Nations Unies

CRC/C/85/D/79/2019−CRC/C/85/D/109/2019*

Convention relative aux droits de l’enfant

Distr. générale

2 novembre 2020

Français

Original : anglais

Comité des droits de l’enfant

Décision adoptée par le Comité au titre du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation de communications, concernant les communications no 79/2019 et no109/2019 ** , ***

Communications présentées par :

L. H., L. H., D. A., C. D. et A. F. (représentés par un conseil, M. Pradel)

Victime(s) présumée(s) :

S. H., M. A., A. A., J. A., A. A., R. A., L. F., A. F., S. F., N. F. et A. A.

État partie :

France

Date des communications :

13 mars et 25 novembre 2019 (dates des lettres initiales)

Date de la décision :

30 septembre 2020

Objet :

Rapatriement d’enfants dont les parents sont liés à des activités terroristes ; mesures de protection ; droit à la vie ; accès aux soins médicaux ; détention illégale

Questions de procédure :

Compétence extraterritoriale

Article (s) de la Convention :

2, 3, 6, 20, 24 et 37

Article(s) du Protocole facultatif :

5 (par. 1 et 2) et 7 (al. e) et f))

1.1Les auteurs des communications sont L. H., L. H. et D. A., agissant au nom de leurs petits-enfants (S. H., né en 2017 ; M. A., née en 2013 ; A. A., né en 2014 ; J. A., né en 2016 ; A. A., né en 2017 ; R. A., né en 2018), et C. D. et A. F., agissant au nom de L. F., né en 2003, A. F., né en 2006, S. F., né en 2011, N. F., né en 2014, et A. A., né en 2017. Les enfants sont tous des ressortissants français dont les parents auraient collaboré avec le groupe dit État islamique d’Iraq et du Levant (EIIL). Certains sont nés dans la République arabe syrienne, d’autres y sont arrivés à un très jeune âge avec leurs parents. Ils sont actuellement détenus dans le Rojava, dans les camps de Roj, d’Aïn Issa et de Hol, qui sont sous le contrôle des forces kurdes. Les auteurs affirment que le Gouvernement français n’a pas pris les mesures nécessaires pour rapatrier les enfants en France, ce qui constitue, selon eux, une violation des articles 2, 3, 6, 20, 24 et 37 de la Convention. Les auteurs sont représentés par un conseil. Le Protocole facultatif est entré en vigueur pour l’État partie le 7 janvier 2016.

1.2Les 27 mars et 4 décembre 2019, le Groupe de travail des communications, agissant au nom du Comité et se fondant sur l’article 6 du Protocole facultatif, a rejeté la demande de mesures provisoires présentée par les auteurs, qui demandaient à ce que les enfants soient rapatriés en France. Le Comité a toutefois prié l’État partie de prendre les mesures diplomatiques nécessaires pour assurer à ces enfants la protection de leur droit à la vie et à l’intégrité, y compris l’accès à tous les soins médicaux dont ils pourraient avoir besoin.

Rappel des faits présentés par les auteurs

Communication no 79/2019

2.1D’après les auteurs, les parents de S. H. ont quitté la France pour la République arabe syrienne en avril 2016 afin de rejoindre le jihad. Le 14 novembre 2017, S. H. est né dans la République arabe syrienne. Le 21 janvier 2018, la famille a tenté de fuir la République arabe syrienne mais a été arrêtée par des miliciens kurdes. S. H. et sa mère ont été séparés du père de l’enfant et sont détenus depuis lors dans le camp d’Aïn Issa, qui est contrôlé par les forces kurdes. La mère a réussi à entrer en contact avec ses parents en France et leur a décrit les conditions sanitaires déplorables dans lesquelles elle vivait avec S. H.

2.2M. A. est née en France le 7 janvier 2013. Le 17 mai 2014, ses parents ont quitté la France pour la République arabe syrienne en l’emmenant avec eux. Sur place, sa mère a donné naissance à quatre autres enfants : A. A., né le 7 juin 2014 ; J. A., né le 7 février 2016 ; A. A., né le 5 avril 2017 ; et R. A., né le 30 octobre 2018. Le 30 octobre 2017, la grand-mère de M. A. a perdu tout contact avec sa fille et ses petits-enfants. À la fin de novembre 2018, la mère de M. A. a réussi à reprendre contact avec la grand-mère de l’enfant et l’a informée qu’elle avait été emprisonnée par les forces kurdes pendant sept mois et demi avec ses cinq enfants, et qu’ils étaient désormais tous détenus au camp de Roj. Elle lui a également dit que les conditions de détention dans le camp étaient très difficiles et qu’elle-même et ses enfants étaient privés de soins médicaux. J. A. souffrait de crises d’asthme et A. A. de violents maux d’estomac.

Communication no 109/2019

2.3L. F., A. F. et S. F. sont nés en France respectivement en 2003, 2006 et 2011. D’après les auteurs, leurs parents se sont progressivement radicalisés et ont quitté la France en emmenant leurs enfants avec eux pour gagner tout d’abord la Jordanie en août 2012, puis l’Égypte en mai 2013, avant d’arriver en République arabe syrienne le 23 novembre 2013. Le quatrième enfant, N. F., est né dans la République arabe syrienne le 2 mai 2014. Après la mort du père, la mère s’est remariée avec un Syrien, décédé depuis. A. A. est né de cette seconde union le 18 janvier 2017. Le 31 mai 2019, la mère des enfants a informé ses parents qu’elle se trouvait dans la République arabe syrienne, dans le camp de Roj, avec son plus jeune fils, A. A. Ses quatre autres enfants ont d’abord été hébergés dans la famille de son second mari, avant d’être transférés au camp de Roj en août 2019. La mère des enfants a été grièvement blessée à l’oreille droite lors de bombardements, ce qui l’a rendue complètement sourde de cette oreille. A. F. est blessé au pied gauche et a besoin d’un traitement de réadaptation. Ni la mère ni A. F. n’ont reçu les soins médicaux nécessaires, ceux-ci n’étant pas prodigués dans le camp. Les auteurs sont en contact régulier avec leur fille (la mère des enfants) et leur petite-fille, L. A., par téléphone et via les médias sociaux. Ils craignent que L. A., qui a 16 ans, ne soit mariée contre son gré.

