Comité pour l’élimination de la discrimination raciale
Décision adoptée par le Comité en vertu de l’article 14 de la Convention, concernant la communication no 61/2017**,***
Communication présentée par : |
Yaku Pérez Guartambel |
Au nom de : |
L’auteur |
État partie : |
Équateur |
Date de la communication : |
10 février 2017 (date de la lettre initiale) |
Date de la présente décision : |
4 décembre 2019 |
Objet : |
Discrimination raciale liée à la non-reconnaissance du mariage ancestral |
Question(s) de procédure : |
Recevabilité ; épuisement des recours internes ; griefs insuffisamment étayés |
Question(s) de fond : |
Discrimination fondée sur l’origine nationale ou ethnique |
Article(s) de la Convention : |
1er (par. 1, 2 et 4), 2 (par. 1 a) et 2), et 5 (a) et d) iv)) et 9, par. 1 |
1.L’auteur de la communication est Yaku Pérez Guartambel, de nationalité équatorienne, appartenant à l’ethnie quechua/cañari, né le 26 février 1969. Il dit être victime de violation par l’État partie des droits qu’il tient des articles 1er (par. 1, 2 et 4), 2 (par. 1 a) et 2), 5 (a) et d) iv)), et 9 par. 1 de la Convention. L’Équateur a adhéré à la Convention en 1966 et a fait la déclaration prévue à l’article 14 le 19 mars 1977.
Rappel des faits présentés par l’auteur
2.1L’auteur est le président de la Confédération des peuples de nationalité quechua d’Équateur (ECUARUNARI) et le coordonnateur général de la Coordination andine des organisations autochtones (CAOI). Le 21 août 2013, il a épousé Manuela Lavinas Picq, journaliste et universitaire de nationalité brésilienne et française, lors d’une cérémonie ancestrale à las Lagunas de Kimsacocha (Équateur). Les époux ont fait enregistrer leur mariage le jour même auprès de la Communauté ancestrale d’Escaleras, dans la province d’Azuay, et le 30 août 2013 auprès de la Confédération des peuples de nationalité quechua d’Équateur.
2.2L’auteur indique avoir dirigé un certain nombre d’initiatives de défense des droits des peuples autochtones, parmi lesquelles des marches pacifiques. Le 13 août 2015, alors qu’ils participaient à la marche pour la dignité et la liberté des peuples, son épouse et lui ont été arrêtés au moment où les manifestants atteignaient le centre de Quito. Tous deux ont été frappés à la tête et au corps, puis emmenés à l’hôpital, sous la garde de la police.
2.3L’auteur indique que, le 14 août 2015, le visa de Mme Lavinas Picq a été annulé sans aucune justification légale et sans notification. Le jour même, l’intéressée a été envoyée au centre de détention Carrión pour migrants en situation irrégulière. L’auteur, lui, était toujours hospitalisé en raison des lésions crâniennes qu’il avait subies durant la manifestation. Quatre jours après avoir été placée dans le centre de détention, Mme Lavinas Picq a été libérée grâce à un recours en protection formé en son nom. Pour autant, son visa n’a jamais été rétabli. L’auteur indique que le Ministre de l’intérieur a demandé à la juge chargée de statuer sur le recours en protection de renvoyer l’affaire devant le Ministère, de manière qu’une date puisse être fixée pour l’expulsion. Le 21 août 2015, comme elle risquait une nouvelle détention, Mme Lavinas Picq s’est vue contrainte de quitter le pays pour s’installer au Brésil.
2.4En septembre 2015, Mme Lavinas Picq a déposé une demande de visa MERCOSUR (Marché commun du Sud) au Brésil. L’auteur indique que les visas MERCOSUR sont généralement délivrés automatiquement en quelques jours, mais que sa femme s’est vu opposer un refus plus d’un mois après avoir déposé sa demande au seul motif que la délivrance du visa était à la discrétion de l’État partie. Le 13 mai 2016, l’auteur et sa femme ont déposé une demande de visa de regroupement familial auprès du Ministère des relations extérieures et de la mobilité humaine en faisant valoir qu’ils étaient unis par le mariage. La demande a été rejetée au motif que le registre d’état civil national ne précisait pas que l’auteur était marié. Le 27 juillet 2016, l’auteur a déposé une demande d’enregistrement de son mariage ancestral avec Mme Lavinas Picq auprès de la Direction générale de l’état civil à Quito. L’enregistrement lui a été refusé au motif que l’État reconnaissait le mariage civil, mais pas le mariage autochtone.
