Nations Unies

CAT/C/56/D/565/2013

Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants

Distr. générale

11 février 2016

Original : français

Comité contre la torture

Communication no 565/2013

Décision adoptée par le Comité à sa cinquante-sixième session (9 novembre-9 décembre 2015)

P résentée par:

S.A.P. et consorts (représentés par un conseil, Me Marcel Zirngast)

Au nom de:

S.A.P. et consorts

État partie :

Suisse

Date de la requête :

11 novembre 2013 (lettre initiale)

Date de la présente décision :

25 novembre 2015

Objet :

Expulsion des requérants vers la Fédération de Russie

Question (s) de procédure :

Néant

Question (s) de fond :

Risque de torture en cas de renvoi dans le pays d’origine

Article (s) de la Convention :

3

Annexe

Décision du Comité contre la torture au titre de l’article 22de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants(cinquante-sixième session)

concernant la

Communication no 565/2013*

Présentée par :

S.A.P. et consorts (représentés par un conseil, Me Marcel Zirngast)

Au nom de :

S.A.P. et consorts

État partie :

Suisse

Date de la requête :

11 novembre 2013 (lettre initiale)

Le Comité contre la torture, institué en vertu de l’article 17 de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants,

Réuni le 25 novembre 2015,

Ayant achevé l’examen de la requête no 565/2013, présentée au nom de S.A.P. et consorts en vertu de l’article 22 de la Convention,

Ayant tenu compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les requérants, leur conseil et l’État partie,

Adopte ce qui suit :

Décision au titre du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention

1.1Les requérants sont S.A.P., née le 11 février 1982, et V.P., né le 15 décembre 1981, tous deux citoyens russes, ainsi que leurs deux enfants âgés de 4 ans et 1 an, et vivant actuellement à Ermatingen, en Suisse. Ils font face à une mesure de renvoi ordonnée par l’Office fédéral des migrations (ODM) et ils soutiennent que leur rapatriement forcé vers la Fédération de Russie constituerait une violation par la Suisse de l’article 3 de la Convention. Les requérants sont représentés par un conseil, Me Marcel Zirngast.

1.2Les requérants demandent au Comité de requérir de l’État partie de ne pas les refouler vers leur pays d’origine et de leur accorder l’asile, ou de leur accorder une admission provisoire. En application de l’article 114 de son règlement intérieur, le Comité a demandé, le 13 novembre 2013, à l’État partie de ne pas déporter les requérants vers la Fédération de Russie tant que leur requête serait en cours d’examen. Le 28 novembre 2013, l’État partie a informé le Comité que, conformément à sa pratique constante, l’ODM avait demandé à l’autorité compétente de n’entreprendre aucune démarche en vue de l’exécution du renvoi des auteurs. Ces derniers étaient ainsi assurés de demeurer en Suisse tant que leur communication serait en cours d’examen devant le Comité et que l’effet suspensif ne serait pas levé.

Rappels des faits présentés par les requérants

2.1La requérante, S.A.P., est d’origine arménienne et fille d’un pilote de ligne qui fut victime d’un détournement d’avion en 1985. Son père a réussi à faire atterrir l’avion en urgence, mais les autorités soviétiques l’ont fait passer pour mort suite à la disparition de l’avion. Lorsqu’il est revenu en Union soviétique, il a été destitué de sa fonction de commandant de bord et a subi de nombreux interrogatoires du KGB, qui a tenté de lui imputer une coresponsabilité pour le détournement de son avion. Ces événements ont provoqué de graves tensions dans la famille de la requérante.

2.2En 2008, le père a raconté ces événements à la requérante qui, bouleversée, décida de les rendre public. Elle a alors rédigé un article circonstancié relatant les événements de décembre 1985. Elle a pris contact avec un journal moscovite qui l’a invitée, en septembre 2009, à se rendre à la rédaction. Le journal en question a pris son article en charge et a noté toutes ses données personnelles. Suite à cette réunion, l’article a été publié. Le 14 octobre 2009, la police s’est présentée au domicile de la requérante à Moscou et l’a arrêtée. La requérante a été interrogée, insultée, menacée, battue à coups de pied et de poing afin qu’elle signe des aveux, et a finalement été jetée inconsciente dans la rue. Elle a dû se faire soigner à l’hôpital où les menaces ont continué et a dû changer d’hôpital. Son appartement ayant entretemps été incendié, la requérante n’a eu d’autre choix que de se rendre chez le requérant – son compagnon d’alors et actuel mari – à Krasnoyarsk.

