Nations Unies

CAT/C/62/D/688/2015

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

21 décembre 2017

Français

Original : anglais

Comité contre la torture

Décision du Comité contre la torture au titre de l’article 22 de la Convention, concernant la communication no 688/2015 * , **

Communication présentée par :

T. Z. (représenté par un conseil, Stephanie Motz)

Au nom de :

T. Z.

État partie :

Suisse

Date de la requête :

7 juillet 2015 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :

22 novembre 2017

Objet :

Expulsion du requérant de la Suisse vers l’Éthiopie

Question(s) de procédure :

Griefs insuffisamment étayés

Question(s) de fond :

Risque de torture en cas de renvoi dans le pays d’origine (non-refoulement)

Article(s) de la Convention :

3 et 22 (par. 2)

1.L’auteur de la requête est T. Z., de nationalité éthiopienne, né le 7 août 1981. Il a déposé une demande d’asile en Suisse, mais en a été débouté. Il a été autorisé à rester dans le pays jusqu’au 23 février 2015 mais, après cette date, il risque d’être expulsé. Il affirme que son renvoi en Éthiopie constituerait une violation par la Suisse de l’article 3 de la Convention. Le requérant est représenté par un conseil, Stephanie Motz.

1.2Le 10 juillet 2015, le Comité, agissant par l’intermédiaire de son rapporteur chargé des nouvelles requêtes et des mesures provisoires de protection, a prié l’État partie de ne pas expulser le requérant vers l’Éthiopie tant que sa requête serait à l’examen. Le 14 juillet, l’État partie a indiqué que le renvoi du requérant avait été suspendu conformément à la demande du Comité.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant, qui appartient à l’ethnie gurage, est originaire d’Addis-Abeba. Il affirme qu’en 1995 (suivant le calendrier éthiopien), il a adhéré à l’Association des jeunes d’Addis‑Abeba, qui était infiltrée par le parti au pouvoir, le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien. Reconnaissant son zèle et la réputation dont il jouissait depuis longtemps dans son milieu, le parti au pouvoir l’a promu au sein de l’Association des jeunes, puis lui a fait suivre des cours de formation politique, pour le recruter finalement dans les services secrets.

2.2Lorsqu’il travaillait pour les services secrets, le requérant établissait des rapports sur les activités subversives menées par d’autres membres de l’Association et transmettait au parti au pouvoir le nom de ceux qu’il soupçonnait d’appartenir à l’opposition. Ces rapports donnaient lieu à l’arrestation de deux ou trois personnes par mois. Avant les élections de 2010, le requérant et d’autres membres qui travaillaient pour les services secrets ont été priés de signaler toute activité suspecte à la police locale. Environ 107 personnes ont été arrêtées sur la base de leurs rapports. Après avoir entendu des rumeurs de mauvais traitements infligés pendant la détention, le requérant a rendu visite à deux personnes qui avaient été remises en liberté, qui lui ont appris qu’elles avaient été maltraitées et gravement blessées. Le requérant a été choqué par ces informations et s’est senti coupable. Lors d’une réunion interne des services secrets tenue un ou deux mois plus tard, il a perdu son sang-froid ; il a exigé que les personnes encore détenues soient remises en liberté et a menacé d’alerter des organisations de défense des droits de l’homme. Il est ensuite tombé gravement malade et n’est plus sorti de chez lui. À cette époque, des rumeurs commençaient à circuler dans son quartier concernant le fait qu’il travaillait pour les services secrets. En août 2011, le requérant a démissionné des services secrets bien que ses supérieurs le lui aient déconseillé.

2.3Dix jours après sa démission, quatre policiers sont venus perquisitionner à son domicile. Ils lui ont confisqué des effets personnels et l’ont arrêté. Le requérant a passé la nuit au poste de police du woreda 24 et a été emmené à la prison de Maekelawi, où il a subis de graves tortures pendant trois mois. Les policiers ont accusé le requérant d’avoir servi d’espion à des partis d’opposition et de collaborer avec Berhanu Nega, cofondateur de Ginbot 7. Les policiers ont employé des méthodes de torture de plus en plus extrêmes car le requérant ne leur donnait pas de réponses satisfaisantes. Lorsqu’ils lui ont écarté les jambes au point que ses articulations se sont déboîtées, il a perdu connaissance et a été emmené à l’hôpital de la police. Pendant les quelques jours qu’il a passés dans cet hôpital, des personnes sont venues lui rendre visite pour le convaincre de renoncer à démissionner, mais il a refusé. Pendant le mois et demi qu’il a ensuite passé en détention, il n’a plus subi de mauvais traitements et on l’a remis en liberté après lui avoir fait signer plusieurs documents. Pendant les quinze jours suivants, il s’est caché chez différents amis.

