Nations Unies

CRC/C/81/D/19/2017

Convention relative aux droits de l ’ enfant

Distr. générale

2 septembre 2019

Français

Original : espagnol

Comité des droits de l ’ enfant

Décision adoptée par le Comité au titre du Protocole facultatif àla Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation de communications, concernant la communication no 19/2017 * , ** , ***

Communication présentée par :

Fermín Navarro Presentación et Juana Medina Pascual (représentés par un conseil, Enrique Jesús Vila Torres)

Victime(s) présumée(s) :

Le fils des auteurs

État partie :

Espagne

Date de la communication :

22 mars 2017

Date de la décision :

31 mai 2019

Objet :

Vol de nouveau-né dans une clinique privée

Question(s) de procédure :

Compétence ratione temporis, fondement des griefs

Article(s) de la Convention:

7, 8, 9, 21 et 35

Article(s) du Protocole facultatif concernant la vente d ’ enfants :

1er, 2, 3 et 6

Article(s) du Protocole facultatif :

7 c) et f) et 20

1.Les auteurs de la communication sont Fermín Navarro Presentación et Juana Medina Pascual, tous deux de nationalité espagnole. Ils présentent la communication au nom de leur fils, qui serait né le 8 avril 1985. Ils affirment que celui-ci a été victime d’une violation des droits qu’il tient des articles 7, 8, 9, 21 et 35 de la Convention et des articles 1er, 2, 3 et 6 du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant, concernant la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants. Les auteurs sont représentés par un conseil. Le Protocole facultatif établissant une procédure de présentation de communications est entré en vigueur pour l’État partie le 14 avril 2014.

Rappel des faits présentés par les auteurs

2.1L’auteure a donné naissance à une fille le 8 avril 1985 à la clinique San Francisco Javier de Pampelune. Les auteurs affirment qu’il y a eu une série d’irrégularités dans le suivi médical et dans les procédures d’état civil durant la grossesse et au moment de l’accouchement, qu’il a ainsi été caché qu’il s’agissait d’une grossesse multiple et que l’un des enfants a été soustrait à la naissance. Les auteurs invoquent en particulier les faits suivants : a) l’auteure a grossi de 30 kg pendant sa grossesse, sans que cette prise de poids soit justifiée par quelque raison médicale que ce soit. Pour autant, son obstétricien a cessé de consigner sa prise de poids et la hauteur utérine durant les derniers mois de la grossesse ; b) seules deux échographies ont été réalisées au cours de la grossesse et aucune image de celles-ci n’a été donnée à l’auteure ; c) les antécédents familiaux de gémellité de l’auteure n’ont pas été consignés dans le dossier médical de l’auteure, lequel ne rend pas non plus compte de ses visites médicales dans l’ordre chronologique ; d) la date de l’électrocardiogramme qui figure dans le dossier médical de l’auteure, et qui fait apparaître les battements d’un seul cœur fœtal, ne correspond pas à celle de l’examen effectivement pratiqué ; e) l’auteure a été convoquée à cinq reprises pour des consultations obstétricales au cours des vingt et un derniers jours de grossesse, sans justification apparente ; f) lors de la dernière visite, le 8 avril 1985, l’accouchement a été déclenché artificiellement, là non plus sans qu’il y ait de justification ; g) l’auteure a subi une anesthésie générale, ce qui n’a pas été consigné dans le compte rendu de l’accouchement ; h) après l’accouchement, et bien qu’elle fût encore sous l’effet de l’anesthésie, l’auteure a vu quelqu’un emporter un nouveau-né hors de la salle d’accouchement, ce que les personnes présentes à l’accouchement (l’obstétricien, la sage-femme et une religieuse) ont contesté à plusieurs reprises ; i) l’auteur n’a pas été autorisé à assister à l’accouchement et, pendant qu’il attendait, il s’est senti surveillé en permanence par un membre de la Garde civile habillé en civil qui a affirmé être un patient de la clinique ; j) sur le formulaire de déclaration de naissance, la sage-femme a écrit « garçon », mention qui a ensuite été rayée et remplacée par le mot « fille » ; k) ladite déclaration a été portée au registre d’état civil avec la mention barrée, sans autre modification.

2.2Le 1er février 2015, les auteurs ont saisi la cinquième juridiction d’instruction de Pampelune d’une plainte contre l’obstétricien, le personnel auxiliaire qui avait participé à l’accouchement et la Clinique San Francisco Javier pour fausse déclaration de naissance, altération de la paternité et falsification de documents publics. Par décision du 17 juillet 2015, la juridiction d’instruction a rejeté la plainte, prononçant un non-lieu provisoire et décidant de classer l’affaire au motif que les faits exposés par les auteurs ne constituaient pas des preuves indiciaires et que le compte rendu des échographies fourni attestait qu’il s’agissait d’une grossesse simple, de sorte que « la commission du délit objet de la plainte n’était pas suffisamment étayée ».

2.3Les auteurs ont fait appel du non-lieu auprès de l’Audiencia Provincial de Navarre, qui a rejeté l’appel le 25 janvier 2016. L’Audiencia Provincial a estimé que la décision de la juridiction d’instruction était motivée, que les faits allégués par les auteurs ne constituaient pas des indices justifiant de considérer la plainte recevable, mais « des suppositions, des intuitions, voire de simples pressentiments », que « ni la prise de poids excessive pendant la grossesse, ni les inexactitudes figurant çà et là dans le dossier ne justifiaient de considérer la plainte recevable », et que le comportement de l’auteure, qui a été suivie par le même gynécologue jusqu’en 2009 (soit vingt-cinq ans après l’accouchement), ne dénotait pas un manque de confiance dans le travail du médecin ou dans celui de la clinique.