2.3Suite aux événements du 14 octobre 2009, la requérante s’est plainte au ministère public. Les autorités l’ont informée qu’une enquête avait été menée, mais que rien d’anormal n’avait été révélé. Le requérant a convaincu la requérante de rendre les événements publics. Elle a donc cherché de nouveau à faire publier son article, en y ajoutant une référence à l’incident du 14 octobre 2009. Le 30 décembre 2009, l’article fut publié sous une forme humoristique minimisant les faits par le magazine « Argumenti Nedeli ».

2.4Le 3 janvier 2010, la police s’est rendue au domicile des requérants et les a arrêtés, ainsi que les trois invités présents chez eux ce soir-là. Les cinq personnes furent accusées de former un groupe politique d’opposition. La requérante fut violemment menacée, battue, torturée et même violée par les policiers, ceux-ci affirmant que son mari avait déjà été tué et que le même sort l’attendait si elle ne passait pas aux aveux. Le 7 janvier 2010, la police la rejeta dans la rue. Suite à cette arrestation, les requérants ont tous les deux été hospitalisés. La plaignante présente un certificat médical de son hospitalisation à Krasnoyarsk qui atteste le viol et les séquelles corporelles. Il leur a également été demandé de signer des aveux dans lesquels ils déclaraient avoir calomnié l’État russe et regretter ce geste.

2.5Les requérants ayant protesté contre la minimisation du récit par le magazine, l’article fut de nouveau publié le 28 janvier 2010, dans une version plus détaillée. Depuis le 1er février 2010, les requérants ont décidé de vivre dans la clandestinité. Ils se sont cachés à Tula pendant plus d’une année. Le 21 avril 2011, l’ordinateur du requérant a été piraté : lorsqu’il a ouvert un e-mail, une bannière est apparue montrant une image de lui se faisant abattre, ainsi qu’une femme au visage de son épouse se faisant violer. Le 23 avril 2011, les requérants ont dû quitter leur appartement parce que la fille de la requérante souffrait d’une crise d’asthme. Elle aurait dû être hospitalisée, mais les requérants avaient trop peur de se montrer. Alors que les requérants rentraient chez eux, la police a essayé de les arrêter et leur a tiré dessus. Ils ont toutefois réussi à s’enfuir à bord de leur voiture. Ils sont restés cachés dans un monastère de Saint-Pétersbourg jusqu’à leur départ pour la Suisse le 26 août 2011. Depuis leur arrivée en Suisse, la requérante est sous traitement psychiatrique pour stress post-traumatique, dépression et menace de suicide. Elle présente deux certificats médicaux de l’hôpital psychiatrique, ainsi qu’un certificat médical attestant d’une fracture du nez, causée par les mauvais traitements qu’elle a subis avant son départ.

2.6Le 30 août 2011, les requérants ont déposé une demande d’asile en Suisse. Le 30 mars 2013, cette demande a été rejetée en première instance par l’ODM, qui estimait que le récit des plaignants n’était pas crédible. Les requérants ont déposé un recours contre cette décision auprès du Tribunal administratif fédéral suisse, recours qui a également été rejeté par jugement du Tribunal le 14 octobre 2013. Tant l’ODM que le Tribunal estiment qu’il s’agit d’un « récit inventé et largement exagéré, par ailleurs incompréhensible et ne répondant à aucune logique ». L’ODM a alors fixé aux requérants un délai pour leur départ du pays au 13 novembre 2013. Depuis cette date, les requérants n’ont plus d’autorisation de séjour en Suisse et doivent s’attendre à être refoulés vers la Fédération de Russie à tout moment.

2.7Les requérants prétendent avoir épuisé toutes les voies de recours internes disponibles.

Teneur de la plainte

3.1 Les requérants font valoir qu’ils ont été persécutés et maltraités par les autorités russes en raison de la publication, en septembre 2009, décembre 2009 et janvier 2010, d’un article dans lequel ils critiquent l’attitude des autorités soviétiques à l’occasion du détournement d’un avion intervenu en 1985. Les auteurs craignent de subir des actes de torture ou des traitements inhumains et dégradants en cas de retour dans leur pays d’origine.