2.5Le 6 septembre 2016, l’auteur a déposé un recours en protection constitutionnelle auprès de l’Unité de justice pénale de Quito contre le Directeur de la Direction générale de l’état civil, le Ministre des relations extérieures, le Directeur de la Direction générale des étrangers et le Procureur général de l’État, et a demandé que son mariage soit inscrit au registre d’état civil et un visa de regroupement familial délivré à sa femme. Le 9 septembre 2016, le recours en protection a été déclaré irrecevable. L’Unité de justice pénale a estimé que le mariage ancestral n’avait pas de valeur juridique, au motif que le mariage était une institution juridique rigide et éminemment formelle et solennelle et que, pour être valable, il devait être célébré et enregistré par l’autorité compétente, conformément aux dispositions de la loi organique sur la gestion de l’identité et des données d’état civil. Elle a statué que la juridiction autochtone n’avait pas compétence pour célébrer et enregistrer des mariages dans la mesure où, selon les dispositions de l’article 171 de la Constitution, elle n’est habilitée qu’à juger et exécuter les décisions de justice et trancher les litiges entre membres de communautés autochtones.
2.6L’Unité de justice pénale de Quito a estimé, en outre, qu’aucun droit constitutionnel n’avait été violé, dans la mesure où l’auteur pouvait à tout moment se présenter à la Direction générale de l’état civil, de l’identification et des documents d’identité, faire célébrer son mariage par l’autorité compétente, puis faire une demande de visa de regroupement familial pour sa femme.
2.7Le 12 septembre 2016, l’auteur a fait appel de la décision de l’Unité de justice pénale de Quito auprès de la Cour provinciale de justice de Pichincha, laquelle a rejeté sa demande le 24 novembre 2016. La Cour provinciale a estimé qu’aucun droit constitutionnel de l’auteur n’avait été violé et a réaffirmé que la juridiction autochtone n’avait pas compétence pour célébrer et enregistrer des mariages. Avec l’appel interjeté devant la Cour provinciale de justice de Pichincha, l’auteur dit avoir épuisé les recours internes qui s’offraient à lui.
Teneur de la plainte
3.1L’auteur allègue que l’État partie a violé les droits qu’il tient des articles 1er (par. 1, 2 et 4), 2 (par. 1 a) et 2), 5 (a) et d) iv)) et 9 (par. 1) de la Convention.
3.2L’auteur dit être victime d’un acte positif de discrimination raciale contre le droit de bénéficier de la reconnaissance et de la protection du mariage ancestral autochtone. La non-reconnaissance de son mariage ancestral avec Mme Lavinas Picq a occasionné une séparation conjugale forcée ce qui a porté atteinte à son droit d’avoir une famille, au titre du droit que les peuples autochtones ont de fonder une famille selon leur culture et leurs principes.
3.3L’auteur dit aussi être victime de discrimination en sa qualité de dirigeant autochtone. Il fait valoir que le rejet de la demande de visa de Mme Lavinas Picq constitue une mesure de représailles contre ses propres activités de défense des droits des peuples autochtones. L’auteur explique que cette violation de ses droits s’inscrit dans un contexte de persécution et d’incrimination des peuples autochtones, et particulièrement des chefs de file de l’opposition aux industries extractives. L’auteur dit avoir ainsi fait l’objet de poursuites pour son militantisme en faveur des droits de l’homme et avoir été arrêté à plusieurs reprises, accusé de terrorisme, de sabotage et d’interruption des services publics, sans que sa responsabilité pénale ait jamais pu être établie. De même, il dit avoir été victime d’attaques personnelles de la part du Président Rafael Correa, qui aurait contesté ses origines autochtones et l’aurait qualifié de fou, de sauvage, d’homme des cavernes, d’attardé mental et de rétrograde. L’auteur ajoute que ces attaques font partie d’une politique de discrimination institutionnelle visant les autochtones et précise à titre d’exemple que le Président aurait qualifié d’autres dirigeants autochtones de simples d’esprit et d’incultes.
