Nations Unies

CCPR/C/98/D/1619/2007

Pacte international relatif aux droits civils et politiques

Distr. restreinte*

11 mai 2010

Français

Original: anglais

C omité des droits de l’homme

Quatre-vingt-dix-huitième session

8-26 mars 2010

Constatations

Communication no 1619/2007

Présentée par :

Felipe et Evelyn Pestaño (représentés par un conseil, M. Enrique Angeles)

Au nom de :

Phillip Andrew Pestaño, le fils des auteurs (décédé)

État partie:

Philippines

Date de la communication:

24 avril 2007 (date de la lettre initiale)

Références:

Décision prise par le Rapporteur spécial en application de l’article 97 du Règlement intérieur, communiquée à l’État partie le 28 janvier 2008 (non publiée sous forme de document)

Date de l’adoption des constatations:

23 mars 2010

Objet :

Privation arbitraire de la vie d’un officier de la marine des Philippines à bord d’un navire transportant une cargaison illégale; absence d’enquête approfondie et non-ouverture de poursuites contre les responsables

Questions de procédure :

Griefs non étayés; épuisement des recours internes

Questions de fond :

Droit à la vie; privation arbitraire de la vie; droit à un recours utile

Article s du Pacte :

6, 2 (par. 3), 9 (par. 1) et 17 (par. 1)

Articles du Protocole facultatif :

2 et 5 (par. 2 b))

Le 23 mars 2010, le Comité des droits de l’homme a adopté le texte ci-après en tant que constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif concernant la communication no 1619/2007.

[Annexe]

Annexe

Constatations du Comité des droits de l’homme au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques (quatre-vingt-dix-huitième session)

concernant la

Communication no1619/2007 **

Présentée par:

Felipe et Evelyn Pestaño (représentés par un conseil, M. Enrique Angeles)

Au nom de:

Phillip Andrew Pestaño, le fils des auteurs (décédé)

État partie:

Philippines

Date de la communication:

24 avril 2007 (date de la lettre initiale)

Le Comité des droits de l’homme, institué en vertu de l’article 28 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Réuni le 23 mars 2010,

Ayant achevé l’examen de la communication no 1619/2007 présentée par Felipe et Evelyn Pestaño en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques,

Ayant tenu compte de toutes les informations écrites qui lui ont été communiquées par les auteurs de la communication et l’État partie,

Adopte ce qui suit:

Constatations au titre du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif

1.1Les auteurs de la communication sont Felipe et Evelyn Pestaño, de nationalité philippine, nés respectivement en 1940 et en 1943. Ils présentent la communication au nom de leur fils Phillip Andrew Pestaño («la victime»), enseigne de vaisseau de deuxième classe, décédé le 27 septembre 1995. Les auteurs invoquent une violation par les Philippines des droits garantis à l’article 6, au paragraphe 3 de l’article 2, au paragraphe 1 de l’article 9 et au paragraphe 1 de l’article 17 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Ils évoquent également une atteinte à l’honneur de leur fils, ce qui semblerait soulever des questions au regard du paragraphe 1 de l’article 17 du Pacte. Ils sont représentés par un conseil, M. Enrique Angeles.

1.2Le Pacte est entré en vigueur pour l’État partie le 23 janvier 1986 et le Protocole facultatif le 22 novembre 1989.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1À l’époque où les faits se sont produits, en septembre 1995, le fils des auteurs, Phillip Pestaño, servait comme officier de la marine philippine à bord du navire BRP Bacolod City qui se rendait à Mindanao. Le 25 septembre 1995, ou aux alentours de cette date, le capitaine du BRP Bacolod City a autorisé le chargement de plus de 14 000 pieds − planche de grumes sans documents ni autorisation officiels. Phillip s’est vivement opposé au chargement de la marchandise non autorisée.