2.4Le 21 novembre 2011, craignant une nouvelle arrestation, le requérant a fui au Soudan avec un faux passeport. Le 30 janvier 2012, après être passé par l’Espagne et la France, il est arrivé en Suisse, où il a déposé une demande d’asile, le 31 janvier.

2.5En février 2013, le requérant a officiellement adhéré à la section suisse de Ginbot 7. Depuis, il a participé à des rassemblements et en a organisé, et il a régulièrement diffusé des messages dissidents sur Radio Ginbot 7 et d’autres stations de radio. En outre, il fait partie de l’équipe qui s’occupe des relations publiques de l’Ethiopian Human Rights and Democracy Task Force (EHDTS) en Suisse. Il a participé à des débats publics avec des grandes figures et des journalistes de l’opposition et récité ses poèmes à l’occasion de plusieurs rassemblements de dissidents. En juin 2013, il a été filmé par un membre du personnel de l’ambassade d’Éthiopie alors qu’il participait à une manifestation de l’opposition qui se tenait en marge d’un événement organisé par le Gouvernement éthiopien. Il tient un blog dans lequel il critique le Gouvernement éthiopien et rend compte de la situation actuelle des droits de l’homme en Éthiopie.

2.6Après des auditions tenues le 15 février 2012 et le 11 juillet 2014, l’Office fédéral des migrations (désormais dénommé « Secrétariat d’État aux migrations ») de l’État partie a rejeté la demande d’asile du requérant le 26 septembre 2014, au motif qu’il existait des contradictions entre la première audition et l’audition sur les motifs de la demande d’asile. Le 30 octobre 2014, le requérant a interjeté appel de cette décision devant le Tribunal administratif fédéral. Le 20 janvier 2015, le Tribunal l’a débouté et a confirmé la décision de l’Office fédéral des migrations. Le requérant a été autorisé à rester en Suisse jusqu’au 23 février 2015.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant affirme que l’État partie violerait l’article 3 de la Convention s’il le renvoyait en Éthiopie, où il existerait un risque réel qu’il soit persécuté et soumis à des traitements inhumains par des agents de l’État du fait qu’il a travaillé pour les services secrets et en a démissionné et en raison de son appartenance à Ginbot 7 et des activités de dissident qu’il mène en Suisse.

3.2Le requérant signale qu’en 2011, le Parlement éthiopien a déclaré que Ginbot 7 était une organisation terroriste. Il affirme que les membres de Ginbot 7 sont dans la ligne de mire du Gouvernement et risquent d’être arrêtés arbitrairement et soumis à de mauvais traitements en prison. Il soutient qu’il est devenu une personnalité en vue de la dissidence éthiopienne en Suisse, ce qui accroît encore le risque qu’il soit arrêté, détenu et torturé s’il retourne dans son pays.

3.3Le requérant ajoute que le certificat médical attestant l’existence d’une lésion à la hanche coïncide avec sa description des tortures subies en Éthiopie et signale qu’on lui a diagnostiqué de graves troubles post-traumatiques et reçoit des soins dans un établissement psychiatrique depuis 2015.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1Le 13 janvier 2016, l’État partie a soumis ses observations sur le fond de la requête. Il reconnaît que la situation qui règne en Éthiopie sur le plan des droits de l’homme est préoccupante à maints égards, mais soutient qu’elle ne saurait constituer en soi un motif suffisant de conclure que le requérant risquerait d’être soumis à la torture s’il retournait dans son pays d’origine. L’État partie considère que le requérant n’a pas fourni d’éléments de preuve montrant qu’il courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture s’il était renvoyé en Éthiopie.