3.2Les requérantsinvoquent une violation de l’article 3 de la Convention en raison de l’existence d’un risque de persécution par les autorités de la Fédération de Russie et allèguent qu’ils doivent par conséquent sérieusement craindre pour leur vie et leur intégrité corporelle s’ils sont expulsés. Dans la plainte, les requérants prétendent qu’il y a une continuité politique de l’ère soviétique dansla Fédération de Russie actuelle et que les activités du KGB se poursuivent.

Observations de l’État partie sur le fond

4.1Le 12 mai 2014, l’État partie a présenté ses observations, en notant que les auteurs se contentent, pour l’essentiel, de reprendre devant le Comité les motifs allégués à l’appui de leur demande d’asile et de se référer aux moyens de preuve produits à l’appui de celle-ci, sans apporter aucun élément nouveau susceptible de mettre en cause les décisions de l’ODM et du Tribunal administratif fédéral. L’État partie rappelle que les auteurs ont déposé une demande d’asile en Suisse le 30 août 2011. Ils ont été entendus une première fois le 6 septembre 2011. S.A.P. a été réentendue par l’ODM le 13 novembre 2012 ainsi que le 10 décembre 2012. V.P. a été réentendu le 9 janvier 2013. Par décision du 28 mars 2013, l’ODM a rejeté ces demandes d’asile au motif que les allégations des auteurs manquaient de crédibilité. Par jugement du 14 octobre 2013, le Tribunal a rejeté le recours interjeté par les auteurs contre cette décision.

4.2L’État partie rappelle qu’en vertu de l’article 3 de la Convention, il est interdit aux États parties d’expulser, de refouler ou d’extrader une personne vers un autre État où il y a des motifs sérieux de croire qu’elle risque d’être soumise à la torture. Rappelant les critères établis par le Comité dans son observation générale no 1 (1997) sur l’application de l’article 3 de la Convention, selon lesquels le requérant doit apporter la preuve qu’il court un risque personnel, actuel et sérieux d’être soumis à la torture en cas d’expulsion vers le pays d’origine, l’État partie rappelle que l’existence d’un tel risque doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons, et il faut que soient en outre allégués des faits qui font apparaître le risque comme sérieux. Selon l’État partie, les auteurs n’ont démontré ni devant les instances nationales, ni devant le Comité, l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives en Fédération de Russie.

4.3Dans leur communication, les requérants prétendent qu’il y a une continuité politique de l’ère soviétique dans la Fédération de Russie actuelle et que les activités du KGB se poursuivent. En outre, ils allèguent que les membres de l’ethnie caucasienne, à laquelle ils appartiennent, doivent faire face à de puissants ressentiments en raison du nationalisme russe dominant. Les requérants n’ont toutefois nullement attesté leurs allégations. De plus, les autorités nationales ont tenu compte de la pratique en partie répressive des services de sécurité russes dans leurs décisions et jugements. L’État partie rappelle que la situation du pays d’origine des requérants ne saurait constituer, à elle seule, un motif suffisant pour conclure qu’ils risqueraient d’y être torturés en cas de renvoi. L’État partie considère que les auteurs n’ont pas démontré qu’ils courraient un risque prévisible, personnel et réel d’être soumis à la torture en cas de retour vers la Fédération de Russie.

4.4Devant le Comité, les requérants font valoir que S.A.P. a été arrêtée par la police le 14 octobre 2009, suite à la publication de son article, et qu’elle a été interrogée, insultée, menacée et battue, afin qu’elle signe des aveux. Elle aurait ensuite été relâchée et jetée dans la rue, inconsciente. Des passants l’auraient trouvée et emmenée à l’hôpital où les persécutions auraient continué. Son appartement aurait en outre été incendié. Suite à la seconde publication de l’article litigieux, le 30 décembre 2009, les auteurs auraient été arrêtés par la police, à leur domicile, alors qu’ils avaient des invités chez eux. S.A.P. aurait été menacée, battue, torturée et violée par des policiers, avant d’être relâchée. Elle aurait ensuite été hospitalisée pendant trois semaines. Le second plaignant aurait également été menacé et battu et aurait dû être hospitalisé. L’État partie affirme que les requérants ont fait valoir ce même récit devant les autorités nationales qui ont examiné avec soin leurs allégations. Les autorités nationales ont estimé que les allégations des plaignants relatives aux prétendus mauvais traitements subis suite à la publication de leurs articles étaient dénuées de crédibilité. En ce qui concerne les rapports médicaux produits par les plaignants, que ce soit au cours de la procédure nationale d’asile ou devant le Comité, ils documentent, comme l’ont relevé les autorités nationales, d’éventuelles lésions physiques ou psychiques mais non leur cause.