3.4L’auteur fait également valoir qu’il a non seulement été porté atteinte à ses droits individuels, mais aussi aux droits collectifs des peuples autochtones. Il soutient que la négation du mariage autochtone porte atteinte au droit des autochtones à l’autodétermination, dans l’exercice de la plurinationalité, ce qui inclut le droit à l’autonomie juridictionnelle et au respect des procédures et institutions millénaires qui sont les leurs. Il allègue en outre qu’un ensemble de droits des peuples autochtones ont été violés, à savoir le droit de ces peuples de conserver leur culture, leurs traditions, leurs usages et coutumes, d’assurer la continuité historique et de préserver leur mode d’éducation et leur philosophie. Il explique que le mariage autochtone est une institution juridique millénaire antérieure à l’État, qui est assortie de rites, d’allégories, de cérémonies et de formalités propres aux peuples autochtones et en accord avec les pratiques culturelles et spirituelles des autochtones qui sont ancrées dans leur vision du monde. L’auteur conclut en disant que la non-reconnaissance du mariage autochtone se traduit par une assimilation forcée dans la culture métisse hégémonique du pays et une intégration forcée dans l’appareil politico-juridique de l’État.
3.5En outre, l’auteur fait valoir qu’en appel, il a été porté atteinte aux garanties de la procédure dans la mesure où l’audience n’a jamais eu lieu et où les actes demandés avant la tenue de celle-ci n’ont pas été réalisés. Il allègue en outre que l’autonomie de la justice n’a pas été respectée en ce qui concerne l’action en protection qu’il avait engagée pour que sa femme puisse rester en Équateur, car le Ministre de l’intérieur a enjoint aux tribunaux de renvoyer la question de l’expulsion à son ministère, ce qui constitue une ingérence de l’exécutif dans les affaires de la justice. L’auteur ajoute que sa femme a fait l’objet d’une discrimination parce qu’elle était étrangère, bien que la Constitution de l’Équateur garantisse les mêmes droits et libertés aux Équatoriens et aux étrangers.
Observations de l’État partie sur la recevabilité
4.1Le 5 juillet 2017, l’État partie a remis ses observations sur la recevabilité de la communication, en demandant que l’examen de la recevabilité soit effectué séparément de l’examen au fond.
4.2L’État partie fait valoir que la communication est irrecevable ratione personae dans la mesure où l’auteur la soumet au nom de deux organisations sans désigner les personnes qui auraient été victimes de violation des droits garantis par la Convention. Il fait en outre observer que l’auteur attend du Comité qu’il se prononce in abstracto sur une présumée discrimination concernant les institutions que sont le mariage et la famille autochtone. À cet égard, l’État partie estime qu’il est du devoir du Comité d’exiger que les communications désignent nommément les personnes qui estiment avoir été victimes de violations de leurs droits.
4.3L’État partie est d’avis que la plainte doit être circonscrite à l’allégation individuelle de l’auteur selon laquelle : « l’affaire porte sur un acte positif de discrimination raciale contre le droit de bénéficier de la reconnaissance et de la protection du mariage ancestral ». Concrètement, l’État partie demande au Comité de ne pas tenir compte des éléments ci‑après dans son analyse juridique : a) l’allégation concernant la présumée double discrimination qui porterait atteinte aux droits collectifs ; b) les allégations de l’auteur concernant des faits liés aux manifestations de protestation sociale d’août 2015 dans le cadre de revendications portant sur des droits collectifs ; c) les allégations de l’auteur concernant les persécutions dont lui-même et sa femme auraient été victimes et qui se seraient traduites par une atteinte à leur intégrité physique et à leur liberté ; d) les allégations portant sur l’ingérence de l’exécutif dans les affaires de la justice s’agissant de la mise en œuvre d’un plan d’expulsion de Mme Lavinas Picq ; e) le contexte présumé de persécution et d’incrimination des peuples autochtones, des chefs de file de l’opposition aux industries extractives, et l’allégation portant sur des actes présumés de vengeance politique liés à la qualité de militant de l’auteur ; f) le lien présumé entre les faits en cause et les différentes procédures pénales qui ont été engagées contre l’auteur pour des infractions sans rapport d’aucune sorte avec la communication ; g) les attaques racistes qu’aurait proférées le Président de l’État partie en exercice au moment des faits.
4.4L’État partie soutient en outre que la communication est irrecevable ratione materiae dans la mesure où l’auteur n’a pas présenté d’éléments concordants, ni d’indices concernant des actes de discrimination fondés sur différents critères, qui permettraient de conclure prima facie à une violation des droits consacrés par la Convention. L’État partie demande au Comité de déclarer la communication irrecevable au regard du paragraphe 1 de l’article 14 de la Convention, conformément à l’article 91 c) de son règlement intérieur.