Concernant les deux communications

2.4Les auteurs soulignent qu’ils ont tenu l’État partie informé de l’évolution de la situation de leurs enfants et petits-enfants, ainsi que du lieu où ceux-ci se trouvaient sur le territoire de la République arabe syrienne.

Contexte général tel que décrit par les auteurs

2.5Les auteurs indiquent que, depuis le début de 2018, de nombreux Français ont fui l’EIIL et se sont rendus aux forces kurdes du Rojava, territoire kurde autonome situé au nord‑est de la République arabe syrienne, dans l’espoir de rentrer en France. Parmi eux il y a des parents, qui sont maintenant détenus avec leurs enfants dans les camps de Hol, d’Aïn Issa et de Roj. Les enfants détenus dans ces camps n’ont aucun document relatif à leur détention et ne font l’objet d’aucune procédure judiciaire à l’échelle locale, le Rojava n’étant pas un État. Les autorités du Rojava ont signalé aux autorités françaises qu’elles n’engageraient aucune poursuite et ne rendraient aucune décision contre les personnes détenues dans les camps.

2.6Le 9 octobre 2019, le Gouvernement turc a lancé une offensive militaire contre les forces kurdes du Rojava à la suite du retrait des forces militaires des États-Unis. Les combats, les bombardements aériens et les tirs d’artillerie qui ont eu lieu dans le nord‑est de la République arabe syrienne ont entraîné la mort de plusieurs dizaines de civils et le déplacement de milliers de personnes vers les territoires voisins de la frontière syrienne. Selon les autorités kurdes, 785 membres de l’EIIL, dont des femmes et des enfants français, se sont enfuis du camp d’Aïn Issa, qui n’était plus gardé. Le 13 octobre, les forces kurdes ont conclu avec le gouvernement de Bachar el-Assad un accord sur le déploiement de l’armée syrienne à proximité de la frontière turque afin de repousser l’offensive turque. Le 22 octobre, la Turquie s’est engagée à ne pas reprendre son offensive militaire dans le nord de la République arabe syrienne en contrepartie de l’engagement pris par la Fédération de Russie de veiller à ce que les forces kurdes se retirent de la frontière. Le 30 octobre, le retrait complet des forces kurdes de la zone située à la frontière avec la Turquie, au nord de la République arabe syrienne, a été annoncé. Cependant, la question du contrôle des camps kurdes n’a pas été soulevée. Ainsi, les camps du nord de la République arabe syrienne sont actuellement sous le contrôle des forces kurdes mais cette situation est susceptible de changer, rendant incertain le sort de tous les Français qui s’y trouvent, y compris celui des enfants − qui seraient entre 270 et 320, selon les estimations.

Question du rapatriement

2.7Au début de 2018, les dirigeants du Rojava ont exprimé à plusieurs reprises le souhait que tous les étrangers détenus dans les camps soient rapatriés dans leurs États de nationalité. À la date de la lettre initiale, des États comme le Canada, la Fédération de Russie, les Pays‑Bas et le Portugal organisaient le rapatriement de leurs ressortissants. Le chef de l’appareil judiciaire kurde, Abdulbasset Ausso, a souligné que les djihadistes étrangers devaient être jugés dans leur propre pays et qu’il incombait aux États d’origine de prendre en charge leurs ressortissants. Human Rights Watch a également rappelé que les femmes qui étaient retournées en Iraq et dans la République arabe syrienne n’avaient été inculpées d’aucune infraction par les autorités kurdes, qui les maintenaient sous leur garde en attendant qu’elles soient rapatriées par leurs États d’origine.

2.8En mars 2018, le Directeur de cabinet du Président français, Emmanuel Macron, a répondu aux auteurs que les mineurs français présents en Iraq ou dans la République arabe syrienne avaient droit à la protection de l’État et pouvaient être pris en charge et rapatriés selon les règles de la protection des mineurs, sous réserve que leur responsabilité pénale ait été écartée par les autorités locales. En outre, au début de 2018, le Président a donné l’assurance que la situation de ces enfants serait traitée au cas par cas. Malgré ces déclarations, l’État partie n’a pris aucune mesure visant expressément à protéger ou à rapatrier les enfants français détenus arbitrairement dans le Rojava. Par une lettre datée du 26 février 2019, le Directeur de cabinet du Président a refusé d’autoriser le rapatriement des enfants représentés par les auteurs. Ceux-ci soulignent que l’État partie entretient néanmoins des contacts réguliers avec les représentants des forces kurdes au Rojava, qui, bien que n’étant pas un État, est doté d’une représentation permanente à Paris. Les autorités kurdes ont déjà fait savoir qu’elles n’avaient pas les moyens de nourrir et de prendre en charge les femmes et les enfants français détenus dans les camps de Roj, d’Aïn Issa et de Hol, situés dans le Rojava.

Situation humanitaire des enfants dans les camps

2.9Les auteurs soulignent que les enfants détenus dans les camps de prisonniers contrôlés par les forces kurdes, et dont beaucoup ont moins de 6 ans, parviennent à peine à survivre, se trouvent dans une zone de guerre, vivent dans des conditions sanitaires inhumaines et ne peuvent satisfaire leurs besoins essentiels (eau, nourriture ou soins de santé), ce qui les expose à un risque imminent pour leur santé ou leur vie. Ces enfants, confinés dans des tentes, vivent dans des conditions extrêmement précaires. Les auteurs soulignent que, selon l’Organisation mondiale de la Santé, au moins 29 enfants du camp de Hol sont morts d’hypothermie pendant l’hiver 2018-2019, alors que leurs familles fuyaient l’ultime réduit de l’EIIL.