2.4Les auteurs ont déposé un recours en amparo auprès du Tribunal constitutionnel, pour atteinte à leur droit à la protection effective de la justice. Le 15 juin 2016, le Tribunal constitutionnel les a déboutés pour absence manifeste de violation d’un droit fondamental.

2.5Les auteurs précisent que la soustraction de leur nouveau-né s’inscrit dans un contexte de vols d’enfants commis par un réseau de trafic de nourrissons qui a opéré en Espagne non seulement pendant la dictature du général Franco, avec le concours des autorités d’alors, mais aussi par la suite, de 1975 jusqu’aux années 1990, avec le consentement des autorités. Selon les estimations, 3 000 plaintes auraient été déposées auprès des tribunaux espagnols pour des vols de nourrissons ; une seule personne a été mise en accusation, mais n’a pas été reconnue coupable. Les auteurs font valoir que la première plainte déposée auprès du Bureau du Procureur général date seulement de janvier 2011 et que c’est ce qui a « levé le voile sur le sujet ».

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs affirment que leur fils a été victime d’une violation des articles 7 et 9 de la Convention de la part de l’État partie, car il a été séparé d’eux par la force pour être remis à l’adoption ou inscrit sous une fausse filiation biologique et n’a pas pu connaître ses parents biologiques et être élevé par eux.

3.2Ils affirment également que leur fils a été victime d’une violation de l’article 8 de la Convention car il a été privé du droit qui est le sien d’entretenir des relations familiales et l’État partie n’a pris aucune mesure visant à réparer le préjudice causé.

3.3Ils ajoutent que la vente de leur fils à des fins d’adoption est un acte frauduleux et contraire à l’article 21 de la Convention.

3.4Les auteurs affirment que, du fait de l’inertie des tribunaux espagnols, leur fils a été victime d’une violation de l’article 35 de la Convention, et que cette inertie explique que le préjudice causé en 1985 continue à produire des effets à ce jour.

3.5Les auteurs affirment également que leur fils a été victime d’une violation des articles 1er, 2 et 6 du Protocole facultatif concernant la vente d’enfants, lus conjointement avec l’article 3 dudit Protocole facultatif, car l’État partie ne s’est pas acquitté de l’obligation qui lui incombe d’interdire la vente d’enfants et d’apporter le concours le plus large possible à l’enquête et à la procédure pénale ouverte dans le prolongement de la plainte déposée par les auteurs pour faire la lumière sur l’infraction de trafic d’enfants.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Dans ses observations du 2 juillet 2018, l’État partie affirme que la communication est irrecevable ratione materiae au motif que la plainte porte non pas sur l’enlèvement présumé d’un enfant, mais sur l’absence d’enquête sur cet enlèvement présumé. Le droit de bénéficier d’une enquête n’est pas un droit reconnu par la Convention, mais par le paragraphe 1 de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. En outre, pour démontrer qu’il y a eu manquement à l’obligation d’enquêter, il faudrait démontrer l’existence de la personne concernée, ce qui n’a pas été fait en l’espèce.

4.2L’État partie affirme en outre que la communication est irrecevable ratione temporis, au motif qu’elle porte sur des faits qui se seraient produits en 1985. Or, l’Espagne a ratifié la Convention le 30 novembre 1990 et le Protocole facultatif établissant une procédure de présentation de communications le 19 décembre 2011, ce dernier n’étant entré en vigueur que le 14 avril 2014. L’argument selon lequel les faits persistent n’est pas recevable, étant donné que la plainte porte non pas sur l’enlèvement présumé, mais sur l’absence d’enquête, droit qui n’est pas reconnu par la Convention. De surcroît, le nouveau‑né, si tant est qu’il ait existé, aurait aujourd’hui plus de 30 ans.

4.3L’État partie affirme également que la communication n’est pas recevable au titre de l’article 7 f) du Protocole facultatif car insuffisamment motivée. Selon la jurisprudence du Comité des droits de l’homme, il appartient généralement aux juridictions des États parties d’apprécier les faits et preuves, sauf s’il peut être établi que ladite appréciation a été manifestement arbitraire ou a représenté un déni de justice.

4.4Eu égard aux faits allégués par les auteurs à l’appui de leur plainte, l’État partie affirme : a) que la prise de poids supposée de l’auteure n’a pas été démontrée ; b) que la réalisation de deux échographies (l’une au début de la grossesse et l’autre à la fin) et l’absence d’images dans le dossier correspondent aux usages en 1985 ; c) que les auteurs n’ont pas apporté la preuve qu’il y avait des antécédents de gémellité dans la famille et que, dans l’hypothèse où cette information aurait été communiquée oralement à l’obstétricien qui suivait l’auteure, le fait qu’elle n’ait pas été portée au dossier clinique ne constituerait pas une preuve permettant de conclure que ledit dossier est faux, mais tout au plus, incomplet ; d) qu’il n’apparaît nulle part que l’auteure a été anesthésiée dans les minutes qui ont précédé la naissance et qu’en outre le dossier médical contient un électrocardiogramme réalisé avant l’accouchement sur lequel figurent les battements d’un seul cœur ; e) que la simple erreur concernant la date écrite à la main sur l’électrocardiogramme ne saurait constituer une preuve irréfutable de la falsification du document. Si l’on avait voulu remplacer frauduleusement les résultats d’examen de l’auteure par ceux d’une autre patiente, il aurait suffi de se procurer les résultats d’un examen réalisé le même jour, auquel cas il n’aurait pas été nécessaire de corriger la date ; f) que l’affirmation selon laquelle, alors qu’elle était encore sous l’effet de l’anesthésie, l’auteure aurait vu quelqu’un emmener un bébé de la salle d’accouchement est subjective et manque de crédibilité ; g) que les auteurs ne fournissent pas la moindre preuve que la sage‑femme qui a participé à l’accouchement a assisté une autre parturiente une heure plus tard et qu’en tout état de cause, cet élément ne prouverait rien ; h) que l’allégation selon laquelle l’auteur aurait été « retenu » par un membre de la Garde civile suppose la participation de cette institution à un réseau présumé d’enlèvements dont nul n’a jamais entendu parler dans la Communauté autonome de Navarre ; i) que le fait que le formulaire de déclaration de naissance mentionne un garçon et que cette mention ait été barrée et remplacée par la mention « fille » ne prouve rien dans la mesure où la naissance d’une seule personne, et non de deux, a été portée au registre.