4.2L’État partie considère que le fait qu’un requérant ait été victime d’actes de torture dans le passé est l’un des facteurs à prendre en considération lorsqu’il s’agit de déterminer si l’intéressé courrait un risque de torture s’il était renvoyé dans son pays. Or, pendant la procédure d’asile, le requérant n’a pas produit de certificat médical attestant qu’il ait subi des tortures dans le passé et le Tribunal administratif fédéral a constaté que le requérant semblait en bonne santé au moment où il a rendu son arrêt. Ce n’est qu’après la fin de la procédure d’asile, soit le 20 janvier 2015, que le requérant s’est fait délivrer des certificats médicaux, qu’il a soumis au Comité, dont un certificat médical daté du 2 avril 2015, accompagné d’une radiographie du bassin, et deux rapports psychiatriques datés du 13 mai et du 17 juin 2015, indiquant qu’il avait des pensées suicidaires dues à ses troubles post-traumatiques et qu’il avait été hospitalisé en raison de risques d’automutilation. L’État partie estime que les problèmes de santé invoqués par le requérant sont apparus après la fin de la procédure d’asile et considère peu probable qu’ils résultent des tortures qu’il aurait subies dans le passé.

4.3L’État partie est d’avis que les incohérences factuelles nuisent à la crédibilité du récit du requérant. Lors de la première audition de la procédure d’asile, le requérant a déclaré qu’il avait démissionné des services secrets le 19 juin 2011, qu’il avait été arrêté le 30 août 2011 et qu’il avait été emprisonné le lendemain. Cependant, il s’est contredit lors de la deuxième audition en déclarant que les policiers s’étaient présentés à son domicile dix jours après sa démission. Lorsqu’on lui a demandé d’expliquer cette contradiction, il a répondu qu’il s’agissait probablement d’une erreur de conversion des dates du calendrier éthiopien. L’État partie objecte à ce propos que les comptes rendus d’audition, y compris les dates en question, ont été relus au requérant en amharique, langue qu’il comprend parfaitement, et qu’il en a confirmé l’exactitude. En conséquence, l’État partie considère que son explication concernant cette contradiction n’est pas suffisamment convaincante.

4.4L’État partie relève une autre incohérence, qui a trait à la teneur des documents que le requérant a signés avant d’être remis en liberté. Lors de sa première audition, il a déclaré qu’il était indiqué dans ces documents qu’il acceptait de retirer sa démission et de continuer à travailler pour les services secrets. Lors de sa seconde audition, il a déclaré qu’il ne les avait pas lus avant de les signer. Lorsqu’on lui a demandé des éclaircissements sur cette incohérence, il a expliqué qu’il n’avait pas lu ces documents, mais que, lors de sa première audition, il avait simplement fait des suppositions sur leur teneur, pensant qu’ils contenaient une mention de ses activités alléguées pour des groupes d’opposition et une promesse de sa part d’y mettre un terme. L’État partie considère qu’en tant qu’ex-agent des services secrets, ayant reçu la formation correspondante, le requérant aurait dû être en mesure de décrire avec davantage de précision les événements qui s’étaient produits entre sa démission et sa remise en liberté.

4.5L’État partie renvoie à la conclusion des autorités compétentes en matière d’asile et affirme que les allégations du requérant concernant ses activités pour les services secrets éthiopiens ne sont pas crédibles. Il fait valoir que les allégations ne sont pas crédibles lorsqu’elles ne sont pas suffisamment concrètes, détaillées et précises sur certains points essentiels et que, de ce fait, elles donnent l’impression que la personne n’a pas vécu les événements qu’elle décrit. L’État partie souligne en outre que le requérant n’a pas été en mesure de dire précisément en quoi consistait son travail d’agent des services secrets et qu’il n’a fait que formuler des généralités. Lorsqu’on lui a demandé de quels types de rapports il s’occupait lorsqu’il travaillait pour les services secrets, il a simplement répondu, sans entrer dans les détails, que les rapports portaient sur les partis d’opposition et sur les personnes qui les soutenaient. En outre, il a été incapable de donner une description physique de ses supérieurs et de ses collègues. L’État partie considère que le requérant n’a pas les connaissances voulues sur les activités des services secrets et que son récit ne donne pas l’impression qu’il a réellement vécu les événements qu’il a décrits.