4.5En ce qui concerne les rapports médicaux relatifs aux problèmes psychiques de S.A.P., le Tribunal administratif fédéral a fait remarquer que chaque expérience de torture constitue un événement traumatisant mais qu’une telle expérience ne cause pas nécessairement une maladie psychique, en particulier un stress post-traumatique. Il s’ensuit que la dépression et le stress post-traumatique diagnostiqués chez S.A.P. ne constituent pas en eux-mêmes une preuve pour les prétendus mauvais traitements subis. Ils ont été pris en considération par les autorités nationales pour apprécier la crédibilité des allégations des plaignants en lien avec d’autres éléments déterminants. Il en va de même du rapport médical établi pour la fille des auteurs. L’État parti indique en outre qu’il ressort des actes de police à sa disposition que la police a dû intervenir à plusieurs reprises chez les plaignants en raison de violences domestiques. Selon le rapport de police, la fille des auteurs aurait assisté à une altercation entre ses parents, au cours de laquelle il y a eu agression physique. De tels incidents peuvent manifestement également avoir une incidence sur l’état psychique des plaignants et de leur fille et ne sauraient être exclus dans la détermination de l’origine de leurs problèmes.

4.6L’État partie souligne que les plaignants ne prétendent pas s’être livrés à des activités politiques dans leur pays d’origine ou en Suisse.

4.7Il ressort notamment des décisions des autorités nationales en matière d’asile que les allégations des requérants ne sont pas crédibles et que leurs déclarations ne permettent nullement de conclure qu’il existe des motifs sérieux de penser qu’ils seraient exposés à la torture en cas de retour dans leur pays d’origine. L’État partie renvoie intégralement aux motifs retenus dans ces décisions. Il convient néanmoins de souligner que les autorités nationales n’ont pas douté de la vraisemblance du détournement d’avion en 1985, ni de la publication d’articles de presse à ce sujet. Elles ont toutefois considéré les allégations des requérants en ce qui concerne leur prétendu risque de persécution en cas de retour en Fédération de Russie comme étant manifestement exagérées, même en considérant la pratique en partie répressive des services de sécurité russes.

4.8En effet, les autorités de l’État partie ont relevé que les événements décrits dans les articles de presse en question se sont produits en 1985, dans un État qui n’existe plus actuellement. Par conséquent, même si ces articles critiquaient le comportement des autorités russes en 1985, le Gouvernement russe actuel n’a aucun intérêt à poursuivre les auteurs de ce fait. Les articles de presse dont il est question ne contiennent aucune critique à l’égard du Gouvernement russe actuel, si ce n’est que, dans l’édition imprimée du 28 janvier 2010, l’auteur de l’article a remarqué que les actes du pilote de l’avion détourné en 1985 n’avaient pas été reconnus jusqu’alors et que les organes étatiques responsables devraient remédier à cela. Il n’est pas crédible que le Gouvernement russe ait réagi aussi violemment que le prétendent les plaignants sur la seule base d’une telle publication.

4.9L’État partie ajoute que les autorités nationales ont également constaté, à juste titre, qu’il n’est pas crédible que les autorités de la Fédération de Russie aient persécuté les auteurs ainsi que leurs amis de la manière décrite, alors que le père de S.A.P., qui était la figure clé du récit des plaignants, n’a pas été importuné, alors même qu’il aurait été en photo dans le journal du 28 janvier 2010 avec la précision qu’il serait actuellement le représentant remplaçant de la compagnie aérienne « Yakutia » à Moscou.