4.5Pour ce qui est du fond, l’État partie fait observer que les faits exposés par les auteurs reposent sur de simples conjectures et ne sont pas étayés par des éléments de preuve justifiant que les autorités judiciaires nationales ouvrent une instruction pénale. Il fait également observer que le principe pénal qui veut que le doute profite à l’accusé et la présomption d’innocence empêchent d’ouvrir une enquête judiciaire sur une infraction présumée sans un minimum d’éléments de preuve, sachant que c’est à l’instance judiciaire qu’il incombe d’apprécier la fiabilité desdits éléments de preuve et que celle-ci peut classer l’affaire s’il y a des indices qui les remettent en cause. Il appartient à chaque juridiction d’instruction de déterminer dans chaque cas d’espèce s’il y a des éléments de preuve ou des indices suffisants pour ouvrir une enquête judiciaire sur une infraction présumée. En l’espèce, les faits allégués et les éléments de preuve fournis par les auteurs ont été examinés non seulement par le juge d’instruction, mais aussi par l’organe judiciaire collégial de degré supérieur, à savoir l’Audiencia Provincial de Navarre. En outre, le Tribunal constitutionnel a statué que l’affaire ne concernait pas des droits protégés par la Constitution, étant donné l’absence manifeste de violation du droit à la protection de la justice.

4.6Les éléments de preuve que les auteurs ont fournis à la justice n’étaient pas suffisants pour l’emporter sur les indices portant à croire à une affabulation. Au vu des indices en question, le juge d’instruction a classé l’affaire, à titre provisoire, ce qui permettait de la rouvrir dans le cas où un « indice fiable » viendrait à être présenté à l’appui de la plainte. En appel, l’Audiencia Provincial de Navarre a procédé à un examen complet des éléments de preuve fournis et a conclu qu’il n’était pas nécessaire d’enquêter plus avant.

4.7L’État partie souligne que les indices ci-après portent à douter des faits allégués par les auteurs : a) le délai extrêmement long (trente ans) qui s’est écoulé entre l’enlèvement présumé et le dépôt de plainte des auteurs ; b) les deux échographies réalisées, qui établissent la présence d’un seul embryon ; c) l’absence de preuves ou d’indices médicaux qui permettraient de soupçonner que l’auteure a accouché de jumeaux ; d) « la façon purement subjective dont les faits sont présentés » ; e) le fait que, de manière surprenante, pendant les vingt-cinq ans qui ont suivi l’accouchement, la mère ait continué à consulter le gynécologue qui aurait participé à l’enlèvement ; f) le fait qu’il n’y ait pas eu un seul enlèvement de nourrissons dans la Communauté autonome de Navarre.

4.8L’exposé des faits donne à penser qu’il y aurait eu une sorte de conspiration de différentes personnes, à savoir l’obstétricien, l’anesthésiste, la sage-femme et un membre de la Garde civile habillé en civil, pour enlever le nouveau-né présumé. Toutefois, d’après les statistiques du Ministère de la justice, contrairement à ce qui s’est produit dans d’autres communautés autonomes espagnoles, il n’y a jamais eu le moindre vol de nourrisson dans la Communauté de Navarre, de sorte qu’il n’y a pas de contexte permettant de croire à la présence d’une mafia spécialisée dans l’enlèvement et le trafic de nourrissons dans cette région. Cela écarterait l’hypothèse d’un acte prémédité, qui aurait exigé l’action concertée de plusieurs médecins et agents des forces et organes de sécurité de l’État.

4.9L’État partie dit avoir pris au sérieux la question des enlèvements de nouveau-nés en Espagne, comme en témoigne le rapport d’évaluation publié en 2014 par le Service d’information pour les personnes concernées par de possibles enlèvements de nouveau-nés, après avoir constaté l’existence de mafias établies dans différentes communautés autonomes, qui opéraient systématiquement dans certains hôpitaux et toujours dans un contexte de corruption des institutions. Ce système institutionnalisé est sans rapport avec le cas présent, qui serait un cas isolé, ce qui constitue un indice supplémentaire tendant à démentir les allégations des auteurs. L’État partie fait observer que les enquêtes sur les cas de ce genre bénéficient d’un traitement prioritaire, la règle générale étant qu’elles soient menées à bien dans un délai de six mois, à l’issue duquel le parquet doit porter l’affaire en justice s’il existe des indices d’infraction ou, dans le cas contraire, la classer.

4.10L’État partie précise que la soustraction de nouveau-nés est réprimée par le droit pénal espagnol sous la qualification de soustraction de mineur (laquelle a été remplacée par l’infraction de détention illégale) et, dans certains cas, de fausse déclaration de naissance, de falsification de documents publics et officiels et d’adoption illégale. Le délai de prescription de la responsabilité pénale au titre de ces infractions commence à courir à partir du moment où la victime a connaissance de la modification de sa filiation.