4.6En ce qui concerne l’allégation selon laquelle l’appartenance du requérant à Ginbot 7 et ses activités politiques en Suisse lui feraient courir un risque de torture en cas de renvoi dans son pays, l’État partie considère peu probable que le requérant ait attiré l’attention des autorités éthiopiennes. L’État partie est conscient qu’en 2011, le Gouvernement éthiopien a qualifié Ginbot 7 d’organisation terroriste, et qu’il accorde une attention particulière à ses membres. Il fait toutefois observer que les autorités éthiopiennes ne s’intéressent à quelqu’un que si ses activités sont perçues comme une menace réelle pour le système politique en place, ce qui n’est pas le cas du requérant. Étant donné que celui-ci n’a pas été recherché par les autorités au moment où il a quitté le pays, il est improbable qu’il soit entretemps devenu l’objet de persécutions en raison de ses activités en Suisse. Rien n’indique qu’il fasse partie des principales figures de l’opposition en exil, auxquelles les autorités et les services de sécurité éthiopiens s’intéresseraient de près. Le Tribunal administratif fédéral a relevé que le requérant n’avait notamment jamais évoqué l’arrestation de Tsege Andargachew, l’un des dirigeants de Ginbot 7, qui a été appréhendé au Yémen, ni prouvé qu’il était proche des principales figures de l’opposition et associé de près à leurs activités. En outre, les prétendus témoignages de membres de Ginbot 7 aux États-Unis concernant les activités politiques du requérant ne semblent contenir aucune information pertinente − à part au sujet de sa participation à une émission de radio − car les lettres ne sont que des copies, sans signature, et contiennent des renseignements imprécis, voire inexacts, sur les activités du requérant en Éthiopie. Par conséquent, il n’y a aucune raison de croire qu’à son retour dans son pays, le requérant risquerait d’être torturé en raison de ses activités politiques en Suisse.

4.7L’État partie rappelle de plus que de nombreuses manifestations politiques sont organisées en Suisse, que des photos ou des vidéos sur lesquelles apparaissent parfois des centaines de manifestants sont publiées par les médias concernés et qu’il est peu probable que les autorités éthiopiennes soient en mesure d’identifier chaque personne ou qu’elles soient même au courant de l’appartenance supposée du requérant à l’organisation d’opposition susmentionnée.

4.8L’État partie considère en outre que les allégations du requérant concernant le voyage qui l’a amené en Suisse ne sont pas crédibles. Le requérant a déclaré qu’il ne savait pas avec quelle compagnie aérienne il avait volé de Khartoum à Madrid et que son voyage en train de Madrid à Paris avait duré environ une heure. L’État partie estime que ces déclarations ne sont pas crédibles, d’autant plus que le requérant affirme avoir travaillé pour les services secrets pendant plusieurs années.

4.9Enfin, l’État partie affirme que, pendant les auditions relatives à sa demande d’asile, le requérant avait l’air d’avoir l’esprit alerte et être maître de lui-même et semblait savoir de quoi il parlait. Au vu des procès-verbaux des auditions relatives à la demande d’asile, l’État partie estime improbable que le requérant n’ait pas donné toutes les explications qu’il souhaitait fournir. Si les déclarations du requérant sont succinctes, c’est surtout parce qu’il a constamment été laconique et vague. L’État partie en conclut que les déclarations du requérant ne donnent aucun motif de croire qu’il a réellement vécu les événements qu’il a décrits, alors même qu’on lui a donné la possibilité de présenter de manière détaillée les faits et les éléments de preuve. L’État partie signale de plus que, pendant ses auditions, le requérant a déclaré qu’il comprenait parfaitement l’interprète et confirmé que les procès‑verbaux étaient exacts après qu’ils lui ont été traduits en amharique.

4.10Au vu de ce qui précède, l’État partie estime qu’il n’y a aucun motif de considérer qu’il ne serait pas raisonnable de renvoyer le requérant dans son pays. L’État partie invite donc le Comité à conclure que le renvoi du requérant vers l’Éthiopie ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.

Observations et commentaires complémentaires du requérant sur les observations de l’État partie

5.1Le 14 septembre 2016, le requérant produit des éléments de preuve supplémentaires concernant les activités politiques qu’il mène régulièrement en Suisse, depuis 2015, en tant que blogueur et poète. Il joint en annexe à sa lettre trois articles publiés sur le site Web d’organe de presse de l’opposition, Zehabesha et Ethioforum. Ces articles contiennent des propos critiques à l’égard du Gouvernement éthiopien. Dans l’un de ces articles, le requérant souligne que les journalistes doivent lutter contre le régime d’oppression, comme l’a fait un journaliste au Kazakhstan et, dans un autre article, il s’emploie à expliquer à ses compatriotes comment gagner le combat contre le Gouvernement.