Épuisement des recours internes

2.10Les auteurs indiquent qu’ils ont demandé à plusieurs reprises à l’État partie, par les voies officielles, de rapatrier les enfants, en vain.

2.11Les auteurs font valoir qu’aucun recours interne utile n’est disponible en ce qui concerne les demandes de protection ou de rapatriement des enfants et de leurs mères. Les tribunaux se déclareraient incompétents, étant donné que le tribunal administratif de Paris s’est déclaré incompétent pour traiter d’une demande de mesures provisoires, considérant que la requête soulevait des questions diplomatiques et ne portait pas sur la responsabilité administrative de l’État partie. La décision de mettre en œuvre des mesures de protection a été considérée par le Tribunal administratif comme un acte de gouvernement échappant au contrôle du juge administratif. Par conséquent, aucun tribunal français ne serait compétent pour se prononcer sur la position de la France à l’égard des enfants français détenus dans des camps kurdes.

Compétence de l’État partie

2.12Dans la communication no 109/2019, les auteurs affirment que le maintien des enfants dans des camps contrôlés par les forces kurdes est exclusivement dû à la décision de la France de ne pas les rapatrier. Ils font valoir que l’État partie peut exercer sa compétence extraterritoriale dans certains cas. Cette possibilité a été confirmée dans un nombre important d’affaires portées devant la Cour européenne des droits de l’homme, dont il ressort que l’on peut distinguer deux cas de figure :

a)Les actes accomplis en dehors du territoire national : lorsque des personnes qui se trouvent en dehors du territoire national bénéficient des droits garantis par la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Convention européenne des droits de l’homme) du fait d’un « acte extraterritorial de l’État », par exemple dans le contexte d’une intervention militaire en territoire étranger ;

b)Les actes déployant des effets en dehors du territoire national : lorsque des personnes qui se trouvent en dehors du territoire national bénéficient des droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme du fait de l’accomplissement par l’État, à leur égard, d’un acte de dimension purement nationale qui a des effets directs sur leur situation juridique.

2.13Les auteurs affirment que cette distinction est ancrée dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. En outre, la Cour a estimé que la demande d’extradition adressée par un État aux autorités d’un autre État créait un lien juridictionnel entre l’État auteur de la demande et la personne qui en faisait l’objet. Ainsi, un acte accompli exclusivement sur le territoire national peut être considéré comme un exercice de la juridiction au sens de l’article 1 de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans l’affaire Nada c. Suisse, la Cour a considéré que les décisions des autorités administratives par lesquelles l’entrée d’une personne sur un territoire national n’avait pas été autorisée créaient un lien juridictionnel avec cette personne. Il s’ensuit qu’un État exerce sa juridiction au sens de l’article 1 de la Convention européenne des droits de l’homme lorsque des actes qu’il a accomplis sur son territoire ont des effets directs sur la situation de personnes se trouvant en dehors de son territoire national. Cette interprétation est conforme au droit international public, puisqu’elle reconnaît l’existence d’un lien juridique particulier entre un État et ses nationaux. On entend par « juridiction de l’État » le pouvoir légitime de l’État d’agir et, partant, son pouvoir de décider s’il entend agir et, le cas échéant, de quelle manière, que ce soit par la voie législative, exécutive ou judiciaire, les États étant réputés exercer leur juridiction sur leurs nationaux où qu’ils se trouvent. Les auteurs ajoutent que cette analyse va dans le sens de la très large compétence qu’ont les autorités françaises pour poursuivre les auteurs présumés d’infractions pénales commises à l’étranger, qui répond à l’objectif de protection des ressortissants français.

2.14Les auteurs ajoutent que la décision de ne pas accéder à leurs demandes n’était justifiée par aucune impossibilité matérielle ou juridique de procéder au rapatriement. Ils soulignent que la détention des enfants n’est pas la conséquence directe du contrôle exercé par les autorités du nord-est de la République arabe syrienne sur les camps et les individus en question, mais qu’elle est exclusivement due aux mesures prises par l’État partie, à savoir la décision de ne pas rapatrier les enfants et leurs mères. Pourtant, depuis mars 2019, l’État partie a rapatrié au moins 17 enfants français, dont 15 orphelins, depuis la République arabe syrienne.

2.15Les auteurs rappellent également que la jurisprudence constante de la Cour européenne des droits de l’homme en ce qui concerne l’extraterritorialité prend en compte le « lien de responsabilité » d’un État partie quant au sort réservé à ses ressortissants en raison de l’« influence décisive » de cet État sur l’autorité qui détient ses ressortissants, même en dehors des limites du territoire national, dans un autre État. Ainsi, la Cour européenne n’exige pas la participation directe des agents de l’État partie mais vérifie, entre autres, si l’État « n’a pas agi pour prévenir les violations prétendument commises ». En ce qui concerne le conflit en Iraq et dans la République arabe syrienne, l’État partie intervient dans le nord de la République arabe syrienne depuis 2015 dans le cadre de l’opération militaire Chammal. Il œuvre pour la stabilisation des zones libérées de l’EIIL dans le nord de la République arabe syrienne et pour la structuration d’une « gouvernance » dans la zone. À cette fin, il a mis en place un partenariat militaire et diplomatique avec les Forces démocratiques syriennes, notamment dans le contexte de l’établissement d’un dialogue avec la Turquie dans le cadre d’un « combat commun » contre le terrorisme. Dans ce contexte, il a également pu rapatrier les enfants français (voir par. 5.5 ci-après) et a remercié les Forces démocratiques syriennes de leur coopération, qui avait rendu possible cette issue. En outre, l’État partie a soutenu un certain nombre de groupes d’opposition, en particulier des groupes kurdes car il les considérait comme des partenaires fiables dans la lutte contre l’EIIL. Par conséquent, les auteurs font valoir que l’État partie exerce dans cette zone une influence militaire et politique − et n’a pas un simple rôle de soutien − en ce qui concerne le contrôle de la situation des enfants français et de leurs mères qui sont détenus par les Forces démocratiques syriennes, et qu’il en résulte des obligations conventionnelles liant la France.