4.11L’État partie fait observer que la première procédure pénale dans une affaire d’enlèvement de nourrissons s’est ouverte récemment, ce qui prouve que la justice agit de manière sérieuse et responsable lorsqu’il existe des indices suffisants. Il indique également que d’autres initiatives ont été prises, comme la création du Service d’information pour les personnes concernées par de possibles enlèvements de nouveau-nés et du fichier génétique des personnes concernées, la promulgation de la loi no 19/2015 sur les réformes administratives dans le domaine de l’administration de la justice et des registres d’état civil, qui vise à faciliter l’enregistrement des naissances dans les établissements de santé, et le renforcement des contrôles en cas de décès de nouveau-nés dans de tels établissements.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie concernant la recevabilité et le fond

5.1Dans leurs commentaires du 20 octobre 2018, les auteurs font valoir qu’au moment où l’État partie a ratifié la Convention, leur fils avait 5 ans, et qu’à ce titre, ayant pris les engagements correspondants, l’État partie était pleinement tenu de protéger les droits de cet enfant. En outre, les faits délictueux dont l’enfant a été victime continuent de produire leurs effets à l’heure actuelle dans la mesure où il n’a pas été remédié à la détention illégale ou séparation forcée et que celle-ci n’a pas cessé, et, même si le fils des auteurs a aujourd’hui plus de 30 ans, les faits ont été commis alors qu’il était enfant, et, en tant que tel, il aurait dû être protégé. On ne saurait faire valoir que les droits protégés par la Convention doivent « être oubliés » lorsque la personne atteint l’âge de 18 ans alors que les effets des violations de ces droits persistent tout au long de la vie. Les auteurs ajoutent que leur fils a été privé de la possibilité de grandir au sein de sa famille biologique, situation qui perdure à ce jour, dans la mesure où ils ne savent pas où il se trouve, et ce, bien que la soustraction se soit produite en 1985, autrement dit avant l’entrée en vigueur de la Convention et du Protocole facultatif.

5.2Les auteurs font valoir que le défaut d’enquête sur leur plainte a porté atteinte aux droits de leur fils et témoigne de l’incapacité générale de l’État partie à enquêter et à remédier à la situation. Ils ajoutent que leur requête ne porte pas uniquement sur des mesures judiciaires effectives, mais aussi sur des mesures administratives et législatives visant à remédier à la soustraction de leur fils et à apporter réparation. Ils estiment que tout système pénal exige une activité minimale de recherche de preuves de la part du juge d’instruction aux fins d’établir si les faits en cause sont véridiques et constitutifs d’infraction. L’État partie ne peut discréditer l’exposé des faits en qualifiant ceux-ci de pures suppositions car, dans ce cas, tout plaignant devrait produire des preuves très concrètes et, pour ainsi dire, à charge, chose qui incombe aux tribunaux et non aux plaignants. En l’espèce, les tribunaux n’ont même pas ouvert d’information judiciaire. Plus de 3 000 plaintes ont été déposées dans l’État partie, mais la majorité ont été classées. Pourtant, il est avéré qu’il y a eu des vols d’enfants récurrents en Espagne, ce qui donne d’autant plus de poids aux plaintes, si minces que soient les indices. Les auteurs rappellent que tant le Parlement européen que le Comité des disparitions forcées de l’ONU ont formulé des recommandations dans lesquelles ils ont demandé que les cas de « bébés volés » donnent lieu à des enquêtes efficaces. De son côté, le Procureur général de l’Espagne a émis la circulaire no 2/2012, en date du 26 décembre, sur l’harmonisation des principes régissant les procédures pour soustraction de nouveau-nés, qui impose aux parquets provinciaux d’enregistrer et de traiter toutes les plaintes pour vol de nourrissons, sans appliquer le principe d’extinction de la responsabilité pénale pour cause de prescription. Dans le cas présent, le ministère public a demandé que soient prises les mesures d’information suivantes : a) demander aux auteurs tous les originaux du dossier médical concernant la grossesse et l’accouchement de Mme Medina ; b) demander que le dossier en question soit transmis au médecin légiste ou à un médecin gynécologue-obstétricien pour qu’il établisse s’il contenait des informations portant à soupçonner des irrégularités pendant la grossesse ou l’accouchement, ou une éventuelle grossesse gémellaire. En outre, le parquet s’est associé au recours formé par les auteurs auprès de l’Audiencia Provincial de Navarre. Les auteurs font valoir que les mesures demandées par le parquet n’ont pas été prises, alors qu’il importait que le dossier médical soit vérifié par des experts.

5.3Les auteurs font observer que l’État partie fait peser la charge de la preuve sur les victimes de soustraction de nourrissons, qu’il relègue leurs plaintes au rang de « simples conjectures », ce qui leur a valu d’être massivement classées par les parquets et les tribunaux, après des enquêtes sommaires, si bien que les victimes se retrouvent sans défense. Ils insistent sur le fait que c’est aux tribunaux qu’il incombe de mener l’instruction pénale, et qu’il ne peut être exigé d’eux plus que des preuves indiciaires. Les auteurs estiment que l’État partie est « subjectif et partial » et qu’il refuse d’enquêter de manière approfondie sur les cas de soustraction de nouveau-nés.