5.2Le requérant soumet également deux clips vidéo diffusés par la chaîne satellitaire éthiopienne ESAT. Le premier, diffusé le 26 mars 2016, montre le requérant qui récite un poème lors d’une réunion organisée à Genève par des groupes d’opposition, à laquelle assistait Aregawi Berhe, l’une des principales figures politiques éthiopiennes en exil. Le second contient l’ enregistrement d’un entretien d’une heure avec le requérant. Le requérant indique que, pendant cet entretien, il critique le fait que le régime éthiopien n’a pas adopté ou appliqué de politiques adaptées, en particulier pour lutter contre la famine sévissant dans le pays. Le requérant ajoute qu’il a déclaré pendant cet entretien qu’il continuerait à faire de la politique jusqu’à ce que les Éthiopiens puissent exercer librement leurs droits. Mentionnant ses publications en ligne et ses apparitions dans les médias, il ajoute qu’il est devenu un poète et un blogueur politique de premier plan et qu’il a accusé le Gouvernement d’avoir commis des violations des droits de l’homme et de faire régner la tyrannie. Il affirme qu’en tant qu’ex-agent des services secrets, devenu un opposant politique en exil très en vue, il doit être dans la ligne de mire du Gouvernement et court donc un risque réel d’être torturé s’il est renvoyé en Éthiopie.

5.3Le 28 octobre 2016, le requérant a soumis ses commentaires sur les observations de l’État partie, faisant observer que la situation des droits de l’homme en Éthiopie, y compris la situation des opposants politiques et des personnes qui critiquent le régime, s’est détériorée depuis la fin de 2015, ce qui augmente le risque qu’il soit torturé s’il est renvoyé.

5.4En réponse aux allégations de l’État partie selon lesquelles ses problèmes de santé sont apparus après la fin de la procédure interne, soit après le 20 janvier 2015, le requérant affirme que le rapport médical daté du 2 avril 2015 atteste que la blessure n’était pas récente au moment de l’examen et que les symptômes qu’il présentait à la hanche gauche étaient ceux d’une lésion osseuse ancienne et d’une déchirure cicatrisée des adducteurs. Le requérant soutient en outre que le Tribunal administratif fédéral n’a pas constaté qu’il était en bonne santé mais a simplement relevé que le dossier ne contenait pas de preuves médicales. Le requérant estime que l’État partie n’est pas logique dans ses objections puisqu’il affirme que la blessure est plus récente qu’il l’a décrite à l’audition sur sa demande d’asile. En ce qui concerne ses troubles post-traumatiques, le requérant soumet un autre rapport psychiatrique, daté du 27 octobre 2015, qui décrit ses antécédents médicaux, atteste qu’il a connu des périodes de dépression et conclut à l’existence de graves troubles post-traumatiques résultant de tortures subies dans le passé. Le requérant affirme que les preuves médicales indiscutables qu’il a produites démontrent qu’il a été torturé en Éthiopie et confirment la crédibilité de son récit. Il souligne que l’État partie n’a pas ordonné qu’il soit soumis à un autre examen médical, ni pris de mesures pour réfuter les conclusions des rapports médicaux le concernant.

5.5Pour ce qui est des divergences entre la première audition et l’audition sur les motifs de la demande d’asile, le requérant explique que, pour apprécier la crédibilité du récit d’un demandeur d’asile, il faut tenir compte de la nature distincte de ces deux étapes de la procédure. La première audition vise uniquement à recueillir une description succincte des motifs qui ont poussé le demandeur d’asile à quitter son pays. Toutes les divergences évoquées sont liées au premier entretien, or le requérant affirme qu’il a donné des renseignements précis et exhaustifs sur les raisons qui l’ont poussé à demander le statut de réfugié lors de l’audition sur les motifs de la demande d’asile, qui a été longue et fouillée. Il fait observer que l’État partie n’a pas réagi à cette explication, qui figurait déjà dans la requête.

5.6En ce qui concerne le laps de temps écoulé entre sa démission et son arrestation, le requérant affirme que toutes les dates qu’il a citées correspondaient au calendrier éthiopien et que des erreurs ont dû être commises lors de leur conversion selon le calendrier grégorien. Comme il ne connaissait pas ce calendrier, il n’était pas en mesure de les rectifier.