Teneur de la plainte

3.1Les auteurs font valoir que, par son inaction, l’État partie viole les articles 2, 3, 6, 20, 24 et 37 de la Convention relative aux droits de l’enfant. Ils affirment que l’État partie n’a pas pris de mesures positives pour garantir le respect des droits énoncés dans la Convention (art. 2), pour assurer aux enfants la protection et les soins nécessaires au cas où leurs parents ou leurs tuteurs ne seraient pas en mesure de le faire (art. 3), pour garantir le droit à la vie et assurer la survie et le développement des enfants (art. 6), pour accorder une protection spéciale aux enfants, qui étaient privés de leur milieu familial (art. 20), pour assurer leur accès aux soins médicaux (art. 24) et pour les protéger contre une détention illégale (art. 37).

3.2Les auteurs soulignent que l’État partie était bien informé des conditions sanitaires déplorables dans lesquelles se trouvaient les enfants. Il savait également que les enfants étaient détenus dans une zone de conflit armé et risquaient de mourir ou d’être gravement blessés, d’autant plus que les camps ne bénéficiaient d’aucun soutien médical, ce qui aggravait le risque de maladies, alors que certains enfants étaient déjà blessés. Les auteurs font valoir que, malgré tout cela, l’État partie a refusé de mettre en œuvre les mesures nécessaires.

3.3Les auteurs demandent à l’État partie : a) d’identifier, dans les meilleurs délais, les enfants nés en France ou de parents français qui vivent dans les camps de Hol, d’Aïn Issa et de Roj ; b) de fournir aux enfants de la nourriture, de l’eau et des soins médicaux ; c) de les rapatrier sur le territoire français ; d) de leur venir en aide par l’intermédiaire des services de protection de l’enfance dès leur arrivée sur le territoire français ; e) le cas échéant, de prendre toute autre mesure visant à les protéger.

Observations de l’État partie sur la recevabilité

4.1Dans ses observations du 28 mai 2019 et du 5 février 2020, l’État partie soutient que les deux communications sont irrecevables parce que les auteurs n’ont pas qualité pour agir et que les enfants ne relèvent pas de sa juridiction.

4.2L’État partie renvoie à l’article 5 du Protocole facultatif et fait valoir que les auteurs n’ont pas établi qu’ils agissaient avec le consentement des enfants ou de leurs mères. Il souligne que les mères restent les représentantes légales des enfants et que leur consentement est donc nécessaire, s’agissant en particulier de la demande de rapatriement des enfants. Concernant la communication no 79/2019, il ajoute que les auteurs n’ont produit aucun livret de famille attestant qu’ils avaient un lien de parenté avec les enfants faisant l’objet de la communication.

4.3L’État partie rappelle que le Comité doit vérifier que les enfants − et non les auteurs − relèvent de la juridiction d’un État partie. Une analyse inverse conduirait, de facto, à donner à la Convention une applicabilité universelle qui serait contraire à son texte. L’État partie fait valoir qu’il ne s’est engagé à respecter les droits énoncés dans la Convention que dans les situations qui relèvent de sa souveraineté et de sa compétence et sur lesquelles il est susceptible d’exercer un contrôle effectif. Il ajoute qu’il ne saurait être tenu responsable de situations qu’il n’a pas créées, sur lesquelles il n’exerce aucun contrôle effectif et qui sont le fait d’autres États ou d’acteurs non étatiques.

4.4L’État partie renvoie à l’article 29 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, à la décision de la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Banković et autres c. Belgique et à la jurisprudence du Comité contre la torture. Il fait valoir qu’en droit international public, la notion de juridiction est essentiellement territoriale, à moins qu’une intention différente ne ressorte du traité ou ne soit par ailleurs établie, et que la juridiction extraterritoriale d’un État découle du contrôle effectif que celui-ci est susceptible d’exercer hors de ses frontières. Il renvoie à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, de la Cour internationale de justice (CIJ) et de la Commission interaméricaine des droits de l’homme (CIDH) et rappelle que, pour que les enfants relèvent de sa juridiction, les auteurs doivent démontrer que ceux-ci sont sous son contrôle effectif, par l’intermédiaire soit de ses agents, soit d’une autorité locale sur laquelle il exercerait un contrôle tel qu’elle dépendrait en fait de lui.

4.5En l’espèce, l’État partie fait observer que les auteurs n’ont pas prouvé que la France exerçait un contrôle effectif sur les camps du nord‑est de la République arabe syrienne. À l’inverse, eux-mêmes reconnaissent que les enfants sont détenus par les forces kurdes et sont sous leur contrôle. Premièrement, l’État partie fait valoir qu’il n’exerce aucun contrôle ni aucune autorité sur les enfants par l’intermédiaire de ses agents, puisque les camps du nord-est de la République arabe syrienne sont sous le seul contrôle d’autorités étrangères. Deuxièmement, il rejette l’argument selon lequel il exerce un contrôle territorial sur les camps du nord de la République arabe syrienne. Même si la France appartient à une coalition internationale qui entretient un partenariat opérationnel et des contacts avec les Forces démocratiques syriennes dans la lutte contre l’EIIL, cela ne signifie pas qu’elle exerce un contrôle effectif sur les camps du nord-est de la République arabe syrienne. Cela ne signifie pas non plus qu’il existe une relation de dépendance telle qu’elle ferait des Forces démocratiques syriennes une administration locale subordonnée. Une telle interprétation reviendrait à étendre la juridiction de la France à tout territoire contrôlé par un État avec lequel elle entretient des relations ou un partenariat militaire.