2.2Le 26 septembre 1995, les auteurs ont reçu un appel anonyme les avertissant que leur fils était en danger de mort. Le même jour, ils sont allés chercher Phillip à la base navale de Sangley Point, dans la ville de Cavite, à environ 100 kilomètres de Manille, pour le ramener dans leur maison de Loyola Heights à Quezon. Cette nuit-là, la victime a confié à son père que le BRP Bacolod City était un bateau «sale» qui transportait une cargaison illicite, notamment 20 sacs de shabu valant près d’un milliard de pesos au marché noir. Le père, propriétaire de la plus grande société de réparation navale de la marine nationale, a essayé de le persuader de ne pas s’occuper de cette histoire car il craignait que toute action que son fils pourrait entreprendre n’ait des répercussions sur ses affaires. Phillip a malgré tout décidé de ne pas abandonner.

2.3Le 27 septembre 1995, vers 4 heures du matin, Phillip a quitté la maison pour embarquer sur le BRP Bacolod City. Le même jour vers 11 heures, les auteurs ont reçu un coup de téléphone de la marine nationale leur demandant de se rendre au quartier général de la marine à Manille parce que leur fils avait «eu un accident».

2.4Au quartier général de la marine, les auteurs n’ont pas été autorisés à entrer dans la chambre où se trouvait leur fils mort. On leur a immédiatement demandé de signer une autorisation d’autopsie, ce qu’ils ont accepté de faire après avoir vu le corps de leur fils. Plus tard, pour confirmer la thèse officielle du suicide, la marine a produit une arme que leur fils aurait utilisée pour se suicider et un mot qu’il aurait écrit avant de se donner la mort.

2.5Le 30 septembre 1995, le fils des auteurs a été enterré au cimetière national réservé aux membres de l’armée, et a reçu les honneurs militaires, bien qu’il existe dans la marine une règle qui veut que les suicidés n’y ont pas droit.

2.6En octobre 2005, après avoir mené leurs propres enquêtes, la Division des enquêtes criminelles de la Police nationale et le Bureau national d’enquête du Ministère de la justice ont tous deux conclu que le fils des auteurs s’était suicidé, corroborant la thèse de la marine.

2.7Le même mois, après avoir mené sa propre enquête, et en dépit des conclusions officielles de la marine et de la police, la compagnie d’assurances de la victime a versé aux bénéficiaires la totalité du montant souscrit pour le décès de l’assuré.

2.8En octobre 1995, l’opérateur radio qui servait sur le BRP Bacolod City pendant son voyage à Mindanao, un ami proche du fils des auteurs, s’est noyé en haute mer dans des circonstances extrêmement suspectes au cours d’une prétendue mission à laquelle tous les autres membres de l’équipage ont survécu. Son corps n’a jamais été retrouvé.

2.9En novembre 1995, un autre membre de la marine qui était considéré comme étant du côté du fils des auteurs et qui se trouvait également à bord du BRP Bacolod City en septembre 1995 a mystérieusement disparu après avoir reçu l’ordre de se présenter au quartier général de la marine à Manille. Il n’a toujours pas été retrouvé et l’on pense qu’il est mort.

2.10Le 15 novembre 1995, deux sénateurs ont déposé au Sénat une résolution chargeant les commissions sénatoriales compétentes de mener une enquête sur les circonstances de la mort du fils des auteurs.

2.11En décembre 1995, un officier général commandant de la marine nationale ayant le grade de vice-amiral a demandé aux auteurs, qu’il avait conviés à dîner, de ne pas engager d’action contre la marine. Deux semaines plus tard, il a demandé à voir à nouveau les auteurs; il a présenté à M. Pestaño le contrat de 100 millions de pesos passé entre sa société et la marine et lui a demandé de signer une déclaration dans laquelle il s’engageait à renoncer à toutes poursuites contre la marine. Les auteurs ont décidé de ne pas abandonner leur action. Une semaine après que cette décision eut été portée à la connaissance de l’officier général commandant, les quatre navires de la marine que la société de M. Pestaño était chargée de réparer ont tous mystérieusement coulé et les bureaux de la société situés à la base navale de Sangley Point ont été saccagés et pillés. Il est également indiqué qu’à la même époque, le neveu des auteurs, qui était l’administrateur des biens de la société, a été abattu.