5.7En ce qui concerne les documents signés avant sa sortie de prison, le requérant objecte qu’il n’a pas dit pendant la première audition qu’il en avait lu le contenu ; il a simplement supposé qu’un de ce type indiquerait qu’il condamnait tout acte de dissidence et s’engageait à suivre désormais la ligne du Gouvernement. Le requérant avait déjà donné des renseignements exhaustifs et exacts à l’audition sur les motifs de la demande d’asile. La divergence est mineure puisqu’il ne s’agit que de savoir s’il connaissait réellement la teneur des documents ou s’il supposait la connaître. Cette légère incohérence ne suffit pas pour que l’on puisse considérer que le récit du requérant n’est pas crédible.

5.8En ce qui concerne l’observation de l’État partie selon laquelle le requérant aurait dû donner plus de détails sur les événements qui se sont produits entre sa démission et sa sortie de prison, le requérant précise qu’en général, à l’audition sur les motifs de la demande d’asile, le demandeur répond aux questions qui lui sont posées. Le requérant a répondu à toutes les questions en donnant une foule de précisions ; son audition a été beaucoup plus longue que la moyenne puisqu’elle a duré de 9 heures à 18 h 5 et que plus de 220 questions lui ont été posées. Le requérant ne voit pas ce qu’il aurait pu dire de plus puisqu’il avait déjà décrit dans les moindres détails ses brèves visites à deux personnes qui avaient été victimes de torture en Éthiopie.

5.9En ce qui concerne ses activités pour les services secrets éthiopiens, le requérant précise qu’il n’a jamais prétendu qu’il était un agent haut placé ayant des connaissances approfondies. À l’audition sur les motifs de la demande d’asile, il a décrit en quoi consistaient ses tâches et tout ce qu’il avait fait lorsqu’il travaillait pour ces services : il avait d’abord dû suivre des cours, puis il avait été chargé d’examiner, de dactylographier et de transmettre à ses supérieurs des rapports sur des dissidents présumés. Ces rapports avaient parfois débouché sur l’arrestation des intéressés mais ce n’était pas lui qui prenait la décision.

5.10En ce qui concerne le fait qu’il n’a pas été en mesure de donner une description physique de ses supérieurs, le requérant souligne qu’on ne lui a posé aucune question à ce sujet pendant l’audition sur les motifs de la demande d’asile. Il faut savoir que, pendant cet entretien, le demandeur d’asile ne peut pas s’exprimer librement et doit se contenter de répondre aux questions qui lui sont posées. Le requérant souligne que la durée de son entretien a déjà été exceptionnellement longue et qu’elle a dépassé les horaires de bureau. Il ressort du procès-verbal de son audition qu’il a répondu à toutes les questions et qu’on ne lui a pas demandé de dire à quoi ressemblaient ses supérieurs. Le requérant aurait donné cette description si on le lui avait demandé.

5.11En réponse aux observations de l’État partie concernant le fait qu’il est resté maître de lui-même pendant l’audition, le requérant produit plusieurs extraits du procès-verbal qui montrent qu’à certains moments, il a été submergé par ses émotions et a dû faire des pauses. Le requérant affirme qu’il lui a été particulièrement difficile de parler des tortures qui lui avaient été infligées et des visites qu’il avait rendues aux victimes de torture qui avaient été arrêtées à cause de ses rapports. Il rappelle que, comme il a été lui-même victime de torture, décrire des actes de torture lui a inévitablement fait revivre le traumatisme, ce qui a affecté sa capacité à répondre aux questions suivantes. Cependant, il a essayé de répondre à toutes les questions qui lui ont été posées pendant l’audition.

5.12En ce qui concerne ses activités politiques en Suisse, le requérant souligne qu’il dénonce régulièrement les violations des droits de l’homme commises en Éthiopie sur la chaîne ESAT, qui est surveillée par les services secrets éthiopiens. Il ajoute qu’il est un membre actif de Ginbot 7 et qu’il participe aux réunions de cette organisation environ trois fois par mois. Il a récemment assuré la sécurité d’un événement organisé à Berne pour réunir des fonds lorsque Berhanu Nega, l’un des principaux responsables de Ginbot 7, est venu en Suisse. Au vu de la répression dont les opposants politiques ont récemment fait l’objet et de l’arrestation de journalistes et de blogueurs en Éthiopie, et compte tenu de ses publications et poèmes critiques ainsi que de son appartenance à Ginbot 7, le requérant juge hautement probable que le Gouvernement éthiopien l’ait repéré.

5.13Pour ce qui est des allégations de l’État partie au sujet des incohérences factuelles dont seraient entachées ses déclarations concernant son vol entre l’Éthiopie et la Suisse et la durée de son voyage en train de Madrid à Paris, le requérant objecte que ces informations sont sans rapport avec les éléments essentiels de son récit.