4.6En ce qui concerne la communication no 109/2019, l’État partie fait valoir en outre que, s’agissant de l’effet extraterritorial d’une décision interne, la jurisprudence citée par les auteurs n’est pas pertinente car elle porte sur des situations différentes et ne démontre pas l’existence d’une nouvelle condition pour l’exercice de la compétence extraterritoriale d’un État. Selon l’État partie, les auteurs ont tort d’affirmer qu’il existe une distinction bien établie entre les actes accomplis en dehors du territoire national et les actes déployant des effets à l’étranger. Ces derniers seraient, selon les auteurs, susceptibles de faire passer sous la juridiction d’un État partie toutes les personnes se trouvant en dehors du territoire national sur lesquelles ils auraient un effet. L’État partie conteste donc que la Convention ait vocation à s’appliquer aux enfants au motif que le Gouvernement français aurait décidé de ne pas les rapatrier. Il souligne que la Cour européenne des droits de l’homme n’a jamais énoncé le principe selon lequel des personnes se trouvant hors du territoire d’un État partie passeraient sous la juridiction de cet État par le simple et unique effet d’une décision interne.

4.7S’agissant de l’argument des auteurs concernant l’existence d’un lien juridictionnel, l’État partie fait valoir que les auteurs confondent deux concepts ; selon la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le lien juridictionnel entre les demandeurs et l’État dont la responsabilité est invoquée n’est pas fondé sur la nationalité des demandeurs mais sur l’engagement de poursuites civiles ou pénales en application du droit interne. En outre, il ne ressort pas des principes du droit international public, de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et des dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme, de la Convention relative aux droits de l’enfant, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ou d’un autre instrument qu’un lien est établi entre juridiction et nationalité. À cet égard, l’État partie relève que les auteurs confondent la notion de compétence personnelle de l’État − à savoir les pouvoirs bien établis que l’État exerce sur ses nationaux à l’étranger en raison du lien de nationalité − et la notion de compétence extraterritoriale de l’État − soit les conditions juridiques dans lesquelles un État peut être tenu responsable d’actes accomplis ou déployant des effets en dehors de ses frontières. Les auteurs ne sont donc pas fondés à soutenir que les enfants détenus dans le nord-est de la République arabe syrienne relèveraient de la juridiction de l’État partie au seul motif qu’ils ont la nationalité française. L’État partie ajoute qu’une telle approche introduirait une discrimination car elle offrirait aux nationaux d’un État partie se trouvant à l’étranger une protection renforcée qui ne serait pas accordée aux non‑nationaux. Une telle situation serait contraire à la logique du système de la Convention, qui consiste à protéger toute personne, indépendamment de sa nationalité, contre les violations de la Convention par les États parties.

4.8L’État partie souligne qu’admettre le raisonnement des auteurs reviendrait de facto à accepter la compétence universelle de l’État, car le simple fait que l’État partie n’ait pas donné suite à leur demande de rapatriement aurait pour effet de faire passer sous la juridiction de la France les enfants détenus dans le nord-est de la République arabe syrienne et de rendre les autorités françaises responsables des mauvais traitements que ceux-ci y auraient subis. Selon l’État partie, cela signifierait qu’il suffirait qu’une personne demande l’intervention de son État de nationalité en raison de la situation dans laquelle elle se trouve sur le territoire d’un autre État souverain pour que l’État de nationalité, s’il refuse d’intervenir, devienne responsable des violations de la Convention qui pourraient être commises par l’autre État souverain ou sur son territoire. Par conséquent, un État exercerait sa juridiction à l’étranger, dans une situation sur laquelle il n’aurait aucun contrôle, au seul motif que la violation persisterait en raison de son inaction supposée. Dans cette logique, les États auraient l’obligation positive d’intervenir et de mettre fin, y compris par des moyens militaires, à toutes les violations des droits de l’enfant commises à l’étranger lorsque leur intervention serait sollicitée. Une telle approche poserait de sérieux problèmes au regard du droit international car elle irait à l’encontre du principe de la souveraineté de l’État dans lequel la violation alléguée a été commise. En outre, elle pourrait étendre la juridiction des États parties au-delà de ce à quoi ils se sont engagés en ratifiant la Convention.

Commentaires des auteurs sur les observations de l’État partie

5.1Le 28 août 2019 et le 5 mars 2020, les auteurs ont soumis leurs commentaires sur les observations de l’État partie. Ils rappellent qu’à ces dates, les trois camps du nord de la République arabe syrienne sont toujours sous le contrôle des forces kurdes syriennes. Ils réaffirment qu’ils ont épuisé les recours internes puisqu’ils ne disposent d’aucun recours utile qui obligerait l’État partie à mettre en œuvre les mesures de protection nécessaires.

5.2Les auteurs rappellent que, conformément à l’article 5 du Protocole facultatif, des communications peuvent être présentées par des particuliers ou des groupes de particuliers ou au nom de particuliers ou de groupes de particuliers. Ils sont les ascendants directs des enfants (grands-parents). Le consentement évoqué par l’État partie est une condition qui ne ressort ni de la jurisprudence du Comité ni d’une disposition de la Convention. Cette condition rendrait la Convention pratiquement impossible à appliquer à des enfants séparés de leur famille qui se trouveraient dans une zone de conflit. Aucontraire, l’article 5 (par. 2) du Protocole facultatif précise qu’une communication ne peut être présentée au nom de particuliers ou de groupes de particuliers qu’avec leur consentement, à moins que l’auteur puisse justifier qu’il agit en leur nom sans un tel consentement. En l’espèce, les communications concernent des enfants âgés de 2 à 16 ans qui ne sont pas en mesure de comprendre ce qui est en jeu et qui n’ont pu, en aucune manière, exprimer une opinion ou donner leur consentement. En outre, en raison du manque de moyens de communication (smartphone, ordinateur, et même papier), il est impossible de présenter matériellement un consentement devant le Comité. Les mères des enfants ont cependant donné leur accord aux auteurs par téléphone pour que les communications soient présentées. Enfin, la recevabilité doit être évaluée au premier chef en fonction de l’intérêt supérieur de l’enfant, et les présentes communications servent manifestement l’intérêt supérieur des enfants, l’objectif étant de mettre fin à leur détention, qui se déroule dans des conditions déplorables et met leur vie en danger.