2.12 Le 2 janvier 1996, grâce à une fuite, les auteurs ont reçu une copie d’un rapport de renseignement des forces armées dans lequel il était indiqué que pendant le voyage effectué en septembre 1995, le BRP Bacolod City avait transporté 20 sacs de riz remplis de shabu d’une valeur de 1 milliard de pesos. Il y était également indiqué que ce chargement avait été escorté par un agent de la sécurité placé sous l’autorité de l’officier général commandant et que lorsqu’il avait découvert la cargaison illégale, le fils des auteurs s’était opposé à son supérieur, et avait ensuite été tué pour qu’il ne puisse pas dénoncer les activités criminelles menées sur le navire. Les auteurs de ce rapport confidentiel concluaient que le crime avait probablement été commis par l’agent de sécurité placé sous les ordres de l’officier général commandant.

2.13En janvier 1996, un autre membre de la marine nationale est mort dans un hôpital militaire dans des circonstances mystérieuses après que son état s’était brusquement aggravé sans raisons apparentes. Cet homme était soupçonné d’être impliqué dans «l’opération shabu» à bord du BRP Bacolod City ainsi que dans la mort de Phillip Pestaño et, avant de mourir, il avait rencontré les auteurs en secret. On pense qu’il était sur le point de révéler d’importantes informations. Le décès de ce membre de la marine porte à quatre le nombre de personnes tuées à la suite du voyage effectué en septembre 1995 par le BRP Bacolod City. Aucune de ces quatre morts suspectes n’a fait l’objet d’une enquête et n’a été élucidée.

2.14Les auteurs disent qu’ils ont déposé des plaintes contre l’officier général commandant et d’autres membres de l’équipage du BRP Bacolod City devant les institutions suivantes: 1) en septembre 1995, la marine nationale; 2) en septembre 1995, la Police nationale et le Bureau national d’enquête du Ministère de la justice (qui ont tous deux conclu à un suicide); 3) en janvier 1998, le Sénat des Philippines (Commission de la justice et des droits de l’homme et Commission de la défense et de la sécurité nationales); 4) en mars 2000, le Médiateur; 5) et en octobre 2005, le nouveau titulaire de poste, qui a lui-même été remplacé par la suite. La nouvelle médiatrice n’a pris aucune mesure concernant cette affaire depuis son entrée en fonction en décembre 2005.

2.15Le 25 janvier 1998, après avoir tenu huit audiences et effectué une inspection visuelle de la cabine de Phillip Pestaño sur le navire, et en se fondant notamment sur des rapports d’experts et les dépositions de témoins, deux commissions sénatoriales ont rendu public un rapport conjoint sur l’affaire Pestaño dont les conclusions étaient les suivantes: i) le fils des auteurs ne s’était pas suicidé à bord du BRP Bacolod City le 27 septembre 1995; ii) il avait été abattu sur le navire à un autre endroit que là où son corps avait été retrouvé; iii) le corps sans vie avait été déplacé et étendu sur le lit où il avait été trouvé; iv) la victime devait avoir été tuée avant l’arrivée du BRP Bacolod City au quartier général de la marine le 27 septembre 1995; v) on avait délibérément tenté de faire croire que Phillip Pestaño s’était suicidé dans sa cabine; et vi) cette tentative de dissimulation était si réfléchie et élaborée qu’elle ne pouvait être le fait d’un seul homme. En outre, les commissions sénatoriales ont notamment recommandé qu’une enquête indépendante soit menée sur les circonstances entourant le meurtre de la victime pour que les responsables soient traduits en justice et que les personnes ayant participé au maquillage du meurtre en suicide soient identifiées.

