Communication présentée par :

M. C. (représenté par un conseil, J. A. Pieters)

Au nom de :

M. C.

État partie :

Pays-Bas

Date de la requête :

17 juin 2013 (date de la lettre initiale)

Date de la présente décision :

30 novembre 2015

Objet :

Expulsion vers la Guinée

Question(s) de procédure :

Grief non étayé

Question(s) de fond :

Risque de torture en cas de renvoi dans le pays d’origine

Article (s) de la Convention :

3

Annexe

Décision du Comité contre la torture au titre de l’article 22 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (cinquante-sixième session)

concernant la

Communication no 569/2013

Présentée par :

M. C. (représenté par un conseil, J. A. Pieters)

Au nom de :

M. C.

État partie :

Pays-Bas

Date de la requête :

17 juin 2013 (date de la lettre initiale)

Le Comité contre la torture, institué en vertu de l’article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Réuni le 30 novembre 2015,

Ayant achevé l’examen de la requête no 569/2013, présentée par M. C. en vertu de l’article 22 de la Convention,

Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par le requérant, son conseil et l’État partie,

Adopte ce qui suit :

Décision au titre du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention

1.1Le requérant est M. C., de nationalité guinéenne, né en 1992. Il se trouve actuellement aux Pays-Bas, où il est en attente de renvoi dans son pays. Il affirme que son expulsion vers la Guinée constituerait une violation par les Pays-Bas de l’article 3 de la Convention. Lorsqu’il a soumis sa requête, il a prié le Comité de demander à l’État partie de prendre des mesures provisoires afin que l’exécution de la décision d’expulsion soit suspendue tant que sa communication serait à l’examen. Il est représenté par un conseil, J. A. Pieters.

1.2Le 19 novembre 2013, le requérant a été informé par les autorités néerlandaises que son renvoi en Guinée aurait lieu le 26 novembre 2013. Le 21 novembre 2013, en application du paragraphe 1 de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité a prié l’État partie de ne pas expulser le requérant vers la Guinée tant que sa requête serait à l’examen. Le 2 décembre 2013, l’État partie a fait savoir au Comité que le renvoi du requérant avait été reporté.

Rappel des faits présentés par le requérant

2.1Le requérant était agriculteur en Guinée. Il n’a fréquenté l’école que jusqu’en cinquième année élémentaire et n’avait pas d’activités politiques. Après le décès de son père, il a quitté son village natal pour aller vivre chez son oncle à Conakry. Le 28 septembre 2009, il s’est rendu avec son cousin au stade de la capitale, où des personnes manifestaient contre le Gouvernement. À peine s’étaient-ils assis que l’armée a fait irruption dans le stade et tiré au hasard sur la foule. Plusieurs personnes ont été touchées et sont mortes sur le coup et beaucoup d’autres ont été blessées. Le requérant a été emmené sans ménagement vers une voiture par des militaires et envoyé en prison. Son cousin a été abattu alors qu’ils tentaient de fuir la fusillade et, à ce jour, le requérant ignore encore ce qu’il est advenu de lui.

2.2À la prison, le requérant a été frappé à coups de crosse. Bien qu’il ait assuré les autorités qu’il n’avait aucune intention de participer à la manifestation et que ni lui ni son cousin ne portaient d’armes, les militaires lui ont ordonné d’avouer qu’il faisait partie des manifestants qui avaient ouvert le feu sur eux. Comme il refusait de le faire, il a été soumis à la torture. On l’a forcé à ramper d’une certaine manière sur un sol fait de pierres inégales et rugueuses, ce qui lui a causé des blessures sur les parties de ses bras et de ses jambes qui étaient en contact avec le sol ainsi que sur le pourtour de ses coudes et de ses genoux. En raison des mauvaises conditions d’hygiène, ses blessures se sont infectées et ont commencé à se putréfier.

2.3Le requérant a également été torturé au moyen d’un pistolet à impulsions électriques. Il a été maintenu en détention pendant cinq mois sans procès équitable et sans soins médicaux. En outre, les conditions de détention dans la prison étaient déplorables. La nourriture était tellement infecte qu’un détenu est mort de faim. Avec l’aide d’un officier, le requérant a réussi à s’évader et à quitter la Guinée. Cet homme lui a toutefois demandé de ne plus jamais revenir dans le pays, faute de quoi il risquait de perdre son poste.