5.3Concernant la communication no 79/2019, les auteurs rappellent que la nécessité de disposer d’un livret de famille pour attester l’existence d’un lien de parenté avec les mères des enfants n’est pas une condition formelle pour établir un lien de filiation entre les enfants et leurs parents. Néanmoins, les auteurs soumettent les livrets de famille attestant leur degré de parenté avec M. A., A. A., J. A., A. A., R. A. et S. H.

5.4En ce qui concerne la compétence de l’État partie, les auteurs soulignent que celui-ci a non seulement rejeté la demande de rapatriement mais a également refusé, en dépit de nombreuses alertes à ce sujet, de mettre fin à une situation − que lui seul pourrait décider de régler − dans laquelle les droits fondamentaux de mineurs français étaient gravement violés.

5.5Le 26 septembre 2019, les auteurs de la communication no 79/2019 ont présenté un avis adopté en assemblée plénière par la Commission nationale consultative des droits de l’homme. La Commission a conclu que le maintien d’un refus de rapatrier l’ensemble des enfants de nationalité française retenus dans les camps du Rojova caractériserait une violation manifeste des droits fondamentaux et une atteinte grave portée aux valeurs de la République française, y compris à sa Constitution, et à l’intérêt supérieur des enfants. Elle a donc appelé l’État partie à procéder au retour sur le sol français, dans les plus brefs délais, de ces enfants et du parent présent auprès d’eux.

Observations complémentaires de l’État partie

6.Dans ses observations du 17 décembre 2019 relatives à la communication no 79/2019, l’État partie a informé le Comité que, le 9 décembre 2019, S. H. et sa mère avaient fait l’objet d’une expulsion administrative vers la France, ordonnée par les autorités turques. À son arrivée en France, S. H. a été placé par l’autorité judiciaire compétente dans un foyer de l’Aide sociale à l’enfance. En conséquence, il n’est plus détenu dans un camp contrôlé par les Forces démocratiques syriennes et n’est plus l’objet des violations alléguées des droits consacrés par la Convention. L’État partie demande donc au Comité de déclarer la communication irrecevable concernant S. H. au motif, prévu à l’article 7 (al. f)) du Protocole facultatif de la Convention, qu’elle est manifestement mal fondée.

Observations complémentaires des auteurs

7.Dans leurs observations du 20 juillet 2020 concernant la communication no 79/2019, les auteurs font valoir que la communication ne devrait pas être déclarée irrecevable en ce qui concerne S. H. Ils affirment que S. H. a été détenu arbitrairement pendant près de deux ans dans le camp d’Aïn Issa, dans des conditions qui ont porté atteinte à son intégrité psychologique et physique, sans qu’aucune mesure de protection n’ait été prise par l’État partie, malgré les multiples demandes de la famille. S. H. et sa mère ont ensuite été expulsés par les forces kurdes du camp d’Aïn Issa, et ont dû se cacher d’autres groupes armés. Ils ont finalement réussi à s’enfuir en Turquie. Ce n’est qu’à ce moment-là que l’État partie a accepté leur rapatriement sur son territoire, conformément au « Protocole Cazeneuve », qui prévoit que les Français arrêtés en Turquie à leur retour de la République arabe syrienne doivent être remis aux autorités françaises. Selon les auteurs, l’État partie ne peut pas soutenir que la communication est irrecevable concernant S. H. au motif qu’il a été contraint par les autorités turques de rapatrier l’enfant. Les effets des violations de la Convention subsistent, et les auteurs prient le Comité de déclarer recevables les griefs soulevés au titre des articles 2, 3, 6, 20, 24 et 37 en ce qui concerne S. H.

Interventions de tiers

8.1Le 10 juin 2020, à l’invitation du Comité, trois experts du Consortium sur les obligations extraterritoriales et un groupe de 31 experts de différentes universités ont soumis une intervention de tiers portant sur les obligations extraterritoriales en matière de droits de l’homme.

Intervention du Consortium sur les obligations extraterritoriales

8.2Les experts renvoient d’abord aux Principes de Maastricht relatifs aux obligations extraterritoriales des États dans le domaine des droits économiques, sociaux et culturels et soulignent que les États ont l’obligation de respecter, protéger et mettre en œuvre les droits économiques, sociaux et culturels dans les situations dans lesquelles leurs omissions entraînaient des effets prévisibles sur la jouissance de ces droits, que ce soit sur leur territoire ou en dehors. Ils ajoutent que l’extraterritorialité est bannie du droit international, à moins que le droit coutumier ou un traité international ne l’autorise expressément. En vertu du droit international coutumier, les États ont le droit, et peut-être même le devoir, de protéger leurs ressortissants, et la protection de l’enfance est une priorité. En outre, l’État ne peut exercer ses compétences extraterritoriales prescriptives (c’est-à-dire normatives) ou juridictionnelles que lorsqu’il existe un lien suffisant entre lui-même et l’événement concerné.

8.3Les experts observent qu’en l’espèce : a) l’État partie n’a pas utilisé au maximum les ressources dont il dispose pour adopter, dans les meilleurs délais, des mesures visant à protéger et à mettre en œuvre les droits des enfants ; b) le dommage était prévisible ; c) l’État partie est en mesure d’exercer une influence décisive ou de prendre des mesures ; d) l’État partie est habilité à exercer sa compétence en l’espèce puisqu’il peut étendre son autorité ; e) l’État partie a l’obligation de protéger les enfants en veillant à ce qu’ils jouissent de leurs droits humains, ce qui peut comprendre le fait de les faire sortir des camps ; f) l’obligation qu’a l’État partie de protéger les droits des enfants ne devrait pas dépendre de la volonté d’autres États.