5.4Les auteurs indiquent qu’ils ne sont en mesure de prouver ni la prise de poids excessive de l’auteure, ni l’absence d’image des échographies, pas plus que les antécédents de gémellité, et soutiennent que cette absence de preuves est imputable à l’État partie, qui aurait dû ordonner un réexamen du dossier clinique par un médecin légiste. Pour ce qui est de l’erreur figurant sur le formulaire de déclaration de naissance, les auteurs rappellent que, dans les affaires de soustraction de jumeaux, les parents adoptifs avaient la possibilité de choisir le sexe du nouveau-né, ce qui pourrait expliquer la mention barrée. Cela signifierait qu’à la naissance il y avait un garçon et une fille, et que c’est le garçon que l’on a décidé de soustraire. Les auteurs expliquent qu’il ne peut pas y avoir deux actes de naissance puisque précisément un seul enfant a été enregistré. S’il est vrai que, pris isolément, les indices fournis pourraient ne pas être suffisants, considérés ensemble, ils suffisent à justifier l’ouverture d’une enquête.

5.5Les auteurs font observer qu’il a été établi que des vols de nourrissons ont eu cours dans l’État partie jusque dans les années 1990, et que les façons de procéder sont très variées, et les cas particuliers, très nombreux. Les faits rapportés, associés à l’existence d’un système qui a touché plus de 300 000 personnes durant le franquisme et pendant la transition justifient d’ouvrir une enquête. Pour autant, et malgré l’initiative du ministère public, les tribunaux espagnols n’ont pris aucune mesure pour faire la lumière sur les faits et assurer réparation aux victimes. En l’espèce, les auteurs insistent sur le fait qu’aucune mesure n’a été prise pour enquêter sur la séparation forcée dont leur fils et eux-mêmes, les parents biologiques, ont été victimes et apporter réparation. Ils constatent que l’État partie écarte leur version des faits au motif qu’il s’agirait de « conjectures », mais juge normales les erreurs figurant dans le dossier clinique.

5.6Tant le juge d’instruction que l’Audiencia Provincial ont classé l’affaire en prononçant un non-lieu provisoire, estimant que la commission de l’infraction n’avait pas été dûment étayée. D’après les auteurs, cette conclusion n’a pas de sens puisqu’il est impossible de confirmer la commission d’une infraction sans avoir procédé à la recherche de preuves. En outre, si les faits n’étaient pas crédibles et s’il n’y avait pas d’indices raisonnables, l’affaire aurait dû être classée définitivement par un non-lieu pur et simple, conformément à l’article 637 de la loi de procédure pénale.

5.7Les auteurs font valoir qu’après le dépôt de la première plainte pour soustraction de nouveau-né en Espagne, en 2011, des milliers de cas se sont fait jour. Ce n’est qu’à partir de ce moment-là qu’ils ont réussi à surmonter leur peur et décidé de porter plainte. Ils précisent que l’auteure a effectivement continué à consulter le même gynécologue pendant les vingt-cinq années qui ont suivi son accouchement, car les soupçons ne sont apparus qu’au fil des ans. De surcroît, ils font valoir que chacun réagit à sa façon et que cela ne peut être considéré comme un indice suffisant d’absence d’infraction qui justifierait de ne pas enquêter.

5.8Les auteurs font observer que la Navarre est l’une des communautés autonomes où les vols de nourrissons signalés sont les plus nombreux. Le fait qu’aucune de ces affaires n’ait été résolue et n’ait donné lieu à une condamnation ne signifie pas que les faits ne se sont pas produits. En outre, le Parlement de la Navarre a été l’un des premiers à voter une loi sur les bébés volés et à reconnaître ces personnes comme des victimes du franquisme.

5.9Les auteurs font valoir que le droit à la présomption d’innocence est un des principes du droit à un procès équitable qui prend effet une fois prononcée la mise en accusation et auquel, selon la jurisprudence constitutionnelle, il ne peut être porté atteinte par une décision autre qu’un jugement.

5.10Les auteurs font valoir que, comme suite à sa visite en Espagne en mai 2017, la Commission des pétitions du Parlement européen a adressé une série de recommandations à l’État partie, l’invitant notamment : a) à reconnaître l’implication et/ou la permissivité de l’État au cours de la dictature franquiste en ce qui concerne les vols systématiques de bébés et les adoptions illégales, reconnaissance qui constituerait un premier pas vers la garantie du droit des victimes à la vérité, à la justice et à la réparation de sorte que de tels crimes ne se reproduisent pas ; b) à créer, au niveau national, une banque de données ADN qui soit spécifique à ces affaires et accessible au public, et qui permette de recouper les données génétiques et d’aider les victimes à retrouver les membres de leur famille biologique. En outre, la Commission des pétitions a regretté que les autorités espagnoles n’aient pas davantage avancé dans la mise en œuvre des recommandations que le Groupe de travail de l’ONU sur les disparitions forcées ou involontaires avait formulées dans son rapport de 2014.

5.11Les auteurs font également valoir qu’en 2017, le Groupe de travail s’est dit préoccupé par le fait que les recommandations qu’il avait formulées dans son rapport de 2014 n’avaient pas été mises en œuvre, constatant notamment qu’aucun plan national n’avait été adopté aux fins de la recherche des personnes disparues, et que la procédure d’enquête judiciaire ouverte en Argentine sur les crimes du franquisme et de la Guerre civile en tant que crimes présumés contre l’humanité et/ou de génocide faisait constamment l’objet d’obstructions.