2.4Le requérant indique qu’il est arrivé aux Pays-Bas en février 2010. Le 19 février 2010, il a présenté une demande d’asile au Service de l’immigration et de la naturalisation. Le 25 octobre 2010, sa demande a été rejetée par cet organe au motif que ses déclarations étaient trop vagues et générales pour être crédibles, que le requérant n’avait pas été en mesure de produire des documents à l’appui de ses affirmations et d’expliquer pourquoi il n’avait pas été remis en liberté, contrairement à d’autres personnes arrêtées en même temps que lui, que ses déclarations comportaient plusieurs incohérences, et que la description des méthodes de torture qu’il avait faite lors de son entretien avec les autorités de l’immigration divergeait de celle qu’il avait faite lors de l’examen médical effectué par Amnesty International.

2.5Le requérant indique que, même si le Service de l’immigration et de la naturalisation a reconnu l’existence de troubles post-traumatiques, il n’a pas considéré cela comme un motif suffisant pour lui accorder l’asile. En outre, le Service a fait observer que l’un des chefs de l’opposition, qui se trouvait dans le stade le 28 septembre 2009 et qui avait aussi été arrêté et soumis à des mauvais traitements, était entre-temps devenu Premier Ministre. Le requérant a contesté le bien-fondé de la décision du Service de l’immigration et de la naturalisation devant le tribunal de Zwolle, soutenant qu’il n’y avait aucune contradiction dans ses déclarations et que les divergences éventuelles étaient dues au fait que les autorités ne lui avaient pas demandé de renseignements complémentaires. En revanche, lors de l’examen médical effectué par Amnesty International, les médecins lui avaient posé des questions très précises et demandé de plus amples informations sur différents points. L’équipe médicale de cette organisation avait conclu que les cicatrices visibles sur son corps correspondaient à tous les mauvais traitements systématiques qu’il avait décrits. En outre, elle avait considéré que les troubles post-traumatiques et la dépression dont il souffrait l’empêchaient de répondre de manière claire et nette aux questions qui lui étaient posées sur les traumatismes subis.

2.6Le 29 février 2012, le tribunal de Zwolle a rejeté le recours du requérant pour les mêmes motifs que ceux sur lesquels le Service de l’immigration et de la naturalisation avait fondé sa décision. Le requérant a ensuite formé un recours devant le tribunal administratif, qui l’en a débouté le 30 novembre 2012. Le 7 mai 2012, le requérant a saisi le Service de l’immigration et de la naturalisation d’une demande de suspension de l’exécution du renvoi pour raisons médicales, soutenant que son état de santé ne lui permettait pas de prendre l’avion pour la Guinée. Le 4 septembre 2012, le Service de l’immigration et de la naturalisation a rejeté la demande du requérant, invoquant les conclusions d’un rapport établi le 24 août 2012 par le Bureau des avis médicaux, qui avait considéré que le requérant était en état de prendre l’avion pour la Guinée à condition qu’il soit accompagné d’un infirmier psychiatrique. Dans ce rapport, le Bureau des avis médicaux précisait en outre qu’aucune urgence médicale ne se produirait à court terme en cas d’interruption du traitement. Le 17 octobre 2012, le Service de l’immigration et de la naturalisation a confirmé sa décision du 4 septembre 2012. Le 20 décembre 2012, le requérant en a contesté le bien-fondé devant le tribunal d’Almelo, mais ce recours a également été rejeté.

Teneur de la plainte

3.1Le requérant affirme que, compte tenu des événements qu’il a vécus avant de quitter la Guinée, de la situation des droits de l’homme prévalant dans son pays et du climat d’impunité entourant le massacre du 28 septembre 2009, le rejet de sa demande d’asile par l’État partie et son expulsion éventuelle lui font courir le risque d’être soumis à la torture ou à des traitements cruels, inhumains ou dégradants et constituent une violation de l’article 3 de la Convention.

3.2Le requérant soutient que ses déclarations concordent avec les rapports sur les droits de l’homme en Guinée qui ont rendu compte des événements survenus au cours de ce qu’on a appelé par la suite le « lundi sanglant ». Il ressort de différentes sources que la police a fait un usage excessif de la force, y compris de la force meurtrière, lors des événements du 28 septembre 2009, au cours desquels 150 personnes ont été tuées et 40 femmes ont été violées au grand jour. L’impunité et l’indiscipline des membres des forces de sécurité continuent d’être un motif de préoccupation et les auteurs de ce massacre n’ont même pas été suspendus de leurs fonctions.