2.16Le 28 mars 2000, le Médiateur (Bureau de l’établissement des faits et du renseignement) chargé du dossier a provisoirement classé l’affaire; il a conclu dans son rapport que «poursuivre l’enquête dans le but d’établir l’identité du responsable et de ses complices, s’il y en a eu, ne serait qu’une perte de temps étant donné que les preuves matérielles avaient été altérées et qu’il s’était écoulé beaucoup de temps».

2.17Après le départ à la retraite du Médiateur et la nomination, le 27 octobre 2005, de son successeur, dont la réputation d’intégrité était inattaquable, les auteurs ont déposé une nouvelle plainte auprès du Bureau du Médiateur. En décembre 2005, le Médiateur a fait droit à la requête, la jugeant fondée; il a rouvert le dossier et demandé aux défendeurs − l’officier général qui commandait le BRP Bacolod Cityen septembre 1995 et huit officiers, sous-officiers et hommes du rang − de soumettre leur réponse dans un délai de dix jours. Une semaine seulement après la réouverture du dossier, le Médiateur a démissionné et a été remplacé. Depuis, le Bureau du Médiateur pour les affaires militaires n’a rien fait pour enquêter sur cette affaire.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que l’État partie a commis des violations des droits garantis aux articles 2 (par. 3), 6, 9 (par. 1) et 17 (par. 1) du Pacte.

3.2Les auteurs rappellent les conclusions des commissions sénatoriales, dans leur rapport de 1998, qui selon eux établissent de façon concluante que leur fils ne s’est pas suicidé mais qu’il a été tué. Ils affirment en outre que les responsables se sont entendus et organisés soigneusement pour dissimuler les circonstances de sa mort notamment en fabriquant, détruisant et altérant des preuves, et en faisant une présentation fallacieuse et déformée des faits, tous actes qui constituent une entrave à la justice et une atteinte illégitime à l’honneur de leur fils.

3.3Les auteurs ajoutent que tous les organes de l’État partie, y compris les services d’enquête criminelle, les services chargés de faire appliquer la loi et les organes judiciaires sont solidairement responsables d’avoir participé à ces manœuvres, à l’exception du Sénat. En conséquence, l’État partie a commis à l’égard du fils des auteurs une violation du droit à réparation pour le préjudice causé par les atteintes à ses droits fondamentaux, et a donc empêché, pendant douze ans, que justice soit faite.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et sur le fond

4.1Dans une note du 18 janvier 2008, l’État partie a contesté la recevabilité de la communication, faisant valoir que les auteurs n’avaient pas épuisé les recours internes puisque la plainte qu’ils avaient déposée devant le Bureau du Médiateur adjoint pour l’armée et les autres organes chargés de faire appliquer la loi contre plusieurs personnes, pour meurtre et faute grave était toujours pendante. Dans une décision du 10 août 2007, le Médiateur a considéré qu’il y avait lieu de procéder à un examen plus approfondi de l’affaire et a demandé aux parties de déposer leur mémoire exposant leur position. Toutefois les auteurs, qui ont demandé un délai à deux reprises, n’ont toujours pas soumis leur mémoire.

4.2L’État partie note en outre que la mort du fils des auteurs constitue une «affaire pénale ordinaire» et que rien n’indique qu’il y ait eu participation ou assentiment de l’État. Cela est confirmé par la décision du Bureau du Médiateur de rouvrir le dossier. Étant donné que le Médiateur reste activement saisi de l’affaire, les auteurs n’ont pas épuisé les recours internes au sens de l’article 2 du Protocole facultatif. L’État partie fait valoir par conséquent que la soumission prématurée de la communication au Comité devrait être considérée comme un abus du droit de plainte au sens de l’article 3 du Protocole facultatif.