4.10De même, il n’est pas compréhensible que Sergej Nechamkin, auteur des articles du 28 janvier 2010 et du 18 février 2010, n’ait pas été importuné alors que les requérants, dont le nom ne ressort pas des articles litigieux, l’auraient été. Les autorités nationales ont également constaté qu’il n’est pas logique que les autorités russes aient remis les plaignants en liberté à deux reprises si elles avaient réellement un intérêt à les poursuivre. Il n’est ainsi, par exemple, pas compréhensible que les plaignants n’aient pas à nouveau été arrêtés à l’hôpital de Krasnoyarsk en 2010. Les autorités nationales ont également relevé qu’il ne ressort pas des allégations des plaignants quel scandale aurait dû être dévoilé par l’article litigieux. Suite au prétendu détournement d’avion, le père de S.A.P. aurait été suspendu et molesté. Il n’est toutefois pas compréhensible que cela ait pu se produire, alors que rien ne peut lui être reproché. Les autorités nationales ont en outre constaté que les allégations des plaignants selon lesquelles la troisième guerre mondiale aurait été sur le point d’éclater en raison de ce détournement sont exagérées. De plus, il n’est en outre pas compréhensible que les plaignants, un jeune couple, auraient pris le risque d’être arrêtés, emprisonnés et de subir des actes de torture pour la publication d’une histoire périmée de longue date, qui ne les concerne pas personnellement et dont ils ne retirent aucun avantage. Ce d’autant plus qu’ils auraient décidé à deux reprises, après avoir été prétendument maltraités par les autorités russes du fait de la publication de leur article, de le republier.

4.11Par ailleurs, les autorités nationales ont relevé que les modalités du départ des auteurs de Fédération de Russie parlent en défaveur de la crédibilité de leur récit. En effet, V.P. s’était procuré un nouveau passeport en 2010. S.A.P. et sa fille se sont procuré un passeport à Saint-Pétersbourg le 19 avril 2011. Trois mois plus tard, les requérants ont quitté la Fédération de Russie. Ces événements parlent en faveur d’un exil planifié déjà depuis quelque temps. En outre, les requérants n’ont rencontré aucune difficulté pour se procurer ces passeports. Ils ont pu quitter la Fédération de Russie en avion, sans difficultés, afin de venir en Suisse et ont pu ensuite retourner sans difficultés en Fédération de Russie. Si les autorités russes avaient effectivement eu un intérêt à poursuivre les requérants, de tels voyages auraient difficilement pu être possibles. Il n’est en outre pas plausible que, s’ils craignaient d’être persécutés en Fédération de Russie, les plaignants aient pris le risque, en 2010, de retourner dans ce pays, alors qu’ils auraient eu la possibilité, déjà à ce moment, de déposer une demande d’asile en Suisse. Finalement, les autorités nationales ont constaté que les documents produits par les plaignants ne sont pas aptes à prouver les allégations de ces derniers. En effet, les moyens de preuve produits devant l’ODM, comme par exemple les articles en lien avec le détournement d’avion, n’ont pas de force probante, étant donné qu’ils attestent tout au plus que ces articles ont été publiés, mais en aucun cas qu’elles en ont été les conséquences pour les auteurs. De même, en ce qui concerne les certificats médicaux produits par les requérants, les autorités nationales ont relevé qu’ils n’ont qu’une très faible force probante.

4.12L’État partie précise encore qu’il ressort des procès-verbaux d’audition établis en lien avec les violences domestiques qui ont eu lieu chez les requérants que l’une des causes de ces violences était le fait que le deuxième requérant fréquentait des plateformes de rencontre russes. Cette constatation n’est pas compatible avec les déclarations des plaignants selon lesquelles ils veulent à tout prix éviter que l’on sache où ils se trouvent et ne peuvent par conséquent pas entrer en contact avec leurs proches en Fédération de Russie. De plus, V.P. a exprimé à la police le souhait de retourner en Russie, ce qui est difficilement compatible avec la crainte exprimée de subir des mauvais traitements en cas de retour. Au vu des éléments qui précèdent, l’État partie se rallie sans réserve aux motifs retenus par l’ODM et le Tribunal administratif fédéral concernant le manque de crédibilité des allégations des auteurs. Les affirmations des auteurs selon lesquelles ils risqueraient d’être soumis à la torture en cas de renvoi vers la Fédération de Russie ne présentent pas la qualité de faits réels et sont insuffisamment étayées. Devant le Comité, les requérants répètent pour l’essentiel leur récit, ne le rendant ainsi pas plus plausible.