3.3Compte tenu de ces circonstances, le requérant affirme qu’il court un risque réel d’être torturé ou de voir sa sécurité menacée au cas où il serait renvoyé dans son pays. Il affirme également qu’il existe un ensemble de violations graves et massives des droits de l’homme en Guinée, ce qui, en vertu du paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, devrait être une raison pour l’État partie de ne pas l’expulser. Le requérant affirme de plus qu’il sera arrêté dès son arrivée dans son pays pour avoir participé à la manifestation du 28 septembre 2009 et accusé d’avoir ouvert le feu en premier. Il ajoute que, comme il a été témoin du massacre et qu’il a ensuite été soumis à la torture, il sera considéré comme une menace pour les forces de sécurité. Il souligne que, même si un nouveau gouvernement de transition est au pouvoir, des officiers supérieurs de l’armée occupent encore des postes stratégiques au sein du Cabinet présidentiel.

3.4Le requérant souligne en outre que les tortures qu’il a subies ont laissé des cicatrices sur son corps et que les médecins d’Amnesty International qui l’ont examiné ont confirmé que ces séquelles pouvaient correspondre à ses allégations de torture. De plus, ces médecins ont posé un diagnostic de troubles post-traumatiques provoqués par les événements pénibles qu’il a vécus avant de quitter son pays.

Observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

4.1Dans une note verbale datée du 21 mai 2014, l’État partie indique que le requérant est arrivé aux Pays-Bas le 18 février 2010 et qu’il a demandé un permis de séjour temporaire au titre de l’asile le 19 février 2010. Le premier entretien relatif à sa demande d’asile a eu lieu le 20 février 2010. Au cours du deuxième entretien, le 1er avril 2010, le requérant a eu la possibilité de donner des renseignements complémentaires sur sa déclaration initiale.

4.2Le 8 juillet 2010, le requérant a eu un entretien supplémentaire. Il a bénéficié de l’assistance d’un interprète à chacun de ces entretiens et a été invité à soumettre de plus amples informations par écrit. Le 9 septembre 2010, le Gouvernement a délivré une notification indiquant son intention de rejeter la demande d’asile du requérant. Le 7 octobre 2010, celui-ci a soumis des observations à ce sujet. Sa demande d’asile a néanmoins été rejetée le 25 octobre 2010.

4.3L’État partie indique que, le 18 novembre 2010, le requérant a introduit une demande de contrôle juridictionnel du rejet de sa demande d’asile. Par une décision rendue par la chambre du tribunal de district de La Haye siégeant en séance plénière à Zwolle, la demande de contrôle juridictionnel a été déclarée dénuée de fondement. Le requérant a ensuite contesté le bien-fondé de cette décision devant la Division de la juridiction administrative du Conseil d’État, qui a considéré que son recours était manifestement mal fondé.

4.4Le 26 avril 2012, le requérant a soumis une nouvelle demande d’asile temporaire, qui a été rejetée par le Service de l’immigration et de la naturalisation dans une décision datée du 10 mai 2012. Le 11 mai 2012, le requérant a formé un recours devant le tribunal de district de La Haye, qui l’en a débouté le 24 septembre 2012 pour défaut de fondement. Le requérant n’a pas contesté le bien-fondé de cette décision.

4.5En ce qui concerne les griefs du requérant, l’État partie affirme que, bien que la situation des droits de l’homme en Guinée soit préoccupante, il ressort à la lecture de diverses sources que l’expulsion de l’intéressé ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.

4.6L’État partie soutient qu’il a manifesté la diligence voulue tout au long de la procédure d’asile. En vertu du paragraphe 1 de l’article 31 de la loi sur les étrangers de 2000, le demandeur d’asile est tenu de fournir toutes les informations utiles, dont les documents pertinents, permettant aux autorités de déterminer s’il y a des motifs suffisants de répondre favorablement à sa demande. La procédure d’asile offre au demandeur la possibilité de prouver la véracité de ses dires; seuls les récits crédibles sont pris en considération pendant l’examen de la demande.

4.7L’État partie estime que les déclarations que le requérant a faites pour étayer sa demande d’asile ne sont pas crédibles et que, même si elles pouvaient être considérées comme telles, l’intéressé n’a pas montré que son renvoi en Guinée constituerait une violation de l’article 3 de la Convention par les Pays-Bas. Lorsqu’il a été prié de fournir des renseignements complémentaires à l’appui de sa demande, il n’a pas fait preuve de bonne volonté. Il n’a fourni aucun document permettant d’établir sa nationalité ou son identité ou de retracer son itinéraire. Il n’a pas non plus fourni de documents de voyage. Ces circonstances mettent à mal sa crédibilité.