5.12Les auteurs font observer que l’État partie reconnaît l’existence de mafias pratiquant l’achat et la vente de nourrissons, bien qu’il n’ait pas mené une enquête de grande ampleur sur le sujet, puisque seule l’Audiencia Provincial de Madrid a rendu une décision, en date du 8 octobre 2018, dans laquelle elle a estimé qu’il existait des faits avérés, mais a néanmoins prononcé l’acquittement au motif que les faits étaient prescrits. Ils ajoutent qu’il y a eu des plaintes mettant en cause des centaines d’hôpitaux dans pratiquement toutes les provinces espagnoles. Il est donc inapproprié de parler d’un cas isolé et il serait plus exact de parler d’un cas s’inscrivant dans un contexte général de vols de nourrissons, qui existait dans l’ensemble de l’État partie au moment des faits. Dans 99 % des cas, les enquêtes ouvertes par les bureaux du ministère public sont classées, sans qu’une enquête effective n’ait été menée.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 20 de son règlement intérieur, déterminer si la communication est recevable.

6.2Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication n’est pas recevable ratione temporis au motif qu’elle porte sur des faits antérieurs à l’entrée en vigueur de la Convention et du Protocole facultatif pour l’État partie. Il considère que les effets de la soustraction d’un nouveau-né durent toute la vie et que le passage du temps ne devrait pas constituer un obstacle procédural à la conduite d’une enquête appropriée et approfondie, même s’il rend une telle enquête difficile. En particulier, il constate que les auteurs ont saisi la justice pénale espagnole et se sont ensuite pourvus en amparo, et que toutes les décisions judiciaires qui ont été rendues, à savoir la décision de la cinquième juridiction d’instruction de Pampelune, celle de l’Audiencia Provincial de Navarre et celle du Tribunal constitutionnel, sont postérieures au 14 avril 2014, date d’entrée en vigueur du Protocole facultatif pour l’État partie. Par conséquent, il estime que les articles 7 c) et 20 du Protocole facultatif ne font pas obstacle à la recevabilité ratione temporis de la présente communication, en particulier en ce qui concerne les griefs soulevés par les auteurs au titre de l’article 35 de la Convention.

6.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication serait incompatible ratione materiae avec la Convention parce que, d’une part, l’absence d’enquête sur l’infraction présumée d’enlèvement ne porterait pas atteinte à un droit consacré par la Convention et, d’autre part, pour démontrer qu’il y a eu manquement à l’obligation d’enquêter, il faudrait d’abord démontrer l’existence de la personne concernée. En ce qui concerne le premier argument, le Comité rejette l’idée que le défaut d’enquête sur l’enlèvement du nouveau-né ne constituerait pas une violation d’un droit consacré par la Convention. L’article 35 fait obligation aux États parties de prendre toutes les mesures appropriées sur les plans national, bilatéral et multilatéral pour empêcher l’enlèvement, la vente ou la traite d’enfants à quelque fin que ce soit et sous quelque forme que ce soit. Le Comité considère de manière générale que le fait de ne pas enquêter ou de refuser d’enquêter sur un enlèvement d’enfant peut constituer une violation de cet article. Compte tenu de tout ce qui précède, il considère que la communication est compatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et la déclare recevable au regard du paragraphe c) de l’article 7 du Protocole facultatif.

6.4Le Comité prend note des allégations des auteurs selon lesquelles la décision prise par le juge d’instruction et confirmée en appel de classer l’affaire sans avoir ouvert une enquête pénale constituerait une violation des droits que leur fils présumé tient de la Convention. Il rappelle qu’il appartient généralement aux juridictions nationales d’examiner les faits et les éléments de preuve ou d’interpréter la législation, à moins que l’appréciation ou l’interprétation faite par celles-ci ait été manifestement arbitraire ou ait constitué un déni de justice. En l’espèce, le Comité constate que le juge d’instruction et l’Audiencia Provincial de Navarre ont examiné les faits allégués et les éléments de preuve présentés par les auteurs, mais ont conclu qu’ils n’étaient pas suffisants pour constituer des indices d’infraction. En particulier, ces instances judiciaires ont considéré que l’exposé des faits présenté par les auteurs ne permettait pas d’établir des indices d’infraction, que le compte rendu des échographies fourni attestait la présence d’un seul fœtus, que ni la prise de poids excessive de l’auteure, ni les inexactitudes figurant çà et là dans le dossier médical de l’intéressée ne pouvaient constituer des motifs suffisants pour considérer la requête recevable, et que le comportement de l’auteure, qui avait continué à consulter le même gynécologue pendant les vingt-cinq années qui avaient suivi les faits ne dénotait pas un manque de confiance à l’égard du médecin ou du personnel de la clinique qui s’était occupé d’elle lors de son accouchement.

6.5Le Comité est conscient des difficultés qu’ont les victimes de soustraction de nourrissons à apporter des preuves concluantes d’une telle soustraction. Il est également conscient du contexte de soustractions de nourrissons qui existait à l’époque dans l’État partie, comme cela a été établi. Cependant, il estime que les informations en sa possession ne lui permettent pas de conclure, compte tenu des faits exposés par les auteurs et des éléments de preuve qui ont été fournis, que les décisions des tribunaux espagnols, dans les circonstances de l’espèce, ont été manifestement arbitraires ou qu’elles ont constitué un déni de justice.

6.6Par conséquent, le Comité considère que la communication n’a pas été suffisamment étayée et la déclare irrecevable au regard de l’article 7 f) du Protocole facultatif.

7.Le Comité des droits de l’enfant décide :

a)Que la communication est irrecevable au regard de l’article 7 f) du Protocole facultatif ;

b)Que la présente décision sera communiquée à l’auteure de la communication et, pour information, à l’État partie.