4.13Les deux nouveaux certificats médicaux produits par les auteurs devant le Comité, établis en Suisse et datés du 23 octobre 2013 et du 1er novembre 2013, ne sont pas propres à remettre en cause les constatations des autorités nationales, dans la mesure où ils attestent la présence de problèmes psychiques chez les plaignants mais n’en prouvent pas la cause. Les plaignants n’ont donc produit aucun moyen de preuve propre à attester la persécution concrète des autorités russes. Or, au vu de leurs allégations, les autorités nationales étaient en droit d’attendre d’eux qu’ils le fassent. En effet, les plaignants ont fait valoir que leur maison a été incendiée, qu’un ami a été assassiné et qu’ils auraient été victimes de tirs. Ils auraient en outre été arrêtés à deux reprises et se seraient adressés au ministère public russe qui leur aurait d’ailleurs répondu. Il n’est donc pas compréhensible que les requérants ne puissent pas documenter ces événements, étant donné qu’il s’agit d’une part, en ce qui concerne leur correspondance avec le ministère public, d’actes officiels, lesquels sont en règle générale bien documentés, et d’autre part, d’événements qui auraient dû être relatés dans la presse.

4.14L’État partie souligne aussi que l’état de santé de la requérante ne constitue pas un critère pertinent pour déterminer s’il y a des motifs sérieux de croire que les requérants risquent d’être soumis à la torture en cas d’expulsion. Par conséquent, les remarques relatives à l’état de santé de la requérante sont faites purement à titre d’information. En outre, selon la jurisprudence du Comité, l’aggravation de l’état de santé physique ou mentale d’une personne due à l’expulsion est généralement insuffisante pour constituer, en l’absence d’autres facteurs, un traitement dégradant en violation de l’article 16 de la Convention. Comme l’a relevé le Tribunal administratif fédéral, les troubles des requérants peuvent être traités en Fédération de Russie. L’État partie a donc conclu que rien n’indique qu’il existe des motifs sérieux de craindre que les auteurs seraient exposés concrètement et personnellement à la torture en cas de retour en Russie. Leurs allégations et les moyens de preuve fournis ne permettent pas de considérer que le renvoi des requérants les exposerait à un risque réel, concret et personnel d’être soumis à la torture. Dès lors, le renvoi de S.A.P., V.P. et de leurs enfants vers la Fédération de Russie ne constituerait pas une violation des engagements internationaux de l’État partie au titre de l’article 3 de la Convention.

Commentaires des requérants sur les observations de l’État partie

5.1Le 25 août 2014, les plaignants ont soumis des commentaires sur les observations de l’État partie. Ils soulignent essentiellement que l’État partie se limite à répéter les arguments de l’ODM et du Tribunal dans leurs décisions du 28 mars et du 14 octobre 2013. Selon les plaignants, l’État partie n’aborde pas les explications détaillées qu’ils ont données dans l’acte de recours du 11 novembre 2013, raison pour laquelle se référer à ces explications reste d’actualité.

5.2Les plaignants ajoutent que l’État partie souligne les problèmes relationnels entre eux, problèmes documentés par la présentation de dossiers pénaux. Sur cette base, l’État partie conjecture que l’origine des problèmes de la plaignante pourrait venir de ce conflit au sein du couple. Les plaignants s’opposent à l’affirmation de l’État partie – qui se réfère aux dossiers pénaux – selon laquelle le plaignant aurait fréquenté des forums de contact russes sur Internet et y aurait déclaré vouloir retourner en Fédération de Russie. Ils ajoutent toutefois qu’il est vrai qu’il y a des tensions conjugales entre eux. Les dossiers établissent que les plaignants vivent dans des conditions de logement psychiquement difficiles chez la mère de la plaignante et, en particulier, qu’il y a une incompatibilité prononcée entre le requérant et sa belle-mère. Il y a effectivement eu un conflit et une agression mineure. Toutefois, celle-ci n’est en aucun cas comparable aux blessures documentées que la plaignante a subies en Fédération de Russie. Par conséquent, spéculer sur la base de ces dossiers que les tensions conjugales aient pu être la raison de la fuite des plaignants vers la Suisse est tout sauf plausible. Si tel était le cas, la plaignante n’aurait pas fui en Suisse et n’aurait pas épousé le plaignant en Suisse. De plus, il est clairement documenté que non seulement la requérante mais aussi le requérant ont subi tous deux des blessures alors qu’ils étaient en Fédération de Russie.