5.14Après avoir décrit la situation générale des droits de l’homme en Éthiopie, le requérant signale que le Gouvernement a intimidé et arrêté arbitrairement des journalistes et des blogueurs et qu’il a recouru aux services d’une entreprise étrangère spécialisée dans l’informatique pour espionner des journalistes et des chaînes telles qu’ESAT, qui a diffusé des entretiens avec le requérant et des débats auxquels il a participé. Se référant à l’arrestation d’un blogueur qui avait critiqué « l’image d’un pays en développement prospère soigneusement fabriquée par le Gouvernement éthiopien », le requérant affirme qu’il a attiré l’attention des autorités car il a publié des critiques semblables sur Internet. Il souligne que les récits des tortures infligées aux détenus qu’on peut lire dans un rapport de Human Rights Watch sur l’Ethiopie coïncident avec celui qu’il a fait pendant l’audition sur sa demande d’asile : les détenus étaient interrogés pendant la première nuit ou au cours des nuits suivantes, puis ils étaient remis en liberté après plusieurs semaines ou mois, comme cela a été son cas.

5.15En conclusion, le requérant affirme que, comme il a travaillé pour le Gouvernement comme agent des services secrets, qu’il est à présent un militant et blogueur politique en vue qui a une attitude critique vis-à-vis des autorités éthiopiennes, il courrait personnellement un risque réel et prévisible de torture s’il était renvoyé en Éthiopie. Il soutient que son expulsion constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

Autres observations du requérant

6.1Le 1er novembre 2016, le requérant a soumis un autre rapport médical, daté du 28 octobre 2016, accompagné d’une radiographie. Dans ce document, le médecin indique que la déchirure de l’adducteur ne peut pas être récente et doit être présente depuis au moins deux ans, et que la lésion, inhabituelle, concorde avec la description que le requérant a faite des actes de torture qu’il a subis. Le requérant estime que cet élément de preuve supplémentaire vient encore étayer son récit.

6.2Le 14 mars 2017, le requérant a soumis encore un autre certificat médical, attestant qu’il souffre de troubles graves du sommeil, de troubles de la concentration et de pensées obsessionnelles en raison des incertitudes liées à son statut migratoire. Il prend des médicaments à hautes doses pour les troubles post-traumatiques qui ont été diagnostiqués chez lui et pour les états dépressifs graves dans lesquels il se trouve par moments. Pour toutes ces raisons, il demande que sa requête soit traitée.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner tout grief formulé dans une communication, le Comité doit déterminer s’il est recevable au regard de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune requête émanant d’un particulier sans s’être assuré que celui-ci a épuisé tous les recours internes disponibles. Il constate qu’en l’espèce, l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la requête pour ce motif. En conséquence, le Comité ne voit aucun obstacle à la recevabilité et déclare la communication recevable.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

8.2En l’espèce, le Comité doit déterminer si le renvoi du requérant en Éthiopie constituerait une violation de l’obligation que le paragraphe 1 de l’article 3 de la Convention fait à l’État partie de ne pas expulser ou refouler une personne vers un autre État où il y a des motifs de croire qu’elle risquerait d’être soumise à la torture.

8.3Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risque personnellement d’être soumis à la torture à son retour en Éthiopie. Pour ce faire, conformément au paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris l’existence éventuelle d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme qui soient graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle toutefois que le but de cette analyse est de déterminer si l’intéressé courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être victime de torture dans le pays où il serait renvoyé ; il doit exister des motifs supplémentaires de penser que l’intéressé courrait personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

8.4Le Comité rappelle son observation générale no 1 (1997) sur l’application de l’article 3 et réaffirme que l’existence d’un risque de torture doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à des considérations théoriques ou des soupçons. S’il n’est pas nécessaire de démontrer que le risque couru est hautement probable, le Comité rappelle que la charge de la preuve incombe généralement au requérant, qui doit présenter des arguments défendables montrant qu’il court un risque prévisible, réel et personnel (par. 6). Le Comité rappelle également que, conformément à cette observation générale, il accorde un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie intéressé, mais qu’il n’est pas lié par de telles constatations et est, au contraire, habilité par le paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention à apprécier librement les faits en se fondant sur l’ensemble des circonstances de chaque affaire.