4.5L’État partie indique que, dans sa décision, l’Unité judiciaire de Quito a tenu compte des dispositions de l’article 100 du Code civil relatif à l’autorité compétente pour enregistrer le mariage civil, à l’institution du mariage civil et aux formalités légales y relatives, ainsi que de la légalité des documents présentés par l’auteur. L’Unité judiciaire a estimé ce qui suit : « en l’espèce, il n’y a pas eu violation des droits visés à l’article 423 de la Constitution de la République d’Équateur, ni du droit à la famille établi par l’article 67 de la Constitution, étant donné qu’en vertu des normes légales citées, la célébration, l’inscription et l’enregistrement du mariage civil en Équateur sont du ressort de la Direction générale de l’état civil, de l’identification et des documents d’identité. En l’espèce, il convient également de préciser que le requérant Carlo Pérez Guartambel a précédemment contracté mariage avec Maria Verónica Ceballos Uguña, comme l’atteste l’inscription du mariage en date du 28 août 1998 enregistré dans le livre tome 5, page 28, procès-verbal 1628 […], ce qui signifie que M. Carlos Pérez Guartambel reconnaissait auparavant la compétence de la Direction générale de l’état civil […] ».
4.6L’État partie précise également que dans l’arrêt qu’elle a rendu le 24 novembre 2016, outre le fait qu’elle a confirmé la décision rendue en première instance quant à l’autorité compétente pour enregistrer un mariage civil, la Cour provinciale de justice de Pichincha a statué que de quelque manière que la communauté d’Escaleras et l’organisation ou collectif Confédération des peuples de nationalité quechua d’Équateur aient enregistré le mariage, celui-ci « ne rempli[ssait] pas les conditions d’un mariage civil contracté et inscrit par devant les autorités civiles […] ». La Cour a statué qu’ : « […] il n’y a[vait] pas d’élément de preuve attestant la violation d’un droit constitutionnel et [qu’]il n’[était] pas établi que les pouvoirs publics [avaient], par action ou omission, violé les droits des personnes ayant qualité pour agir […] ». L’État partie explique que les statuts de la Confédération ne mentionnent nullement l’inscription de mariages ancestraux en leurs articles 6 et 7 énonçant les buts et actions dudit collectif.
4.7En outre, l’État partie fait valoir que la communication est irrecevable car l’auteur n’a pas épuisé les recours internes. L’État partie explique que l’auteur aurait pu former une action extraordinaire en protection prévue par la Constitution et par la loi organique sur les garanties juridictionnelles et le contrôle de la constitutionnalité. Ce recours est régi par l’article 94 de la Constitution de la République qui dispose qu’une « action extraordinaire en protection peut être engagée, par saisine de la Cour constitutionnelle, contre des arrêts et décisions définitifs qui auraient porté atteinte par action ou omission à des droits reconnus par la Constitution. Le recours peut être exercé une fois épuisés les recours ordinaires et extraordinaires dans le délai légal, sauf dans le cas où le fait que lesdits recours n’aient pas été introduits n’est pas imputable à la négligence du titulaire du droit constitutionnel auquel il a été porté atteinte ».
4.8L’État partie fait observer que la Cour constitutionnelle a défini les caractéristiques et la portée juridique de l’action extraordinaire en protection compte tenu du fait que « [d]ans la mesure où le but de l’action extraordinaire en protection est d’assurer une protection efficace et réelle des droits constitutionnels et des droits de l’homme et où, justement à cette fin, cette seule manière de s’affranchir de la chose jugée a été prévue dans le système juridique équatorien, la protection des droits constitutionnels et des droits de l’homme ne saurait être remise en cause au motif de formalités dans les cas où il pourrait en résulter une impunité, car telle n’était pas la volonté du constituant au vu de l’analyse réalisée ».
4.9Dans le même arrêt, la Cour constitutionnelle a considéré que « [d]ans la mesure où la raison d’être de l’action extraordinaire en protection est de garantir la suprématie réelle de la Constitution et par là-même l’effectivité des droits constitutionnels et des droits de l’homme, et où la protection de ces droits incombe au premier chef et à titre primordial à l’État dans le cadre de son action, les conditions formelles prévues par la loi organique sur les garanties juridictionnelles et le contrôle de la constitutionnalité pour la présentation d’une action extraordinaire en protection sur lesquelles porte l’examen de la recevabilité pourraient éventuellement être assouplies préalablement à l’analyse argumentée et motivée par la chambre d’examen de la recevabilité, précisément de manière qu’il n’en résulte pas une impunité au niveau national et qu’il ne soit pas nécessaire de recourir à des organismes internationaux justement parce que l’État n’aurait pas permis d’engager l’action voulue sur le plan interne pour que les violations en cause soient réprimées ».