5.3Les raisons ainsi que l’importance des tensions conjugales entre les plaignants peuvent être mises en question. Il est toutefois certain que la décision négative en matière d’asile des autorités suisses et, par conséquent, la menace d’être refoulés vers la Fédération de Russie constituent une tension psychique considérable pour les deux requérants, tension qui est tout sauf bénéfique pour le couple. Mais, à l’exception de séjours dans une clinique psychiatrique, les requérants ont en permanence vécu ensemble et vivent toujours ensemble. Les plaignants contestent que le plaignant ait affirmé vouloir retourner en Fédération de Russie. Le requérant a simplement déclaré qu’il ne supportait plus de vivre avec sa belle-mère et qu’il souhaitait la quitter. À l’inverse, il est clairement documenté que cette dernière considère le plaignant comme un très mauvais mari pour sa fille. La prétendue déclaration de vouloir rentrer en Fédération de Russie ne peut être considérée que comme un malentendu, comme le confirme la déclaration du requérant, documentée dans le même contexte, selon laquelle il souhaite obtenir l’asile politique en Suisse. Entre temps, suite à une amélioration des conditions de logement de la famille, la tension a pu être désamorcée.

5.4Le fait que le requérant ait eu des contacts avec des femmes russes sur Internet ne permet aucunement de remettre en cause la situation de danger que les plaignants risquent de rencontrer en Fédération de Russie. Comme chacun sait, de tels contacts sont établis de manière anonyme ou avec une identité virtuelle, et ces contacts ne sont par conséquent pas en contradiction avec le fait que les requérants n’entretiennent aucun contact avec leurs proches en Fédération de Russie pour ne pas les mettre en danger.

5.5Les requérants soulignent que dans leur plainte, ils ont clairement démontré pour quelles raisons ils doivent craindre pour leur vie et leur intégrité corporelle en Fédération de Russie. La requérante a documenté les blessures extrêmement graves qu’elle a subies. Il est vrai que la documentation des blessures en soit ne fournit pas de preuve absolue quant à l’origine des blessures constatées. Toutefois ces dernières constituent un indice très clair que les plaignants doivent sérieusement craindre pour leur vie et leur intégrité corporelle en Fédération de Russie. Une preuve stricte n’est ni raisonnable ni nécessaire. Comme expliqué dans la plainte du 11 novembre 2013, la situation de persécution des requérants est trop particulière pour avoir été inventée avec une telle profusion de détails. En outre, force est de constater qu’aucun signe ni même aucune perspective ne laisse supposer que la situation des droits de l’homme s’est entretemps améliorée en Fédération de Russie, ou s’améliorera à l’avenir, bien au contraire. Conformément à leur demande, les plaignants ne devraient pas être refoulés vers la Fédération de Russie.

Délibérations du Comité

Examen de la recevabilité

6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une requête, le Comité doit déterminer si celle‑ci est recevable en vertu de l’article 22 de la Convention. Le Comité s’est assuré, comme il est tenu de le faire conformément au paragraphe 5 a) de l’article 22 de la Convention, que la même question n’a pas été examinée et n’est pas en cours d’examen par une autre instance internationale d’enquête ou de règlement.

6.2Le Comité note que l’État partie n’a pas contesté la recevabilité de la requête. Ne constatant aucun autre obstacle à la recevabilité, le Comité déclare la communication recevable.

Examen au fond

7.1Conformément au paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, le Comité a examiné la présente communication en tenant compte de toutes les informations qui lui ont été communiquées par les parties.