Annexe I

Opinion individuelle (dissidente) de Olga A. Khazova

Recevabilité

1.Je suis en désaccord avec la décision majoritaire selon laquelle la communication n’est pas suffisamment étayée et, par conséquent, est irrecevable au regard de l’article 7 f) du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation de communications (par.6.6).

2.Le Comité note que les informations dont il dispose ne lui permettent pas de conclure que, compte tenu des faits présentés par les auteurs et des preuves produites, les décisions des tribunaux espagnols étaient manifestement arbitraires ou constituaient un déni de justice.

3.En l’espèce, le juge d’instruction et l’Audiencia Provincial de Navarre ont tous deux examiné les faits et les preuves présentés par les auteurs mais ont estimé qu’ils n’étaient pas suffisants pour constituer un commencement de preuve, et le juge d’instruction a refusé d’ouvrir une enquête pénale et a décidé de classer l’affaire, décision qui a été confirmée en appel. Toutefois, même s’ils sont indiciaires et que chacun d’entre eux, pris séparément, ne semble pas suffisant pour constituer un commencement de preuve, les éléments de preuve présentés par les auteurs auraient dû être évalués dans leur intégralité et, en particulier, dans le contexte d’un réseau de trafic de nourrissons opérant en Espagne à la fois pendant la dictature du général Franco et ensuite de 1975 jusqu’aux années 1990, c’est-à-dire pendant la période où le garçon en question serait né. Dans une telle situation, la communication des auteurs et les preuves qu’ils ont présentées, bien qu’indiciaires, auraient dû être traitées avec plus d’attention. Par conséquent, je pense, compte tenu notamment de la nature des violations alléguées et de l’existence de violations similaires dans l’État partie pendant la période en question, que la communication est suffisamment étayée aux fins de la recevabilité et aurait dû être déclarée recevable par le Comité au regard de l’article 7 f) du Protocole facultatif.

Fond

4.Si le Comité avait déclaré la communication recevable, il lui aurait fallu déterminer si, dans les circonstances de l’espèce, en n’enquêtant pas sur l’enlèvement présumé du fils des auteurs, l’État partie a violé le droit que celui-ci tient de l’article 35 de la Convention, qui fait obligation aux États parties de prendre toutes les mesures appropriées sur les plans national, bilatéral et multilatéral pour empêcher l’enlèvement, la vente ou la traite d’enfants à quelque fin que ce soit et sous quelque forme que ce soit.

5.En l’espèce, selon les faits présentés par les auteurs (par.2.5), l’auteure a donné naissance à une fille le 8avril 1985 à la clinique Javier de San Francisco de Pampelune. Les auteurs affirment qu’il y a eu une série d’irrégularités dans le suivi médical et dans les procédures d’état civil durant la grossesse et au moment de l’accouchement, qu’il a ainsi été caché qu’il s’agissait d’une grossesse multiple et que l’auteure a, en fait, donné naissance à des jumeaux; l’un des enfants (qui serait un garçon) lui a été retiré immédiatement après la naissance. Comme cela a été souligné, la naissance du garçon présumé et l’enlèvement qui a suivi ont eu lieu sur fond d’enlèvements commis par un réseau de trafic de nourrissons qui, avec l’accord de l’État partie, opérait en Espagne pendant cette période. On estime que 3000 plaintes pour enlèvement de nourrissons ont été déposées auprès des tribunaux espagnols et, comme l’indiquent les auteurs, ces plaintes n’ont commencé à être déposées qu’en janvier 2011, après que la première plainte déposée auprès du Bureau du Procureur général a « levé le voile sur le sujet » (par.2.5). Selon les auteurs, la Navarre est l’une des communautés autonomes où l’on enregistre le plus grand nombre de vols de nourrissons.

6.En 2015, les auteurs ont déposé plainte auprès du tribunal d’instruction de Pampelune pour fausse déclaration de naissance, altération de la paternité et falsification de documents publics. Le tribunal a rejeté la plainte, prononçant un non-lieu provisoire et décidant de classer l’affaire en se fondant sur un seul et unique point de droit, faisant valoir que les faits exposés par les auteurs ne constituaient pas des preuves indiciaires et que le compte rendu des échographies attestait qu’il s’agissait d’une grossesse simple. Le tribunal n’a procédé à aucune autre appréciation des éléments de preuve et n’a pas relevé d’autres incohérences éventuelles dans le récit des auteurs ; en particulier, il ne s’est pas prononcé sur le fait que les auteurs contestaient la validité du compte rendu d’échographie. Pour sa part, l’Audiencia Provincial de Navarre a considéré que la décision du juge d’instruction était dûment motivée. Bien que le ministère publicse soit associé au recours formé par les auteurs auprès de l’Audiencia Provincial de Navarre, les mesures qu’il a demandées n’ont pas été prises, alors qu’il importait que le dossier médical soit vérifié par des experts.

7.L’État partie dit qu’il prend très au sérieux la question des enlèvements de nouveau-nés en Espagne et que la présente affaire n’est pas liée au contexte institutionnel et semble être un cas isolé (par. 4.9).

8.Le juge d’instruction a donc classé l’affaire sans qu’une enquête soit menée etsans véritablement justifier sa décision, et cette décision a été confirmée en appel, toujours sans enquête, malgré la demande du ministère public d’obtenir des preuves médico-légales. À mon avis, le refus de mener une enquête, même minimale, sur l’enlèvement présumé du fils des auteurs, compte tenu de la nature des violations alléguées, de la difficulté pour les victimes d’obtenir des preuves et du contexte général des vols et enlèvements de nourrissons dans l’État partie au cours de la période en question, qui a été amplement documenté, constitue une violation de l’article 35 de la Convention.