4.8En outre, le requérant a fait des déclarations très vagues sur le décès de ses parents. Il était incapable de donner la date, même approximative, de la mort de son père. Il n’était pas non plus en mesure de dire qui avait assisté à l’enterrement de celui-ci en 2005. En outre, l’État partie a de la peine à croire que le requérant ait réellement été hospitalisé pendant trois jours après avoir été roué de coups par son oncle car il ne savait pas quels médicaments lui avaient été prescrits et quelles lésions physiques il présentait. Le requérant n’a pas non plus donné de détails sur son voyage à Conakry, où il s’est rendu après sa sortie d’hôpital.

4.9L’État partie souligne en outre que le requérant n’a pas fourni de renseignements sur son séjour à Conakry. Il n’a aucun souvenir des hôtels, magasins ou banques qui se trouvaient à proximité de la maison où il dit avoir séjourné, ce qui conduit à douter de la véracité de son récit sur les difficultés qu’il dit avoir rencontrées à Conakry.

4.10L’État partie indique ensuite qu’il est peu enclin à croire que le requérant ait participé aux événements du 28 septembre 2009, étant donné qu’il n’a pas été en mesure de dire quand il s’est rendu au stade ni combien de temps il y est resté, et qu’il a donné très peu de détails sur les événements qui s’y sont produits après l’arrivée des soldats. Lors de son entretien du 8 juillet 2010, par exemple, il a déclaré que « rien de particulier » ne s’était passé lorsque les militaires étaient entrés dans le stade, ce qui ne coïncide pas avec la description des événements qui est faite dans les rapports de Human Rights Watch et d’Amnesty International cités précédemment. D’après ces organisations, des coups de feu ont été tirés, ce qui a provoqué un énorme chaos dans le stade.

4.11Bien que le requérant ait été retenu en détention pendant cinq mois, selon ses dires, il ne se souvenait pas du nom de ses compagnons de cellule et n’était pas capable de décrire ces hommes ni la prison elle-même, ni d’expliquer comment il était parvenu à s’en évader. L’État partie est d’avis que le requérant a fabriqué un récit de toutes pièces avec un capitaine qui l’a aidé à s’enfuir.

4.12En ce qui concerne les éléments de preuve médicaux, l’État partie estime que le rapport établi le 14 septembre 2011 par le groupe des examens médicaux de la section néerlandaise d’Amnesty International et la lettre de l’Institut néerlandais pour les droits de l’homme et la recherche médicale datée du 12 décembre 2012 n’apportent pas une crédibilité au récit du requérant.

4.13Dans son jugement en date du 19 février 2014, la Division de la juridiction administrative définit la façon dont les éléments de preuve médicaux corroborant les allégations des demandeurs sont pris en considération dans une procédure d’asile. Si ces éléments de preuve montrent de manière convaincante que les traitements inhumains que le demandeur dit avoir subis sont la cause des blessures alléguées, l’État partie peut être tenu de lancer une nouvelle enquête pour lever les doutes éventuels. Quant aux rapports médicaux produits par le requérant, l’État partie estime que ces documents ne justifient pas l’ouverture d’une nouvelle enquête.

4.14L’État partie considère que le récit des faits et des événements figurant dans les rapports médicaux fait apparaître d’autres incohérences dans la version des faits que le requérant a donnée lors de ses entretiens avec les autorités de l’asile. Par exemple, pendant ces entretiens, il n’a pas indiqué qu’il avait été soumis à des décharges électriques ni qu’il avait été interrogé alors qu’il se trouvait « dans la position du tigre qui rampe ». En outre, le rapport d’Amnesty International laisse ouverte la question de savoir si les cicatrices du requérant auraient pu être causées d’une autre manière que celle qu’il a décrite.

4.15L’État partie fait observer ensuite qu’on ne voit pas bien si les médecins ont agi avec la diligence voulue lorsqu’ils ont formulé les conclusions qui figurent dans le rapport médical. Amnesty International semble prendre les déclarations du requérant pour argent comptant et aucun élément ne montre que son rapport est fondé sur des données objectives.