8.5Le requérant affirme qu’en Éthiopie, il risque d’être persécuté ou soumis à la torture du fait qu’il a travaillé pour les services secrets et qu’il en a démissionné, et en raison de son appartenance à Ginbot 7 et des activités politiques qu’il mène en Suisse. Il mentionne les tortures qu’il a subies en Éthiopie après avoir démissionné des services secrets. Il ajoute que Ginbot 7 est considérée comme une organisation terroriste depuis 2011 et que même des membres ordinaires de cette organisation peuvent être arbitrairement arrêtés et maltraités en détention.

8.6En l’espèce, le Comité note que le requérant dit avoir été arrêté et gravement maltraité en détention pour avoir démissionné des services secrets du Gouvernement éthiopien et qu’à l’issue de la procédure d’asile, il a produit des certificats médicaux attestant que la lésion qu’il présentait à la hanche pouvait résulter de faits correspondant aux actes de torture qu’il décrit. Le Comité note également que, selon l’État partie, le requérant n’a pas fourni de description suffisamment précise de ses activités au sein des services secrets ni d’éléments de preuve tangibles attestant qu’il a réellement travaillé pour ces services, et que ce qu’il en a dit ne démontre pas qu’il en connaît le fonctionnement. À ce propos, le Comité note en outre que, d’après l’État partie, les déclarations du requérant comportent des incohérences factuelles en ce qui concerne le laps de temps écoulé entre sa démission et son arrestation et la teneur des documents qu’il a signés avant sa remise en liberté, incohérences qui rendent ses allégations peu crédibles. Le Comité note enfin que, selon l’État partie, les activités politiques que le requérant mène en Suisse ne constituent pas une activité durable et intense susceptible d’être considérée comme une menace sérieuse pour le Gouvernement éthiopien. Le Comité prend note de l’affirmation du requérant selon laquelle les autorités éthiopiennes surveillent les membres de l’opposition en exil, mais constate que le requérant n’a pas étoffé cette affirmation par d’autres éléments ni produit de preuves pour l’étayer. Il prend également note des rapports psychiatriques établissant que le requérant souffre de troubles post-traumatiques, ainsi que de ses allégations selon lesquelles il n’était pas maître de ses émotions lors de l’audition sur sa demande d’asile.

8.7Le Comité rappelle qu’il lui incombe de déterminer si le requérant courrait actuellement un risque d’être soumis à la torture s’il était renvoyé en Éthiopie. Il constate que le requérant a largement eu la possibilité d’étayer et de préciser ses griefs au plan national, devant l’Office fédéral des migrations et le Tribunal administratif fédéral, notamment en soumettant des certificats médicaux, mais que les éléments de preuve qu’il a produits n’ont pas permis aux autorités suisses de l’asile de conclure que les actes de torture qu’il affirme avoir subi dans le passé l’exposeraient au risque d’être de nouveau soumis à la torture s’il était renvoyé en Éthiopie. Le Comité fait observer que le requérant n’a pas déclaré que la procédure d’asile de l’État partie avait été entachée d’irrégularités. Il constate que le requérant n’a pas apporté assez d’éléments prouvant qu’il aurait travaillé pour les services secrets, ni étayé par des arguments suffisamment convaincants ses allégations selon lesquelles sa participation à des activités politiques en Suisse, la diffusion de ses publications et de ses poèmes critiques sur la chaîne ESAT, et son statut de membre ordinaire de l’organisation Ginbot 7 seraient d’une importance telle qu’ils attireraient effectivement l’attention des autorités éthiopiennes, et qu’il n’a pas non plus produit d’éléments prouvant que les autorités éthiopiennes le recherchaient ou qu’il courrait personnellement le risque d’être torturé s’il était renvoyé dans son pays d’origine. Le Comité est préoccupé par les nombreuses informations selon lesquelles des violations des droits de l’homme, notamment des actes de torture, seraient commises en Éthiopie, ainsi que par la répression dont font l’objet les dissidents politiques et par les arrestations de blogueurs et de journalistes. Il rappelle néanmoins qu’aux fins de l’article 3, l’intéressé doit courir un risque prévisible, réel et personnel d’être torturée dans le pays où il est renvoyée. Au vu de ce qui précède, le Comité considère que les éléments soumis par le requérant ne sont pas suffisamment convaincants pour établir qu’il courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture s’il était renvoyé en Éthiopie.

9.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que la décision de l’État partie de renvoyer le requérant en Éthiopie ne constituerait pas une violation de l’article 3.