4.3En date du 8 mai 2008, l’État partie a fait parvenir de nouvelles observations sur la recevabilité et le fond de la communication. Il a réaffirmé que les auteurs n’avaient pas épuisé les recours internes et que, comme les auteurs n’avaient toujours pas déposé leur mémoire, le Médiateur n’était pas en mesure de poursuivre l’examen de l’affaire. En ce qui concerne la procédure, l’État partie relève que, bien qu’il faille accorder au rapport du Sénat le crédit et le respect voulus, ses conclusions ne peuvent avoir force probante étant donné qu’un organe législatif n’est pas compétent pour enquêter sur les affaires de ce type ni les juger. L’organe habilité à enquêter et à engager des poursuites dans cette affaire est le Bureau du Médiateur, et l’autorité qui serait habilitée à juger est le tribunal anticorruption, le Sandiganbayan.

4.4En ce qui concerne le fond, l’État partie affirme que le grief de violation du droit à la vie est dénué de fondement car rien dans les allégations des auteurs ni dans les éléments disponibles ne permet d’établir que l’État partie a pris part à la violation alléguée. Le fait même que deux sénateurs aient présenté une résolution concernant cette affaire − initiative qui a mené à l’ouverture d’une enquête et au rapport que les auteurs invoquent dans leur plainte − montre que l’État partie ne peut pas être accusé d’avoir participé à un complot dont le résultat a été une violation du droit à la vie et du droit à un recours utile.

4.5En ce qui concerne la recommandation formulée dans son rapport par le Sénat qui demandait l’ouverture par le Médiateur d’une enquête indépendante sur le chargement illégal présumé de plus de 14 000 pieds-planche de grumes à bord du BRP Bacolod City en septembre 1995 en vue d’établir les responsabilités, plusieurs officiers de haut rang de la marine ont fait engager des poursuites contre des membres de la marine.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Dans une réponse du 31 août 2008, les auteurs réfutent les arguments de l’État partie. En ce qui concerne la question de l’épuisement des recours internes, ils appellent l’attention du Comité sur la décision rendue par le Médiateur le 6 décembre 2005, dans laquelle après avoir déclaré la plainte des auteurs fondée, il demandait aux défendeurs de répondre à leur déclaration. Cette décision concernait les chefs de meurtre et de faute grave et couvrait donc à la fois la partie pénale et la partie administrative de la procédure. La prolongation du délai que les auteurs avaient demandée ne concernait que la partie administrative.

5.2Les auteurs ajoutent que la décision du Médiateur fixait aux défendeurs un délai de dix jours à compter de la réception de la décision pour soumettre leurs mémoires, et que ce délai est donc expiré depuis longtemps. Il était expressément indiqué dans la décision que la non-soumission d’un mémoire en défense vaudrait renonciation au droit de produire des preuves contraires. Par conséquent, l’affaire aurait dû être automatiquement examinée sur la base des éléments disponibles. Les auteurs avaient soumis tous les documents nécessaires à l’action pénale et à la procédure administrative, et l’affaire aurait donc dû être examinée depuis longtemps. Ce retard montre que le Médiateur, instrument de l’État partie, a lui‑même ralenti la procédure judiciaire et que, par conséquent, les auteurs ne disposent pas d’un recours utile auprès des institutions de l’État partie. Ils affirment que le retard délibéré de treize ans dans la procédure équivaut à un déni de justice.

5.3Les auteurs contestent également les observations de l’État partie sur le fond. Ils affirment qu’il est manifeste que l’État partie a pris une part directe et continue à la violation du droit à la vie dont leur fils a été victime. Toutes les personnes mises en cause dans la plainte qu’ils ont formée devant le Médiateur appartenaient à la marine nationale, qui est une institution de l’État partie. À compter du 3 août 2007, les défendeurs étaient représentés par un membre du cabinet du juge‑avocat de la marine, soit par un agent de l’État partie. Les auteurs ont déposé des plaintes devant la marine nationale, la Police nationale et le Bureau national d’enquête du Ministère de la justice, qui sont tous des instruments de l’État partie et dont les conclusions officielles ont été rejetées par le Sénat, branche du pouvoir indépendante.