Commentaires du requérant sur les observations de l’État partie sur la recevabilité et le fond

5.1Dans une réponse datée du 12 août 2014 aux observations de l’État partie, le requérant affirme que ce dernier n’a pas suffisamment de raisons de douter de sa crédibilité et qu’il n’a pas tenu compte du fait qu’il souffre de troubles post-traumatiques résultant de ce qu’il a enduré en détention.

5.2L’État partie estime notamment que plusieurs contradictions entachent le récit des faits et des événements du requérant. Or, certaines d’entre elles s’expliquent aisément. Par exemple, le requérant était très jeune à l’époque du décès de son père, qui est survenu alors qu’il n’allait même pas encore à l’école. À la mort de sa mère, il n’avait que 12 ans.

5.3L’État partie estime peu crédible que le requérant ne se souvienne pas des médicaments qui lui ont été donnés à l’hôpital. Dans ce cas également, cela s’explique par le fait que le requérant était très jeune et qu’il avait été battu par son oncle. Le personnel hospitalier ne lui a pas indiqué quels médicaments lui étaient prescrits.

5.4En ce qui concerne son voyage à Conakry, le requérant indique qu’il n’avait pas assez d’argent pour acheter une place assise et qu’il a donc dû voyager dans le coffre d’une voiture, raison pour laquelle il ne pouvait pas voir grand-chose pendant le trajet. Il n’a pas non plus une idée précise de l’endroit où il a vécu à Conakry, ce qui est plausible car il n’y a passé qu’une semaine.

5.5Le requérant décrit en outre la panique qui s’est emparée de la foule lorsque la fusillade a commencé dans le stade et indique que son cousin a été abattu et que lui-même a été arrêté et emmené dans un bâtiment de taille importante. On l’a ensuite placé dans une grande cellule, qu’il partageait avec six autres personnes. Pour ce qui est des cinq mois qu’il a passés en détention, le requérant a beaucoup de difficulté à évoquer cette période car il a été traumatisé par les « expériences horribles » qu’il a vécues pendant sa détention. Ses souvenirs de cette époque sont vagues car il s’efforce d’oublier ce qui lui est arrivé.

5.6En ce qui concerne les éléments de preuve médicaux, le requérant soutient que l’État partie devrait leur accorder le crédit voulu. Le rapport d’Amnesty International fait état de cicatrices sur ses avant-bras résultant des mauvais traitements qui lui ont été infligés pendant sa détention. La conclusion des auteurs de ce rapport est que les cicatrices « peuvent correspondre » ou « correspondent » à tous les mauvais traitements systématiques décrits par le requérant. Les symptômes psychologiques que présente ce dernier, qui ont été qualifiés dans le diagnostic de troubles post-traumatiques et de troubles dépressifs graves, sont des séquelles caractéristiques du type d’expérience vécue par le requérant.

5.7Le requérant fait valoir que les certificats médicaux présentés à l’appui de ses griefs sont tellement solides que l’État partie n’aurait pas dû avoir d’autre choix que de demander de nouveaux examens médicaux. Or, il ne s’est intéressé qu’à certaines divergences d’importance négligeable. Par exemple, le supplice de la position de la « pompe » et celui du « tigre qui rampe » sont une seule et même chose, mais l’utilisation de deux expressions différentes a été considérée comme une incohérence par l’État partie.

5.8En conclusion, le requérant soutient qu’il existe un risque important qu’il soit torturé à son retour dans son pays. Il affirme qu’il pourrait être persécuté pour avoir participé à une manifestation et faire l’objet de représailles de la part des militaires pour avoir rendu son affaire publique. En outre, il indique qu’il a des pensées suicidaires et qu’il a même déjà tenté deux fois de mettre fin à ses jours. Le requérant joint à sa lettre un certificat d’un psychiatre qui considère qu’en cas d’expulsion, il « pourrait devenir suicidaire ».

Réponses complémentaires des parties

6.1Dans une note verbale datée du 27 juillet 2015, l’État partie réexpose son point de vue et réaffirme que les déclarations du requérant ne sont pas crédibles. Il souligne notamment que son jeune âge, lorsqu’il a été roué de coups par son oncle et qu’il a été hospitalisé, « n’est pas un argument valable justifiant son ignorance » de la nature des médicaments qu’on lui a administrés. En outre, même s’il a voyagé dans le coffre d’une voiture, cela n’explique pas pour autant pourquoi il n’a donné aucune précision sur le déroulement et la durée du voyage.