4.10Pour l’État partie, ces éléments de la jurisprudence prouvent qu’il existe, au niveau national, des possibilités et des voies de recours qui donnent accès à une protection réelle des droits qui prime les règles de prescription et l’autorité de la chose jugée. Grâce à ce dispositif, l’État peut réprimer les violations potentielles des droits de l’homme au niveau national, l’action extraordinaire en protection étant engagée auprès de l’instance judiciaire appropriée pour éviter l’impunité et, partant, corriger les effets de telles violations.
4.11L’État partie dit qu’il s’agit là d’un recours utile grâce auquel la Cour constitutionnelle a réalisé d’importantes avancées en matière de protection du droit à l’égalité et à la non-discrimination. L’État partie renvoie à un arrêt dans lequel la Cour a estimé que « [l]e droit international des droits de l’homme interdi[sait] non seulement les politiques, comportements et pratiques délibérément discriminatoires, mais aussi ceux qui [avaient] des effets discriminatoires pour certains groupes de personnes, lorsque l’intention directe ne [pouvait] être prouvée ».
4.12S’agissant de la discrimination raciale en particulier, l’État partie renvoie à un autre arrêt dans lequel la Cour a estimé que l’État partie « [était] tenu sur le plan international de respecter les droits et libertés sans discrimination fondée sur la race, la couleur […], conformément aux dispositions de plusieurs instruments ratifiés par l’État partie, au nombre desquels […] la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, qui fait obligation à l’État équatorien de respecter et de garantir les droits de tout être humain sans faire de différences qui puissent porter atteinte à ces droits, et l’engage à suivre par tous les moyens appropriés et sans délai, une politique destinée à éliminer la discrimination raciale sous toute ses formes et à promouvoir la compréhension entre toute les races […] ». L’État partie fait valoir que si dans l’affaire en question la victime était une personne afro-équatorienne, l’analyse de la Cour est pleinement applicable à une éventuelle plainte émanant d’une personne appartenant à un peuple ou une nationalité autochtone équatorien(ne), ce qui prouve la pleine effectivité du recours interne.
4.13Enfin, l’État partie fait valoir que la communication de l’auteur constitue un abus de droit. Selon lui, l’auteur se livre à un acte de désinformation, car il dit prétendre à l’exercice du droit à une famille autochtone ayant le statut d’union conjugale sous le régime de la juridiction autochtone, alors qu’en réalité, son objectif était d’obtenir un visa de regroupement familial pour Mme Lavinas Picq. L’État partie dit que, le 27 juillet 2016, l’auteur a fait des déclarations publiques dans un média écrit à grand tirage qui ont été reprises comme suit : « […] Pérez, qui a annoncé sa volonté de se porter candidat à la présidence sous la bannière du mouvement Pachakutik, assure qu’il lui importe peu voire pas que son union soit reconnue par ce qu’il appelle des « systèmes coloniaux », le fait est qu’une telle reconnaissance de la Direction de l’état civil lui permettrait d’obtenir plus facilement un visa pour sa femme ».
4.14L’État partie dit que les démarches de l’auteur s’inscrivent dans un contexte où celui-ci avait annoncé sa volonté de se porter candidat à la présidence de la République, et qu’il était par conséquent fréquent que l’auteur apparaisse en public dans les médias, dans une optique purement politique. Enfin, l’État partie précise que l’auteur a continué à utiliser son identification civile dans tous ses actes publics et privés, sans nier la compétence de la Direction générale de l’état civil, de l’identification et des documents d’identité en la matière.