5.4En ce qui concerne l’argument de l’État partie qui affirme qu’une enquête indépendante a été ouverte au sujet du chargement présumé illégal de grumes à bord du BRP Bacolod City, les auteurs objectent que l’enquête n’a pas été menée de façon indépendante étant donné que les charges ont été formulées par la marine de l’État partie. Cette enquête ne répond donc pas aux critères d’indépendance et de transparence expressément énoncés dans la recommandation du Sénat.

5.5Les auteurs réaffirment que, selon eux, l’officier général commandant, un vice‑amiral qui a manifesté un intérêt particulièrement grand pour cette affaire, serait l’un des responsables; ils rappellent qu’il leur a demandé de signer une déclaration de renonciation aux poursuites et que, suite à leur refus, il a annulé un gros contrat que la marine avait passé avec la société de M. Pestaño. Il est évident que la marine, en tant qu’instrument de l’État partie, est responsable du meurtre de leur fils. En outre, après le meurtre de la victime, en septembre 1995, les organes du pouvoir exécutif de l’État partie se sont employés de concert à dissimuler le crime et à protéger les responsables. Les auteurs rappellent que le seul médiateur qui a réellement tenté de mener une enquête approfondie a étrangement démissionné une semaine seulement après avoir rouvert le dossier en 2005. Ils réaffirment qu’après treize années de lutte infructueuse sous trois gouvernements différents, le combat qu’ils mènent pour que justice soit rendue n’a aucune chance d’aboutir au sein du système judiciaire de l’État partie.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité des droits de l’homme doit, conformément à l’article 93 de son Règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable en vertu du Protocole facultatif se rapportant au Pacte.

6.2Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément aux dispositions du paragraphe 2 a) de l’article 5 du Protocole facultatif, que la même affaire n’était pas en cours d’examen devant une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.3L’État partie fait valoir que la plainte est irrecevable pour non-épuisement des recours internes. À l’appui de cet argument, il fait observer que la plainte déposée par les auteurs devant le Bureau du Médiateur adjoint pour l’armée et les autres organes chargés de faire appliquer la loi contre plusieurs personnes pour meurtre et faute grave est toujours pendante. Les auteurs ont déposé une plainte auprès du Médiateur après que la marine nationale, la Police nationale et le Bureau national d’enquête du Ministère de la justice eurent conclu en 1995 que leur fils s’était suicidé. Les auteurs affirment que la procédure ouverte par le Bureau du Médiateur ne constitue pas un recours utile étant donné que cet organe, saisi de l’affaire en 2000, n’a pas mené une enquête diligente et approfondie sur le meurtre présumé de leur fils. Ils affirment que bien que le dossier ait été rouvert en octobre 2005, la nouvelle médiatrice n’a pris aucune mesure utile depuis son entrée en fonctions en décembre 2005.

6.4Le Comité rappelle qu’il ne peut pas examiner une communication s’il n’a pas été établi que tous les recours internes ont été épuisés. Toutefois, les recours internes au sens du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif doivent être à la fois utiles et disponibles, et ne pas dépasser un délai raisonnable. En l’espèce, le Comité note que l’État partie n’a pas montré qu’une enquête avait été ouverte à la suite de la violation alléguée pour faire en sorte que les responsables soient traduits en justice et punis. Dans ces circonstances, et étant donné que près de quinze années se sont écoulées depuis la date des faits, le Comité considère que les recours internes ont excédé des délais raisonnables. Il conclut donc qu’il n’est pas empêché par les dispositions du paragraphe 2 b) de l’article 5 du Protocole facultatif d’examiner la communication.