6.2Pour ce qui est des incohérences entachant le récit que le requérant a fait des événements survenus dans le stade, l’État partie indique qu’il a décelé encore d’autres contradictions à cet égard. D’après les rapports de Human Rights Watch et d’Amnesty International, des coups de feu ont été tirés hors du stade, ce que le requérant ne mentionne pas dans son récit. Le requérant affirme qu’il n’a pas vu de soldats avant d’être à l’intérieur du stade, ce qui contredit la description des faits figurant dans les rapports susmentionnés.

6.3L’État partie note en outre que, même si l’on admet que le requérant a été torturé dans le passé, cela ne signifie pas nécessairement que, plus de six ans après les faits, il serait de nouveau torturé s’il était renvoyé dans son pays.

6.4En ce qui concerne l’état de santé du requérant, notamment ses tentatives de suicide, l’État partie renvoie à la jurisprudence du Comité d’après laquelle l’aggravation de l’état de santé de l’auteur qui pourrait résulter de son expulsion ne constitue pas un traitement cruel, inhumain ou dégradant au sens de l’article 16 de la Convention.

6.5L’État partie fait valoir qu’à la demande du requérant, le Bureau du conseiller médical a examiné son cas et conclu qu’il était en état de voyager, à condition qu’il soit accompagné d’un infirmier psychiatrique et qu’il soit confié à un psychiatre à son arrivée dans son pays. L’État partie affirme qu’il existe une prise en charge psychiatrique en Guinée.

6.6Dans une réponse datée du 5 novembre 2015, le requérant répète ses arguments. Il soutient que les légères incohérences dans son récit en ce qui concerne les médicaments qu’il a pris et son voyage à Conakry sont dues à son jeune âge et à son manque d’expérience à l’époque de ces faits. Pour ce qui est des certificats médicaux qu’il a produits, il affirme que ce sont les médecins, en particulier ceux spécialisés dans le traitement de personnes présentant des séquelles de torture, qui sont les plus compétents pour se prononcer sur l’existence de symptômes psychologiques et de troubles post-traumatiques. Les médecins ont indiqué clairement dans leur diagnostic que ces symptômes étaient directement liés à des actes de torture.

6.7En ce qui concerne le risque de torture en cas de renvoi, le requérant fait valoir que les responsables du massacre perpétré dans le stade sont restés impunis. Il craint en outre que, s’il est renvoyé en Guinée, les autorités ne l’interrogent afin de savoir où il a vécu pendant les six années écoulées. Le requérant ajoute qu’il risque de se suicider s’il est expulsé vers son pays. En conséquence, il réaffirme que son renvoi en Guinée constituerait une violation de l’article 16 de la Convention.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

7.1Avant d’examiner une plainte soumise dans une communication, le Comité contre la torture doit déterminer si la communication est recevable en vertu de l’article22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été et n’est pas actuellement examinée par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

7.2Le Comité rappelle que, conformément au paragraphe 5 b) de l’article 22 de la Convention, il n’examine aucune communication sans s’être assuré que le requérant a épuisé tous les recours internes disponibles. Il note que l’État partie a reconnu en l’espèce que tous les recours internes avaient été épuisés. Par conséquent, le Comité considère qu’aucun autre obstacle ne s’oppose à la recevabilité, déclare la communication recevable en ce qu’elle soulève des questions au regard de l’article 3 et procède à son examen quant au fond.

Examen au fond

8.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la présente requête en tenant compte de toutes les informations qui lui avaient été communiquées par les parties.

8.2Le Comité doit déterminer si, en renvoyant le requérant en Guinée, l’État partie manquerait à l’obligation qui lui est faite en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser ni refouler un individu vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’il risque d’être soumis à la torture. Le Comité doit déterminer s’il existe des motifs sérieux de croire que le requérant risquerait personnellement d’être soumis à la torture s’il était renvoyé en Guinée. Pour ce faire, il doit tenir compte de tous les éléments pertinents en application du paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, y compris l’existence d’un ensemble systématique de violations graves, flagrantes ou massives des droits de l’homme. Cependant, l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives dans un pays ne constitue pas en soi un motif suffisant pour établir que l’individu risque d’être soumis à la torture à son retour dans ce pays. Il s’agit de déterminer si l’intéressé court personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture dans le pays vers lequel il serait renvoyé.