Commentaires de l’auteur sur les observations de l’État partie
5.1Le 27 septembre 2017, l’auteur a présenté ses commentaires sur les observations de l’État partie. Il dit qu’en ne reconnaissant pas le lien juridique né du mariage ancestral qui est un acte sentimental, l’État partie a porté atteinte tant à sa propre stabilité juridique, économique, sociale, émotionnelle et sentimentale qu’à celle de son épouse. Tous deux subissent une séparation familiale forcée depuis plus de deux ans du fait de cette absence de reconnaissance par les pouvoirs publics. L’auteur dit que l’État partie a doublement violé son droit à une famille autochtone, premièrement en refusant de reconnaître et d’inscrire au registre d’état civil son mariage reconnu par le droit ancestral et, deuxièmement, en refusant de délivrer un visa de regroupement familial à sa femme. L’expulsion violente qui a été infligée à sa femme en dépit du fait qu’ils étaient légitimement mariés constitue une violation flagrante par l’État partie de l’article 67 de la Constitution, lequel dispose ce qui suit : « [l]a famille sous ses différentes formes est reconnue. L’État la protégera en tant que noyau fondamental de la société et garantira des conditions propres à favoriser la réalisation dans leur intégralité de ses objectifs. La famille sera établie par des liens juridiques ou de fait et reposera sur l’égalité de droits et l’égalité des chances des personnes qui la composent […] ».
5.2L’auteur réaffirme que l’État partie a violé de manière flagrante les droits qui sont les siens en tant que membre et président des deux organisations mentionnées précédemment. À cet égard, l’auteur se prévaut de la Convention (no 169) relative aux peuples indigènes et tribaux, 1989, de l’OIT qui dispose que les États doivent protéger les droits de ces peuples au moyen de mesures visant à « promouvoir la pleine réalisation des droits sociaux, économiques et culturels de ces peuples, dans le respect de leur identité sociale et culturelle, de leurs coutumes et traditions et de leurs institutions » (art. 2 par. 2 b)) et du paragraphe 1 de l’article XVII de la Déclaration américaine sur les droits des peuples autochtones, lequel dispose ce qui suit : « […] Les peuples autochtones ont le droit de préserver, conserver et promouvoir leurs propres systèmes familiaux. Les États reconnaissent, respectent et protègent les diverses formes autochtones de la famille […] ».
5.3Pour ce qui est du non-épuisement des recours internes, l’auteur dit que l’État partie tente de semer la confusion au sein du Comité en affirmant que l’auteur n’a épuisé que les recours ordinaires, ce qui inclut le tribunal d’instance et la cour supérieure. L’auteur explique que la Cour constitutionnelle met en moyenne cinq ans à rendre des arrêts, avec le risque majeur que celle-ci lui dénie ses droits au même titre que les autres juridictions comme cela s’est produit dans des arrêts insolites rendus par cet « organe prisonnier du gouvernement national ». L’auteur ajoute que la Cour constitutionnelle a été discréditée par des rapports internationaux en raison de son manque d’indépendance. Il réaffirme que l’État partie entend détruire son mariage au moyen de la séparation forcée, stratégie classique des gouvernements coloniaux. L’auteur indique que, précisément pour que les personnes concernées ne se retrouvent pas dans une situation d’impuissance, la Cour et la Commission interaméricaines des droits de l’homme et d’autres instances de justice internationale ont connu des affaires analogues aux fins de garantir et de protéger les droits de l’homme et les droits collectifs des peuples et nationalités autochtones qui ne peuvent être soumis à une attente de plusieurs mois voire plusieurs années, suivant en cela « une abondante jurisprudence internationale ».
5.4L’auteur réaffirme que le refus par l’État partie d’inscrire son mariage ancestral au registre d’état civil « est un acte politique de colonialisme du pouvoir de l’État, de hiérarchie et de discrimination raciale, qui démontre la suprématie et l’arrogance de l’État colonial prétendument moderne face au retard des autochtones ».
5.5En ce qui concerne la demande de l’État partie tendant à ce que l’auteur contracte mariage civil par devant la juridiction ordinaire aux fins de jouir des droits civils et politiques correspondants, l’auteur rappelle que le mariage ancestral est protégé par l’article 171 de la Constitution, lequel reconnaît la faculté juridictionnelle aux peuples et nationalités autochtones. Il dit avoir contracté un mariage ancestral par devant l’autorité communautaire légalement et légitimement constituée et reconnue par l’assemblée communautaire.
5.6Enfin, l’auteur renvoie aux observations finales du Comité pour la protection des droits de tous les travailleurs migrants et des membres de leur famille concernant le troisième rapport périodique de l’Équateur, où il est dit :
« 28.Le Comité prend note des renseignements donnés par l’État partie au sujet de la situation migratoire de la journaliste franco-brésilienne Manuela Picq et relève avec satisfaction que son entrée et son séjour régulier sur le territoire équatorien ne font l’objet d’aucune restriction. Il s’inquiète toutefois de ce que les garanties d’une procédure régulière n’ont pas été respectées dans l’annulation de son titre de séjour et dans la privation de liberté dont elle a été l’objet.