6.5Concernant le grief de violation du paragraphe 1 de l’article 9 du Pacte, les auteurs affirment qu’ils ont reçu un appel anonyme les avertissant que leur fils était en danger de mort la veille du jour où il a été retrouvé mort. Toutefois, rien n’indique qu’ils ont signalé ces menaces aux autorités de l’État partie ou que, s’ils l’ont fait, l’État partie n’a pas pris les mesures nécessaires pour assurer la protection de leur fils. Rien ne prouve non plus de façon concluante que l’État partie lui‑même a été impliqué dans la menace qui pesait sur le fils des auteurs. En l’absence de tout autre argument des auteurs à ce sujet, le Comité considère que ces griefs ne sont pas suffisamment étayés aux fins de la recevabilité et conclut que cette partie de la communication est irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.6Le Comité note que les auteurs invoquent une violation du paragraphe 1 de l’article 17 du Pacte parce que la tentative de l’État partie de camoufler la mort de la victime en suicide doit être considérée comme une atteinte illégitime à son honneur. Il considère que ce grief n’a pas été suffisamment étayé aux fins de la recevabilité et le déclare donc irrecevable en vertu de l’article 2 du Protocole facultatif.

6.7Le Comité considère que les griefs de violation de l’article 6, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, ont été suffisamment étayés aux fins de la recevabilité, et procède à leur examen quant au fond.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 1 de l’article 5 du Protocole facultatif, le Comité des droits de l’homme a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

7.2En ce qui concerne l’allégation de violation de l’article 6, le Comité rappelle que le droit à la vie est le droit suprême pour lequel aucune dérogation n’est autorisée. Il rappelle en outre que les États parties ont une obligation positive d’assurer la protection des individus contre les violations des droits reconnus dans le Pacte commises non seulement par ses agents, mais aussi par des personnes privées, physiques ou morales. Le Comité renvoie également à sa jurisprudence et rappelle que l’ouverture d’une enquête pénale et l’engagement de poursuites judiciaires sont des mesures nécessaires en cas de violation des droits fondamentaux protégés par l’article 6. Si un État partie ne prend pas les mesures voulues pour enquêter sur de tels faits, punir les responsables et assurer réparation aux victimes, il peut donc en résulter une violation du Pacte.

7.3Bien qu’à l’origine, en octobre 1995, la Police nationale et le Ministère de la justice aient conclu au suicide, il apparaît aujourd’hui incontesté que le fils des auteurs est décédé d’une mort violente et qu’il a été victime d’un homicide. Lorsqu’il a affirmé dans ses réponses du 18 janvier et du 8 mai 2008 que cette affaire était «une affaire pénale ordinaire», l’État partie a reconnu ce fait. Le Comité a pris note des conclusions du rapport détaillé daté du 25 janvier 1998 dans lequel le Sénat concluait que la victime avait été abattue à bord du BRP Bacolod City le 27 septembre 1995 et qu’il y avait eu une tentative délibérée de camoufler sa mort en suicide, et recommandait l’ouverture d’une enquête indépendante. Le Comité a également noté que l’action administrative et pénale engagée par les auteurs contre des membres de la marine, un organe de l’État partie, était actuellement en instance.

7.4Le Comité prend note des allégations des auteurs qui affirment que deux autres membres de la marine philippine proches de la victime et un autre enseigne de vaisseau de deuxième classe, qui aurait participé au chargement illicite de drogue à bord du BRP Bacolod City et qui avait pris contact avec les auteurs pour leur parler de la mort de leur fils, sont tous morts ou ont disparu dans des circonstances mystérieuses entre octobre 1995 et janvier 1996. Les auteurs ont également indiqué qu’un vice-amiral de la marine nationale les avait menacés de mettre un terme à leurs affaires avec la marine s’ils ne retiraient pas leur plainte. Ils ne l’ont pas retirée et ils disent n’avoir plus eu de contrats; leur neveu, l’administrateur des biens de la société, a été tué. En l’absence de toute contestation ou de tout commentaire de l’État partie sur ces faits, le Comité accorde le crédit voulu aux allégations des auteurs qui laissent fortement présumer qu’il y a eu participation directe de l’État partie à la violation du droit à la vie du fils des auteurs.