7.2Le Comité doit apprécier s’il existe des motifs sérieux de croire que les requérants risqueraient personnellement d’être soumis à la torture en cas de renvoi vers la Fédération de Russie. Pour ce faire, il doit, en application du paragraphe 2 de l’article 3 de la Convention, tenir compte de tous les éléments pertinents, y compris de l’existence d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives. Le Comité rappelle cependant qu’il s’agit de déterminer si les intéressés courent personnellement un risque prévisible et réel d’être soumis à la torture dans le pays où ils seraient renvoyés. Dès lors, l’existence dans un pays d’un ensemble de violations systématiques des droits de l’homme, graves, flagrantes ou massives, ne constitue pas en soi un motif suffisant pour établir qu’un individu risque d’être soumis à la torture à son retour dans ce pays; il doit exister des motifs supplémentaires de penser que les intéressés courent personnellement un risque. Inversement, l’absence d’un ensemble de violations flagrantes et systématiques des droits de l’homme ne signifie pas qu’une personne ne puisse pas être soumise à la torture dans la situation particulière qui est la sienne.

7.3Le Comité renvoie à son observation générale no 1 et réaffirme que l’existence du risque de torture doit être appréciée selon des éléments qui ne se limitent pas à de simples supputations ou soupçons. Bien qu’il ne soit pas nécessaire que le risque soit hautement probable (par. 6), il doit néanmoins être personnel et actuel. Le Comité rappelle que le fardeau de la preuve incombe généralement au requérant, qui se doit de présenter des arguments défendables établissant qu’il encourt un risque prévisible, réel et personnel. Il rappelle que, conformément à cette observation générale, il accorde un poids considérable aux constatations de faits des organes de l’État partie intéressé, mais il n’est pas lié par de telles constatations et est, au contraire, habilité, en vertu du paragraphe 4 de l’article 22 de la Convention, à apprécier librement les faits en se fondant sur l’ensemble des circonstances de chaque affaire.

7.4En l’espèce, le Comité note que les plaignants invoquent une violation de l’article 3 de la Convention en raison du risque supposé de persécution par les autorités de la Fédération de Russie. Le Comité note également que les requérants indiquent avoir été persécutés et maltraités par les autorités russes en raison de la publication, en septembre 2009, décembre 2009 et janvier 2010, d’un article dans lequel ils critiquent l’attitude des autorités soviétiques à l’occasion du détournement d’un avion intervenu en 1985. La requérante allègue qu’en conséquence elle a été victime de blessures extrêmement graves et de stress post-traumatique. Le Comité considère toutefois que les requérants n’ont pas fourni d’éléments de preuve suffisants pour lui permettre de conclure que les blessures constatées ont été causées par les actes présumés de persécution et mauvais traitements par les autorités russes. Le Comité note également que les requérants ne produisent aucun élément permettant de conclure qu’ils pourraient être soumis à un mauvais traitement en cas de déportation vers leur pays d’origine, alors que les faits allégués remontent à 2009, 2010 et 2011, que les requérants n’ont alors pas porté plainte ni demandé de protection aux autorités russes, et que l’auteur de l’article publié en 2011 n’a subi aucune sorte de mauvais traitement. En l’absence d’éléments de preuve indiquant l’intérêt continu des autorités de la justice pénale pour les plaignants, le Comité considère que ceux-ci n’ont pas apporté d’éléments suffisants pour démontrer qu’ils encourent effectivement un risque de persécution et de poursuite par les autorités judiciaires en cas de retour en Fédération de Russie.

7.5De même, le Comité prend note des observations de l’État partie selon lesquelles les modalités du départ des auteurs de Fédération de Russie remettent en question la crédibilité de leur récit. Le Comité considère donc que les éléments figurant au dossier ne permettent pas de conclure que les autorités suisses n’ont pas examiné de manière approfondie les allégations des requérants lors des procédures d’asile et de réexamen. Aucun autre élément du dossier devant le Comité ne permet d’établir que les requérants courent un risque prévisible, réel et personnel d’être torturés dans leur pays d’origine.

7.6Le Comité rappelle le paragraphe 5 de son observation générale no 1, dans lequel il indique que c’est à l’auteur d’une communication qu’il incombe de présenter des arguments défendables. Dans les circonstances de l’espèce, de l’avis du Comité, les requérants n’ont pas assumé la charge de la preuve comme ils le devaient.

8.À la lumière de ce qui précède, le Comité, agissant en vertu du paragraphe 7 de l’article 22 de la Convention, conclut que le renvoi des plaignants en Fédération de Russie par l’État partie ne constituerait pas une violation de l’article 3 de la Convention.