8.4Les experts concluent que le Comité doit prendre sa décision en se fondant sur l’intérêt supérieur des enfants. Déclarer la communication irrecevable empêcherait les victimes supposées d’avoir accès à la justice. Les experts ajoutent qu’il n’existe aucun motif d’irrecevabilité en ce qui concerne la compétence de l’État partie ou du Comité. Enfin, l’État partie pourrait prendre des mesures fondées sur les principes de la coopération internationale ou recourir à une action diplomatique, ce qui garantirait le respect des principes internationaux relatifs à la souveraineté des États. Les experts recommandent donc au Comité de déclarer la communication recevable.

Intervention conjointe d’un groupe de 31 universitaires

8.5Les experts observent que la Convention relative aux droits de l’enfant n’exclut pas l’extraterritorialité et qu’il ressort des travaux préparatoires que la territorialité a été expressément exclue de la Convention. Les États parties à la Convention ont en matière de droits de l’enfant des obligations qui s’étendent au-delà de leur territoire. Dans le contexte des migrations, le Comité a considéré qu’au titre de la Convention, les États devaient assumer une certaine responsabilité extraterritoriale concernant la protection des enfants qui sont leurs ressortissants et se trouvent hors de leur territoire, en mettant en place des politiques et des services consulaires adaptés aux besoins des enfants ou même en prenant des mesures visant à « faciliter le retour volontaire et digne, dans des conditions de sécurité, des enfants syriens ». L’État partie ne conteste pas avoir un lien avec les enfants du fait de leur nationalité française. En outre, il existe des exemples d’États qui ont étendu leur juridiction en ce qui concerne les enfants touchés par le terrorisme. De plus, de nombreux organismes des Nations Unies ont recommandé aux États Membres de permettre le retour des combattants étrangers et des membres de leur famille, y compris des enfants.

8.6La question qui se pose est celle de savoir si, en ne prenant pas de mesures pour protéger les droits de ses ressortissants, qui sont des enfants se trouvant à l’étranger, un État peut voir sa responsabilité juridique internationale engagée en raison de violations des droits consacrés par la Convention, ce qui est de facto une question différente de celle à laquelle répond la jurisprudence actuelle de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour interaméricaine des droits de l’homme. Une solution consisterait à ne pas tenir compte de la question de la territorialité, comme l’a suggéré le juge Giovanni Bonello dans son opinion concordante dans l’affaire Al- Skeini et autres c. Royaume-Uni. En résumé, le juge Bonello a fait observer que « [l]a juridiction [naissait] uniquement de [l’]acceptation [d’obligations en matière de droits de l’homme] et de la capacité à les accomplir (ou à ne pas les accomplir) ».

8.7Selon les experts, la nature des obligations extraterritoriales incombant à l’État partie pourrait être comprise comme étant similaire à celle des obligations qui s’imposent dans les situations dans lesquelles plusieurs États exercent une juridiction concurrente sur un territoire. Ainsi, bien que l’État partie n’exerce pas de contrôle effectif dans la région, il a l’obligation positive de prendre toutes les mesures appropriées et de s’employer, par tous les moyens juridiques et diplomatiques dont il dispose, à protéger les droits des enfants.

8.8Les experts concluent que les aspects contextuels suivants devraient être pris en compte : a) le risque grave de préjudice irréparable et la situation d’extrême vulnérabilité dans laquelle se trouvent les enfants ; b) l’incapacité des parents à protéger leurs enfants ; c) le fait que l’État ayant compétence territoriale ne peut pas ou ne veut pas exercer sa juridiction sur les enfants ; d) la capacité de l’État partie de protéger ses ressortissants en exerçant son droit de protection diplomatique ; e) le fait que les facteurs mentionnés empêchent une extension excessive de la juridiction extraterritoriale de l’État de nationalité, limitant cette juridiction à des situations exceptionnelles. Les experts estiment, par conséquent, que le Comité devrait développer une conception de l’application extraterritoriale de la Convention qui soit souple et axée sur les droits de l’enfant et qui permette de répondre à des situations de plus en plus complexes sur les plans juridique et factuel tienne compte de l’extrême importance des enjeux pour les enfants en question. Une telle approche pourrait s’appuyer sur les axes définis par le Comité dans son observation générale no 16 (2013), sur les particularités de la Convention et sur les facteurs contextuels.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

9.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit, conformément à l’article 20 de son règlement intérieur au titre du Protocole facultatif à la Convention relative aux droits de l’enfant établissant une procédure de présentation de communications, déterminer si la communication est recevable au regard du Protocole.

9.2Le Comité note que les auteurs font valoir qu’aucun recours interne utile n’est disponible en ce qui concerne les demandes de protection ou de rapatriement des enfants et de leurs mères. Il note également que ce point n’a pas été contesté par l’État partie. En conséquence, il considère qu’il n’y a aucun obstacle à la recevabilité de la communication au regard de l’article 7 (al. e)) du Protocole facultatif.

9.3Le Comité prend note de la déclaration non contestée de l’État partie selon laquelle S. H. et sa mère ont été rapatriés de Turquie vers la France le 9 décembre 2019. À la lumière de cette information, le Comité considère que la communication qui portait sur le refus de l’État partie de rapatrier S. H. est maintenant sans objet et qu’il faudrait donc mettre un terme à son examen.

