’hui, la situation des droits de l’homme en Fédération de Russie, et en particulier dans le Caucase du Nord, reste source d’inquiétude à plusieurs égards. Il rappelle qu’il a exprimé sa préoccupation dans les observations finales qu’il a formulées à l’issue de l’examen du cinquième rapport périodique de la Fédération de Russie, en 2012, à l’occasion duquel il a fait savoir qu’il était préoccupé par les informations nombreuses, persistantes et concordantes selon lesquelles des violations graves des droits de l’homme étaient commises par des agents de l’État ou d’autres personnes agissant à titre officiel dans le Caucase du Nord, ou à leur instigation ou avec leur consentement exprès ou tacite, y compris des actes de torture ou des mauvais traitements, des enlèvements, des disparitions forcées et des exécutions extrajudiciaires. Le Comité s’est également dit préoccupé par le fait que les autorités russes n’enquêtaient pas sur ces actes et ne punissaient pas les auteurs.

9.8Dans ces circonstances, le Comité constate qu’au moment de déterminer s’il existait des motifs sérieux de croire que les requérants courraient personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture en cas de renvoi dans leur pays d’origine, l’État partie n’a pas vérifié la véracité des propos des intéressés et la fiabilité des éléments documentaires présentés par ceux-ci, y compris le rapport médical établi par le groupe de médecins danois d’Amnesty International, ce qui est contraire à l’obligation de procéder à l’examen effectif, indépendant et impartial de toute requête mise à sa charge par l’article 3 de la Convention. Le Comité estime donc qu’en contestant la crédibilité du premier requérant sans ordonner d’examen médical visant à déceler d’éventuels signes de torture, l’État partie ne s’est pas suffisamment efforcé d’établir s’il existait des motifs sérieux de croire que l’intéressé et sa famille risquaient d’être soumis à la torture s’ils étaient renvoyés aujourd’hui dans leur pays d’origine.

10.Compte tenu de ce qui précède, le Comité contre la torture, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, conclut que l’expulsion des requérants vers la Fédération de Russie constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

11.Le Comité estime que l’État partie est tenu par l’article 3 de la Convention de ne pas renvoyer de force les requérants en Fédération de Russie ou dans un autre État dont il y a des motifs sérieux de croire qu’il risque de les refouler ou de les expulser vers ce pays. Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à lui faire connaître, dans les quatre-vingt-dix jours suivant la date de transmission de la présente décision, les mesures qu’il aura prises pour donner suite à ses constatations.