Annexe II

Opinion conjointe (dissidente) de José Ángel Rodríguez Reyes y Luis Ernesto Pedernera Reyna

1.Dans le cas présent, nous nous sentons obligés d’exprimer notre désaccord au sujet de la décision adoptée par la majorité des membres du Comité, selon laquelle la communication no19/2017 n’est pas suffisamment étayée et, par conséquent, est irrecevable au regard de l’article 7 f) du Protocole facultatif.

2.Nous sommes d’accord pour rejeter les arguments de l’État partie concernant l’irrecevabilité de la communication ratione temporis et ratione materiae.

3.Il nous semble toutefois contradictoire que le Comité reconnaisse la difficulté qu’ont les victimes d’enlèvements de nouveau-nés à produire des preuves concluantesainsi que le contexte de la période en question, au cours de laquelle des enlèvements ont eu lieu dans l’État partie, et affirme ensuite que, compte tenu des faits présentés par les auteurs et des preuves produites, il ne peut conclure que les décisions des tribunaux espagnols étaient, dans les circonstances de l’espèce, manifestement arbitraires ou constituaient un déni de justice.

4.Compte tenu de la nécessité de prendre en considération le type de violation alléguée et la commission de violations similaires au cours de la période en question, nous sommes d’avis que les auteurs ont présenté des éléments suffisants pour étayer leur plainte aux fins de la recevabilité, conformément au paragraphe 1 de l’article 10 du Protocole facultatif, et pour qu’il soit statué sur le fond, comme nous l’indiquons dans les paragraphes suivants.

5.Dans le cas présent, la majorité n’a pas tenu compte,dans les arguments présentés, de la décision du 17juillet 2015 par laquelle le tribunal d’instruction no5 de Pampelune a ordonné le classement provisoire de l’affaire en se fondant sur un seul et unique point de droit, indiquant en outre que les faits tels que présentés par les auteurs ne constituaient pas des preuves indiciaires et que le compte rendu d’échographie attestait la présence d’un seul fœtus. Le tribunal n’a procédé à aucune autre appréciation des éléments de preuve et n’a pas relevé d’autres incohérences éventuelles dans le récit des auteurs; en particulier, il ne s’est pas prononcé sur le fait que les auteurs contestaient la validité du compte rendu d’échographie.

6.Il faut, à notre avis, prendre en considération un élément fondamental, qui est le fait que le ministère public s’est associé au recours formé par les auteurs devant l’Audiencia Provincial de Navarre, demandant que soient prises les mesures d’information suivantes: a)demander aux auteurs tous les originaux du dossier médical concernant la grossesse et l’accouchement de MmeMedina; b) demander que le dossier en question soit transmis au médecin légiste ou à un médecin gynécologue-obstétricien pour qu’il établisse s’il contenait des informations portant à soupçonner des irrégularités pendant la grossesse ou l’accouchement, ou une éventuelle grossesse gémellaire.

7.Il est essentiel de noter que les auteurs affirment que les mesures demandées par le ministère public n’ont pas été prises, alors qu’il importait que le dossier médical soit vérifié par des experts.

8.Nous considérons que l’État partie, en ne diligentant pas une enquête, même minimale, sur l’enlèvement présumé du fils des auteurs et en n’utilisant pas sa capacité d’accéder à des preuves et à des informations dont les parties ne disposaient pas, a violé les droits consacrés par la Convention, en particulier ceux énoncés aux articles 7, 8 et 9.

9.Nous notons que, alors qu’il est conscient du contexte dans lequel les faits se sont produits et de leur ressemblance avec des cas similaires d’enlèvements de nouveau-nés, l’État partie qualifie les griefs des auteurs d’affabulation, de théorie du complot et d’opinionpurement subjective, ce qui porte à croire qu’au lieu d’entreprendre les enquêtes nécessaires, il cherche à discréditer les plaignants.

10.Enfin, la majorité n’a pas tenu compte des décisions et recommandations émises par d’autres organes de l’Organisation des Nations Unies, qui apportent un éclairage pertinent aux fins de l’analyse de cette affaire, comme les constatations du Comité des droits de l’homme dans l’affaire Edriss El Hassy c. Jamahiriya arabe libyenne, dont les arguments sont repris, entre autres, dans l’affaire Medjnoune c. Alg é rie (CCPR/C/87/D/1297/2004). Elle n’a pas non plus tenu compte de la jurisprudence du Comité exprimée dans l’affaire A. A. A. c. Espagne, et en particulier du rapport de la Rapporteuse spéciale sur la vente d’enfants, la prostitution des enfants et la pornographie mettant en scène des enfants.

11.En conclusion, la communication étant suffisamment étayée, la majorité aurait dû:

a)Affirmer qu’il n’était pas raisonnable d’exiger des preuves de l’existence d’une personne comme condition préalable à l’ouverture d’une enquête sur son enlèvement présumé à la naissance, puisque l’objet même de cette enquête était d’identifier et de localiser la personne ;

b)Prendre en compte le type de violation alléguée et le fait que des violations similaires ont été commises dans l’État partie pendant la période en question ;

c)Considérer que la communication était compatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention ;

d)Déclarer la communication recevable au regard de l’article 7 c) du Protocole facultatif.

12.De même, lors de l’examen au fond, le Comité,agissant en vertu du paragraphe 5 de l’article 10 du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation de communications, aurait dû constater que les faits dont il était saisi faisaient apparaître une violation des articles 7, 8 et 9 de la Convention, et demander à l’État partie d’ouvrir rapidement une enquête approfondie sur l’enlèvement présumé du fils des auteurs.