9.4Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel les auteurs n’ont pas établi qu’ils agissaient avec le consentement des enfants ou de leurs mères, contrairement à ce que prescrit l’article 5 du Protocole facultatif. Il prend également note des arguments des auteurs selon lesquels : a) les communications concernent des enfants âgés de 2 à 16 ans qui ne sont pas en mesure de comprendre ce qui est en jeu et qui n’ont pas pu donner leur consentement ; b) en raison de l’absence de moyens de communication, il est impossible de présenter matériellement un consentement devant le Comité ; c) les mères des enfants ont donné leur accord aux auteurs par téléphone pour que les communications soient présentées au Comité ; d) les communications servent manifestement l’intérêt supérieur des enfants, l’objectif étant de mettre fin à leur détention, qui se déroule dans des conditions déplorables et met leur vie en danger. Le Comité rappelle que, conformément à l’article 5 (par. 2) du Protocole facultatif, une communication ne peut être présentée au nom de particuliers ou de groupes de particuliers qu’avec leur consentement, à moins que l’auteur puisse justifier qu’il agit en leur nom sans un tel consentement. Il ne partage pas l’avis des auteurs selon lequel l’âge des enfants ne leur permettrait pas de consentir à ce que les auteurs agissent en leur nom devant le Comité. À l’exception des plus jeunes, tous les enfants devraient être réputés capables de se faire une opinion et de donner leur consentement. Toutefois, le Comité note que, dans les circonstances particulières de l’espèce, les enfants communiquent de manière limitée avec les auteurs, par l’intermédiaire de leurs mères, qui ont également, en tant que représentantes légales, donné leur consentement par téléphone. Ils n’ont pas de possibilité réelle de donner leur consentement écrit, et les communications sont manifestement présentées dans leur intérêt supérieur et dans le but de protéger et de promouvoir leurs droits. En conséquence, le Comité estime que l’article 5 du Protocole facultatif ne fait pas obstacle à la recevabilité de la présente communication.

9.5En ce qui concerne la question de la juridiction, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel il ne saurait être tenu responsable de situations qu’il n’a pas créées, sur lesquelles il n’exerce aucun contrôle effectif et qui sont le fait d’autres États ou d’acteurs non étatiques au seul motif que les enfants sont de nationalité française. L’État partie ajoute que les enfants ne relèvent pas de sa juridiction car ils ne sont pas sous son contrôle effectif, que ce soit par l’intermédiaire de ses agents ou d’une autorité locale sur laquelle il exerce un contrôle.

9.6Il est demandé au Comité de déterminer si l’État partie exerce une juridiction ratione personae sur les enfants dans des camps du nord-est de la République arabe syrienne. Le Comité rappelle que la Convention fait obligation aux États de respecter et de garantir les droits des enfants relevant de leur juridiction, mais ne limite pas la juridiction d’un État à son « territoire ». Un État peut aussi exercer sa juridiction à l’égard d’actes qui sont accomplis ou qui déploient des effets en dehors de ses frontières nationales. Dans le contexte des migrations, le Comité a considéré qu’au titre de la Convention, les États devaient assumer une responsabilité extraterritoriale en ce qui concerne la protection des enfants qui sont leurs ressortissants et se trouvent en dehors de leur territoire, en mettant en place une protection consulaire qui tienne compte des besoins des enfants et soit fondée sur les droits. Dans la décision qu’il a rendue dans l’affaire C. E. c. Belgique, le Comité a considéré que la Belgique avait compétence pour garantir les droits d’une petite fille vivant au Maroc qui avait été séparée du couple belgo-marocain qui l’avait recueillie dans le cadre de la kafala.

9.7En l’espèce, le Comité note que l’État partie ne conteste pas avoir été informé par les auteurs de la situation d’extrême vulnérabilité des enfants, qui étaient détenus dans des camps de réfugiés dans une zone de conflit. Les conditions de détention ont été signalées dans le monde entier comme étant déplorables et ont été portées à l’attention des autorités de l’État partie via les différentes plaintes déposées par les auteurs au niveau national. Elles créaient un risque imminent de préjudice irréparable pour la vie, l’intégrité physique et mentale et le développement des enfants. Le Comité note en outre que le contrôle effectif sur les camps était exercé par un acteur non étatique qui avait fait savoir publiquement qu’il n’avait ni les moyens ni la volonté de prendre en charge les enfants et les femmes détenus dans les camps et qu’il attendait des pays de nationalité des personnes concernées qu’ils les rapatrient. Il note aussi que la Commission d’enquête internationale indépendante sur la République arabe syrienne a également recommandé que les pays d’origine des combattants étrangers prennent des mesures immédiates, y compris l’enregistrement des naissances, en vue de rapatrier ces enfants dès que possible. Dans le contexte particulier de la présente communication, le Comité considère qu’en tant qu’État de nationalité des enfants détenus dans ces camps, l’État partie a la capacité et le pouvoir de protéger les droits des enfants en question, en prenant des mesures pour rapatrier les enfants ou d’autres mesures consulaires. Ce contexte comprend les relations de l’État avec les autorités kurdes, la volonté de ces dernières de coopérer et le fait que, depuis mars 2019, l’État partie a déjà rapatrié au moins 17 enfants français qui étaient détenus dans des camps dans le Rojava.

10.Compte tenu de ce qui précède, le Comité conclut que les enfants faisant l’objet des communications no 79/2019 et no 109/2019 relèvent effectivement de la juridiction de l’État partie et que les griefs soulevés par les auteurs au titre des articles 2, 3, 6, 20, 24 et 37 de la Convention ont été suffisamment étayés. Il déclare donc la communication recevable.

11.Par conséquent, le Comité décide :

a)Qu’il devrait être mis fin à l’examen de la communication no 79/2019 en ce qui concerne S. H. ;

b)Que les communications no 79/2019 et no 109/2019, présentées au nom des autres enfants, sont recevables en ce qu’elle soulèvent des questions au regard des articles 2, 3, 6, 20, 24 et 37 de la Convention ;

c)Que la présente décision sera communiquée aux auteurs des communications et, pour information, à l’État partie.