8.3Le Comité rappelle qu’il s’est dit préoccupé « par les informations crédibles portées à sa connaissance faisant état d’actes de torture, pratiqués, entre autres, dans les lieux de privation de liberté et plus particulièrement dans les gendarmeries et les camps de détention militaires » dans les observations finales qu’il a adoptées en mai 2014 à l’issue de l’examen de la situation en Guinée en l’absence de rapport de l’État partie. Dans ces observations finales, le Comité a relevé « la lenteur » avec laquelle la Guinée progressait « dans l’établissement des responsabilités pour les actes de torture, les exécutions sommaires, les viols, les abus sexuels, les cas d’esclavage sexuel, les arrestations, les détentions arbitraires et les disparitions forcées commis » durant les événements qui se sont produits le 28 septembre 2009 au stade de Conakry (voir CAT/C/GIN/CO/1, par. 9 et 10).

8.4Le Comité rappelle aussi son observation générale no 1 (1998) sur l’application de l’article 3 de la Convention, selon laquelle l’existence du risque de torture doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons. S’il n’est pas nécessaire de démontrer que le risque couru est « hautement probable » (par. 6), le Comité fait observer que la charge de la preuve incombe généralement au requérant, qui doit présenter des arguments convaincants montrant qu’il court personnellement un risque réel et prévisible. Le Comité rappelle en outre que, conformément à son observation générale no 1, il doit accorder un poids considérable aux constatations de fait des organes de l’État partie intéressé, mais il n’est pas lié par de telles constatations et est au contraire habilité, en vertu du paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, à apprécier librement les faits en se fondant sur l’ensemble des circonstances de chaque affaire (par. 9).

8.5Le Comité prend acte des rapports médicaux soumis par le requérant, en particulier du rapport du 14 septembre 2011 établi par le groupe des examens médicaux d’Amnesty International et de la lettre de l’Institut néerlandais pour les droits de l’homme et la recherche médicale, datée du 12 décembre 2012. Le requérant a également soumis une lettre contenant les résultats de l’examen psychiatrique dont il a fait l’objet. Il ressort de ces documents que les cicatrices visibles sur le corps du requérant peuvent correspondre ou correspondent à tous les mauvais traitements systématiques qu’il dit avoir subis. En outre, le diagnostic le concernant fait état de troubles post-traumatiques et de troubles dépressifs graves.

8.6Le Comité note que l’État partie s’est dit prêt à demander un examen médical complémentaire si les conclusions de l’examen initial le justifiaient. Le Comité estime qu’il aurait été nécessaire et utile de le faire pour déterminer plus précisément si des actes de torture avaient été infligés au requérant dans le passé, d’autant plus que ces rapports sont très solidement étayés et que leurs conclusions sont presque indiscutables. Leurs auteurs considèrent que les cicatrices du requérant « correspondent à tous les mauvais traitements physiques systématiques que l’intéressé a décrits ». Bien que l’État partie mette en évidence certaines divergences entre les rapports médicaux pour ce qui est de la présentation des faits par le requérant, il ne réfute pas clairement les conclusions des examens médicaux eux-mêmes.

8.7Compte tenu de l’ensemble de ces éléments, et au vu de la situation politique actuelle et des informations disponibles sur la situation générale des droits de l’homme en Guinée, en particulier sur le sort réservé aux personnes qui se trouvaient dans le stade de Conakry lors des événements du 28 septembre 2009, de la détention du requérant et de sa description détaillée des tortures et des mauvais traitements qui lui ont été infligés dans ce contexte, qui a été étayée par les éléments de preuve produits à l’appui de ses dires, dont des certificats médicaux, le Comité considère qu’il y a des motifs sérieux de croire que le requérant risque d’être soumis à la torture s’il est renvoyé en Guinée.

9.Le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut qu’il existe de sérieux motifs de croire que le requérant courrait personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture par des agents de l’État s’il était renvoyé en Guinée. Le Comité conclut dès lors que l’expulsion du requérant vers la Guinée constituerait une violation de l’article 3 de la Convention.

10.Le Comité est d’avis que l’État partie a l’obligation en vertu de l’article 3 de la Convention de ne pas expulser le requérant en Guinée ou vers tout autre pays dans lequel il existe un risque réel d’expulsion ou de renvoi vers la Guinée. Conformément au paragraphe 5 de l’article 118 de son règlement intérieur, le Comité invite l’État partie à l’informer, dans un délai de quatre-vingt-dix jours à compter de la date de transmission de la présente décision, des mesures qu’il aura prises pour donner suite à la décision.