29.Le Comité recommande à l’État partie de procéder à une enquête impartiale sur la situation de Mme Picq et d’adopter les mesures nécessaires pour que, en cas de demande d’entrée et de séjour sur le territoire, les conditions établies dans la loi organique sur la mobilité humaine au sujet du statut migratoire et de la facilitation de la régularisation, y compris les droits énoncés dans la Convention, dans l’Accord sur l’octroi du statut de résident aux ressortissants des État parties du MERCOSUR et dans la Convention de 1989 relative aux peuples indigènes et tribaux (no 169) de l’OIT, soient respectées. ».
L’auteur souligne ce dernier renvoi à la Convention de l’OIT et réaffirme qu’il est « légitime et urgent de reconnaître des droits civils et politiques à la famille autochtone ».
5.7Enfin, l’auteur indique que depuis le 9 août 2017, il a remplacé son « prénom colonial », Carlos, par son prénom originaire quechua, Yaku, et joint sa nouvelle carte d’identité.
Délibérations du Comité
Examen de la recevabilité
6.1Avant d’examiner toute plainte soumise dans une communication, le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale doit déterminer si la communication est recevable au regard du paragraphe 7) a) de l’article 14 de la Convention.
6.2Le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel la communication est irrecevable ratione personae au motif que, d’une part, l’auteur présente la communication au nom de deux organisations sans désigner nommément les personnes qui auraient été victimes de violation des droits protégés par la Convention et que, d’autre part, l’auteur demande au Comité de se prononcer in abstracto sur la question de la discrimination du mariage et de la famille autochtones. Le Comité note que l’auteur a présenté la plainte et en son nom propre − en tant que personne directement et personnellement lésée par le refus d’enregistrer son mariage et de délivrer un visa à son épouse −, et au nom des peuples autochtones dont les droits collectifs seraient violés par la non-reconnaissance du mariage autochtone. Le Comité rappelle sa jurisprudence selon laquelle, pour qu’une personne puisse prétendre être victime d’une violation de l’un quelconque des droits garantis par la Convention, il faut qu’elle soit directement et personnellement touchée par l’action (ou omission) en cause. Toute autre conclusion ouvrirait la voie à des actions publiques sans victime identifiable (actio popularis ) et, par conséquent, ne relèverait pas de la procédure des communications individuelles prévue à l’article 14 de la Convention. Le Comité considère que l’auteur se réfère aux droits collectifs des peuples autochtones de manière générique et ne précise pas quelles personnes ou quels groupes de personnes auraient été directement et personnellement touché(e)s par les actes exposés dans la présente communication. En conséquence, le Comité limitera son examen aux droits individuels de l’auteur, et déclare le reste de la communication irrecevable ratione personae, conformément au paragraphe 1 de l’article 14 de la Convention.
6.3Le Comité prend note de l’argument de l’État partie quant au fait que les recours disponibles en droit interne n’auraient pas été épuisés dans la mesure où l’auteur n’a pas engagé d’action extraordinaire en protection auprès de la Cour constitutionnelle. Le Comité note, cependant, que l’auteur a présenté une action en protection constitutionnelle et a demandé, dans ce cadre, que son mariage autochtone soit enregistré et qu’un visa de regroupement familial soit délivré à sa femme, et qu’il a fait appel de la décision de refus, et que, ce faisant, il a épuisé les recours ordinaires disponibles. Le Comité prend note en outre des allégations de l’auteur quant au fait que l’action extraordinaire susmentionnée prendrait environ cinq ans, ce qui prolongerait indûment la séparation d’avec son épouse. Compte tenu de tout ce qui précède, le Comité considère que l’auteur a épuisé les recours internes raisonnablement disponibles et utiles, conformément au paragraphe2 de l’article14 de la Convention.
6.4Cependant, d’après les renseignements disponibles, le Comité relève que l’auteur n’a pas saisi les autorités judiciaires nationales au sujet des persécutions politiques dont il aurait fait l’objet, de son placement en détention et des attaques publiques visant à le discréditer, de sorte que les recours internes n’auraient pas été épuisés en ce qui concerne cette partie de la communication.