7.5Le Comité estime que le meurtre du fils des auteurs à bord d’un bâtiment de la marine de l’État partie exigeait l’ouverture dans les plus brefs délais d’une enquête indépendante sur la possible implication de membres de la marine. Le Comité rappelle que la privation de la vie par les autorités de l’État est une question extrêmement grave et que l’État partie est tenu d’enquêter de bonne foi sur toutes les allégations de violation du Pacte portées contre lui et ses autorités. En se contentant d’affirmer qu’il n’a pas directement participé à la violation du droit à la vie dénoncée dans la communication, l’État partie ne s’acquitte pas de l’obligation positive qui lui incombe en vertu du Pacte. Près de quinze ans après la mort de la victime, les auteurs ignorent toujours les circonstances de sa mort et les autorités de l’État partie n’ont toujours pas ouvert une enquête indépendante. Dans sa réponse du 8 mai 2008, l’État partie a fait référence à une décision du Médiateur datée du 10 août 2007 demandant un examen plus approfondi de l’affaire (non souligné dans le texte). Toutefois, le Comité n’a connaissance d’aucun examen préliminaire qui aurait été mené par le Bureau du Médiateur depuis le dépôt par les auteurs d’une nouvelle plainte en octobre 2005. Depuis cette date, il n’y a pas eu de poursuites ni de procès − et encore moins de condamnation − et les auteurs n’ont reçu aucune réparation pour la perte tragique de leur fils.

7.6Le Comité a accordé toute l’attention voulue au grief des auteurs qui, invoquant l’article 6, font valoir que la mort de leur fils est directement attribuable à l’État partie. Lorsqu’une personne meurt dans des circonstances qui pourraient impliquer une violation du droit à la vie, l’État partie est tenu de mener une enquête et de faire en sorte que les responsables ne restent pas impunis. Par conséquent, il convient de considérer que l’État partie a manqué à l’obligation qui lui est faite en vertu de l’article 6, lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2, de mener une enquête en bonne et due forme sur la mort du fils des auteurs, de traduire les responsables en justice et d’assurer réparation.

8.Le Comité des droits de l’homme, agissant en vertu du paragraphe 4 de l’article 5 du Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droits civils et politiques, est d’avis que les faits dont il est saisi font apparaître une violation par les Philippines de l’article 6 du Pacte lu conjointement avec le paragraphe 3 de l’article 2.

9.En vertu du paragraphe 3 a) de l’article 2 du Pacte, l’État partie est tenu d’assurer aux auteurs un recours utile, sous la forme notamment d’une enquête impartiale, approfondie et diligente, sur les circonstances de la mort de leur fils, de la poursuite des responsables et d’une indemnisation appropriée. L’État partie est en outre tenu de veiller à ce que des violations analogues ne se reproduisent pas à l’avenir.

10.Étant donné qu’en adhérant au Protocole facultatif l’État, partie a reconnu que le Comité avait compétence pour déterminer s’il y avait eu ou non violation du Pacte et que, conformément à l’article 2 du Pacte, il s’est engagé à garantir à tous les individus se trouvant sur son territoire et relevant de sa juridiction les droits reconnus dans le Pacte et à assurer un recours utile et exécutoire lorsqu’une violation a été établie, le Comité souhaite recevoir de l’État partie, dans un délai de cent quatre-vingts jours, des renseignements sur les mesures prises pour donner effet à ses constatations. L’État partie est invité en outre à rendre publiques les présentes constatations.

[Adopté en anglais (version originale), en espagnol et en français. Paraîtra ultérieurement en arabe, en chinois et en russe dans le rapport annuel du Comité à l’Assemblée générale.]