6.5Le Comité prend note des allégations de l’auteur concernant, d’une part, la violation des garanties procédurales au stade de l’appel au motif qu’il n’y a pas eu d’audience et que les actes préliminaires demandés n’ont pas été accomplis et, d’autre part, l’absence d’autonomie de la justice dans le traitement de la demande d’action en protection. Toutefois, le Comité note que l’auteur n’a pas expliqué en quoi l’absence d’audience aurait porté atteinte à son droit à un procès équitable et n’a pas non plus précisé quels sont les actes qui auraient dû être accomplis. Il n’a pas non plus fourni d’informations ni d’éléments de preuve confirmant l’absence d’autonomie de la justice dans la procédure d’appel. Le Comité conclut par conséquent que l’auteur n’a pas suffisamment fondé sa plainte concernant la violation des garanties procédurales.
6.6Le Comité note que l’auteur dit être victime de discrimination raciale du fait que les autorités de l’État partie n’ont pas reconnu son mariage ancestral avec Mme Lavinas Picq ni accepté d’inscrire celui-ci au registre d’état civil, et ont refusé de délivrer un visa de regroupement familial à son épouse. Le Comité note également les griefs de l’auteur selon lesquels la non-reconnaissance de son mariage ancestral autochtone a occasionné une séparation conjugale forcée ce qui a porté atteinte à son droit d’avoir une famille selon la culture et les principes autochtones. Le Comité prend note aussi de l’argument de l’État partie selon lequel le mariage de l’auteur devait satisfaire aux conditions prévues par la loi pour être inscrit au registre d’état civil et, partant, être reconnu afin qu’un visa de regroupement familial soit délivré. Le Comité fait observer cependant que l’auteur dit « avoir contracté un mariage ancestral par devant l’autorité communautaire légalement et légitimement constituée et reconnue par l’assemblée communautaire ». À cet égard, le Comité note qu’aux termes de l’article premier de la Constitution de l’État partie, « L’Équateur est un État constitutionnel de droits et de justice, social, démocratique, souverain, indépendant, unitaire, interculturel, plurinational et laïc ».
6.7En outre, le Comité prend note de l’argument de l’État partie selon lequel l’auteur n’a pas présenté d’éléments concordants ni d’indices concernant des actes de discrimination qui permettraient de conclure à une violation des droits consacrés par la Convention liée au fait que son mariage ancestral n’a pas été reconnu ni enregistré. Cependant, le Comité rappelle aussi que conformément au paragraphe 1 de l’article 11 de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, les peuples autochtones ont le droit d’observer et de revivifier leurs traditions culturelles et leurs coutumes. Ils ont notamment le droit de conserver, de protéger et de développer les manifestations passées, présentes et futures de leur culture, telles que les sites archéologiques et historiques, l’artisanat, les dessins et modèles, les rites, les techniques, les arts visuels et du spectacle et la littérature. Le Comité rappelle également sa recommandation générale no 23 (1997) sur les droits des peuples autochtones, dans laquelle il demande aux États parties de reconnaître et de respecter la culture, l’histoire, la langue et le mode de vie propres des peuples autochtones et de veiller à ce que les collectivités autochtones puissent exercer leur droit d’observer et de revitaliser leurs traditions culturelles et leurs coutumes, ainsi que de préserver et d’utiliser leurs langues. Compte tenu de ce qui précède, le Comité estime qu’aux fins de la recevabilité, les griefs de l’auteur relatifs au paragraphe 4 de l’article 1er, à l’alinéa a) du paragraphe 1 et au paragraphe 2 de l’article 2, et à l’alinéa d) iv) de l’article 5 de la Convention ont été suffisamment étayés, et devraient être examinés quant au fond.
7.En conséquence, le Comité décide :
a)Que la communication est recevable en ce qu’elle soulève des questions au regard du paragraphe 4 de l’article 1er, de l’alinéa a) du paragraphe 1 et du paragraphe 2 de l’article 2, et de l’alinéa d) iv) de l’article 5 de la Convention ;
b)Qu’en vertu du paragraphe 6 de l’article 14 de la Convention et de l’article 94 du règlement intérieur du Comité, l’État partie est prié de soumettre par écrit au Comité, dans les trois mois suivant la date à laquelle la présente décision lui aura été communiquée, des observations sur le fond des griefs soulevés par l’auteur, dans lesquelles seront indiquées les réparations qu’il aura pu accorder ;
c)Que toute observation reçue de l’État partie sera communiquée à l’auteur conformément au paragraphe 4 de l’article 94 du règlement intérieur du Comité, pour qu’il formule ses observations sur celle-ci ;
d)Que la présente décision sera communiquée à l’État partie et à l’auteur.